1988 – Le Printemps, Mitterrand et moi

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Mitterrand, avec 2 T et 2 R

Mitterrand, avec 2 T et 2 R

On est en 1988 et l’aventure du jour va conduire notre héros jusqu’à Mitterrand. François pour les intimes.

 

Tout commence par quelque chose qui ressemble à une impasse. Pour ceux qui ont suivi, on se rappelle que notre héros est directeur de la communication du festival Le Printemps de Bourges ; pour ceux qui débarquent et/ou qui n’ont pas lu les chapitres qui lui sont consacrés (cf. 1977 – Avril (1), Un Printemps… à Bourges ?), rapide évocation de ce Printemps de Bourges : traditionnellement, le festival se déroule chaque année en avril, durant les vacances scolaires de Pâques. Pourquoi vacances, pourquoi Pâques, me direz-vous ? (Merci d’éviter le Pourquoi Bourges ? car cela compliquerait trop, nous emmènerait au centre de la France, à Bourges en l’occurrence, on a pas le temps.)

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Entrée Printemps de Bourges, Place Séraucourt

Pourquoi vacances ? car le public du Printemps de Bourges est jeune, théoriquement, et les jeunes doivent bosser, à l’école – faute de bosser à la maison –, et il leur reste que les vacances pour aller dépenser les sous de leurs parents aux concerts du festival.

Pourquoi Pâques ? Car le créateur du festival, Daniel Colling, voulait en faire le premier des grands événements culturels de l’année ; en se mettant à Pâques, il grillait tous ses petits camarades qui arrivent plus tard dans la saison, en général aux beaux jours. Cette brillante stratégie – efficace – nous valut de nous faire doucher durant des années par la météo humide de Bourges en avril.

 

Réunion Printemps de Bourges

Réunion Printemps de Bourges

Sous cette douche, on avait notamment ceux que l’on revoit ici en réunion. Le moustachu qui lève le doigt, c’est le fameux Daniel Colling, le patron du Printemps. Le barbu gauche cadre, c’est François Carré, directeur technique ; à sa gauche, Éric Basset, producteur, on en parlera ici même un peu plus tard ; enfin, à gauche de Daniel, sa compagne de ces années là, Béatrice Fay, agent artistique de son état mais aussi force active du festival.

 

Quand vous êtes directeur de la communication, votre principal boulot est de faire de la communication, justement. Accessoirement, vous pouvez draguer les filles mais c’est pas spécifique à ce métier. La particularité de la com’, comme on dit déjà à l’époque, c’est que, au printemps 88, ça tombe juste en même temps que le plus gros bordel de com’ que connaisse régulièrement la France, j’ai nommé la campagne présidentielle. Rappelez-vous, en ce début d’année 1988 tout le monde attend la fameuse décision du Président de la République : François Mitterrand (avec deux T et deux R, j’ai failli faire une putain d’erreur une fois, rattrapée de justesse, donc depuis je sais l’écrire, Mitterrand… mais cette erreur fera l’objet d’un autre chapitre, si je n’oublie pas de l’écrire).

 

François Mitterrand va-t-il concourir pour un second mandat ? Ou pas. Cela agite depuis un moment les milieux politiques, les milieux médiatiques, tous les milieux, sauf le milieu au singulier, les truands se tamponnant toujours grave de la Présidentielle.

 

Decus du socialisme V2On se souviendra aussi que, en 1988, le règne mitterrandien est bien au-delà des déçus du socialisme, ceux là même qui étaient trop vite déçus ; dès septembre 1981 en effet, Mitterrand n’est pas au pouvoir depuis 5 mois, que nombre de partisans se déclarent soi-disant déçus. A quoi ils s’attendaient, à la descente d’un Jésus politique sur terre ? J’ai voté Mitterrand en 81 mais je m’attendais pas à des miracles, messianiques. Cette expression déçus du socialisme était comme d’hab’ une pure invention, ou mise en avant, des médias, toujours à l’affut du titre, réducteur, qui fait vendre. Un con, ou opportuniste – c’est la même chose -, avait dû laisser fuser ça au sortir ça d’un Palais Bourbon ; un con, ou opportuniste, de journaliste – c’est la même chose -, avait entendu ça, avait jugé que cela ferait un bon titre pour son papier, l’avait servi ; d’autres cons médiatiques – et probablement anti-mitterrandiens – s’étaient jetés sur la formule et voilà, une semaine plus tard les déçus du socialismes faisaient les gros titres. Connerie humaine !

 

En 88, la présidence va pas terrible mais Mitterrand continue pour autant à fasciner, notamment les foules, et ça, ça peut faire surprise aux élections à venir. Donc, tout le monde attend de savoir s’il replonge ou pas. Le moindre discours est épié, sa moindre inauguration des chrysanthèmes voit fleurir une meute de journalistes, tout le monde attend le scoop.

 

Quoiqu’il en soit, Mitterrand ou pas, quand on veut faire une campagne de pub pour un festival dans ce bazar qu’est une campagne électorale, surtout avec les maigres moyens de publicité d’un festival culturel, on se dit qu’on est mal barré : le Printemps de Bourges va tomber juste un mois avant les élections de mai 88, toutes les annonces du festival seront anecdotiques, toutes ses affiches écrasées, recouvertes avant même d’être collées. Voilà donc l’impasse dont on parlait au début.

 

J’en suis donc là, dans ma salle de bain, à me raser au propre et au figuré avec cette angoisse quand me vient une idée tellement évidente qu’elle fera marrer tout le monde deux heures plus tard au bureau parisien du Printemps de Bourges.

Bureau parisien Printemps de Bourges avec Danielle Durand en premier plan

Bureau parisien Printemps de Bourges avec Danielle Durand en premier plan

Idée validée dans la seconde par le patron, Daniel Colling. Une fois validée, faut juste la mettre en œuvre, et c’est jamais simple, c’est bien ce qui distancie une bonne idée de sa potentielle réalisation.

 

L’idée : on ne peut pas se battre contre la campagne électorale, on ne fait pas le poids. Puisqu’on on ne peut pas aller contre, il faut aller avec, s’y coller, l’épouser, surfer dessus. De préférence en déconnant. D’où le thème de la campagne de pub proposée pour le Printemps de Bourges 88 : « Un Festival pour tous les Français ». On transforme le discours culturel en slogan d’élections. L’idée est simple, un rien culottée, encore fallait-il l’avoir. Merci.

 

Béatrice Soulé, gauche cadre, Nicole Higelin à droite

Béatrice Soulé, gauche cadre, Nicole Higelin à droite

Je suis dans le bureau d’une des deux attachées de presse du Festival, Béatrice Soulé (l’autre est Nicole Courtois-Higelin, la maman d’un charmant bambin qui, à l’époque, ne s’appelle pas encore Arthur H.) J’expose mon idée à Béatrice. Elle se marre, elle aussi, trouve l’idée lumineuse, et m’écoute ensuite lui dire que je voudrais tourner la pub, celle qui va être diffusée par notre partenaire télé de l’époque, TF1, façon reportage JT télévisé. Scénario : le gouvernement de la Chanson se réunit en conseil des ministres pour statuer sur le prochain Printemps de Bourges : « Un Festival pour tous les Français ».

« Et l’idéal, dis-je à Béatrice Soulé, pour faire vrai, serait de tourner ça à… l’Élysée.

– Tu veux tourner le spot du Printemps de Bourges à l’Élysée…? C’est juste le lieu simple que tu imagines pour ton idée simple ?

– Juste, oui.

Si je dis ça à ma copine Béatrice Soulé, ce n’est pas par hasard. Dans ces années socialistes, Béatrice s’avère en effet un des bras séculiers audiovisuels du couple Lang, Monsieur et Madame, les deux ministres de la culture.

« Tu veux l’Élysée… » répète-t-elle en sortant son énorme carnet d’adresses de sous la pile de paperasses s’étalant sur son bureau.

 

On est courant janvier 88, je dois, au plus tard, tourner début mars. On a un mois. Béatrice va démontrer une fois de plus son efficacité car, huit jours plus tard, on a une réponse. Ce n’est pas passé par Lang mais cela a suivi un chemin encore plus direct. Béatrice a appelé Frédérique Bredin, conseillère du Président, et le PR a dit oui. Sur le principe. Reste à régler les détails et, comme on va le voir, ça va pas être une affaire de détails. Mais je ne peux m’en prendre qu’à moi, aussi, et me raser la barbe, face au miroir de ma salle de bain, sans me couper avec des idées saugrenues.

 

Rendez-vous est pris, pour moi, avec le dir com de Mitterrand, rue de l’Élysée, la petite rue qui jouxte le Palais éponyme et où se trouve nombre de bureaux administratifs de la Présidence, car l’Élysée, je connais, j’ai visité, c’est pas grand du tout, le Palais doit annexer nombre de bureaux alentours.

 

Gérard Colé et Mitterrand

Gérard Colé et François Mitterrand

J’arrive en face de Gérard Colé, le dir com précité, avec mon scénario de pub sous le bras. Petit bureau, blanc, pas du tout présidentiel, riquiqui même, le mètre carré est cher dans le 8e. Derrière Colé, un mur-images plein de télés, qui marchent, son coupé, une chaîne par écran, le gars surveille tout le PAF en permanence.

Mon scénario est simple, mais efficace. Un ballet de voitures officielles pénètre dans la cour de l’Élysée sous la voix off d’un commentateur de JT classique ; des cravatés-ministres – joués par des artistes stars du Printemps de Bourges 88 – sortent des limousines, montent le perron en évitant une meute de journalistes ; on les voit ensuite réunis dans la salle du conseil des ministres. La voix off dit, en gros : « Ce matin, conseil des ministres du Gouvernement de la Chanson, à l’ordre du jour : le Printemps de Bourges. A l’issue du conseil des ministres, le premier ministre nous a déclaré… » et là, cut, on tombe sur le premier ministre de mon scénario, Manu Dibango, qui dit, avec un putain d’accent africain comme il sait bien le faire : « Le Printemps de Bourges, un festival pour tous les Français dis donc ».

Manu Dibango

Un festival pour tous les Français dis donc.

Je suis dans le fauteuil en face de Gérard Colé, et, malgré son nom, je sens que là, sur le premier ministre un peu noir, ça va pas coller. Et ce pour deux raisons : 1) je suis un rien en avance sur l’histoire, Obama est loin d’être élu, et donc un chef de gouvernement black, c’est un peu violent pour notre cinquième république, d’autant que, 2) je n’ai pas été sans remarquer que nous sommes un peu en cohabitation, sur le moment, que c’est Jacques Chirac le premier ministre, et que le switcher au profit de Manu Dibango… Gérard Colé ne sent pas la blague. Bien qu’à son rictus je soupçonne que, dans l’absolu, la blague l’amuserait plutôt. Mais nous sommes dans un monde relatif.

 

"Mon cher Jan-Pierre..."

« Mon cher Jan-Pierre… »

« Fort de cela, mon cher Jean-Pierre, il faudrait, je pense, remanier quelque peu le scénario. L’arrivée des voitures dans la cour de l’Élysée, image récurrente, officielle, très bien ; le perron, les journalistes, parfait. Oubliez la salle du conseil des ministres, le salon Murat, car c’est le domaine du gouvernement actuel, de droite, donc je ne peux marcher sur leurs plates-bandes. En revanche, il peut y avoir des plans dans le salon d’apparat, puis, pourquoi pas, vous voyez, je vous aide à concevoir un autre scénario, on l’écrit même ensemble… » le on est un peu excessif, il est juste en train de l’écrire tout seul, « … et à la fin, on voit, par exemple, un de vos artistes-ministres signer l’ordonnance officielle pour le Printemps de Bourges. Non ?

– Oui Gérard dis-je, à cet homme qui ne doit pas aimer qu’on lui dise non.

– Pour la signature officielle à la fin… Vous avez qui dans votre casting d’artistes ? »

Je lui explique que tout cela s’est fait très vite, le casting n’est pas encore bouclé, mais que j’espère avoir Julien Clerc, Charles Aznavour, Manu Dibango justement, et aussi Gainsbourg, « Il vient de donner son accord de principe pour le tournage.

– Julien Clerc hum… non… Aznavour ? trop vieux, Gainsbourg ? Mais c’est parfait ça, Gainsbourg ! »

Je suis sidéré du choix.

« Euh… Gérard, mais celui qui signe l’ordonnance, dans un bureau sous les ors de la République, comment dire…  dans le film, euh… ça va représenter le Président de la République… et, comment dire ? Gainsbourg, avec son image… sulfureuse, en Président de la République !? Je ne sais pas très bien si vous voyez ce que je veux dire…

– Ah non non, Gainsbourg, c’est très bien. Parfait même. Bon, vous êtes gentil, vous me remettez tout ça au propre, vous me le faxez, je valide et ça roule. »

 

Je vais pour prendre congé, assez satisfait au final car si le scénariste que je suis peut se sentir floué sur son script, le producteur que je suis également sent qu’il a quasi obtenu son prestigieux lieu de tournage, quand Colé rajoute : « Vous voulez Mourousi ?

Mourousi : le "Bonjour" le plus célèbre de France.

Mourousi : le « Bonjour » le plus célèbre de France.

– Comment ça Mourousi ?

– Pour la voix off du film.

– Ah bah oui, ça serait génial, mais Mourousi, je n’ai pas les moyens de… ». Pour les plus jeunes, soit les plus incultes, rappelons que Mourousi à l’époque est la star absolue des JT. Dans l’ordre de succession, il y aura par la suite Poivre d’Arvor.

Là, Colé va me faire un petit coup de frime qu’autorise le Pouvoir.

– Attendez… » Il saisit son téléphone, ne compose rien sur son clavier, appuie juste sur un bouton. « Yves ? C’est Gérard. Ca va ? » Il écoute un instant son interlocuteur, rit. « Non non, reste calme, c’est pour autre chose. Dis-moi, j’ai en face de moi un monsieur qui prépare une pub pour le Printemps de Bourges, il va t’appeler de ma part, tu l’écoutes et tu vois ce que tu peux faire. Je te fais la bise. »

 

Ce qui m’amuse, in petto, c’est que j’ai bien compris que Mourousi, recevant un coup de fil du dir com de l’Élysée, en ce moment où, fébrile, tout le monde attend que Mitterrand se prononce sur sa candidature, espère bien qu’en tant que star d’un JT à audimat, c’est lui qui va avoir le scoop. Il a dû être déçu du coup de fil. D’ailleurs, au final, Mourousi ne fera pas la voix off du film, c’est Yann Arribard, une des deux plus belles voix de la radio FM, qui se collera à la tâche.

Yann, une des deux plus belles voix de la FM

Yann, une des deux plus belles voix de la FM

Je quitte le bureau du Gérard Colé un rien perplexe. C’est un malin, le dir com du Président, il est payé pour ça, en accolant l’image d’un Gainsbourg à celle de Mitterrand qui, on le sait, finira par se représenter aux élections de mai 88, et ce pour une pub passant un mois avant lesdites élections, il vise une modernité de l’image présidentielle, il cible autant le grand public que les gamins. Pas bête. En tout cas Mitterrand sera réélu. Bon, on est pas tout à fait sûr que ce soit uniquement grâce à ma pub, un peu d’humilité ne nuit pas dans ce monde de brutes. Et d’égo.

 

Et c’est ainsi que, quelques semaines plus tard, on se retrouve un samedi – le jour qu’on nous a octroyé car, hors guerre nucléaire, la Présidence est calme sur les week-ends – à l’Élysée avec toute l’équipe de tournage. On y débarque à huit heures du mat pour installer le matos et, au début, on marche dans des charentaises. Comprendre on marche feutré. Respectueux, silencieux, impressionné du lieu. Au début. Au bout d’une heure d’installation, on a complètement oublié où l’on est et on beugle dans les couloirs : « Putain ! Pourquoi on a pas monté le travelling au premier !? » ou « Quel est le con qui occupe le réseau de talkie pour dire des conneries !? » A tel point qu’une sorte de majordome, nœud papillon, redingote queue de pie, collier chaîné au cou, surgit à un moment donné et sur un ton cauteleux nous dit : « Pourriez-vous faire moins de bruit s’il vous plait, car le Président est dans son bureau et tente d’y travailler… »

Ah bon, Tonton est là ? On ne l’a pas vu arriver.

 

Les artistes-ministres arrivent, à l’heure, pour le tournage ; on commence par le ballet des voitures dans la cour de l’Élysée, tout se passe on ne peut mieux. On attend Gainsbourg, et je m’inquiète de l’état dans lequel il va être. Bourré, peut-être pas, il est convoqué pour neuf heures du matin et je n’imagine pas qu’il tartine son petit dej’ au Pastis 51, encore que… Mais non, quand Gainsbourg débarque, j’en fais un double take tellement je le reconnais pas. Il est en costume-cravate trois pièces, et rasé ! On lui a dit qu’il jouait les officiels et Gainsbourg est rentré sans problème dans le costard de l’emploi. Mais la transformation est étonnante, vue l’image habituelle qu’on a du Serge national. Rappelons ce mot de Desproges à propos de Gainsbourg : « Le seul génie qui ressemble à une poubelle »… En fait, il faut le savoir, sous des dehors de clodo, un personnage qu’il s’est composé et qu’il a fini par épouser avec le temps, Gainsbourg est d’une conscience professionnelle absolue, précise, maniaque même.

Maison de Gainsbourg, rue de Verneuil à Paris

Maison de Gainsbourg, rue de Verneuil à Paris

Béatrice Soulé, celle dont on parlait précédemment, m’a raconté qu’un jour, dans le salon de l’hôtel particulier de Gainsbourg, celui de la rue de Verneuil, elle est en réunion avec la star. Le salon est noir, du sol au plafond, moquette, mobilier, accessoires, tout est noir. Béatrice est dans un canapé, face à Gainsbourg, et lui expose le projet qui l’amène. Elle allume une clope et, tout en tchatchant, attire vers elle le gros cendrier noir qui trône au beau milieu de la table basse. A partir de là, et pour une raison qu’elle ne s’explique pas sur l’instant, il lui semble qu’elle a perdu l’attention de Gainsbourg. Il ne la regarde plus du tout, ses yeux se sont désormais fixés sur le cendrier entre eux. Au bout d’un moment, Gainsbourg se penche, attrape le cendrier, et le fait reglisser au beau milieu de la table en ébène noir, à l’endroit précis, voulu par Gainsbourg, qu’il n’aurait jamais dû quitter. Béatrice est sidérée, elle vient d’avoir la démonstration de l’étonnante maniaquerie de celui qui a construit une image de bordéleu notoire.

 

"Le seul génie qui ressemble à une poubelle"

« Le seul génie qui ressemble à une poubelle »

Gainsbourg tourne sa sortie de la Renault ministérielle, écoute, suit les recommandations du réalisateur, Patrice Gautier, tout se passe nickel mais soudain, au vu de la caméra, une impulsion le démange. « Et tu veux pas, dit-il à Patrice, qu’on déplace la caméra pour attraper ma sortie sous un autre axe ? »

Comment dire non à Serge Gainsbourg qui, en prime, a demandé ça tout gentiment ? « Si tu veux, Serge, on peut essayer. » Et on déplace la caméra, Gainsbourg devenant pour un temps réal à la place du réal, on refait les prises.

 

Gil Cortesi et Catherine Lambert

Gil Cortesi et Catherine Lambert

 

C’est mon ami Gil Cortesi, que j’ai embarqué dans cette aventure comme photographe de plateau, qui va signer les photos de ce tournage.

 

Sur le coup des onze heures, qui je vois débarquer ? deux autres stars pas du tout prévues sur ce tournage, mon camarade Cabu escorté de Cavanna. Cabu prépare un album de sa série Tonton et est venu croquer des pans d’architecture du palais présidentiel. Cavanna, je sais pas, il voulait sans doute prendre l’air et profite de cette journée portes-ouvertes. Du coup on les invite à notre catering, dans un des salons d’honneur, excusez du peu, et on mange un morceau ensemble.

Cabu, gauche cadre est caché par la tête de Fernando Ladeiro Marques, à côté, la moustache de Cavanna.

Cabu, gauche cadre est caché par la tête de Fernando Ladeiro Marques, à côté, la moustache de Cavanna.

Passés les quelques plans de nos ministres-artistes dans les salons, on s’installe pour la dernière séquence dans le bureau de Jean-Louis Bianco, le secrétaire général de l’Élysée ; j’aurais bien piqué le bureau de Mitterrand mais je me sentais pas d’aller lui demander. C’est là que Gainsbourg va nous jouer le final, la signature officielle du dossier Printemps de Bourges.

 

La particularité du cinéma, ce n’est pas de moi et je ne sais plus qui l’a dit, c’est que « l’on attend ». On attend que la lumière soit prête, c’est jamais rapide, on attend que la caméra soit chargée, ça, ça va plus vite, on attend que le travelling soit calé, que l’accessoiriste est affiné x petites conneries que, au final, on ne verra pas dans le plan, etc. etc. ça n’en finit pas. En général, quand tout est fin prêt, on a perdu la star qui a craqué et est parti au bistrot. Alors qu’on aurait pu craindre cette éventualité, surtout avec Gainsbourg, non, le pro de chez pro est dispo, maquillé, opérationnel.

Mais là, pour l’heure, je suis assis dans un canapé du bureau de Bianco et j’observe toutes mes petites fourmis ouvrières s’affairer au ralenti. Un membre de l’équipe de Tonton, qui glande là à superviser notre affaire, s’installe à mes côtés. Je dirais bien son nom, ça me démange un peu, je l’ai en effet trouvé indélicat ce jour là, mais au fond il n’a tué personne et je ne veux pas atteindre, a posteriori, à son image. Il m’a juste sévèrement choqué.

Je suis donc là assis avec Monsieur X et, pour meubler, on discute de l’Élysée en général. Il me parle du PC Jupiter, le blockhaus souterrain d’où le Président peut déclencher le feu nucléaire, un secret de polichinelle, du fait que, quoi qu’il arrive, qu’il pleuve, qu’il vente, une permanence est assurée H24 à la Présidence et que le Président doit toujours se trouver à 30 secondes max d’un téléphone – le portable n’existait pas encore -, bref de toutes ces choses réjouissantes mais qui existent et qui font que l’on peut, théoriquement, dormir sur ses deux oreilles. Bien que ce ne soit pas facile, j’ai mille fois essayé, je m’endors toujours au final sur l’oreille droite.

On en est donc à parler du « secret » en général quand j’entends le type me dire : « C’est comme la fille de Mitterrand… »

– Quelle fille de Mitterrand… !?

Mazarine Pingeot

Mazarine Pingeot

– La fille cachée, Mazarine, tout l’establishment politique, ET médiatique, est au courant qu’il a une fille, adultérine, gardée H24 par le SPHP (Service de Protection des Hautes Personnalités, rebaptisé plus tard en SDLP), et personne n’a jamais rien dit, personne n’a jamais balancé l’info. C’est une des vertus de notre démocratie, française, le respect de la vie privée. »

 

Bah si on compte sur des types comme toi pour le maintenir, le respect de la vie privée ! Je suis à la fois flatté d’être ainsi intronisé dans l’establishment, alors que j’en demandais pas tant, et en même temps sidéré que ce type, pour juste frimer, dise un truc pareil à un trouduc comme moi, alors qu’il le connaît depuis un bon quart d’heure.

 

Jean-Edern Hallier

Jean-Edern Hallier

On est en 1988, la révélation Mazarine n’interviendra que six ans plus tard, suite à la photographie des nains de Paris Match qui en font leur Une, avec, soi-disant, la bénédiction de Tonton qui, voyant la mort se rapprocher et n’ayant plus rien à perdre, voulait partir en officialisant cette fille jusqu’à là occultée. Jean-Edern Hallier, le bien nommé Idiot International, paix à son âme bien qu’il ait rarement foutu la paix aux autres, avait bien tenté de balancer le scoop en 82, mais il s’était pris une baffe dans le strabisme et était resté cois.

 

J’ai un problème avec les journalistes. J’ai bien failli faire partie de cette caste, coup de chance, ma vie (et ma mère…) en a décidé autrement. Et pour couvrir leur soif de ventes, et donc leurs salaires de fin de mois, ces enfoirés parlent de « nécessité de transparence en démocratie ». A l’époque, en 88, c’était encore calme. On a vu plus tard ce que ça pouvait donner, de Sarko à Hollande, en passant par la pipe de Clinton. Quel rapport y a-t-il entre la sexualité des gens qui nous gouvernent, tant qu’ils se vautrent pas dans la pédophilie, et leur façon de gouverner ? J’entends bien qu’ils baisent, les mecs, oh oui, c’est même salutaire, ça leur permet d’éjecter leurs angoisses, et Dieu sait s’il y en a, dans ce business, ça leur permet d’avoir les réflexes affutés et de faire le job. C’est pourquoi, dès que je vois pointer aujourd’hui une merdouille genre « culottes sales » dans les médias, même sur quelqu’un pour qui je ne voterais pas, je pars vomir.

 

Je me suis levé du canapé, fier et consterné d’être désormais dans l’establishment, et j’ai laissé notre réal lancer le dernier plan du film.

 

Il me fallait un bon musicien pour adapter la seule musique imaginable sur ce clip, mais revue façon Printemps de Bourges, la Marseillaise, j’ai demandé à mon camarade Jean-Pierre Alarcen.

Jean-Pierre Alarcen, guitar héro frisé

Jean-Pierre Alarcen, guitar héro frisé

Pour les plus jeunes, Jean-Pierre était, dans les années 70-80, le guitar héro français. Il a notamment été compagnon de route d’un sacré anar de la chanson, François Béranger, puis s’est ensuite coltiné Renaud ; je dis coltiné car, selon ses confidences, la vie au quotidien avec Renaud Séchan, un peu autiste quand même, il faut bien le dire, n’a pas toujours été simple. Mais peut-on être star et simple ? Y en a, mais ils se planquent. Je vous donnerai les noms ailleurs. Pour évoquer combien Alarcen était connu à l’époque, on rapporte un mot soi-disant entendu, dans le public, lors d’un concert de François Béranger : un type se retourne vers son copain et lui demande : « C’est qui le type qui chante à côté de Jean-Pierre Alarcen ? »

La Marseillaise de Jean-Pierre s’ouvre sur un cri de guitare et, en 30 secondes, durée contractuelle de la pub, s’est torché, tout y est, dans l’énergie pure. Un copain, Eric Basset (cf. photo en début de ce chapitre), producteur de spectacles et parmi ceux-ci de shows pour le PS, reprendra plus tard cette Marseillaise d’Alarcen pour une tournée électorale. Avec celle de Gainsbourg, bien sûr, c’est les deux Marseillaise que je préfère.

Je vous laisse avec la pub, on se retrouve après.

 

 

Le casting de la pub (sans Julien Clerc, cette andouille s’est dégonflé et s’est fait porter pâle) par ordre d’apparition à l’image :

 

Mme la Ministre Elli Medeiros

Mme la Ministre Elli Medeiros

Elli Medeiros, superbe plante avec ses yeux bleus-gris et ses jambes magnifiques sortant de la R25… Charles Aznavour, j’adore son resserrement de cravate au sortir de la bagnole et son sourire no comment aux journalistes, le pro quoi, qui a bossé son attitude ; Jean-Louis Aubert qui s’est inventé des lunettes pour se vieillir ; Roberto Piazza ou Little Bob, du groupe Little Bob Story, montant le perron en rocker ; Manu Dibango, qui a failli être Premier Ministre ; Éliane Boëri (Les Jeanne) serrant la main à Paul Personne ; Gérard Blanchard qui vient s’asseoir en face d’Aubert ; Éliane et Little Bob again dans le salon d’apparat ; l’Affaire Louis’ Trio portefeuille sous le bras, puis le travelling sur le boss, Gainsbourg, s’asseyant dans un fauteuil présidentiel comme s’il faisait ça tous les jours, et signant de son nom, Serge 1er Roi des Français, le dossier du Printemps de Bourges.

 

Juste après Gainsbourg, on voit la meute journalistique sur le perron dont Yves Bigot sous les couleurs d’Europe 1, il y émargeait à cette époque, et, sous les couleurs de TF1, un journaliste très sympa de cette maison dont j’oublie, merdouille, le nom, que les spécialistes de la mémoire m’écrivent afin que les citations soient complètes. On devine aussi, caché par son appareil photo, mon copain Gil Cortesi qui immortalise l’instant. Cela dit, pour que les citations soient on ne peut plus complètes, le réalisateur était donc Patrice Gautier, les producteurs du film étaient Béatrice Soulé et ma personne, et deux boîtes de prod signaient la chose, PRV, la société de Patrice Roger, et Printemps Images, le bras séculier audiovisuel du Printemps de Bourges, patrons Patrice Roger toujours et Daniel Colling.

 

Affiche Printemps de Bourges 88

Affiche Printemps de Bourges 88

Avant le packshot final, on a un tableau avec les stars du Printemps de Bourges 88, à savoir Boy George, Serge Gainsbourg, Julien Clerc, Manu Dibango, Elli Medeiros, Michel Jonasz, Jean-Louis Aubert, Johnny Clegg, Frank Zappa. Belle affiche 88, is’n it ? Pour être cohérent avec cette campagne de pub, il me fallait en effet une affiche représentant ce Gouvernement de la Chanson. L’idée première était une photo officielle sur le perron de l’Élysée, mais allez donc réunir toutes ces stars en même temps et trois mois avant. Faut au moins avoir le bras aussi long que Michael Jackson, et moi je danse comme une patate. Donc l’idée suivante était un tableau, de préférence hyper réaliste pour pas qu’il y ait confusion. Je suis allé chercher un peintre du genre : Daniel Solnon. Pour tout dire, j’ai été un rien déçu du résultat mais avec le recul, je ne pense pas que le talent de Solnon soit en cause mais bien le peu de délai qu’on lui avait donné pour performer l’œuvre, tout se faisant il est vrai sur les chapeaux de roues. Le tableau existe toujours, grand format, il doit être quelque part au domicile de Daniel Colling.

 

Sans le vouloir – non, en le voulant –, j’ai fait très fort avec cette idée. TF1 l’a diffusé x fois, selon le contrat de partenariat qui nous liait à eux, mais le clip a tellement bluffé les autres télés qu’il s’est retrouvé sur toutes les chaînes de l’époque. J’étais pas peu fier. Je le suis encore un peu ? Ah bon, j’avais pas remarqué.

 

Fin de l’histoire.

 

Addendum :

L’avantage avec ce type de webroman, c’est qu’on est en prise directe avec le lecteur, et notamment les premiers lecteurs d’une histoire qu’en sont les acteurs mêmes. Deux ajouts donc ici, le premier venant de Patrice Gautier, le réalisateur de la pub Printemps de Bourges :

 

Patrice Gautier : « Si Gainsbourg souhaitait qu’on déplace la caméra, c’est parce que, fragile (et sûrement déjà malade, il disparaîtra 3 ans plus tard), il savait qu’il était dans l’incapacité de descendre de la voiture assez vite pour que cela soit monté. D’ailleurs, comme on le voit dans le film, sa sortie de voiture n’a pas été montée… Même chose quand il m’a demandé combien de temps j’avais prévu pour le plan signature. « 2 secondes et demi, max 3″… Alors à voix basse, il m’a dit qu’il n’y arriverait pas : en effet, il tremblait tellement ! Je lui ai dit : « Pas de problème Serge, on fera un soft cut et on n’y verra que du feu ». Ce qui a été fait. J’ai été extrêmement touché de la détresse de ce génie qui ne ressemblait pas tant que ça à une poubelle, et j’ai gardé ses 4 ou 5 signatures, genre d’autographe qu’on ne demande pas à un homme comme lui… »

 

Le second ajout vient de Daniel Colling, patron du Printemps de Bourges :

« Sais-tu, mon cher Jean-Pierre, pourquoi Mitterrand a honoré de sa visite le Printemps de Bourges 88 (un festival rock ! terme encore quasi grossier à l’époque) et y est surtout resté onze heures d’affilée, durée anormale pour une visite présidentielle ? Et bien parce que Mazarine était festivalière… C’est elle qui le rapporte dans un de ses livres sorti il y a quelques années. »

 

Coming next : 1990 – Juin, L’Été de Prague (1/2).