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1990 – Juin, L’Été de Prague (2/2)

La Tour gothique du Pont Charles et, derrière, le « Chateau » (Présidence de la République) et la cathédrale

Dans le premier épisode de cette aventure pragoise, nous en étions resté à ma paranoïa « service secret »…

Le car régie de Channel ressemblait à celui-ci.

C’est dans cet état d’esprit, fatigue compensée par l’adrénaline, que je vais aller accueillir notre car télévision. Comme il n’est pas question d’avoir recours au car régie proposé par la télévision tchèque, a fortiori avec mon nouvel état d’âme, on a décidé de faire venir de France le tout nouveau car de Channel. Jean-Paul Fouché nous a fait l’article : « Il est flambant neuf, embarquant le top du matos actuel, et offre un potentiel de captation énorme, largement suffisant pour les 13 caméras de Renaud. »

Ok, on prend.

Je ne vais pas ici vous assommer avec les procédures douanières sophistiquées dont on doit s’acquitter quand on exporte, temporairement, du matériel de France vers un pays ne faisant pas partie de l’Union européenne (La Tchéquie et la Slovaquie font désormais partie de l’Europe) mais sachez toutefois que pour passer la douane, on se doit de remplir un beau formulaire vert (carnet A.T.A), avec plein de pages, où est listé tout le matos, dans le détail, avec date d’achat, numéros de série des machines, poids etc. Un plaisir, pour les assistants, mon poste de supervision m’ayant toujours épargné ce pensum. Quand il s’agit d’un car télévision, c’est juste pas possible, vu que ses 30 tonnes sont bourrées de machines, d’électronique, d’écrans, de câbles, on ne va pas analyser tout le biniou pour passer une frontière où, de toute manière, les douaniers sont infoutus de faire la différence entre un écran Barco d’étalonnage et la télé qu’ils ont offert à leur belle-mère pour son anniversaire. Que fait-on alors ? Et bien on va dans un service de douane, en France, où les fonctionnaires vont plomber le camion, comme on plombe un compteur électrique. Le car voyage, passe les x frontières, sans qu’on l’inspecte vu que les plombs garantissent qu’on ne l’a pas ouvert, et quand on arrive à destination, c’est la douane du pays d’accueil qui, elle, déplombe les portes. Ça, c’est dans la vie normale, sans parano. Moi, j’ai bien senti que notre car allait rester bloqué à la frontière thèque, car si pas de car pour l’émission, on est mort.

Dans cette vidéo, est évoqué le matériel technique arrivant par avion, la suite de la réunion va s’intéresser aux deux camions — le car régie et son camion d’équipements — arrivant par la route. Pour suivre en temps réel la progression des camions à travers les pays, et surtout leur passage aux frontières, Irena Placha nous envoie dans un autre bâtiment de la télé, et on se retrouve dans un cabinet dentaire. (Un cabinet dentaire au coeur de la télévision tchèque !? )

Vu que ça promet d’être long, on s’installe dans les fauteuils de souffrance, avec la lumière au-dessus, celle que le dentiste te met dans la tronche, comme au commissariat. Très vite, évidemment, entre parano et humour noir, je fais rire mes camarades en leur expliquant qu’il n’y a pas de hasard, que tout était prévu, et que c’est par cette porte, là en face, que vont arriver nos tortionnaires, tenailles en main. Puis je mime l’arrachage de dents, sans anesthésie, où je balance très vite tout le réseau, finissant par avouer que « Oui, c’est vrai, je suis un agent du contre-espionnage français ».

Les camions étaient partis la veille, et, grâce à leur jeu de doubles chauffeurs, allaient rouler non-stop pour traverser France, Allemagne et Tchéquie, soit les plus de 1000 km entre Paris et Prague. Il était prévu qu’ils arrivent vers les 20 heures, mais quand on parvient à joindre le chargé de production de Channel depuis notre cabinet dentaire, on apprend qu’à la frontière germano-tchèque il y a une queue de poids lourds de 5 kilomètres, et qu’ils vont donc être sérieusement en retard.

Personne ne viendra, à notre grande déception, nous faire un détartrage à coups de pic à glace, aussi quittons-nous la salle de torture de la télé tchèque pour rapatrier la sortie d’autoroute à la tombée de la nuit. Et on va rester là un bon moment à observer au lointain les phares des bagnoles sur l’autoroute. Pourquoi, me direz-vous ? Parce que, à l’époque, les phares allemands ou tchécoslovaques étaient blancs alors que les français étaient jaunes. Donc dès qu’on verrait du jaune, ce serait à tous coups nos camions. J’en avais mal aux yeux de ne voir que du blanc quand enfin, vers minuit, nous aperçûmes au lointain deux paires de lueurs jaunes, notre car suivi de son camion d’équipements. Nous étions sauvés.

La fin de cette non-aventure se jouera le lendemain quand l’énorme car régie, après être passé à son déplombage douanier, tentera de s’immiscer dans la vieille ville de Prague pour rejoindre l’emplacement prévu par la production, soit un petit pont en contrebas de son grand frère, le Pont Charles. Catalogué par les autorités locales de « convoi exceptionnel », le car de Channel est escorté de motards, deux devant, deux derrière, c’est eux qui vont observer, tendus, si le haut du car n’arrache pas des fils téléphoniques qui, dans cette partie historique de Prague, ne respectent pas les normes de voirie car posés au XIIIe siècle (le téléphone existait déjà en Tchécoslovaquie au 13e siècle !? Mais oui bien sûr), et si le parcours qu’ils ont prévu, soit les artères les moins étroites, fait bien la rue Michel. Après x braquages et contre-braquages du poids lourd, et deux voitures déplacées à main d’homme, le car arrivera enfin à son point d’ancrage, le petit pont.

Bon courage pour manoeuvrer un trente tonnes dans la vieille ville de Prague.

Alors que la bête est posée, installée sur ses vérins pneumatiques, et que ses différents compartiments se sont déployés automatiquement, doublant ainsi la surface opérationnelle de la régie, survient un fonctionnaire de la voirie thèque. Il s’inquiète du poids du semi, on lui donne, et soudain rien ne va plus, il panique. « Le camion est trop lourd pour le pont ! ». Comme je ne veux pas que tout s’écroule en pliant mon car régie en deux, d’autant que, j’en suis sûr, jamais le plastiquage discret du petit pont par les agents du KGB ne sera reconnu officiellement, je demande à Channel de déplacer le car. Ils replient leur vaisseau spatial à grands coups de vérins hydrauliques, et recule. D’un mètre. « C’est tout ? dis-je, déçu.

— Bah oui, le pont étant moins long que le camion, l’essieu arrière porte maintenant sur la rue et l’avant idem, plus de souci d’affaissement. »

« Beaucoup de bruit pour rien », comme disent les Stratfordiens sur savon.

Si votre père est toubib, et que vous avez entamé des études de médecine mais que, très vite, celles-ci vous ont gavé, rassurez-vous, vous avez en effet toutes vos chances, comme Renaud le Van Kim, ou comme Jean-Bernard Andro, son assistant réalisateur sur Prague, de devenir réalisateur pour la télévision. En prime, cela vous donne un certain ascendant sur votre équipe puisque vous êtes en mesure de rédiger une ordonnance pour ceux qui craquent.

Au sein de notre émission « L’Été de Prague », étaient prévus un certain nombre de sujets. Pour évoquer Kafka et son grand admirateur Václav Havel, par exemple, Béatrice a l’idée d’une balade au sein de la vieille ville. Mais il lui faut une « belle » voix off. Comme, on le disait plus tôt, c’est un métier où il faut avoir de la chance, devinez qui est en train de tourner un film à Prague au même moment : Michel Piccoli ! Ni une ni deux, elle fonce sur ledit tournage, y déniche Piccoli (qu’elle connaît bien), lui propose l’affaire qu’il accepte immédiatement et il nous rejoint en salle de montage pour poser son magnifique timbre sur les mots de Havel et Kafka.

« Pour la balade dans les vieilles rues, il faut un stead ! » poursuit Béatrice. Comprendre Steadicam. Un « stead », comme on dit quand on est pro, c’est un harnachement technique, assez lourd, j’ai essayé, qui stabilise la caméra et offre des plans coulés magnifiques.

« J’appelle Jacques ! poursuit Béa en attrapant le téléphone. »

Jacques Monge et son steadicam = Robocop

Là, il s’agit de Jacques Monge, un des papes de l’exercice, celui-là même qui, l’année suivante accompagnera Jane Birkin pour son film Amnesty en Malaisie (cf. 1991 – Écrire contre l’oubli, Amnesty International 3/7).

Un directeur de production qui voit chaque jour son budget aller vers une peau de chagrin ne peut pas ne pas s’interposer.

« Une seconde Béa, dis-je en posant la main sur le combiné pour couper la communication, cacheton de Jacques Monge + stead + avion + hébergement and so on, ça va faire cher le plan. Alors soit ta « balade », on se la fait caméra à l’épaule…

— Ah bah non, ça va être pourri !

— Soit on trouve un opérateur sur place.

— Ici !? »

Béatrice oubliait que Prague, dans ses belles années, possédait (et possède toujours) une des plus grandes écoles de cinéma d’Europe. Un coup de fil à Iréna Placha et une heure plus tard, nous avions booké un steadicamer tchèque, « une bête au stead » avait assuré Irena. Et de facto, c’est Jiří Pechar qui va superbement tourner le sujet que je vous offre ci-dessous, et qui, pour le rat de production que j’étais avec son budget entre les dents, nous coûta dix fois moins cher que notre ami Monge.  

Sujet de « Kafka à Havel », réalisation Béatrice Soulé

Note sur la qualité d’image : il y a un paradoxe dans mon souci de raconter mes aventures de production, c’est celui de ne pas avoir accès aux images d’origine. L’Eté de Prague fait aujourd’hui partie du fonds d’archives de l’INA, et sauf à acquitter une somme conséquente à l’institut, je ne puis en disposer pour mon webroman, même si à l’époque j’étais partie prenante de cette prod. Donc, désolé, je n’ai su conserver qu’une VHS de cette émission, ce qui nous vaut des images un peu fragiles.

Le car étant en place, les cadreurs débarqués la veille, on va pouvoir passer aux répétitions. Alors, les cadreurs… Dans tous les cas de figure, c’est une bande de joyeux drilles, masculins à l’époque (y a désormais pas mal de camerawomen de talent), qui ont généralement à cœur de foutre un joyeux souk sur une prod. Sur le territoire français. Quand ils sont à l’étranger, c’est carrément la colonie de vacances. D’ados. Ce sont des pros de chez pros, hyper doués, tous, mais t’a intérêt à les bloquer sous leur casque d’ordre si tu veux du calme.

Le pire que j’ai connu s’appelait Renaud Le Van Kim… Oui, ça vous rappelle quelqu’un. Avant qu’il ne devienne réalisateur, je l’ai eu comme cadreur sur le Printemps de Bourges dans les années 80. Quand il avait fini sa journée, avec son copain Amar Arhab, il allait dans ta chambre d’hôtel et te la démontait intégralement. Tu rentrais épuisé de ta journée, heureux de rejoindre ton lit, sauf que celui-ci avait juste disparu, avec fauteuil, bureau et tout le reste, planqué dans une chambre voisine. Voilà un exemple de cadreurs, mais il est vrai qu’ici j’ai choisi le moins fréquentable.

On doit rappeler que le Printemps de Bourges, dans les années 80, a été plus que formateur. C’est là, pour ma petite personne, que j’ai découvert le métier de directeur de production télévision ; Béatrice Soulé, pour sa part, avait déjà de l’expérience puisque, dès 81, elle commençait à produire plein de trucs. Depuis la création du Printemps de Bourges (1977), elle était attachée de presse du festival, aux côtés de Nicole Higelin (avec, comme assistant, un jeunot dénommé Frédéric Vinet…) ; mais devenue productrice, elle avait, toujours avec Nicole, programmé et mis en scène, en 1986, « Couleur Printemps », un show télé riche d’un concept aussi étonnant que le casting : un orchestre composé exclusivement de stars s’accompagnant les unes les autres dans leurs titres respectifs : Mino Cinelu à la percussion, Charlélie Couture aux claviers, Manu Dibango au saxophone, Jacques Higelin au piano, Karim Kacel et Paul Personne aux guitares, Bernard Lubat et Michel Santangeli à la batterie et à l’accordéon, Didier Lockwood au violon, Murray Head et Tom Novembre aux chœurs, Eric Serra à la basse, fermer le ban. Ce concert, enregistré pour la télé, avait une sacrée gueule, et le public dans la salle, enthousiaste, a bien senti qu’il assistait là à un « one shot » exceptionnel. Et qui l’est resté, vu que jamais une émission de variétés n’a repris ce concept « d’orchestre de stars » pourtant très original (et à tous les coups gagnant puisque chaque artiste avait intérêt à être bien accompagné…).

À Bourges, Renaud Le Van Kim s’initie à la « commute » (réalisation dans un car vidéo multicaméras) pour les « Découvertes du Printemps » 1988. J’avais dealé un financement auprès de M6 et d’Europe 2 pour filmer les jeunes talents et groupes rocks émergeants, mais il me fallait deux réalisateurs. Très vite j’avais booké Dominique Colonna, mais pour le second car régie, Béatrice m’avait dit : « Prends Renaud Le Van Kim, il meurt d’envie de réaliser, il est doué, cela va lui permettre de s’entrainer. Et puis je suis sûre qu’il est temps qu’il abandonne sa caméra de cadreur pour plonger dans la réal… ». Et elle ne s’était pas trompée dans ce « marchepied » qu’elle offrait à Renaud puisque, dans les décennies qui ont suivies, il est devenu un des meilleurs réalisateurs de sa génération.

Mais revenons-en à Prague ; nos cadreurs étaient donc débarqués la veille et avait apprécié l’arrivée dans l’hôtel Hilton puisque, entre Renaud et Béatrice, additionnée de ma démoralisation quant au budget, « T’imagines, tu vas avoir 35 personnes à amener une par une chez l’habitant, tu vas devoir louer au moins deux minibus, ils vont devoir nous rejoindre en tax’, tu rajoutes le temps perdu, les retards, fais les comptes Jean-Pierre, ça va te coûter plus cher que de mettre tout le monde au Hilton. », j’avais donc lâché la rampe, définitivement perdu la bataille du « Chez l’habitant ».

Comment scandaliser les réseaux sociaux et #MeToo avec une seule image.

Les cadreurs, ainsi que les techniciens de Channel et ceux du son — une majorité d’hommes disais-je —, avaient débarqué tard dans le quatre étoiles, et en avaient été tout émoustillés car, passée une certaine heure, le lobby était largement garni de péripatéticiennes-wonderbra attendant le chaland. 

Dans toute économie chancelante, on prend l’argent où il est.

Jean-Paul Fouché, après relecture des deux présents chapitres, précise les choses : « Ces demoiselles du lobby faisaient assurément commerce de leur corps, tout comme leurs collègues qu’on retrouvait patientant sur un canapé quasiment à chaque étage, mais oeuvraient en même temps à la fluidité des échanges Est-Ouest car dealant des montres russes contre des devises. »

On attaque les répétitions et, hors les mille et un bugs ordinaires à ce type d’exercice, peu importe où tu es, la journée se déroule plutôt bien, exceptée une chaleur de folie qui nous tombe d’un ciel pragois sans nuage, genre 35° à l’ombre sur un pont où il n’y a pas d’ombre. On a prévu de faire un break pour dîner, avant de s’y remettre jusqu’aux 22 heures annoncées sur la feuille de service (traduire par minuit au réel), quand à 19H tapante, plus de jus, tous les projecteurs s’éteignent, plus de courant au son, plus rien dans le car.

« C’est quoi ça !? dis-je. »

Jacky Le Yannou part aux infos pendant qu’on rejoint le resto. Il réapparait vingt minutes plus tard pour m’annoncer qu’on a un « fucking problem » avec les groupmen : « Ils sont six électros, locaux, et la télévision tchèque leur a dit que la journée se finissait à 19H. Donc, à 19H, ils coupent.

— C’est quoi ce bazar, on avait dit 22 heures !

— Ouais, bah si tu veux tu viens te prendre le chou avec leur chef d’équipe, une tête de mule qui a dû faire sa formation en France, à la CGT ou à Sud, mais je viens de me le coltiner un bon moment et il ne veut rien entendre. »

J’ai la chance d’avoir Irena Placha en ligne depuis le resto et je lui demande de me changer ce chef d’équipe au profit d’un plus conciliant : « Ah bah ça va pas être possible, ici, on ne touche pas aux syndicats.

— Chez nous non plus, je te rassure, mais il nous fout dans la merde là ! » Je ne suis pas sûr que Jana 2, qui traduit avec combiné en main, lui ait fait une traduction mot à mot.

« Le Château »

Coincé, je vais voir Béa qui en est au dessert. « J’appelle le Château, dit-elle en reposant sa petite cuillère.

— Tu vas appeler la Présidence de la République pour virer un chef électro ?

— T’as une autre solution ? »

Et c’est le ministre de l’Intérieur, nouvellement nommé, qui va intervenir pour calmer le jeu. Enfin presque.

Quand on réintègre le pont pour reprendre les répets, toujours pas de jus.

—  Ils sont tous là les gars, prêts à s’y remettre, commente Jacky, mais ils veulent une prime, pour les heures sups.

—  Mais c’est même pas à moi de les payer, c’est à la télévision tchèque !

— Oui, mais si tu veux répéter ce soir, ou même demain…

La Couronne tchèque actuelle, la Tchéquie n’étant pas en zone Euro

— Ok combien leur prime ? »

Et Jacky me sort un chiffre en couronne (on me pardonnera d’avoir oublié le cours du change).

« En francs, Jacky, ça fait combien ? »

Il sort sa calculette : « Euh, quelque chose comme 10 francs par tête.

— Attends, on bloque toute la prod pour 60 balles !? Mais ils l’ont leur prime, ils l’ont, cours leur dire.

— T’auras pas de reçu…

—  Ça, j’avais compris. »

Voilà, l’exemple même où, pour toutes les raisons évoquées plus haut, l’infrastructure d’un pays plonge dans l’infra grave, où les courroies de transmission n’existent plus en attendant de se reconstruire. Quant aux électros tchèques, c’était de bonne guerre, on leur en a pas voulu d’avoir tiré sur la corde pour améliorer le quotidien de leurs enfants. Encore une fois, on prend l’argent où il est.

A propos d’argent, j’ai un exemple du niveau de vie au sortir de quarante ans de régime communiste :

La veille du Jour J, répétition de l’orchestre symphonique. Le ciel qui jusqu’à présent nous avait explosé de soleil, vire au sombre et annonce une douche propre à nous rafraichir. Tant mieux me dis-je en observant l’orchestre installé sur une place en contrebas du Pont Charles, ça va faire du bien, sauf qu’un violon ne pense pas comme moi, et par extension celui qui le tient, le violoniste. Aux premières gouttes nous arrivant du ciel, j’assiste à une débandade du type « Y a une bombe sous l’estrade ! », tous les musiciens, l’ensemble des cordes en premier, dégagent du plateau en courant, partent se mettre à l’abri.

« Mais qu’est-ce qui leur arrive ? »

Et c’est comme ça que j’ai appris, bien que j’eusse dû m’en douter, que le vernis sur un violon n’apprécie pas du tout la flotte.

« Jacky, tu as vu le bulletin météo pour demain ?

— Euh, on va dire que c’est moyen moyen… Je veux bien appeler Dieu, mais il faut qu’on me trouve son téléphone. »

Quand je me lève, tôt, le lendemain matin dans ma chambre 1903 et que j’ouvre les rideaux, je suis défait. Alors qu’on vient de se taper des journées de canicule, ciel bleu immaculé, des nuages noirs recouvrent maintenant Prague, à une altitude que j’estime voisine du 22e étage de l’hôtel. C’est pas possible ! comme dirait Martine Grenier. J’ai toujours détesté les shows en plein air, et Dieu sait que j’en ai fait quelques-uns ; tu as deux solutions en production dans ces cas-là : l’assurance weather day, ou le croisement de doigt. L’assurance weather day, ou assurance-intempérie, coûte une douce fortune, donc peu de prods y recourent. En prime, tu ne peux pas la dealer la veille pour le lendemain, faut pas prendre les assureurs pour des foldingues. Donc il ne te reste que le croisement de doigts et, en termes d’anxiolytique, on fait mieux. « Jacky, appelle la météo ! »

— J’appelle celle de l’aéroport, c’est le plus sûr. »

Dix minutes plus tard, j’ai le retour : « Ils disent qu’il pleuvra à 23 heures 02. »

L’émission devait se terminer à 23 heures…

« Comment ça 23 heures 02, comment ils peuvent dire ça, être aussi précis !?

— Je te répète ce qu’ils m’ont dit. »

Je vais passer toute la journée sous un ciel bas et lourd, comme disait le poète, puis toute l’émission, que je suivrais du coin de l’œil, le nez en l’air. A 22 heures 55, l’affaire est bouclée, on envoie le générique de fin sous les applaudissements de la foule, et à 23 heures 02, on va dire que j’exagère mais je vous assure que c’est vrai, il se met à pleuvoir. Tu le crois ça !?

Jana 2 Vlćková (qui a relu toutes ces lignes) me rappelle une anecdote qui survient dans l’après-midi du Jour J, où là, fait exceptionnel que j’avais oublié, le Pont Charles se voit carrément fermé au public ; en effet, compte tenu du matériel technique installé, projos, câblages multiples, il devenait dangereux que des non-professionnels circulent sur le pont. La mairie de Prague avait donc finalement accepté une totale journée de fermeture. Ce jour J là, en bout de pont, des barrières vont interdire son accès. Survient, de l’autre côté des barrières, un monsieur, tchèque, qui veut absolument passer. Face au barrage, il s’énerve très vite, devient rubicond, menaçant de frôler l’apoplexie, et se met à hurler sur nos techniciens français. Qui ne comprennent rien bien sûr à ce qu’il aboie. Jana 2 est appelé au secours. Elle écoute l’homme avant qu’il ne tombe par terre d’une crise cardiaque. Ce gars-là est en fait photographe et il a attendu toute l’année, oui toute l’année, pour faire une seule photo, une seule mais très particulière : le Pont Charles dans la lumière du solstice d’été, le 21 juin… Fort de son rêve mais avec un certain manque de chance, il se pointe au pont, et toc, s’écrase dans les barrières. Jana va expliquer le désespoir du gars à nos techniciens, et ceux-ci, pris d’empathie, finiront par le laisser passer afin que le rêve du gars ne tourne pas au cauchemar.

On se souvient du conflit qui a opposé le fameux chef-électricien hyper syndiqué à Jacky Le Yannou le jour des répétitions. Jacky est un personnage adorable, mais c’est un breton et nous Français, on le sait, il ne faut pas emmerder les bretons. Quelques heures avant le direct, Jacky prend son interprète Jana 1 sous le bras et descend sous le pont, là où sont tankés les groupes électrogènes. Et le chef-électro. D’une voix de stentor breton, Jacky lui crie : « Écoute-moi toi, si ça tombe en panne durant le direct, c’est bien simple, je te tue ! » Puis, se retournant vers Jana 1 : « Tu lui traduis les choses, mais pas d’approximation, tu lui traduis EXACTEMENT ce que je viens de dire. » Et Jana, probablement un rien gênée aux entournures, de s’exécuter. Il convient ici de rappeler que Jacky est un celte du genre grand, carré, baraqué, avec sa moustache, c’est bien simple, il m’a toujours fait penser au forgeron de Petibonum, Cétautomatix, celui qui massacre les romains à coups de massue. C’est une question de casting, c’eut été moi, avec mes 70 kilos tout nu, un physique à la Michel Blanc, le type n’en aurait eu cure ; mais une promesse faite par un Cétautomatix…

On n’a jamais eu la traduction de la traduction faite par Jana, mais une chose est sûre, on a eu du courant toute la soirée.

Mais dès le début du programme, on avait quand même eu chaud aux fesses. Les deux présidents Tonton et Václav Havel, devaient ouvrir le ban. On est à deux heures avant la prise d’antenne, Václav est encore dans son château, under control, tout va bien de son côté. Mais Christian Dupavillon, bras séculier comme dit précédemment de Jack Lang, est avec nous sur le terrain et, présentement, il parle au téléphone avec le Ministère de la Culture à Paris depuis le car régie. Quand il raccroche, il masque. « On a un problème… 

— Vas-y Christian, on est chaud là, niveau problèmes.

— On a perdu le Président.

— Comment ça, Mitterrand ?

— On sait pas où il est, il avait un sommet franco-africain à la Baule, il devait en sortir pour sauter dans l’avion qui le rapatrie à Villacoublay, de là course-poursuite jusqu’au Ministère de la Culture d’où il doit faire son duplex. Sauf que, je sais pas, la conférence a pris du retard, probablement s’apprête-t-il à en sortir, mais en tout cas il n’est pas encore dans l’avion. »

Sommet franco africain, La Baule, 1990.

Béatrice et Renaud attrapent le conducteur où, séquence après séquence, est transcrit tout le déroulement de l’émission.

— Écoute, dit Béa à Renaud, à la guerre comme à la guerre, si pas là, on envoie le top à l’heure dite et on prendra Mitterrand quand il arrive.

— En clair on improvise, dit Renaud.

— En clair, oui. »

On en est à se prendre le chou avec le conducteur quand Jean-Paul Fouché sort du car en gueulant : « C’est quoi ce bordel ! ».

Je le suis dehors alors qu’il gagne l’arrière du camion pour observer un écran de retour. « Regarde ce que les transmissions satellite nous envoient ! »

Sur l’écran, un match de foot, Milan/Berlin. Jean-Paul hurle dans le micro d’ordres : « Mais c’est quoi ce match de foot, j’attends une liaison du Ministère de la Culture ! Comment ça à Paris !? Mais putain oui, à Paris, pas à Tombouctou ! »

Une heure plus tard, Mitterrand est en vol entre la Baule et Villacoublay où les motards font chauffer leur moteur, et on ne connaîtra jamais le score Milan/Berlin car la liaison satellite avec le ministère est rétablie.

Renaud Le Van Kim est, comme son nom l’indique, d’une famille d’origine vietnamienne, en conséquence, il est quand même un peu bridé des yeux et a une peau mate, à dominante sérieusement asiatique. Cinq minutes avant la prise d’antenne, je le surprend assis sur l’escalier du car, replié sur lui-même, et blanc de visage, pour une fois. Le trac avant d’entrer en scène.

« Ça va Renaud ?

— Tu me reposes la question après, si tu veux bien. »

Finalement tout a bien décollé, Václav Havel était là à l’heure, aux côtés de Paul Amar en charge de la présentation, et Mitterrand, un rien raide, fatigué de sa cavalcade du jour, est en place pour le duplex depuis le ministère rue de Valois.

« Ah non ! dit Béatrice quand lui arrive les images de Paris, mais c’est blafard ! » Elle est en effet plus que déçue car la veille elle a pris la précaution d’appeler Serge Moatti, le réalisateur qui va filmer Mitterrand rue de Valois, pour l’informer que l’ambiance sur le Pont Charles va être douce, ambrée, bougies aidant, et qu’il conviendrait de faire quelque chose de similaire pour la lumière côté ministère. Moatti a-t-il oublié où, dans la frénésie d’avoir une vedette qui menace de ne pas être là à l’heure, n’a-t-il rien pu faire de mieux, toujours est-il qu’on nous envoie, via satellite, un Mitterrand éclairé plein pot avec, en fond, un paquet de gens dont on ne sait pas très bien ce qu’ils foutent, dont un Jack Lang assis de travers sur un flight case. Contente la Béatrice.

Cette réserve étant faite, Je vous laisse avec les Présidents car ce qu’ils se disent ce soir-là par-dessus les frontières a son importance, notamment avec le recul, trente ans plus tard, quand j’écris ces lignes, à l’heure où l’Ukraine combat pour sa liberté.

Mon métier m’a appris à être un aficionado de ce que les Anglais appellent « behind the scène » et que nous appelons, en bon Français bien sûr, « Making of ». Déformation professionnelle, je ne peux guère voir un truc à la télé sans cogiter à ce qui se passe au-delà de l’écran, au-delà des caméras, c’est-à-dire en coulisses. Là, par exemple, Mitterrand fait une conclusion, élégante, humaniste à son entretien avec Havel, puis Paul Amar conclut en envoyant la séquence suivante. Au réel, behind the scène, c’est pas tout à fait comme ça : Tonton et Havel viennent de faire plus d’un quart d’heure et on est en début de programme avec, pour suivre, un conducteur minuté. Béatrice Soulé, debout derrière Renaud assis aux manettes, regarde sa montre, puis mettant sa main sur l’épaule de Renaud, lui intime : « Dis à Paul dans l’oreillette qu’il faut désormais écourter le dialogue. »

Et Renaud, appuyant sur le bouton d’ordre, transmet le message à Paul Amar. La seconde suivante, on voit Paul accuser réception de la consigne d’un infime coup de menton. Mitterrand en arrive à « … les audacieux qui ont payé longtemps le prix de leur liberté d’aujourd’hui. » Ça ressemble à une conclusion, parfait, Paul Amar en profite pour clore ce dialogue par-dessus les frontières. Sauf qu’on voit sur l’écran de retour que Mitterrand fait signe, en tournant le doigt, qu’il souhaite encore parler. Béatrice perçoit l’intention du Président mais se dit que si on lui rend la parole, c’est reparti pour 10 minutes. « Renaud, on enchaîne : musique ! »

Un peu plus tard, in petto, Béatrice se dira : « Mais quel culot, je viens carrément de couper le Président de la République ! « . En même temps, elle reste à ce jour encore sidérée que, à ses côtés, ni Dominique Fournier, responsable du programme pour France 3, ni Christian Dupavillon, qui occupait un poste important au Ministère de la Culture — ministère dépendant juste un peu quand même du Président de la République —, n’aient moufté quand elle coupe ainsi la chique à Tonton.

Moi je pense qu’il se sont dit, à raison : « Là, on est comme sur un bateau, le seul maître à bord, c’est le capitaine. » Il est vrai qu’ici c’était « une capitaine », mais ça ne change en rien la primauté des ordres.

L’émission « L’Été de Prague » a duré 2 heures 15, sans incidents majeurs, que je serais de toute façon bien infoutu de vous raconter eu égard au fait qu’un dir’ prod comme moi, en cours de direct, abandonne l’artistique au réalisateur et à la productrice, et est plutôt en vigilance sur toutes les merdioles techniques qui peuvent survenir, d’autant que ce soir-là, le nez en l’air, je mettais à profit mes pouvoirs de super-héros pour maintenir la pluie dans les nuages. Aussi vais-je vous offrir des extraits de l’émission, ceux-ci s’avérant bien plus parlant que le récit que j’en pourrais faire, quel que soit le talent de conteur qui m’est reconnu, n’est-ce-pas.

On commence par un clip qui évoque, en accéléré, le panel artistique de la soirée, à parité entre artistes français, tchèques et slovaques.

Désolé pour le générique de fin qui couvre en partie « La Prière pour Marta », chantée par Marta Kubišová, hymne à la résistance contre l’occupation soviétique. (Et un grand merci au monteur Hugo de Lipowski qui a réalisé – bien mieux que j’aurais pu le faire – ces morceaux choisis.)

Sujet Radost

Radost est une agence photo fondées par des étudiants des Beaux-Arts. Durant la Révolution de velours, Radost a court-circuité le discours des médias officiels en informant la nation de ce qui se passait vraiment à Prague.

Sujet Radost, réalisation Eric Millot

 Sujet Joska  Skalník, Jazz Cession

En préambule du sujet, on retrouve Didier Lockwood accompagnant un vieux violoniste tchèque, musicien qui, comme beaucoup d’autres, enjolive la balade sur le Pont Charles. Joska Skalník, membre de la Jazz Cession, est un graphiste barbu qui enchaîne les prisons : d’abord celle d’Etat, cellule 303, puis une autre bien plus dorée, d’Etat aussi, où il est incarcéré volontaire.

Sujet Joska Skalnik, réalisation Béatrice Soulé

 

Sujet Půlnoc

Půlnoc est issu d’un premier groupe, Plastic People, et ses musiciens illustrent bien la répression politique qui s’est abattue sur le rock tchécoslovaque dans les années 70. Musique décadente, forcément décadente, aux yeux des autorités, les compositions de Půlnoc empruntent au « Heavy Métal » allemand, avec des guitares saturées, rugueuses, et du vocal guttural. Comme dit un des membres du groupe : « La prison, ça n’a pas été trop dur, ça fait aussi partie du rock’n roll. » Et si vous voulez voir des images du jeune comédien Vaclav Havel, vous les avez dans le sujet.

 Sujet Půlnoc, réalisation Bruno Le Jean

Sujet Marta Kubišová

Le sujet Marta Kubišová est particulièrement émouvant car, sur un prétexte à grosses ficelles comme seules savent les faire les dictatures n’ayant pas peur du ridicule, le régime tchécoslovaque communiste a juste flingué la vie de cette femme. Aussi, et comme vous l’avez vu en fin des « Morceaux choisis », quand Marta Kubišová entonne « La Prière pour Marta » afin de clôturer notre Été de Prague, il devait y avoir pas mal de larmes aux yeux dans la foule.

Sujet Marta Kubišová, réalisation Patrick Volson. En voix de doublage, on reconnaît celle de Béatrice Soulé pour ce qui est de Marta Kubišová, et celle de notre regretté Timothy Miller pour les questions.

L’antenne rendue, à 22 heures 59, les équipes techniques s’attaquent au repliement du matériel, sous la pluie, tandis que l’équipe de captation, Renaud, Béatrice et Fredo en tête, rejoint le resto que l’on a réservé pour la fête de fin de tournage. En ce qui me concerne, je dois remonter au bureau pour viser une ribambelle de factures et procéder aux paiements adéquats. Quand je redescends une heure plus tard et rejoins la fiesta caméra en bandoulière (après le climax d’un direct, je sais que les gens se lâchent et qu’il y a toujours quelques scènes à immortaliser), j’ai du mal à entrer. Dans ce restaurant qui, en temps ordinaire, affiche complet avec cinquante clients, il y a bien deux cents personnes, dont cinquante dehors qui préfèrent y boire leur coup et/ou y fumer une cigarette, histoire de ne pas en rajouter dans une salle déjà envahie d’un smog de tabac.

Jouant des coudes en saluant un complice tous les mètres, je parviens jusqu’au bar où l’on me demande ce que je bois. En tchèque, mais il y des situations où tu n’as guère besoin d’interprète. Je prends la même chose que tous les autres, une vodka. Le barman attrape un verre à bière, y propulse trois glaçons, et le remplit à ras bord. « Ah oui quand même » me dis-je, en jetant un œil inquiet sur cette bière transparente, puis sans doute ai-je poursuivi in petto : « On ne vit qu’une fois ».

Et, moi qui ne bois jamais, j’ai eu tort. Sûrement pas au premier demi de vodka, mais à celui où j’avais omis de compter les précédents.

À un moment, je rejoins le paquet de gens dehors fumant, au mieux, des cigarettes, et je tombe sur Martin Brisac, patron d’Europe 2. Il a, comme moi, son verre de « bière » en main et, comme moi, est heureux de vivre. Moi qui d’ordinaire suis du genre inhibé quand il s’agit de me vendre moi-même, voilà t’y pas que je m’entends lui vanter mon premier roman, La Grande Boulange, qui va prochainement être édité aux Presses de la Renaissance (cf. Histoire à vous couper l’envie d’être pauvre). Je dois être vachement convaincant, ou alors est-il trop bourré, toujours est-il qu’il me dit : « Tu veux un parrainage Europe 2 à la sortie du bouquin ? »

— Bah je veux mon neveu !

— Alors c’est fait, tu m’appelles en rentrant à Paris. »

Et voilà comment j’ai eu une trentaine de messages vantant mon œuvre sur son antenne. En voici un pour illustration.

Le vendeur de journaux : Jean-Jacques Péroni. ; la voix d’antenne : Yann Arribard

Alors que je suis revenu m’accouder au bar dans un état proche de l’Ohio sans être toutefois encore parvenu à destination, et que je suis en train d’observer Julien Clerc et Jean-Louis Aubert, bien allumés tous les deux, embrassant dans le cou nos assistantes, un cadreur m’accroche le bras et me dit : « Amène ta caméra, y a Václav Havel, pétard en main, qui est en train de chanter Everybody’s smoking marijuana.

— Allons bon, où ça ?

— Là-bas, caché par la foule. »

J’allume la caméra et rejoue des coudes pour traverser un attroupement vocalisant, aussi aviné qu’enfumé, et je me retrouve pile poil face à Václav Havel, assis sur une malheureuse caisse en bois, de celles où l’on transporte les bouteilles ; Havel a effectivement un tarpé en main, et il est en train de chanter la chanson de David Peel, accompagné par le tchéco-barbu Jim Čert (en Français « Jim le Diable ») qui, accordéon en main, mène la danse.

Là, c’est une photo trouvée sur le net, et c’est une cigarette.

Je cadre le président de la république, sans vergogne vu qu’elle a fondu comme glaçon dans vodka, et je commence à filmer. Havel lève les yeux, me découvre caméra en main, et, du geste sans équivoque de deux doigts en ciseaux, me fait signe d’arrêter. Ce que je fais immédiatement. On était encore bien loin des délations merdiques que nous font vivre aujourd’hui les Réseaux Sociaux (pourquoi mets-je une majuscule à ces horreurs qui ne les méritent pas ?), mais je le comprends, le Président, et je ne veux aucunement participer à une quelconque contre-révolution.

À peine ai-je abaissé la caméra qu’une main m’agrippe par le colbac et me tire fermement en arrière, m’épargnant de refranchir l’attroupement. Le proprio de la main fait une tête de plus que moi et est aussi large que haut. Cheveux gominés maintenus par un catogan, il fait bien dans les cent-trente kilos, et je l’identifie sans marge d’erreur comme un membre de la « protection rapprochée ».

« Give me your camera » me dit-il sans vraiment sourire.

Pas question le mec, comment je continue ce reportage dont j’aurais besoin trente ans plus tard pour illustrer les présentes lignes ? Je commence à lui expliquer que je suis dir’ prod’ de l’équipe française, que cette soirée s’est fait sous l’égide, grâce à son Président, que je suis un neveu de François Mitterrand, notre Tonton national, et que bien loin de moi l’idée de causer du tort à qui que ce soit. Tout ça dans un Anglais que, vodka aidant, je ne comprends pas moi-même.

Il tapote de son gros doigt la caméra.

« Ok, so, give me the tape ! »

Je devais avoir une bonne tête, ou alors il était aussi allumé que moi, ce bodyguard, toujours est-il que j’ai réussi à l’apitoyer et qu’il m’a tout laissé, caméra et cassette.

Honnêtement, je n’ai pas eu besoin de rentrer à l’hôtel. Consciemment s’entend. Quelqu’un, qui ? je sais pas, a dû me charger dans une Tatra (sûrement pas Renaud Le Van Kim ou Jean-Louis Aubert qui se sont réveillés le lendemain, l’un à côté de l’autre, dans une poubelle), et me traîner jusqu’à ma chambre du Hilton… Hilton toujours où, dans la nuit, Béatrice Soulé ramassera, c’est le mot, une de nos assistantes, Julie Martinovic (devenue depuis une grande chef-monteuse), carrément endormie sur le trottoir devant l’hôtel. Bref, une troisième mitan que ne saurait renier renier une équipe de rugby.

Je me suis donc réveillé le lendemain dans mon lit, étrangement clair. Je me suis bien promis de vérifier — en fait je ne l’ai jamais fait —  mais il semblerait que la vodka ne laisse pas de traces au réveil — dans la tronche, côté foie je parierai pas —, sans doute est-ce dû au côté végan de sa fabrication, céréales et pommes de terre.

J’étais bien content en me brossant les dents le lendemain, j’avais un scoop, certes court mais pesant son poids de cacahuètes, pour mes futures mémoires. Et vous ne le verrez pas, comme bien d’autres choses que j’avais filmées. Pour partir à Prague, j’avais acheté une caméra VHS-C plus que bas de gamme, qui enregistrait, oui, mais qui ne faisait pas lecteur. Ce n’est qu’en rentrant à Paris que, fort d’un magnétoscope, j’ai pu relire ce que j’avais fait. Il n’y avait rien sur les bandes ! rien que de la neige, soit des petits points frétillants sur un fond gris. « Ah les salauds ! ai-je dit, retrouvant la paranoïa qui m’avait quitté en atterrissant à Roissy. Les salauds, ils sont venus dans ma chambre, avec un aimant, ils l’ont passé sur mes cassettes, ont tout effacé. Merde et remerde ! Une seule avait échappé aux services secrets, celle dont sont tirées les images de préproduction que vous avez pu voir dans ce chapitre.

Mon complotisme déclinant un peu plus tard, j’ai testé la caméra avec une cassette neuve. Neige again. Partout. En fait, j’ai dû très vite accepter l’évidence : il n’y avait pas de complot, la terre n’était pas plate, ma fucking caméra était juste tombée en panne au-delà de la première cassette que j’avais faite. J’étais tellement déçu de sortir ainsi de mon film d’espionnage, que j’ai benné cette merde sans même la faire réparer.

Voilà ce qu’on peut dire, en résumé, de cette prod de Prague, de cet Été de Prague qui nous a laissé à tous un souvenir ineffaçable, ce type d’émotion que l’on ressent quand nos petites histoires croisent, l’espace d’un instant, l’Histoire avec un H majuscule. Béatrice Soulé avait raison, et je continue, trente plus tard, à bénir son discours initial : « Rejoins-nous à Prague, plus tard, tu nous remercieras. »

L’Aveu

J’ai failli appeler ce paragraphe « Mea Culpa », ce qui aurait été plus cohérent avec ce que je vais y raconter, mais je n’ai pas pu résister à l’envie d’évoquer le film L’Aveu de Costa Gavras, dont le récit colle parfaitement avec tout ce qui vient d’être dit sur Prague et sa Révolution de velours. L’Aveu relate en effet le « Procès de Prague » avec lequel le pouvoir tchécoslovaque, en 1952, élimine des cadres du Parti communiste tchécoslovaque présentés de façon mensongère comme des opposants au régime de la République socialiste tchécoslovaque, et ce dans la droite ligne des purges staliniennes des années 30. La dramaturgie du film y retient Arthur London comme personnage principal (car adapté du roman éponyme de London), interprété à l’écran par un Yves Montand dont on peut dire qu’il est exceptionnel dans le rôle. Il faut voir, ou revoir, ce qui est un vrai chef-d’œuvre, et qui fut à l’origine d’une énorme polémique lors de sa sortie en 1970.

Donc L’Aveu, le mien. On se souviendra qu’en début de chapitre j’ai évoqué une jeune femme qui allait me foutre le nez dans mon caca. Mon caca, comme il apparaît entre les lignes de ce chapitre, résidait dans mon comportement quasi colonialiste, à moi mais aussi à une bonne partie de l’équipe de production, qui, débarquant de son confort occidental, vient juger, un peu rapidement, un pays désormais pauvre. Cette femme, les plus malins d’entre vous l’auront deviné, avait eu le temps de me jauger, vu qu’on avait travaillé ensemble durant trois semaines. Il s’agit bien sûr de Jana Vlćková, soit la Jana 2 du récit. Elle m’aimait bien Jana, tout comme j’appréciais son attitude, réservée, discrète, prenant à cœur son boulot, à tel point que, d’interprète, elle était carrément devenue mon assistante. Elle m’aimait bien, je crois, car mon charme bien connu, n’est-ce-pas, basé sur une certaine philosophie de la vie s’exprimant régulièrement par le biais de l’humour, avait agi sur elle. Mais bon, cela ne l’empêchait pas d’avoir son sentiment sur mon côté radical, sur mes critiques de « sa société », ignorant en cela qu’en France, j’avais la même dent dure. Mais c’est aussi ça l’humour. Je vais une fois de plus amener une citation de mon camarade Pierre Desproges, réflexion que j’ai d’ailleurs rapportée quelque part dans ce webroman, mais quand c’est pédagogique, on peut se répéter. A une apparemment groupie qui reprochait toutefois à Desproges de toujours dire du mal des gens, d’être négatif, Pierre avait répondu : « Mais Madame, si je suis positif, si je dis du bien de tout le monde, je ne suis pas drôle. » C’est le prix de l’humour.

Comment ça s’est passé… ? Au lendemain de l’émission L’Été de Prague, j’étais encore resté 24 heures pour régler les mille et un détails qui se doivent d’être bouclés après une production, et nous étions, Jana et moi une fois de plus, dans ma chambre 1903. De mémoire, je pense que c’est moi qui aie engagé la conversation sur ce thème, sans doute avais-je surpris certains regards, étonnés, choqués de Jana lors de x moments de la production. J’ai engagé l’interview, si l’on peut dire, car il ne fallait pas attendre de la réservée Jana qu’elle le fasse.

« Une question Jana, comment as-tu vécu cette aventure ?

— Comment ça ? dit-elle, en relevant la tête de son cahier d’écolier où elle prenait ses notes. Très bien poursuit-elle, c’était surprenant, très speed, très… comment dire…

— Adrénaline ?

— C’est ça, un peu stressant, même pas mal par moment, mais en même temps rigolo, passionnant.

— Et notre équipe de prod ?

— Oh, super sympa, et professionnelle. En même temps… »

Et elle se bloque. Comme c’est la suite qui m’intéresse, je la relance.

« En même temps ?

— Comment dire… reprend-t-elle en rougissant, ce qui sur sa peau opaline de blonde se repère immédiatement, vous avez eu une attitude… un peu…

— Mais vas-y, vas-y. »

Elle repousse ses cheveux derrière lesquels souvent elle se cache, relève les yeux, me regarde : « Un peu blessante, pour les Tchèques.

— Blessante ?

— Oui dit-elle en recollant son regard à son cahier d’écolier, vous êtes arrivés avec plein d’idées préconçues…

— Hum…

— Vous avez débarqué avec votre puissance occidentale, votre puissance d’argent… dans un pays démuni, enthousiaste oui, mais qui se heurte à la complexité d’une histoire à reconstruire. Je n’y étais pas, mais je pense que les Vietnamiens, quand ils ont vu débarquer l’armada américaine, gendarme du monde, ont dû avoir le même sentiment, paradoxal, à savoir l’espoir d’un potentiel salut, mais en même temps l’intuition que, peut-être, leur destin pouvait leur échapper.

— Ah oui quand même… Tu nous perçois comme des colons en quelque sorte.

— Non, j’ai pas dit ça mais… Par exemple, quand Irena te dit qu’ici la police n’est pas là pour aider les gens, tu as rigolé, et ça c’était blessant.

— Hum hum, y a un mot pour ça en français, c’est « suffisant ».

— L’orgueil quoi.

— Oui, un peu comme cette suffisance des touristes français qui, dès qu’ils sortent de chez eux, vont dire que dans leur pays de villégiature, rien ne marche, tandis que chez eux… Alors qu’en fait chez eux, ils sont les premiers à se plaindre de la même chose, rien ne marche.

— Peut-être, je ne sais pas, mais attends, tu as été correct, avec tous nos interlocuteurs, mais souvent…

— Suffisant.

— Oui, c’est ça. »

Dans le silence qui a suivi, je me suis remémoré en accéléré mon comportement des trois dernières semaines, mon humour à l’emporte pièce qu’elle avait en charge de traduire, probablement en l’édulcorant, pour soustraire ce qui pouvait être blessant. Elle avait protégé l’image que je projetais de moi-même.

« Je pense… ai-je repris, je pense que tu as raison. En même temps, nous avons dû avancer à marche forcée, car il n’était pas question qu’on plante cette production, non pas pour des raisons artistiques, ce n’était qu’une émission de variétés de plus, mais pour des raisons souterraines de géopolitique… Écoute, ça ne réparera pas, mais quand même, pour tous ces Tchécoslovaques que j’ai pu choquer, blesser, et pour toi-même qui a ressenti cette suffisance, je te prie d’accepter mes excuses.

— C’est gentil… sourit Jana.

— C’est la moindre des choses, d’autant que j’ai beaucoup appris en trois semaines, et ta réflexion du jour en est le point d’orgue.

— Point d’orgue ?

— Cerise sur le gâteau si tu préfères. »

Un froncement de ses sourcils m’indique que ce n’est guère plus clair.

— La cerise sur le gâteau, en Français, c’est une expression aujourd’hui plutôt péjorative, mais à l’origine, c’était le contraire. Ton regard, sensible sur mon comportement, parachève pour moi ce moment de vie, ces moments où on apprend des choses sur les autres, et accessoirement sur soi-même. Quand tu as fait un beau gâteau, et que tu sens qu’il manque quelque chose pour qu’il soit parfait, au dernier moment tu rajoutes une cerise dessus. La cerise sur le gâteau.

— J’ai appris quelque chose.

— Oui, moi aussi j’ai appris plein de choses. »

 

Le lendemain, avec Béatrice, on a failli rater l’avion, vu qu’on était parfaitement étanche aux haut-parleurs de l’aéroport répétant inlassablement en tchèque et en anglais : « Mrs Béatrice Soulé and Mr. Jean-Pierre Moreau are urgently awaited at boarding gate 22. » Quand une hôtesse de l’air s’est matérialisée devant les fauteuils où l’on tchatchait tranquille, on a compris qu’on allait se faire engueuler. Elle nous a fait courir sur le tarmac où le chef de cabine, à qui il manquait deux passagers, masquait sévère en haut de son escalier menant au Tupolev.

Coming next : 1991 – Mai, comment je m’appelle ?

1990 – Juin, L’Été de Prague (1/2)

Prague, le Pont Charles

On est début juin 1990, il est dans les 23 heures, et je somnole sur le canapé de mon appart de la rue de la Croix-Nivert, Paris 15e. Face à moi, une télé où s’agite une quelconque merdouille de programme, d’où la somnolence. Le téléphone sonne. J’attrape le combiné (fixe… les plus jeunes ne nous croient pas mais, je confirme, les téléphones de l’époque étaient reliés au monde par un câble) et je me prends un Renaud Le Van Kim, enjoué, au bout du fil.

Renaud Le Van Kim, 1990

A l’époque, je connaissais déjà bien Renaud — j’avais été dir’ prod’ sur différentes productions où il était réalisateur —  mais pas encore assez pour m’inquiéter de son ton « enjoué ». J’ai appris par la suite que ledit ton accompagnait toujours une ambition de convaincre. Il était donc, ce soir-là, en mode « Intime conviction ».

« Jean-Pierre, je te réveille pas ?

— Euh, non.

— Écoute, on est à Prague, avec Béatrice, et c’est génialissime ! Tu sais, on prépare la Fête de la Musique, qui va être en direct de Prague, à la fois sur France 3 et la télévision tchèque. La ville est magnifique, un bijou, et on sera au cœur même de l’écrin, en live, sur le Pont Charles, un endroit sublime, très touristique, leur Tour Eiffel à eux, mais à plat…

—  Un peu comme un pont en somme.

—  C’est ça. Rejoins-nous, tu vas t’éclater ! Je t’ai pris un billet d’avion, un coursier va t’amener ça demain matin, l’avion est à 16 heures.

— Demain !?

— Bah oui demain. Je te passe Béatrice. »

En clair, Renaud vient de faire le baratin service minimum, et il botte en touche vers Béatrice Soulé, productrice déléguée et conceptrice de l’événement. J’imagine d’ici Béa dans sa gestuelle habituelle, soit la main ramenant ses cheveux derrière l’oreille droite, pour se la dégager et poser le combiné dessus.

Béatrice Soulé, 1990

« Jean-Pierre, Renaud a raison, tu rates si tu ne nous rejoins pas, ça va être une expérience étonnante ! »

Et elle me ressert, en version longue, la tirade de son réalisateur préféré, car en tchatche-mode-conviction, elle aussi sait être costaude. Je l’interromps :

« Mais Béa, vous avez Pascal avec vous, vous n’avez pas besoin de…

— Pascal doit rentrer sur Paris… et il ne pourra pas revenir. Donc, on a besoin de toi. Mais, plus tard, tu vas nous remercier ! »

J’ai senti, dans le temps de silence entre « Paris » et « il ne pourra pas revenir », un infime écho d’inquiétude. J’apprendrai par la suite que le Pascal en question — Pascal Roger dir’ prod’ lui aussi et fils de Patrice Roger, patron de PRV, la société productrice de l’événement pragois — s’enfuyait en courant de Tchécoslovaquie. S’enfuyait-il devant la complexité de la tâche, s’était-il brassé avec mes camarades, ceux-ci méprisant ses injonctions d’économies budgétaires, va savoir ? Bref, cinq minutes après je raccroche, sans avoir su, ou pu, dire non. On n’abandonne pas les camarades au front.

Flatté le mec

Quand je rejoins Caroline bouquinant dans le lit et qui s’inquiète de ce coup de fil tardif, je la mets au jus.

« Mais tu ne voulais pas faire Prague…

— Certes, mais là, je sens qu’il y a urgence, ils ont besoin de moi.

— Flatté le mec. »

Elle avait raison Caro, on m’avait caressé dans le sens du poil, et ça, ça vous ébouriffe l’ego. Il est vrai que, deux mois plus tôt, j’avais déclaré forfait sur cette prod de Prague, sentant venir la galère à pleine rame. Les deux-là, Béa et Renaud, m’avaient explosé de stress sur des aventures précédentes et je m’étais bien promis d’être plus circonspect face à leurs projets genre : « Viens, on saute sur Kolwesi. Un parachute ? Mais pourquoi faire, on va pas s’encombrer. »

Dans le contingent que nous formions à l’époque — commando un peu casse-cou, genre Mission impossible, c’est-à-dire intervenant du jour au lendemain sur des théâtres d’opérations minées —, on ne peut pas ne pas citer deux officiers de premier plan, affectés généralement à l’artillerie (comprendre « la programmation artistique ») :

Frédéric Vinet

Frédéric Vinet et Martine Grenier. Frédéric, surnommé sans originalité aucune « Fredo » — on l’évoque dans d’autres chapitres de ce webroman —, avait le talent de résoudre ces situations paroxystiques que le beau métier du showbiz nous fait souvent vivre, avec des artistes, ou pire avec leurs agents.

Martine, quant à elle, était en charge de « faire les coins », à savoir régler les mille et un détails d’intendance sur lesquels, Béatrice, générale en chef, n’avait guère le temps de se pencher. Ajoutons à cela que notre Martine était la grande spécialiste d’une expression qu’elle affectionnait dès qu’une info l’étonnait (surtout lorsqu’il s’agissait d’une coucherie entre une carpe et un lapin) : « Mais c’est pas possible… !! », qu’elle émettait en roulant des yeux.

Martine Grenier, en opération aux côtés de la Générale en chef.

Les gens qui ne connaissent rien à l’univers audiovisuel, cinéma ou télé, me demandent souvent : « Mais c’est quoi un directeur de production ?

— Mais la réponse est contenue dans la question, c’est quelqu’un qui dirige la prod.

— Et, concrètement, ça consiste en quoi ?

— Et bien tu prépares la prod, en termes d’équipe, de technique, de budget, en faisant en sorte de ne pas te tromper dans ces différents exercices, notamment en termes de finances vu que c’est toi qui va devoir faire en sorte que tout rentre dans les cases du beau tableau Excel que tu as préparé en amont. Évidemment, sur le terrain, tout explose, et c’est là, où t’arrachant les cheveux, tu t’escrimes à constamment compenser ce que tu perds d’un côté par ce que tu gagnes (pas) de l’autre. Pourquoi suis-je chauve aujourd’hui d’après vous ?

Dix minutes plus tard, je suis en train de me brosser les dents quand le téléphone resonne. C’est Patrice Roger, le patron.

« Tu as eu Béatrice ?

Patrice Roger

— Euh oui.

— Parfait, tu peux passer demain matin au bureau, je te filerai ton billet d’avion.

— Mais je croyais qu’un coursier…

— J’ai en fait autre chose à te donner, et tu comprendras que je ne peux pas le refiler à un coursier. »

Et de fait, quand le lendemain Patrice me tend une grosse enveloppe kraft avec mon billet d’avion, je comprends qu’il ne pouvait guère la confier à un coursier. Dedans, en petites et grosses coupures, 400 000 francs (61 000 €).

« Pascal a laissé à Prague une carte bancaire société pour les grosses sommes, précise le Patrice, mais pour les petites, c’est une autre affaire… Après 40 ans de communisme, et juste six mois de démocratie, c’est le bazar là-bas, ils font des factures quand i’ se brûlent, donc on est contraint d’en faire un max en cash.

— Et si je me fais choper avec ça sur moi ?

— Faudrait mieux éviter. »

Ça commençait bien.

J’étais pas fier à l’embarquement de Roissy. J’avais failli mettre tout le pognon dans la valise en soute mais, au dernier moment, j’avais jugé préférable (?) de tout porter sur moi, histoire d’être bien en sueur à la douane, version Midnight express. Le fric me faisait de grosses poches, un peu partout. Mais en 1990 le plan Vigie Pirate en était à ses débuts, avec des portiques balbutiants, et on ne vous foutait pas encore en slip au contrôle sécurité. Donc je suis monté dans l’avion sans problème. Restait à ce que le zinc arrive à bon port, chose dont j’ai douté un brin durant le voyage. Économie de prod ou cavalcade dans le choix de la compagnie, on m’avait pris un billet sur la Czech Airlines (Czech = Tchèque), et je me retrouvais donc sur un Tupolev. Comme dit Coluche dans son sketch L’auto-stoppeur : « T’entends bien le moteur ». Zinc mal insonorisé par ses constructeurs russes, j’ai passé le vol à attendre que l’un des réacteurs tombe en panne, pourquoi pas les deux. Mais non, deux heures plus tard, mon pactole et moi nous nous posions à Prague-Ruzyně.

Jacky Le Yannou

C’est Jacky Le Yannou, notre régisseur général, évidemment breton, qui me récupère après la douane, que je passe sans angoisse, je n’imagine pas en effet que les Tchèques, dans leur situation instable post-révolution de velours, vont emmerder un touriste débarquant avec un tel pacson de devises.

Jacky me fait monter à l’arrière d’une limousine noire, au volant, en bras de chemise, un gros costaud, moustachu.

« Ils sont marrants leur taxi ici.

— C’est pas un tax’, précise Jacky, c’est un VTC, leurs chauffeurs sont un peu au chomdu depuis la Révolution de velours. Avant, ils conduisaient des apparatchicks, des membres de la nomenklatura, mais depuis la présidence de Václav Havel, ils se font petits, d’autant que la plupart étaient informateurs du StB, les services secrets, quand ils n’en étaient pas carrément membres.

— On est piloté par un ex-barbouze en clair…

— Oui, en revanche, leurs bagnoles, des Tatra, avec leurs 8 cylindres en ligne, t’embarquent leurs deux tonnes jusqu’à 200 à l’heure.

— Reste à savoir comment ils les arrêtent, les deux tonnes.

— Certes, mais comme ce sont des ex-voitures officielles, tout le monde en a la trouille, ils doublent tout, brûlent les feux rouges, z’ont même une sirène si embouteillages, bref, tu traverses Prague en un quart d’heure. Le pire, c’est que c’est moins cher que le tax’, on leur file 400 balles/jour (80 €), et ils sont aux ordres pour la journée. On en a dealé quelques-unes pour notre mois de prod.

— Ok… »

Tatra des années 90

Quand notre Tatra sombre se gare à proximité des bureaux de prod, sur une petite place à l’une des extrémités du fameux Pont Charles où l’on a visiblement annexé une tripotée d’emplacements de parking pour notre équipe, c’est une bonne dizaine de bagnoles noires ex-nomenklatura qui, en épi, patientent là, d’autres gros chauffeurs moustachus fumant leurs clopes sur le trottoir. Sur les talons de Le Yannou, je monte au premier étage pour découvrir notre siège local. Trois bureaux, plutôt riquiquis, s’enquillent les uns derrière les autres, les fenêtres donnant en partie sur la placette, en partie sur la perspective du pont.

Jacky me montre le bureau qui m’est assigné, je m’y assoie tandis qu’il me refile une feuille de service dédiée aux hébergements, dont le mien : Hilton chambre 912. Je m’étonne une seconde puis, parcourant le listing, je m’aperçois que toute la première équipe, celle de prod pure, une bonne dizaine de personnes, est logée à la même enseigne Hilton.

« Mais c’est quoi ça, il était prévu « Chez l’habitant » !?

— Euh, à vrai dire on a essayé, Renaud et Béa compris, mais ça a duré une nuit. L’ambiance goulash dans un décor formica-communiste n’a pas séduit. Pire que ça même, Béatrice s’est retrouvée dans une sorte d’usine, immense, à moins que ce ne soit une caserne soviétique, tu vois le genre de truc où tu soupçonnes des salles de torture dans les sous-sols… Pour elle, le menu était carrément goulash-goulag… Heureusement, ils lui avaient laissé la clef et, dès le réveil, elle a pu s’enfuir. Le lendemain, tout le monde était à l’Hilton. Mais rassure-toi Jean-Pierre, Fredo a dealé un prix de la mort pour les chambres, tant pour l’équipe actuelle que pour le gros de la troupe débarquant dans quinze jours.

— Combien ?

— 1 000 francs la nuit (150 €).

— Mille balles… ! Fois 10 aujourd’hui, fois 45 dans quinze jours !

— Attends, c’est cadeau, d’ordinaire c’est le triple.

— Mais mille balles, c’est un Smic mensuel, ici ! »

L’Hôtel Hilton

Je commençais à comprendre pourquoi Pascal Roger était rentré à Paris ; c’est lui qui avait planché sur le budget prévisionnel et, d’entrée de jeu, le voir ainsi explosé avait dû le faire exploser à son tour.

« Jacky, tu dois avoir une liste des hébergements chez l’habitant, file-la moi, je ne vais pas à l’Hilton.

— Tu l’as dans le dossier là, à gauche, mais avec tout le respect dû au dir’ prod que tu es, si tu imagines faire changer les autres d’avis, bon courage…

— Pour ceux qui sont installés, c’est sûr, mais pour les trente-cinq autres qui vont venir, je donnerai l’exemple. »

Il approchait des 20 heures et on m’a recollé dans une Tatra à moustache, pour que je file rejoindre mon « Chez l’habitant ». Penché côté fenêtre du chauffeur, Jacky qui venait de lui filer l’adresse du logement, m’avait adressé un :

« Tu seras chez un Monsieur Preskovic ; on l’a eu au téléphone, il t’attend pour dîner, il a fait un goulash…

— Oh arrête, hein ! »

Goulash version tchèque

Attablé avec une adorable famille thèque, j’ai dû reprendre trois fois du ragout patrimonial, sans pouvoir refuser, d’autant que je ne comprenais rien à ce qu’on me disait, si ce n’est les quelques bribes de commentaires des deux ados Preskovic, baragouinant un anglais aussi abscons que le mien.

J’ai passé deux nuits à mal dormir sur un matelas mou surmonté d’une couette étouffante dans ces nuits de juin à Prague, ville au climat continental qui n’hésite pas à vous servir une chaleur bien sèche en été — les jours suivants allaient me le confirmer — autant qu’un froid blizzard en hiver, température qui à elle seule justifie les compensations-vodka des pays de l’Est.

Le troisième jour, j’étais à l’Hilton. Dix-neuvième étage, chambre 1903, sous les lazzis de mes camarades, bien sûr.

Le Hilton de Prague était symptomatique du bouleversement politico-économique du pays. Un brin d’histoire : le 9 novembre 1989, tombe le mur de Berlin. Les bouillants Tchécoslovaques qui n’en peuvent plus de leurs décennies de communisme, commencent à ruer dans les brancards, et dès la semaine suivante, le 17 novembre précisément, leurs étudiants ouvrent la voie par une première manif, pacifique, à ce qu’on va appeler La Révolution de velours. Pourquoi de velours, car elle se singularise par le peu de sang versé.

Le lendemain, c’est 15 000 étudiants qui sont à nouveau dans la rue mais qui, ce coup-ci, se heurtent à une répression policière musclée. Qui fait un mort. Mais rien n’y fait, la machine est lancée et le 19 novembre, c’est 200 000 personnes dans la rue. Le 20 novembre, 500 000. A partir de là, je vous la fais brève : le 24, le secrétaire général du Parti unique (inféodé à Moscou) démissionne ; le lendemain, le 25 novembre, on monte à 800 000 manifestants ; le 27, grève générale ; le 28, Le Parti unique abandonne le pouvoir. Quelques jours d’atermoiement au sein du bazar général, puis le 10 décembre, le président communiste Gustav Husák démissionne à son tour et, le 28 décembre, Alexander Dubček, père du « socialisme à visage humain », est porté à la présidence de l’Assemblée fédérale. Le lendemain, 29 décembre 1989, Václav Havel est élu Président de la République tchécoslovaque. A son corps quasi défendant, il voulait pas.

Ils ont quand même fait très fort avec leur révolution, les Tchécoslovaques, on la dit de velours, ou douce en thèque, on pourrait aussi la dire rapide : deux mois après la chute du mur de Berlin, c’était plié.

Václav Havel

Ah Václav Havel, un personnage ! C’est le Nelson Mandela d’Europe centrale ; certes il a fait un peu moins de prison (5 ans quand même) mais, comme Nelson, il est passé direct de la taule à la présidence de la république. Je vous avais dit, très fort les Tchécoslovaques, exemplaires même.

Dramaturge, écrivain, poto de François Mitterrand qui a soutenu son combat, Havel est une des figures majeures de l’opposition au pouvoir communiste et à Moscou, et il sera très vite catalogué par son peuple de « Président-philosophe ».

Et si on est là, nous tous, à préparer cette Fête de la musique, tchécoslovaque et démocratique, c’est bien à cause de la complicité entre Havel et Tonton, c’est eux qui ont voulu que cet événement existe, un événement qui va se jouer en direct, sur les chaînes de télévision de leurs deux pays. D’ailleurs, les deux présidents sont dans le casting de notre future émission, il est en effet prévu que les deux, reliés en direct par faisceaux satellites, ouvrent la soirée. Au réel, ça va pas être simple, un peu sur la corde raide même, mais n’anticipons pas.

Sauf que quand tu débarques, avec ce type de grosse production, dans un pays qui six mois plutôt était encore sous le joug communiste, rien ne s’avère simple vu que le pays est en train de se reconstruire. Les rouages politiques, administratifs, les médias du pays et toute la population elle-même, sortent de quarante ans de coupe réglée façon Moscou. Certes il y a l’enthousiasme révolutionnaire, irréfragable, l’oxygène de la liberté après une apnée historique d’un demi-siècle, mais où sont les vrais partisans du nouveau régime, où sont les faux-amis qui, ayant fait leur vie, leur carrière dans le communisme, sablent certes le champagne à l’arrivée de Václav Havel — ils ont en effet intérêt à jouer le jeu — mais qui, en leur for intérieur, ont du mal à avaler les circonstances ? On va le constater, maintes fois, avec Béatrice Soulé au cours de nos multiples réunions avec les autorités, ce qui subsiste vraiment de l’ancien régime, un truc bien soviétique, c’est la paranoïa. On a le sentiment que tout le monde surveille tout le monde. Et cette parano est contagieuse, elle va m’atteindre. Je dis ça pour un peu expliquer ce qui va suivre.

Mais revenons-en au Hilton, symptomatique de ce qui est train d’arriver. Dès le lendemain de la Révolution de velours, l’ensemble des acteurs occidentaux, les politiques bien sûr mais juste derrière les entreprises, saluent le retour à la démocratie d’une nation autrefois dans la modernité, anciennement riche, artistiquement, intellectuellement, et économiquement pourvue en industries. Dès qu’ils ont fini de saluer, les entrepreneurs européens se disent que c’est là un tout nouveau marché qui s’ouvre et foncent acheter leur billet d’avion. Six mois après, soit le moment où je débarque à Prague, les hommes d’affaires de toutes nationalités (avec forte proportion d’Allemands et de Français) sont partout, négociant l’avenir, et une majeure partie descend à l’hôtel Hilton. Et le premier matin où j’emprunte l’ascenseur de mon 19e étage pour rejoindre la salle des petits déjeuners, je pouffe. A chaque arrêt de l’ascenseur, des costumes-cravates-attaché-case y montent en adressant un morning à ceux qui y sont déjà. (A noter que si on veut faire branché, anglophone, on ne dit pas good morning, on vire le good, ou on l’avale, on dit juste morning.) En fait, je ne pouffe pas tout de suite, mais avec l’accumulation des arrêts à chaque étage, et venant du 19e y en a beaucoup, on se prend des paquets de morning à chaque coup. Oui, car ceux qui sont déjà dans l’ascenseur, polis, répondent morning. Ça fait un effet choral très chatoyant. Et si soudain je me mets à pouffer, c’est que je me retrouve alors truite dans Le Sens de la vie, chef-d’œuvre des Monty Python, avec cette fameuse scène des poissons dans un aquarium de restaurant où les poiscailles, attendant de se faire bouffer, se croisent et se recroisent en se saluant d’un morning.

 

Christian Dupavillon, avec quelques décennies de plus, il avait le cheveu brun à l’époque.

Le deal de cette production, initiée donc par l’Élysée et le Château (siège de la présidence à Prague) est supervisée par Jack Lang et fait que nous avons avec nous, sur le terrain, son bras séculier pour « les Grands Travaux » : Christian Dupavillon. Il n’est pas seul côté « institutions » puisque arrive aussi sur Prague Dominique Fournier, le patron de l’Unité Culture de France 3 ; notre émission était au concret une copro entre France 3 et la télévision tchécoslovaque. Coproduction est un bien grand terme en la circonstance, vu que France 3 a les moyens du service public d’une nation riche, alors que la télé tchécoslovaque sort comme tout le pays de ses 40 ans de communisme et qu’elle est carrément ratatinée, dans ses moyens comme dans son esprit. Concrètement, la télé tchèque n’apporte pas ce qu’elle n’a pas, l’argent, mais doit fournir des moyens. Technique et personnel.

Côté technique, on nous propose un car régie. Jean-Paul Fouché, directeur de production de notre prestataire vidéo Channel, fait l’inventaire des moyens de captation en réunion avec ces homologues tchécoslovaques et, très vite, il comprend que « Ça va pas le faire…. Leur meilleur car, un Sony, nous dira-t-il au sortir de la réunion, n’est pas vétuste, le mot est faible, il est antédiluvien. Normal, il doit avoir vingt ans d’âge et, dans notre époque où la révolution numérique amène une nouvelle technologie tous les mois, je te dis pas comme une régie vieille de vingt ans relève de la préhistoire. Donc, côté car, on oublie les moyens de la télé tchèque. »

Jean-Paul Fouché

Il s’étonne aussi de l’atmosphère de la réunion dont il sort : « Tous les gens autour de la table se sont présentés, en précisant leur fonction. Sauf deux types dont je n’ai toujours pas compris le rôle. Renseignements pris, ils ont été définis par leurs collègues comme des « observateurs ». Un peu surprenant quand même eu égard au fait qu’après six mois de nouveau régime, on pouvait espérer ne plus avoir ce genre « d’auditeurs »…»

Sans doute était-ce normal, en effet, les chars et les garnisons russes jusqu’à présent installés à demeure en Tchécoslovaquie, devaient avoir complètement plié bagage avant l’été. On était là en juin et il subsistait donc, à la grande inquiétude du nouveau pouvoir, une part conséquente de l’arsenal russe dans le pays. Une télévision d’état étant une place stratégique, pas étonnant qu’il y traîne encore quelques silencieux « observateurs ».

La télé Tchèque s’était toutefois engagé à nous fournir en projecteurs. Sur le projet de notre émission musicale (je rappelle qu’elle va tomber le 21 juin 1990, Fête de la Musique) qui va envahir les 515 mètres de long du Pont Charles (en gros, vous prenez le Pont Neuf à Paris, qui d’ailleurs lui ressemble, et vous multipliez par trois), des projecteurs, il en faut beaucoup… Ma toute première réunion se fera à la télé tchèque et aborde d’entrée cette affaire des projos. L’excellent Frédéric Vinet et moi-même, accompagnés chacun de nos interprètes, Jana 1 pour Fredo et Jana 2 pour moi (Jana est un prénom récurrent en Tchécoslovaquie, d’où les numéros pour qu’on s’y retrouve), on a rendez-vous avec une responsable de la Česká Televize, Irena Plachá. La cinquantaine, sympa, bien qu’un peu déroutée par notre comportement de producteurs occidentaux ne doutant de rien. Ils ont les projos, peut-être pas assez, mais ils ont, des 500 KW, des 1 000, voire même quelques 5 000. Discuter plus avant nous apprend que chaque projo est équipé d’un câble, d’environ 50 cm, et d’une prise électrique. Très bien.

L’immeuble de la Télévision tchèque

« Et pour tout le câblage, pour relier les projos entre eux ? » m’inquiète-je. Retour de la trad simultanée. Nos deux Jana étaient douées, elles parvenaient généralement à traduire en parallèle de notre discours (c’est rigolo d’ailleurs, tu as une sorte d’écho, en langue étrangère, qui accompagne tout ce que tu dis), mais quand tu arrives dans du technique, il faut prendre garde de bien préciser les choses aux interprètes pour qu’elles nous fassent pas un contre-sens dans la trad.

Réponse d’Irena : « On doit pouvoir fournir 200 ou 300 mètres. »

C’est le dixième de ce qui nous est nécessaire.

« Ok, ok… » dis-je, perplexe, tout de suite traduit en Thèque par Jana 2 : « Ok, ok. »

(Je commence à parler le Tchèque, je suis content.)

« On a besoin de x kilowatts en énergie (que l’on me pardonne de ne pas me souvenir de la puissance, mais il en fallait beaucoup plus que le secteur du quartier pouvait fournir, à moins de plonger toute la vieille ville de Prague dans le noir) et donc quid des groupes électrogènes ? »

Une pause pour expliciter à Jana 2 le terme de « quid », puis Irena Plachá nous rassure en s’engageant sur une puissance de groupes qui, là, nous convient.

Toute première réunion à la Česká televize : la production française, assistée de Jana 1 (la brune) et de Jana 2 (la blonde), rencontre leur interlocutrice, Irena Plachá, directrice de production à la télévision tchécoslovaque.

Channel, pour sa part, a besoin de groupes électrogènes complémentaires pour ses propres équipements. Quand ils mettent en route les deux groupes livrés par la télé tchécoslovaque, ceux-ci se mettent à fumer comme des locomotives, tout en faisant un potin à réveiller tout le quartier. Comble de bonheur, ils ne sont pas stables en ampérage. En clair : inutilisables, donc « niet », et Jean-Paul Fouché se voit contraint d’aller chercher ses deux groupes auprès de Bavaria, la chaîne de télé bavaroise à Munich. Pan ! à rajouter à la colonne « imprévus » dans le budget.

Un mot sur les couloirs de la télé tchécoslovaque : labyrinthiques, comme dans toutes les télés du monde, mais traduisant qu’ils ont des prix de gros sur le bois. Tout est lambrissé, partout, dans une sorte de contreplaqué vernis. Sûrement élégant lors de la pause, mais x décennies plus tard, sans entretien, ça bombe par endroit, et ça angoisse.

Je viens de me relire et j’avoue, toute ma tonalité a des relents xénophobes, celui du cadre confortable d’une production française se moquant de la pauvreté d’une nation qui s’est fait écraser la gueule par l’adversité. J’avoue, à nouveau, mais c’était exactement ça. Un peu plus tard, en fin d’aventure à vrai dire, une jeune femme viendra me mettre le nez dans mon caca, et elle aura raison. Mais n’anticipons pas. Again.

De retour au bureau, je vais pour me jeter sur un téléphone, mais toutes les lignes sont occupées. Toutes les lignes… en fait on en avait deux. Le nerf de la guerre, en production, c’est la communication ; aujourd’hui, avec les portables, on ne se prend plus guère la tête avec ce genre de choses, mais à l’époque, établir un bureau de production avec seulement deux lignes de téléphones, c’est suicidaire. Donc je décide de rapatrier ma chambre au Hilton, où là j’ai au moins une ligne téléphonique à dispo, la mienne ; d’ailleurs dans les trois semaines qui vont suivre, tout le monde finira par faire comme moi, la prod se voyant orchestrée depuis l’hôtel.

Dans ce type d’aventure, on a de multiples boulons à serrer pour que, le Jour J, tout marche sur des roulettes, bien que l’on subodore que, eu égard aux invités artistiques et à leurs accompagnateurs (150 personnes dont un orchestre symphonique), à l’équipe de prod française avec ses techniciens (45 personnes), aux équipes tchèques (20), aux interprètes (12 le Jour J), aux figurants de plateau (100), aux équipes de transmission satellite, et enfin à toute une nébuleuse de gens avec badge dont tu ne sais pas très bien ce qu’ils foutent au demeurant, bref, bien que l’on subodore, disais-je, que sur une armada de plus de 300 personnes, t’auras toujours une des « roulettes » qui va se gripper. Si tant est qu’il n’y en ait qu’une…

Donc on prépare, on anticipe, et on s’entraine à croiser les doigts pour que ledit Jour J tout fonctionne. Avec un peu de chance. Comme se plait à le répéter Le Van Kim, et comme je l’ai déjà cité : « C’est un métier où il faut avoir de la chance ».

Hôtel de Ville de Prague

Au registre « préparation », me revient une réunion à la mairie de Prague. Avant de revivre ça, il me faut évoquer ma soudaine plongée dans un univers viennois d’après-guerre en pénétrant dans cette mairie pragoise. Comme j’aime abuser des références cinématographiques, mettons-en une nouvelle couche : quand je pénètre dans la mairie et que je m’approche avec Béatrice des ascenseurs, je plonge dans l’atmosphère viennoise de l’après-guerre, celle du film Le Troisième homme, de Carol Reed. L’ascenseur que l’on doit emprunter et en fait une noria de boîtes, sans portes, qui, ininterrompues, montent et descendent. Doucement mais pas si doucement que ça. Tu attends une boîte, et quand son plancher est grosso merdo au même niveau que celui où tu te tiens, tu sautes dedans. La première fois, tu t’inquiètes, et tu laisses passer les autres pour voir comment ils pratiquent, puis, faisant le signe de croix avant d’y aller, tu sautes à ton tour. C’est sans doute pour ça que les coutumiers de ces boîtes ont baptisé ça « Pater Noster ».

Je vous mets une vidéo de l’affaire en témoignage ; une fois que tu es tout fier d’être monté dans ces espèces de cercueil, tu l’es tout de suite moins, fier, à l’idée qu’il va falloir en ressortir. Si tu ne sautes pas au bon étage, en prenant garde de ne pas te faire décapiter par le palier suivant, tu t’envoles vers le haut du mécanisme, ingénieux, qui inverse tout le système pour que le Pater Noster reparte vers le bas.

Notre réunion à l’Hôtel de Ville était d’importance car les différents repérages nous avaient confirmé que l’installation technique sur les 500 mètres du Pont Charles allait être conséquente. Passés les salamalecs de bienvenue, « Bonjour/Dobré ráno », suivis de la présentation du projet par Béa, on en vient à énoncer ce qui nous semble une évidence :

« Compte tenu de l’importance de l’événement, l’installation technique va être, elle aussi, importante, chose qui nécessite la fermeture au public, durant trois jours, du Pont Charles. »

L’info est traduite par Jana 1, et une fois amalgamée par nos interlocuteurs, s’installent deux secondes de silence, puis ils explosent de rire. Comme Béatrice n’a pas eu le sentiment de dire quelque chose de drôle, on comprend immédiatement qu’il va y avoir un blème. Un peu comme si on annonçait à la société de la Tour Eiffel qu’on va fermer leur « Dame de fer » pour un mois.

Le chef des interlocuteurs prend la parole pour une courte phrase, dont, rien qu’à sa tête, on n’attendra pas la traduction de Jana pour comprendre que : « Ça va pas être possible ».

Suit un laïus où l’on nous explique que le Pont Charles, fer de lance touristique de Prague, est emprunté chaque jour par 30 000 personnes, que les touristes n’ont qu’une idée, en dehors du « Château » et de la vieille ville, visiter ce pont, et que le boucler pendant trois jours est en somme bien plus difficile que de faire une révolution contre l’URSS. Histoire de remettre un peu d’essence sur le feu, fort de la diplomatie un rien abrupte qui me vient quand tout va mal, je leur assène un : « Sans cette fermeture, y a juste pas d’émission. » Là, ça commence à chauffer, posément, car les aller et retour de la traduction font que l’on échappe à l’invective, puis un putain d’ange pragois passe au sein de la réunion, silence, jusqu’à ce qu’un responsable de la mairie dise un truc qui semble avoir l’assentiment de ses camarades. Jana traduit :

« Ils proposent de ne fermer que la moitié du pont, dans le sens de sa longueur, avec des barrières, comme ça, un jour d’un côté, un jour de l’autre, les techniciens peuvent installer le matériel. »

Béatrice me regarde, je réfléchis une seconde puis : « C’est jouable, pas bête. »

On s’est quitté, à nouveau bons amis, sur un verre de rosé.

Donc maintenant, il me faut des barrières dites « de police ». A une réunion suivante avec Irena, notre copine de la télévision tchèque, je l’informe que pour épouser l’idée de la mairie, il me faut désormais des barrières. « Combien ? demande Irena.

— Pour les abords du pont, une quarantaine ; pour le pont lui-même, une barrière mesurant 2,5 mètres, il en faudra 200. »

Jeu de la traduction entre notre interlocutrice et Jana 2, puis retour : « Ça va pas être possible ».

—  Mais pourquoi donc ? m’étonne-je.

— To my nemáme, ce qui, en Français, signifie : « On n’a pas ça ».

— Mais en France, poursuis-je avec un sourire un rien condescendant, on demande à la Préfecture de police, qui nous les facture bien sûr, mais qui nous livre un semi-remorque de barrières. »

Et là me revient une réponse qui va me faire mesurer tout le delta qui peut y avoir entre les cultures de deux pays pourtant proches : « En France oui, mais ici Jean-Pierre, la police n’est pas là pour aider les gens. »

C’est Jacky Le Yannou qui résoudra au final l’affaire, en réussissant à récupérer je ne sais où quelques barrières, qu’il espacera de 20 mètres chacune mais réunies les unes aux autres par un cordon jaune de chantier.

« Mais les gens vont passer sous le cordon !

— Euh… Jean-Pierre, tu es en Tchécoslovaquie, dans un pays qui vient de se taper quarante ans de dictature, quand ici tu tends un malheureux cordon jaune entre deux points, fussent-il distants de 20 mètres, personne ne passe. »

Et il avait raison, personne n’est passé.

Le midi, on allait déjeuner par paquet de 10 ou 15 personnes durant cette prépa. Le souci, c’est qu’une équipe de télévision n’a pas d’heure. La feuille de service prévoit un déj’ à 12 heures 30 et, malgré les récriminations du régisseur : « Il est 13 heures 30, on est toujours là, on va se faire tej’ par le resto que j’ai réservé ! », on arrivait à 14 heures à la « résa », et comme de juste on se faisait tej’. Donc on allait, affamé, de resto en resto jusqu’à trouver l’âme charitable qui, n’ayant pas fait le chiffre d’affaires prévu ce midi-là, compensait avec nous. De mémoire, je n’ai pas un souvenir bouleversifiant (cf. Les Inconnus) de la cuisine thèque — faudra que j’y retourne, Guide du Routard aidant — hors le caviar que l’on prenait en entrée pour le prix d’une salade de tomates.

Avant ou après les restos, on a passé pas mal de temps en repérages sur le Pont Charles. Mêlée aux touristes, aux peintres, aux musiciens de cette Place du Tertre pragoise, notre équipée écoutait Renaud réfléchissant à ses axes caméras, aux plans larges depuis la tour gothique du XIVe siècle, aux contrechamps sur la ville autour avec, à l’horizon, le « Château » présidentiel ; ainsi se projetait-on au moment T de cette émission dont chaque journée maintenant nous rapprochait. Quand les repérages se faisaient en présence de techniciens tchèques, j’ai pu admirer le boulot, étonnant, de l’interprétation dite « simultanée ». C’est la tête de Jana Smutná (Jana 1) qui était la plus impressionnante. Positionnée entre le Français et le Tchèque, l’oreille droite à l’un, l’oreille gauche à l’autre, le cerveau entre les deux, elle devenait somnambulique, les yeux fixes, perdus à l’horizon et vas-y que je traduis tout en temps réel, à la vitesse de l’énoncé, et Dieu sait que Renaud Le Van Kim peut parler vite. Bluffant. Le jour même de l’émission, on collera un ou une interprète à chaque chef de service, en poisson-pilote, ce qui fait qu’on en cumulera 12. Plus un seul traducteur sur Prague et sa région, on avait tout réquisitionné.

Jacques Rouveyrollis

Jacques Rouveyrollis, grand directeur lumières, affectionnant les entreprises pas simples, était comme un poisson dans l’eau sur celle-ci. Au-dessus de celle-ci plus exactement, puisque c’est le fleuve Vltava qui coule sous le Pont Charles. Un point de culture : « Vltava » est un nom difficilement prononçable en Français sans entrainement, c’est sans doute pour ça que les francophones préfèrent l’appeler « Moldau », ce fleuve, à l’instar d’un certain Bedřich Smetana qui a composé en son honneur ce véritable tube de la musique classique : La Moldau.

Dès que Jacques débarque à Prague, Béatrice Soulé lui fait les honneurs du Pont Charles. Rouveyrollis observe cette superbe perspective, ses statues, ses pierres historiques, reste un temps silencieux, puis se retournant vers sa guide, lui dit : « Ecoute Béa, du haut de mes trente ans de métier en lumières, je dis qu’ici, il faut très précisément ne RIEN faire ».

Et de fait, que veux-tu rajouter à un ensemble que l’histoire s’est chargé de rendre parfait ? Moi qui m’angoissait à l’idée du peu de projecteurs fournis par la télé tchécoslovaque, il va s’avérer qu’au final je vais en avoir de trop. Pourquoi ?  Car avec son souci minimaliste, Jacques Rouveyrollis va avoir le lendemain de son arrivée une idée superbe, simple au premier abord mais dont la mise en oeuvre ne va pas l’être du tout, comme souvent sont les idées simples juste avant de se complexifier. Ce jour-là, en repérage, il propose d’enluminer le pont avec des bougies. Ah, magnifique, quelle belle idée ! Mais Jacques, il va en falloir beaucoup !

« Pas tant que ça, tu en mets une tous les 20 centimètres, ça t’en fait 5 au mètre, multiplié par… t’as une calculette ?

— Euh oui, attends, dis-je en érigeant la mienne de mon sac à dos, 5 que multiplie 515 mètres…

— Fois deux, y a deux rambardes au pont…

— Fois deux, t’as raison, euh… ah oui 5 150 bougies quand même…

— Faut en prendre des grosses, de préférence dans des coupelles.

— Euh oui, pourquoi ?

— A cause du vent, on n’en a pas aujourd’hui, mais qui te dit qu’on n’en aura pas le jour du direct. »

Et nous voilà, avec Jacky Le Yannou, à rechercher ces 5 150 bougies, en coupelle, sur Prague. On retourne tous les magasins de bondieuseries de cet univers socialisant plus laïque qu’orthodoxe, et quand on leur annonce le chiffre, les commerçants comprennent tout de suite que c’est un sketch de la « Caméra invisible ». Donc on appelle PRV en son bureau de Neuilly sur Seine, et quand on leur dit qu’il nous faudrait 5 150 bougies pour, évidemment, le quasi lendemain, ils nous demandent : « Et les éléphants, on les laisse en gris ou on les peint en rose ? »

Je ne sais pas où PRV est aller chercher ça, chacun ses soucis, sauf que la veille du direct nous arrive un plein camion de bougies. En coupelle alu. 6 000 d’ailleurs, ils avaient dû se dire : « Pour peu qu’il y en ait qui fondent en route. »

Directeur de production, tu es content d’avoir tes bougies, sauf que tout n’est pas réglé pour autant, car, ces putains de bougies, faut les allumer, une par une, juste avant le direct.

Donc, tu rationnalises le propos en faisant un test. Moi chronomètre en main, Jacky avec son briquet, on en aligne 5 et on allume. A la troisième, Jacky se brûle avec le briquet. Donc ça ne va pas. Qui a des allumettes ? On recommence avec des allumettes. Notre score moyen : 20 secondes. Dans le bureau soit sans vent…

« Ok, disons 30 secondes pour 5, donc 30 secondes pour un mètre, que je multiplie par les 1030 mètres à couvrir, égale… 30 900 secondes. Ah oui quand même… divisé par 3 600, whaou, 9 heures !

— Bah y a qu’à commencer tôt, rigole Jacky.

— Mais ces bougies-là se consument en quoi… trois heures grand max et…

— Je plaisante ! poursuit Jacky, tes étudiants qui font de la figuration sur le Pont, t’en as combien ?

— Euh… une centaine.

— Et bah on achète 100 grosses boites d’allumettes, et la messe est dite. »

On aura le même problème avec le piano. Pour le concert, au sein de l’orchestre symphonique, il nous faut un grand queue, Steinway bien sûr. On se dit que dans une ville aussi musicienne, fréquentée en son temps par un certain Mozart, l’affaire est réglée en un coup de fil. Bah non. Des Steinway, ils en ont, ça c’est sûr, mais aucun en location. « J’en ai un d’occasion, en parfait état, je vous le fais à 400 000 francs (61 000 €). » Bah non Monsieur… sauf qu’on n’en trouve pas d’autres. On va pleurer chez Irena Plachá de la télé Tchèque.

« On a souvent le même problème, dit-elle, nous, on les loue à Vienne.

— Ah oui, chez Mozart.

— Non répond Irena, chez Bösendorfer. »

Avec l’interprétation, l’humour au second degré ne passe pas toujours terrible.

Et toc, 700 kilomètres, aller-retour, en camion, pas prévus au budget. En même temps, on échange un Steinway contre un Bösendorfer, les connaisseurs apprécieront…

Revenir trente ans en arrière pour ce type de chapitre, vous amène à faire appel à la mémoire des autres, la nôtre pouvant être capricieuse et volatile. Pour la séquence qui suit, j’ai téléphoné à Frédéric Vinet car je voyais bien que ça chauffait aimablement dans ladite séquence, sans trop me souvenir pourquoi. “Prague ? me dit Fredo au téléphone, quel souvenir ! C’est bien simple, là-bas, je pleurais tous les jours.” (Il le cachait bien car qu’est-ce qu’il a pu nous faire rire, l’angoissé-caché.)

Dans la vidéo qui suit, Fredo se coltine avec le responsable de l’orchestre symphonique Fysio. A coup de fax, est survenu deux jours plus tôt un hiatus dans une triangulaire : le manager de Véronique Sanson, l’orchestre et un de ses chefs, Leoš Svárovský. En fait, il était prévu qu’au lendemain de notre émission où Sanson se voyait accompagnée par ce Fysio symphonique, elle parte en tournée avec ce même orchestre. Sauf que là, problème de gros sous sur la tournée à venir entre le manager de Sanson, l’orchestre et Leoš Svárovský. On est ici au bord de la rupture et que, si rupture consommée, Véronique Sanson ne vient pas faire notre émission. La séquence qui suit illustre bien la course d’obstacles que se fait un producteur artistique comme Fredo, telle qu’évoquée en début de récit, et ses talents diplomatiques pour sortir des problèmes par le haut.

Martine Grenier, de son côté, était encore à Paris d’où, en liaison avec Béatrice Soulé, elle serrait tous les boulons pour la venue des artistes français à Prague. Ont-ils bien tous reçus leur billet d’avion, ont-ils leur visa, leur passeport ? Oui, parfait, tout est en place constate Martine et, le cœur léger, elle nous rejoint en Tchécoslovaquie. Un aparté sur le cas Martine Grenier : y a quelques temps, Béatrice Soulé se voyait interrogée par des jeunes souhaitant savoir qu’elle était la qualité première pour avancer dans la carrière de la production. « Abnégation, leur avait-elle répondu.

— Abnégation ? avaient-ils renvoyé en écho sans trop voir où elle voulait en venir.

— Je vous prends un exemple, celui de Martine Grenier qui a longtemps été mon assistante en chef. A Prague, en 1990, pour exemple donc, j’ai produit une émission aussi enthousiasmante que périlleuse : « L’Été de Prague ». Martine était en charge de la programmation des artistes, des relations avec leurs managers et de leur accueil, ce en quoi elle excellait et dont elle adorait s’occuper. Sa mission s’arrêtait là. Au début. Mais très vite on a vu que pour tout ce qui était « voyages », les agences touristiques tchécoslovaques, encore engluées dans les contraintes soviétiques, s’avéraient une catastrophe. Inertie, erreurs, complexité. Nous avons vite compris que si les problèmes des transports de toutes les équipes n’étaient pas résolus, le projet tombait à l’eau. Bref, Martine dit : « On arrête avec les agences tchèques, je vais gérer moi-même les voyages. « Booker » des artistes, c’est glamour, voire prestigieux, mais gérer les transports, y a rien de plus… fastidieux. Pour ne pas dire autre chose… Elle n’a fait que cela, laissant à d’autres son rôle bien plus gratifiant. Et a ainsi sauvé notre « Été de Prague ». Et bah voilà, c’est ça l’abnégation, oublier son intérêt propre au profit du succès d’une production. »

Fin d’aparté, revenons-en à nos moutons : le deal entre le manager de Véronique Sanson, l’orchestre et son chef, finira par se faire mais Sanson n’est pas pour autant à Prague… La veille de l’émission, patatras, l’attaché de presse de Sanson, Jean Pierre Domboy, appelle Martine à Prague car problème : Véronique a perdu passeport et visa. A quelques heures de monter dans l’avion. Super !

Là, il faut dégainer vite et les procédures ordinaires ne suffisent plus, aussi sort-on l’artillerie lourde : Béatrice Soulé appelle Monique Lang au Ministère de la Culture, « Monique, on a besoin de vous, voilà le souci… » Cavalcade, le passeport et le visa sont refaits dans l’après-midi et livrés le soir même à Véronique Sanson ; mais la balle est passée bien près, et ce type de souci sur Sanson (souci-sur-Sanson, belle allitération) est une nouvelle illustration des coups de feu qui viennent, impromptus, stresser les producteurs de notre beau métier.

Tout étant déjà compliqué au quotidien, voilà que Jacky ne trouve rien de mieux que de perdre — ou de se faire voler, on ne saura jamais — tous ses papiers, passeport, cartes d’identité et bancaire, la totale. C’est Jana 2 qui se fait notre interprète, si je puis dire, en se renseignant auprès du service « relations publiques » de l’hôtel. « Faut aller au commissariat pour porter plainte. »

Un coup de limousine ex-apparatchik et nous y sommes. Imaginez un poste de police tristos, néons et peinture écaillée, comme partout en somme, mais à proximité du comptoir où Jacky va raconter la vie de son portefeuille jusqu’au dernier jour où il l’avait encore en poche, traduit en voix off par Jana 2, à côté du comptoir donc, tu as une dizaine de combinés téléphoniques, au mur, chacun relié à un magnéto à cassettes. Moi qui commençais à me défier de tout, l’expo au grand jour des systèmes d’écoute de la police tchèque me fait brutalement monter d’un cran, en clair je passe direct de la méfiance à la paranoïa.

En rentrant dans ma chambre 1903, j’ai compris que je suis, H24, espionné. Mais oui, réfléchissez (en mettant une bonne dose de parano, sinon ça ne marche pas) : nous sommes, nous Français, ambassadeurs d’une puissance capitaliste, associée à l’OTAN, donc ennemie des Soviets ; en prime, nous sommes complices du pouvoir révolutionnaire en place, celui qui ne va pas faire long feu, n’est-ce-pas, donc, C.Q.F.D., on se doit de m’espionner. Pourquoi ? Mais pour faire capoter l’opération, voyons ! Pour planter cette émission dont il est prévu, par le dialogue Mitterrand/Havel, qu’elle apporte une légitimité au tout nouveau président. Si on se vautre, c’est l’image même d’Havel qui en pâtit. En un éclair, avec ma grande subtilité, j’ai tout compris.

Donc, juste au lendemain de ma réminiscence Troisième Homme à la mairie de Prague, je plonge désormais dans un roman de John Le Carré. Je me souviens alors de Tom Cruise, dans Mission Impossible 1, et fort de son exemple, je me mets à inspecter toute ma chambre ; je retourne les tableaux, je démonte le téléphone (là, j’en rajoute un peu, pas sûr d’avoir démonté le phone, mais si j’avais eu un tournevis…), j’observe attentivement la poussière sur le lustre, cherche les caméras derrière le miroir, évidemment sans tain, de la salle de bain, etc. Après un bon moment de recherche, je ne trouve foutrement rien. « Forts, forts, me dis-je, ils sont très forts, ils ont bien planqué leurs trucs. »

Mais il est vrai, et là je suis sérieux, que jusqu’à la fin, devant ces multiples bâtons dans les roues freinant notre progression, je vais me dire que tous ces emmerdements sont téléguidés par une force occulte, KGB, StB, peu importe, mais ils sont là, dans l’ombre. Comme je peux être grande-gueule, j’en plaisante bien sûr avec mes camarades, mais au fond de mon moi-même je me suis construit un beau complot, et je m’y tiens au chaud.

Coming next :

Nos héros parviendront-ils à faire leur émission en direct de Prague ? Vous le saurez en découvrant la seconde partie de cette aventure : 1990 – L’Eté de Prague (2/2)

1991 – Écrire contre l’oubli, Amnesty International 6/7


(photo Martine Voyeux)

(photo Martine Voyeux)

 

 

 

Au tout départ, il y a l’immédiateté de la réponse de Patrice Leconte. Au lendemain du courrier de Béatrice Soulé sur en-tête d’Amnesty qu’il reçoit, un fax arrive à notre bureau :

 

Courrier-P-Leconte

 

Au premier rendez-vous dans un resto qui réunit Leconte et Bedos, ces deux-là, à qui l’on n’octroie pas d’entrée de jeu le profil commando, décident d’aller défendre sur le terrain, à Moscou même, le cas d’Alexandre Goldovitch. A peine ont-ils pris cette résolution qu’ils se rappellent que leur formation en art dramatique est plus proche de Louis Jouvet que de Schwarzenegger et ils commencent à avoir la trouille. N’est-ce-pas dangereux ? Si, ça l’est. Pour compenser, à table, ils feront force humour se souvient Béatrice. Noir, bien sûr.

 

Au départ pour Moscou, Patrice Leconte ne demande que trois boîtes de pellicules. « Pas plus ? s’inquiète-t-on.

– Par souci d’économie, je ne vais pas dépenser de l’argent inutilement. »

 

Les photos de Leconte et Bedos qui figurent ici ou en début de film ont été faites à Roissy. Ils sourient. Jaune.

 

Patrice Leconte est un homme d’une rare élégance (sa modestie ne va pas aimer ce passage) qui le rend respectueux du travail des autres, ce qui est rare dans bien des milieux, que ce soit au cinéma ou ailleurs. Voulant en appeler à ses souvenirs de tournage, je lui envoie un mail, et, comme c’est Patrice Leconte, il me répond dans l’heure. Il me demande quelques jours pour réactiver sa mémoire de poisson rouge, selon son expression, et en fait, comme c’est Patrice Leconte, dès le lendemain matin j’ai un retour de mail avec ses souvenirs. Je lui passe donc la parole.

 

leconte

 

« C’était il y a bien longtemps mais je me souviens de ces moments, courts mais forts, passés avec Guy Bedos sur la Place Rouge, à Moscou. Je me souviens de nous : Guy, Denis Lenoir chef opérateur, et moi, dans la salle d’embarquement à Roissy. Nous faisions connaissance, et nous n’en menions pas large, ne sachant rien de ce qui nous attendait.

Je me souviens de notre arrivée à Moscou, c’était la première fois pour nous, et nous étions saisis par ce manque évident de gaieté, comme si l’atmosphère, dès l’aéroport, était plombée de quelque chose d’impalpable mais de lourd. Je me souviens de notre soirée à l’hôtel, buvant des vodkas, et dans le même état d’esprit dubitatif qu’à Roissy.

Je me souviens, le matin du tournage, de notre rencontre avec la petite équipe russe. Nous étions là, devant le Kremlin, assez émus en fait ; j’avais juste demandé quelques mètres de travelling, ainsi qu’un tabouret afin que Guy soit assis et non debout pour dire sa lettre. Je ne me souviens pas si notre tournage était sauvage ou bien si nous avions une autorisation. Et si nous avions obtenue cette dernière, au prix de quels mensonges par rapport à ce que nous devions tourner…

Je me souviens que le machiniste reliait entre eux les rails du travelling avec du fil de fer tortillé à la pince universelle. Je me souviens que l’assistant opérateur à qui nous demandions un bout de chatterton nous en avait fourni qu’il avait récupéré des boîtes de pellicule.

goumJe me souviens que, pendant que l’équipe s’installait, nous sommes allés avec Guy errer dans le Goum, la galerie marchande emblématique toute proche de la Place Rouge. Les étalages des boutiques étaient vides. Aucune marchandise n’était présentée, rien n’était à vendre, quels que fussent les commerces. C’était surréaliste. Nous étions effarés, muets et tristes. Et puis nous sommes, tous les deux, partis dans un fou rire libérateur quand j’ai dit à Guy qu’en fait nous étions piégés par « Surprise Surprises », il y a une caméra là, une autre ici, et que l’animateur n’allait pas tarder à surgir, pour nous libérer de cette supercherie.

Je me souviens que nous avons fait très peu de prises avec Guy et que nous avons quitté la Place Rouge très troublés. »

 

Alexandre Goldovitch, condamné à 15 ans de camp de travail et 5 ans d’exil intérieur le 2 décembre 1985, sera en fait libéré le 27 septembre 1991. Jamais Amnesty International ne revendiquera cette libération, en revanche je peux pour une fois prendre ce parti : la venue d’un réalisateur de renom et d’un tel interprète, démultipliant de la puissance de l’humour sa plaidoirie pour la liberté, à bien évidemment concouru à la réflexion du Kremlin. Donc, pas Schwarzenegger certes, mais « sans armes ni violence », le bon résultat.

 

 

 

 

Trois semaines avant le tournage, j’ai notre secrétaire vedette qui fait irruption dans mon bureau alors que je suis au téléphone, essoufflée et cramoisie comme si elle venait de courir un mille mètres, et qui, à grands signes, me signifie d’écourter ma conversation : « J’ai Souchon, Alain Souchon, le chanteur ! pour vous au téléphone. » Visiblement la chanson est plus sa tasse de thé que le cinéma à Christine.

« Bonjour Jean-Pierre, comme vous le savez, je me suis engagé à écrire une chanson pour le film de Claire Denis. Laurent piaffe pour écrire la musique, sauf que je ne parviens pas à écrire le texte, ça ne vient pas. Je ne trouve pas le ton, pas l’axe, pas le truc dont j’ai besoin pour lancer la machine. Et chaque jour qui passe m’angoisse encore plus… Et puis ça doit être l’enjeu qui me bloque, on ne peut pas se tromper, c’est la vie d’un type qui se joue au bout de tout ça. Vous auriez dû choisir quelqu’un d’autre, oh mon Dieu oui… moi, je sens que je ne vais pas être à la hauteur.

– Mais si Alain, c’est dans presque un mois, ça va venir, dis-je pour la jouer anxiolytique.

– Pas presque un mois, trois semaines ! Et avant le tournage, faut encore qu’on passe en studio, ce qui réduit d’autant le timing ! »

Le génial Souchon peut-être ainsi, fragile et doutant soudain de son inspiration et de son talent.

 

Et puis un beau matin, il a trouvé le truc, souchonnesque, une allitération : « Et je rêve que Soudan mon pays soudain se soulève, rêvez c’est déjà ça… » Allitération que nous applaudissons mais qui va nous valoir quelques angoisses. A notre tour.

 

claire-denisSur cette chanson, Claire Denis fait une très belle composition, en noir et blanc, comme elle l’anticipe auprès de Souchon dès de leur première rencontre, et Laurent Voulzy signe une musique envoutante comme il sait les faire, avec ces envols de violons quand disparaît la voix, cordes qui voient ensuite l’entrée de ces percussions faisant battre le cœur de l’Afrique.

 

 

Un des principes d’Amnesty, pour légitimer leurs actions prônant la non-violence, est de ne jamais appeler à l’insurrection, au soulèvement. Qu’avons-nous dans cette chanson ? « Soudan mon pays soudain se soulève… » ; enthousiasmé par l’art poétique quand on reçut le texte, par la beauté de l’enregistrement à la sortie du studio, personne, et Béatrice Soulé la première, personne n’a percuté sur le « se soulève ». Mais la direction d’Amnesty si. Et c’est le clash, en interne, entre Amnesty et nous. « Appel au soulèvement, on ne peut laisser passez ça, c’est contraire à nos principes mêmes ! »

Et la chanson, que Souchon se fit tant d’angoisses à sortir, est dans la boîte, l’équipe prête à tourner… Claire Denis et Alain Souchon ne surent jamais combien d’arguments Béatrice, fonçant au siège d’Amnesty, dut faire valoir pour qu’ils finissent par valider le texte. Ainsi sauva-t-elle ce tournage.

Et heureusement, car, outre que cette chanson portée en images est superbe, quelques mois après la sortie du film : « J’ai Virgin pour toi au téléphone.

Virgin_group_logo– Voilà, Monsieur Souchon est en train de terminer un disque et il estime que la chanson « C’est déjà ça » devrait y figurer. Nous avons vu le clip que Claire Denis a réalisé, il est magnifique, et donc on voudrait en obtenir les droits, gracieusement bien sûr vu qu’Alain Souchon et Laurent Voulzy ont fait ça sans rémunération.

– Euh… Et bien, la première des choses, c’est d’avoir l’accord de Madame Denis pour quelque chose qui n’est pas un clip mais un film, bien que cela puisse y ressembler. Au-delà de ça, vous n’avez pas été sans remarquer que ce film a été fait pour Amnesty et ce dans le cadre d’une production qui reste à cette heure, je vous en informe et j’en suis au demeurant désolé, déficitaire. Donc, si Claire Denis en accepte le principe, il faudra à ce moment là que Virgin casse sa tirelire car ce clip, comme vous dites, ne pourra être gracieux. »

 

c-est-deja-ca-souchonClaire Denis a bien sûr donné son autorisation, Virgin a payé la facture – bien moins élevée que le coût d’un nouveau clip à produire – et cette chanson « C’est déjà ça », sur laquelle il a galéré, a finalement été un des tubes de Souchon (« C’est déjà ça » sera d’ailleurs repris comme titre générique de son 9e album). Les droits SACEM de Souchon et Voulzy ont été abandonnés au profit d’Amnesty International, quant à Claire Denis, elle a fait parvenir de l’argent à Ushari Ahmed Mahmoud, qui lui a été transmis, via Amnesty Londres, par l’intermédiaire d’une paroisse religieuse du Soudan, avec recommandation de ne pas compromettre l’homme libéré en tentant de le joindre.

 

Ushari Ahmed Mahmoud, après deux ans d’emprisonnement dans les prisons soudanaises et 7 ans de résidence surveillée, a été libéré en 1991.

 

 

 

 

Si René Allio applaudit à l’idée des 30 courts pour Amnesty, il sera tout de suite extrêmement dubitatif sur la même chose rassemblée en un seul long métrage. Et il le fera savoir à Béatrice : « Vous allez vous ramasser, le collage des 30 films va être irregardable. » Sauf qu’on n’a pas le choix, une part conséquente du financement alloué par Canal+ est sur son budget cinéma et on est donc dans l’obligation de le produire, ce long métrage.

 

rene allioEt on arrive à la soirée du 10 décembre 1991, au Pathé-Marignan des Champs-Élysées, où le long métrage est projeté pour la première fois devant un parterre prestigieux, notamment assuré par une majeure partie de nos 60 personnalités, dont René Allio. Au lendemain de cette projection, Allio envoie une missive à Béatrice où il fait amende honorable, reconnaissant qu’il s’est trompé…

 

allio-lettre-merci

 

Ce prisonnier est ici un cas d’école pour Amnesty. En effet, Vythialingam Skandarajah, qui a vu sa demande d’asile politique rejetée par le Royaume Uni et qui sera expulsé vers son pays d’origine, le Sri Lanka, en 1987 – il y sera emprisonné et torturé -, sera libéré en 1989, soit deux ans avant notre production Écrire contre l’oubli. En revenant sur ce cas, exemplaire, Amnesty entendait donc démonter combien un refus de droits d’asile, mal analysé, pouvait avoir des conséquences dramatiques. Vythialingam Skandarajah s’en sortira au final – la Grande Bretagne revenant sur sa décision et lui accordant, certes un peu tardivement, le droit d’asile – mais il a juste failli mourir entre temps.

 

 

 

 

Pour commenter ce film, j’ai fait appel à la mémoire de Romain Goupil car le tournage fut chaud, comme on dit, et il s’en souvient bien. Comme Birkin ou le couple Leconte-Bedos, Romain, qui peut avoir peur, comme tout le monde, a malgré tout tenu à payer de sa personne en allant sur le terrain même, et pas n’importe lequel puisqu’il s’agit, comme on l’a vu dans le film, de Gaza.

 

En amont du tournage, Romain décide que l’on doit tenter les choses de manière très officielle, histoire de voir comment réagissent les autorités israéliennes. Donc on commence par envoyer des fax au Ministère de l’Intérieur à Tel-Aviv. Ce ministère nous renvoie vers l’armée qui, elle, botte en touche vers d’autres services, direction des prisons ou Shin Beth, je ne sais plus. Notre demande d’interview de Abd al Ra’uf Gabin joue donc les patates chaudes pendant quinze jours entre des autorités qui la prennent avec des pincettes car émanant tout de même d’une organisation comme Amnesty International. A l’issue de ces rebonds de fax en fax, on finit par recevoir une réponse. Négative, pas de rencontre possible avec ce prisonnier.

 

Le jeu de la patate chaude...

Le jeu de la patate chaude…

 

« Qu’à cela ne tienne, dit Romain, on n’annule pas le tournage, j’y vais quand même, je tenterai, à l’arrache, de forcer les portes. »

 

Romain_GoupilLe jour du départ, je me souviens de l’avoir accompagné à Roissy où, avant même qu’il ne prenne l’avion, on a bien compris que ça n’allait pas être simple. Romain avait son billet sur El Al, la compagnie israélienne ; je ne sais pas comment c’est aujourd’hui, ça n’a guère dû changer, mais quand tu embarques sur El Al, que tu sois réalisateur de films ou n’importe qui, tu passes par un entretien, le mot est faible, par un interrogatoire dirigé par de jeunes gens, charmants bien que peu souriants, dont on sent bien qu’ils ont fait leur classe au Mossad. Après que Romain ait fait la queue dans la file en attendant son tour, et alors que nous observions, derrière notre ligne jaune, chaque voyageur rester cinq bonnes minutes en entretien avec une charmante brunette ne lâchant rien sur ces questions, pointues, arrive le tour de notre ami Romain. Goupil étant un pseudo (le nom de résistant de son papa durant la guerre), Romain présente son passeport sous son état civil officiel : Charpentier. Et c’est parti : « Nom du père, de la mère, domicile, etc., avez-vous déjà voyagé dans des pays arabes, avez-vous des amis palestiniens, êtes-vous proche de terroristes, quel est l’objet de votre séjour en Israël ? Ah, vous allez faire des repérages pour un projet de long métrage… » Et ça dure. Dix bonnes minutes, soit le double de ceux qui le précédaient. La fille finit par dire « Parfait, ne bougez pas » et elle se barre avec le passeport de Romain. midnight expressUne minute après, nous arrive un beau jeune homme aux yeux bleus, passeport en main, et c’est reparti : « Nom du père, de la mère, amis palestiniens ? C’est quoi le sujet de votre long métrage…? » Romain reste d’un calme olympien, en allumant toutefois une cigarette, car l’on pouvait encore fumer à Roissy en 91, mais, l’observant, je me dis qu’on est quand même dans une ambiance Midnight Express car des gouttes de sueur perlent à la racine de ses cheveux et descendent le long des tempes. Encore dix minutes et le gars disparaît à son tour, toujours en embarquant le passeport. Pour nous encourager, le personnel du comptoir El Al nous dit : « C’est foutu, l’avion est en train d’embarquer, vous allez le rater. » Et de fait, il n’y a plus personne autour de nous, tous les voyageurs sont passés en salle d’embarquement.

 

A moins deux minutes de la dead line, le bel israélien revient, rend son passeport à Romain et lui dit : « C’est bon, mais dépêchez-vous, vous avez juste le temps de monter dedans. » Et Romain de courir en traînant sa valoche où est stockée la pellicule.

 

Il était pour moi évident, à ce moment là, que notre projet de film avait fait le tour des services et que les agents israéliens, à Roissy, savaient pertinemment que Charpentier et Goupil ne faisaient qu’un.

 

Débarqué à Tel-Aviv, Romain rencontre un avocat, antenne d’Amnesty sur le terrain, qui l’informe que Abd al Ra’uf Gabin vient juste d’être libéré et est rentré chez lui à Gaza. L’interview va donc être possible. Romain rencontre aussi son équipe technique israélienne, obédience de gauche, des sympathisants des Droits de l’Homme mais qui, pour autant, doivent rester prudents, ils refuseront par exemple de dormir à Gaza et rentreront côté israélien chaque soir. Romain, lui, va s’installer dans un hôtel de la bande de Gaza qui n’en a que le nom, un pauvre bâtiment tenu par une femme connaissant tout l’aréopage du Fatah vu que, tout le monde, à un moment où un autre, a séjourné chez elle.

 

goupil prisonnier

 

Romain procède à l’itv de son palestinien mais le tournage est précaire, quasi commando, rapide car Abd al Ra’uf Gabin risque de repartir en taule du jour au lendemain. D’autant que passés les innombrables check point des militaires israéliens, la tension à Gaza est palpable, recrues israéliennes armées de pied en cap sur les toits, couvre-feu chaque soir à 19H suivi des projecteurs qui s’allument pour surveiller les rues. Pour ne rien simplifier, deux mouvements politiques palestiniens s’opposent sur le territoire et on assiste déjà, se souvient Goupil, à une montée en puissance de la faction religieuse, le Hamas, avec notamment l’apparition des femmes voilées.

 

Le fait qu’il vienne faire un film sur un palestinien protège, relativement, Romain Goupil mais tout reste instable quand des factions s’opposent et quand, visiblement, c’est une équipe israélienne qui tourne. Il se souvient d’un moment, délicat, où il faillit être la cible d’une guerre des pierres. Il venait de finir une prise de vue sur le mur de bidons qu’on voit dans le film, emblématique de cette ville coupée du monde, et faisait des plans de coupe sur un étal de légumes dans un marché. Tournage terminé, Romain dit au-revoir, ou bye, au commerçant mais quelqu’un croit soudain entendre le salut shalom. Et là, en quelques secondes, part la spirale de la violence, le cailloutage de la voiture où l’équipe doit se replier précipitamment.

 

Goupil bidons

 

Au retour, même scénario à l’aéroport Ben Gourion avec un interrogatoire qui n’en finit pas, « ils se relayaient à quatre », tant et si bien que Romain rate ce coup ci son avion et devra se déclarer heureux de déjà pouvoir prendre le suivant. Ses interlocuteurs veulent en l’occurrence savoir où est passée la pellicule qu’il a amenée avec lui pour ses repérages. Ils en seront pour leur frais, Romain a été prudent, les boîtes sont à l’ambassade de France et elles sortiront d’Israël par la valise diplomatique.

Lettre_pour_L..._1994_Affiche

Romain Goupil ne retournera en Palestine que deux ans plus tard, en 93, pour le tournage de son long métrage Lettre pour L, une comédie dramatique où une ancienne histoire d’amour entre un réalisateur et son égérie – interprétée par la comédienne et réalisatrice Franssou Prenant – est prétexte à faire le bilan des combats idéologiques passés et de nombre d’illusions perdues. Au fond, on n’avait menti qu’à moitié en 91, Romain avait vraiment fait des repérages.

 

Abd al Ra’uf Gabin, arrêté en août 1990 par l’état d’Israël, « interné administratif » soit sans procès, torturé, est libéré le 21 août 1991, ce qui lui permettra de rencontrer Goupil, puis réemprisonné le 26 février 1992. A l’heure de ce récit, 2017, nous ne savons pas ce qu’il est advenu de lui.

 

 

CAC 40 avec nous !

Je m’aperçois que j’ai lâché un plus haut l’affaire du financement, laborieux, de toute cette prod, sans expliquer comment elle se poursuit. Car si elle va de l’avant, c’est qu’il a bien fallu résoudre, positivement, le problème.

 

Béatrice Soulé est une femme de réseaux, ce qui n’est pas du tout péjoratif mais plutôt conseillé quand tu te lances dans une telle entreprise. Par l’ami du beau-frère du cousin de la nièce, elle se retrouve, juste avant l’été, dans le bureau du PDG d’une des grandes entreprises du CAC 40. Que je ne nommerai pas. Ce représentant d’un capitalisme intelligent – ça existe quoiqu’en pensent nos politiques oeuvrant aux extrêmes – est sensible à la cause que lui présente Béatrice et lui dit : « N’y allons pas par quatre chemins, il vous manque combien pour boucler votre budget ? »

– Tant, lui dit Béa.

point d'interrogation– Ah oui quand même… Bon, je ne peux pas couvrir tout ça mais sans doute une bonne partie, que diriez-vous de tant ? (Et même sans chiffre, on sent que c’est pas mal.)

– Ah oui quand même… Et bien ma réponse ne va pas vous surprendre (et ne surprendra personne non plus), je dis oui.

– A une condition ce nonobstant (ils parlent bien les PDG), nous serons ici en absolu mécénat, j’entends par absolu que notre entreprise n’apparaîtra nulle part, ni en communication ni au générique du film. »

Et c’est pourquoi, même trois décennies plus tard, vous ne saurez pas qui a fait qu’Écrire contre l’oubli se fasse. Je précise toutefois pour les éventuels mauvais esprits, que ladite entreprise du CAC 40 ne touchait en aucune façon aux commerces des armes.

Quand Béatrice revient de son rendez-vous, on sent bien à son sourire en banane qu’il a été constructif. « On était parti sans tout à fait l’espoir d’y arriver, maintenant que l’on a couvert une majeure partie du budget de fabrication, on est désormais sûr d’arriver au bout. Reste à savoir dans quel état de fatigue, mais ça, c’est accessoire. ».

 

 

 

Comme le dit la formule : « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire ». C’est le cas pour ce film où mes camarades et moi-même se souviennent d’un tournage sans aucun problème, hors le trac d’Hubert Reeves à aborder un thème le faisant, brutalement, redescendre de ses Poussières d’Étoiles, et la difficulté à garer les voitures de l’équipe de prod dans le quartier de l’appart de Reeves où est tourné le film.

 

Ici on retrouve la patte du documentariste d’exception qu’est Kramer, habile à mêler le naturalisme à la fiction et à télescoper les sons dans une mouvance godardienne. Et puis cette très bonne idée, simple, d’aller tourner ces musiciens péruviens puisqu’il te vient à l’idée que, avant de faire la manche dans le métro, l’un était peut-être physicien et l’autre prisonnier d’opinion.

 

Fidel Intusca Fernandez, arrêté en 1990, a été détenu et torturé dans une prison péruvienne. A la connaissance d’Amnesty International, aucune enquête n’a été engagée sur les allégations de torture.

 

 

 

 

Quel beau texte que celui rédigé par le biologiste François Jacob… sans doute un des plus réussis, par sa simplicité même, du fait que tout y est dit, ou presque. C’est pour cela que j’ai mis, en exergue à ces chapitres Écrire contre l’oubli, cette phrase qui n’est jamais de trop de rappeler : « L’un des pires fléaux de l’humanité, c’est la certitude d’avoir raison, c’est le besoin de vouloir, coûte que coûte, faire malgré eux le bonheur des hommes. »

 

Laurence Miller okLaurence Miller, aujourd’hui grande productrice pour la télévision, a commencé sa carrière en stagiaire sur cette série de films. Elle se souvient que pour son tout premier jour parmi nous on l’envoie porter des photos de Fidel Castro à Alain Resnais. « Ah, dès le premier jour, plongée dans le grand bain avec, juste, Alain Resnais. Je sonne à une porte d’appart, et c’est le mythe lui-même, avec sa magnifique crinière blanche, qui ouvre. Bonjour Monsieur Resnais, Laurence Miller, je vous apporte des photos.

– Vous êtes de la famille de Claude ?

– Ah Monsieur Resnais, je vais commencer à vous décevoir…

– Non non, c’est pas grave, entrez. »

 

Sabine Azéma

Sabine Azéma

Viviane Baubry-Gautier se souvient pour sa part de la préparation et du tournage où Resnais arrivait toujours avec un petit sac à dos. « Il est charmant votre sac, commente Viviane.

– C’est mon cartable, avec mon quatre heure, chaque matin Sabine me le prépare pour que je ne manque de rien. Voyez, un peu de potage dans le tupperware, des gâteaux, une petite bouteille d’eau, et une écharpe. »

 

« C’est Alain Resnais, se souvient Geneviève Sérieyx, qui avait choisi, entre tous les films, de réaliser celui sur un prisonnier cubain. François Jacob, prix Nobel de médecine et lui étaient tous deux impressionnants par leur dimension humaine jointe à une profonde modestie. Alain Resnais nous avait dit : « Je ne sais pas si je saurai faire ce film ».

 

Martine Grenier ici en compagnie de Philippe Poirier, notre régisseur.

Martine Grenier ici en compagnie de Philippe Poirier, notre régisseur.

Malgré la simple et totale efficacité de son film, Resnais restera jusqu’au bout dubitatif. Martine Grenier réceptionne un coup de fil pour Béatrice où Resnais la convie à la projection de la copie de travail. Mais c’est maintenant tout de suite et Béatrice n’est pas au bureau. « Je me retrouve, moi assistante de Béatrice, se souvient Martine, missionnée pour aller voir le film et éventuellement le critiquer. Tu me vois, moi, dire à un monument comme Resnais : « Ça c’est bien, ça, ça l’est moins ». Ah la panique. Je vois le film que je trouve émouvant et précis, j’en fais part immédiatement au réalisateur qui lui fait la moue.

– Merci, vous êtes gentille, mais je n’en suis pas satisfait, pour moi, j’ai raté certains effets que j’envisageais d’avoir.

– Mais non, Monsieur Resnais, mais non… et me voilà à remonter le moral d’Alain Resnais.

 

Les initiés noteront un nouveau scoop dans ce film : Alain Resnais, absolument rétif, comme Cartier-Bresson, à ce qu’on le photographie, accepte exceptionnellement ici les clichés qu’opère Martine Voyeux ; quand on regarde la photo en début de film où, main sur le col du trench coat, il est comme fautif, on le sent tout prêt à sortir du cadre en courant.

 

Martine Voyeux a réussi à en prendre une autre.

Martine Voyeux a même réussi à en prendre une autre.

 

Le cubain Esteban Gonzalez Gonzalez, arrêté le 23 septembre 1989 et condamné à 7 ans de prison, sera libéré en mai 1992.

 

 

 

 

Là encore, très beau texte de Chantal Akerman, servi on ne peut mieux par Catherine Deneuve et enveloppé par la douceur du violoncelle de Sonia Wieder Atherton. Et ça à l’air de rien, cette interprétation de Deneuve mais, là aussi, « C’est un métier ». Pourquoi ? Parce que le travelling de ce plan séquence va en fait jusqu’au passage pour piétons en bas de la rue, mais on n’en voit pas les rails car l’image a été obscurcie pour les faire disparaître. Si Catherine Deneuve avance, un pied devant l’autre, comme un mannequin dans un défilé de mode, c’est qu’elle doit à chaque pas, en regardant droit devant elle l’optique de la caméra, enjamber les traverses du rail. Tout en disant son texte… Laurence Miller, la stagiaire de l’époque et qui aura décidément occupé bien des postes sur la production, sera retenue comme doublure lumière sur le tournage, car même silhouette que Deneuve. C’est donc elle qui devra s’entrainer au difficile exercice de ne pas se foutre les petons dans les rails car elle doit garder la tête haute et ne pas regarder ses pieds. On se moque d’elle à ainsi la voir tenter de garder l’équilibre : « Essayez pour voir, les rigolos, nous lance-t-elle, mais ne venez pas vous plaindre si vous vous retrouver le nez par terre. »

(photo Martine Voyeux)

(photo Martine Voyeux)

 

En prime, il faisait grand froid sur ce tournage de nuit équipé dans une rue du 20e arrondissement (retenue car c’est une des rares rues parisiennes encore pavées, pavés qu’au final d’ailleurs on ne voit plus, compte tenu du fait qu’il a fallu obscurcir l’image pour les raisons évoquées plus haut). Grand froid donc et Catherine Deneuve, sur sa robe, n’a que l’imper. Viviane Baubry-Gautier, la voyant transie, lui amène une couverture, que refuse Deneuve : « Non, car quand on va faire les prises, j’aurai encore plus froid ».

 

Pour expliciter ce mariage Deneuve – Akerman, il faut remonter de quelques mois plus tôt à l’interview qu’avait donnée Chantal Akerman et où elle se lançait dans une diatribe sur le cinéma dit commercial par opposition au cinéma dit d’auteur. Dont elle était un tenant. Interview qui n’avait pas échappée à Catherine Deneuve et qu’elle avait trouvée sans doute un rien manichéenne, elle qui certes était une icône du cinéma grand public mais qui avait su, maintes fois, être l’interprète de films plus pointus (Buñuel, Varda, Cavalier, Truffaut, Ferreri, etc.). Sachant cela, et connaissant le caractère forgé de notre Deneuve nationale, on ne s’étonnera pas que, lorsque lui est présentée la liste des réalisateurs prêts à s’investir pour Amnesty, elle retienne sans hésitation Chantal Akerman. Choix qui, rapporté quelques jours plus tard à la réalisatrice, va sur le coup la surprendre mais pas l’étonner bien longtemps, son interview faisant pierre d’achoppement entre elles deux.

 

Puis vient la réunion de préparation où se rencontrent, pour la première fois, les deux femmes. Viviane Baubry-Gautier se souvient qu’elles seront parfaitement courtoises, mais en même temps impressionnées, et l’une et l’autre, de se retrouver face à face. Toutes deux traqueuses donc, Chantal Akerman dira au sortir du rendez-vous : « Mais au fond, ça c’est très bien passé. » Comme quoi, évitons d’être par trop tranché sur ces univers du cinéma bourgeois versus militant, car il n’y a qu’un seul 7e art, avec des registres différents, et ses protagonistes savent parfaitement travailler de concert quand la cause le nécessite.

 

 

Sonia Wieder-Atherton

Sonia Wieder-Atherton

On aura un fichu problème, technique, avec ce film lors de la postproduction du long métrage. Sans rentrer dans un cours de cinéma, on peut simplifier en disant que la vitesse de défilement à la télé est de 25 images/seconde alors qu’au cinéma elle est de 24. Pour le court-métrage d’Akerman à la télé, no souci, mais quand on réduit la vitesse pour l’adaptation cinéma au long métrage, le changement de fréquence images fait que cela modifie de façon quasi imperceptible le son, et notamment la musique. Imperceptible certes, sauf pour l’oreille de Chantal Akerman qui soudain n’entend plus que ça : « Mais le violoncelle de Sonia pleure ! Ah ça, c’est pas jouable. Une solution, dit-elle saisit par l’angoisse : il suffit de ne pas mettre mon film dans le long métrage ! »

Bah voyons. Roger Ikhlef sort alors la grosse voix, celle qui pétrifie tout le monde : « Soustraire ce bel instant avec Deneuve pour un léger pleurage dont, au final, personne ne se rendra compte, hors Sonia Wieder Atherton, serait une folie !»

Passé l’énervement de l’instant, Chantal Akerman acceptera le travail sur le son que feront les techniciens de LTC et donc son film ne manquera pas à l’appel.

 

Laurent Crespel, pour sa part, à un souvenir perso de Chantal Akerman : « C’est la femme qui m’a sauvé la vie. On prépare la prise de nuit dans cette rue quand tout à coup, arrivant de nulle part et tous feux éteints, surgit une voiture. C’est Akerman qui me tire violemment par le dos alors que la trajectoire de la voiture menace de m’envoyer dans le décor… Ouf ! Déjà que j’avais commencé la production avec un pied dans le plâtre, sans son réflexe je repartais, au mieux, à l’hosto.

 

Les responsables de la mort de la salvadorienne Febe Elisabeth Velasquez, tuée dans un attentat le 31 octobre 1989, n’ont jamais été arrêtés.

 

 

 

 

Avec cette voix sensuelle, légèrement cassée, où l’on retrouve les vibrations de la voix de son père, Marie Trintignant nous fait pénétrer au cœur du drame de cette famille dont la joie de vivre s’évanouit dans la barbarie. Avec ce deuil qui ne peut s’instaurer car la disparition, brutale, de l’être aimé l’en empêche. C’est sans doute pour ça, pour ces destins qui se voient détruire, violemment, pour ce parallèle entre la disparition de José Ramon Garcia Gomez et celle de Marie Trintignant, que j’ai toujours un peu de mal à revoir ces images.

 

Nadine Trintignant, forte de l’interprétation douce de sa fille, fait ici une élégante composition entre gros plan sur son interprète et paysages mexicains. Au réel, on voit ici un village d’Andalousie. Béatrice Soulé, qui avait précédemment cosigné un documentaire sur le flamenciste-chévrier El Cabrero (ce docu, dont le texte est signé Martine Voyeux, raconte l’insolite quotidien d’une star du flamenco qui, dès qu’il lâche la guitare, retourne s’occuper de ses chèvres), Béatrice, donc, conseille à Nadine le tournage dans ce village à proximité de Séville où l’hispanité commune fait que l’on peut se croire au Mexique. Nadine et Marie se verront d’ailleurs invitées à séjourner chez El Cabrero, sa charmante femme Héléna jouant les guides pour les prises de vues.

 

trintignant-voyeux

(Photo Martine Voyeux)

 

La photo en début de film nous montre Nadine en train de fixer une perruque sur la tête de sa fille. Et ici l’histoire se boucle avec celle que je racontais plus haut, puisque pénétrant malgré moi l’intimité de la famille Trintignant-Corneau, j’avais débarqué chez eux le jour même où Marie venait d’avoir un accident de voiture et s’était explosé le front dans le pare-brise. D’où la perruque pour dissimuler la cicatrice encore visible.

 

Laurent Crespel se souvient avec attendrissement du tournage : « Je suis l’assistant de Nadine et, tout de suite, s’installe une respectueuse complicité. Elle avait demandé peu de moyens, juste de quoi faire le plan fixe tourné dans le rez-de-chaussée sur jardin de son appartement du Marais qu’elle occupait avec Alain Corneau. Marie doit filer chez le perruquier. D’autorité, Philippe Poirier l’emmène dans sa voiture. Logique somme toute pour le régisseur de la production qu’il était. Alors que j’avais rêvé d’y aller vu que Nadine avait annoncé à sa fille que c’est moi qui l’accompagnerais… J’apprends à leur retour, bien long, qu’il y avait des embouteillages et que Philippe a eu le temps de papoter avec elle. « C’est une fille adorable » me dit Philippe, ce dont je ne doutais pas, « J’ai passé un moment carrément privilégié… » là aussi, pas de doute. Bref, la double peine mais pas vraiment lieu de me plaindre. Je me souviens aussi de brèves incursions sur le tournage de François Cluzet (compagnon à l’époque de Marie Trintignant). Était-il un jaloux en puissance, me suis-je dit, inquiet de tous ces techniciens gravitant autour de sa compagne ? J’eusse été lui, amoureux d’une aussi sublime femme, j’aurais certainement fait de même. »

 

Le mexicain José Ramon Garcia Gomez, disparu le 16 décembre 1988, n’a jamais été officiellement retrouvé. Geneviève Sérieyx se souvient que quelques temps après le 30e anniversaire d’Amnesty International, une info était remontée jusqu’à son siège parisien : des voisins de la famille Gomez avaient eu la preuve, incontestable, de sa mort ; sa famille avait donc pu en être informée, il ne s’agissait plus d’un disparu.

 

 

Fin de la 6e partie, à suivre : 1991 – Écrire contre l’oubli, Amnesty International 7/7

1991 – Écrire contre l’oubli, Amnesty International 2/7


Pierre Lescure

Pierre Lescure

 

Béatrice Soulé a eu l’idée, le feu vert d’Amnesty International pour lancer le projet, superbe mais auquel les responsables d’Amnesty France n’osent pas croire, a trouvé un producteur ayant pignon sur rue en la personne de Patrice Roger, puis un directeur de production qui saute dans le vide à ses côtés en s’inquiétant plus tard du parachute : moi ; l’étape suivante est le début d’une course à l’échalote : trouver les sous pour le faire, et la diffusion du produit fini. Si on arrive à le finir.

 

Elle fonce à Canal+, la chaîne oeuvrant ès cinéma, où elle est persona on ne peut plus grata. Quelques années plus tôt (1986), elle avait en effet organisé le premier grand direct de cette chaîne alors adolescente, La 25e heure, depuis le Zénith Paris, et ce avec un plateau prestigieux : Miles Davis, Herbie Hancock, Carla Bley, Nougaro, Michel Portal et autres stars nationales et internationales du jazz. Le gros succès de cette 25e heure fait que Béa bénéficie de ses entrées directes auprès du DG de Canal+ à l’époque, Pierre Lescure.

 

André Rousselet

André Rousselet

Lescure deviendra par la suite PDG de Canal+ au lendemain du jour où son créateur et PDG en titre, André Rousselet, publiera sa lettre ouverte « Édouard m’a tué » par laquelle il démontre comment le premier ministre Édouard Balladur l’évince de la direction de la chaîne. Mais ne mélangeons pas, c’est une autre histoire. Pierre Lescure ayant, comme tout le monde décidément, trouver l’idée splendide, dit à Béatrice : « OK, Canal+ t’accompagnera sur cette production, en préfinancement et diffuseur, mais à deux conditions.

– Oui ? dit Béatrice.

– La plus grosse part de notre financement ne peut venir que de nos investissements cinéma. Ce projet est cinéma, c’est donc parfait.

– Oui Pierre, répond Béatrice qui réfléchit vite et voit tout de suite l’écueil. Mais cela induit, il me semble, que l’on parle alors d’un long métrage cinéma… Alors que je suis plutôt partie pour produire 30 courts destinés à la télévision.

– Mais Béatrice, l’un n’empêche pas l’autre, il suffit d’assembler les 30 courts métrages en un seul long et d’ainsi présenter le dossier au CNC au titre d’un film de long métrage.

– Effectivement, vu ainsi c’est simple » commente Béatrice qui trouve cela soudain bien compliqué, vu qu’elle vient de se voir rajouter aux 30 films difficiles à faire, un long métrage dont elle n’avait pas même l’idée la minute d’avant. Mais comment refuser si c’est la condition du financement ? « Et la seconde condition, Pierre ? demande-t-elle estimant qu’elle vient d’entendre le pire.

Pierre Lescure, version Guignols de l'Info

Pierre Lescure, version Guignols de l’Info

– La seconde est peut-être un peu plus compliquée… »

D’accord, se dit Béatrice, le pire est à venir.

« Il conviendrait, pour une cause comme celle d’Amnesty International, de faire l’union sacrée des chaînes.

– Comment ça ?

– C’est simple, toutes les chaînes diffusent les 30 courts-métrages ; elles participent de fait au financement de la production – Canal ne pouvant, comme tu le sais, en assurer qu’une partie – et offrent en même temps une couverture sans précédent à l’événement.

– Ah oui, toutes les… dit Béatrice en avalant sa salive, oui… belle idée… et puis simple surtout… »

Quand elle quitte l’étage directorial, elle est enchantée et terrorisée. D’un côté, elle vient d’obtenir un premier bout du financement et un diffuseur national, de l’autre, sa course contre la montre vient de se voir rajouter huit nouveaux obstacles, soit la liste des autres chaînes potentielles pour cette union sacrée qu’elle et Pierre Lescure viennent de dresser sur un coin de table. En rentrant à notre bureau de prod, elle s’écroule dans un fauteuil et me dit : « Et bien voilà, y a plus qu’à prendre le bâton de pèlerin pour faire le tour des popotes. Ça tombe bien, on n’avait que ça à faire. »

 

Dans un déroulement logique de production, on fait le tour de table des financiers potentiels avec un beau dossier, un scénario, un casting, un réalisateur – de préférence bankable -, et on attend que revienne la réponse, oui ou non. On aura compris que cette production là échappe à toute logique, à tout planning traditionnel vu que début 1991 on a rien de tout ça ; enfin si, le beau dossier, on avait, mais c’était le plus facile, il suffisait d’une belle mise en page pleine de belles promesses ; pas de scénario, si ce n’est le concept lui-même ; aucun casting si ce n’est l’espoir de la plus belle affiche que le cinéma français puisse imaginer ; quant au réalisateur, pardon, auX réalisateurS, là, c’était le contraire, y en avait de trop sur le beau listing papier glacé du dossier, mais aucun de confirmé. En revanche, la clef pour ouvrir toutes les portes, quitte à forcer un peu sur les serrures, c’était la bannière sous laquelle nous avancions, car tous les interlocuteurs, devant la mission d’Amnesty International, disaient Respect.

 

Comme aucun planning n’était applicable, on a tout fait en même temps. De mémoire, ça nous a fait de bonnes journées (quand je dis journées, c’est un terme générique qui inclue une bonne partie des nuits).

Béatrice Soulé et Martine Grenier

Béatrice Soulé et Martine Grenier

Béatrice et ses bras droits, Martine Grenier et Catherine Lambert (elle a deux bras droits, explication plus loin), adressaient des demandes dans tous les sens aux personnalités et ce sous en-tête Amnesty, notre sésame. Au bureau d’à côté, Béatrice, stylo en main droite pour signer des fax, combiné du téléphone dans la gauche, passait des heures en ligne pour tenter de joindre les stars ou leurs agents, tandis qu’avec sa troisième main (au bout du second bras droit, donc) elle préparait une salade niçoise car on n’avait guère le temps de sortir déjeuner. Pendant ce temps là, Béatrice arpentait les couloirs des chaînes de télévision ou patientait dans l’antichambre de sponsors potentiels. Vous avez bien compté, il y eut en fait plusieurs Béatrice Soulé, elle s’était clonée ; avec une seule, on s’en serait pas sorti.

 

serieyx-n-bLà, il convient de rentre hommage à celle qui fut, dés le départ, notre indispensable interface avec Amnesty, sa responsable de la communication : Geneviève Sérieyx. Sans sa connaissance du mouvement – Amnesty International, comme toute organisation de cette ampleur, a des rouages complexes, et elle applique notamment une vraie prudence de stratégie car toute erreur, diplomatique, peut s’avérer contreproductive pour les cas de prisonniers d’opinion qu’elle défend -, sans l’expérience de Geneviève disais-je, son dévouement H24, sa capacité à fluidifier les relations entre production cinéma et l’ONG, et surtout sa conviction inébranlable que nous allions réussir, cette aventure n’eut assurément pas été la même.

 

DouarinouSi Geneviève Sérieyx est versée en Droits de L’Homme, l’univers cinéma lui est alors parfaitement étranger. Aussi elle-est enchantée de voir débarquer à Amnesty une nouvelle collaboratrice qui, elle, a ça dans le sang : Marie-Jeanne Douarinou. Dans le sang car Marie-Jeanne est née dans une famille que plus cinématographique que ça, tu meurs : sa mère Jacqueline Douarinou-Sadoul était chef-monteuse (Orphée de Cocteau notamment), son oncle, Jean Douarinou, était décorateur (d’Abel Gance, par exemple), et son père, Alain Douarinou, était un technicien prestigieux qui, l’œil rivé à l’œilleton, fut le caméraman des plus grands noms du cinéma français (à tel point que ses images servaient de référence aux étudiants de l’IDHEC, aujourd’hui rebaptisé LA FEMIS). Partant d’un principe génétique – les gênes s’additionnent aux acquis -, nous ne manquerons pas de notre côté d’incorporer sa fille dans notre équipe de production : Marie Douarinou.

 

Pour ma part, passé l’aménagement-Ikea des bureaux de prod que Patrice Roger nous avait trouvés dans une dépendance des laboratoires LTC de Saint Cloud, j’avais entrepris d’un côté les premières négociations avec les prestataires cinéma, loueurs de caméras, lumières, son, jeu de concurrence entre pellicule Kodak ou Fuji, studios, accessoirisation et j’en passe, de l’autre je m’attaquais au budget. Quand tu budgètes un film, tu as, ordinairement, des gens qui te font un découpage technique, a minima le réalisateur et son premier assistant. C’est fort de leurs données – nombre de jours de tournage, en extérieurs, en intérieurs, décors naturels ou construits, combien de comédiens, figurants, etc. – que tu peux projeter ton budget. Là, c’était simple, je n’avais rien. Mais ce qui s’appelle rien. Bon, ce n’était pas le premier budget que je faisais à l’aveugle, mais ici, en prime, j’entrais dans une dimension quasiment inconnue de nous, gens de télévision : la 4e dimension du cinéma et de la pellicule. Quand tu débarques dans des laboratoires cinéma, en l’occurrence LTC, avec ton bagage technique vidéo, les premiers jours, je confirme, c’est carrément X Files.

 

mac-128kAprès avoir épuisé en calculs Excel que n’arrivait pas à mouliner mon ordinateur Macintosh première génération, que mon smartphone d’aujourd’hui il est un million de fois plus puissant, je pris le seul parti raisonnable et surtout possible, je décidais de budgéter le tournage d’un film 35 mm moyen de 3 mn, avec un peu de ci, un peu de ça ; moyen quoi. En y ajoutant les quotes-parts de la postproduction, le développement négatif, le tirage du positif de montage, le montage lui-même, les projections de copie de travail, le mixage, l’étalonnage and so on, sans oublier la quincaillerie autour, au hasard l’équipe de prod elle-même et tous les frais multiples et variés que tu te casses la tête pour ne pas en oublier, j’arrivais à un coût moyen acceptable. Je me souviens que la nuit où je bouclais ce tout premier budget, j’étais presque soulagé du total. C’est alors que, juste avant de me coucher, j’eus le tort de multiplier par trente. On tapait le milliard de centimes – d’anciens francs si vous préférez – ou pour parler moderne 1, 5 million d’euros.

 

J’ai mal dormi.

 

Au réel, 1 virgule 5 million pour un long métrage, c’est que dalle, le prix d’un petit téléfilm en gros, mais c’est toujours la même chose, encore faut-il les avoir… Restons sur le thème finances, le nerf de toutes les guerres : je ne vais pas vous faire un cours de production, ce serait soporifique, mais il faut quand même comprendre un minimum ce qui relève du budget d’un film. On additionne tous les frais et on arrive à un beau total, total qui en général fait dire au directeur de production penché sur son Excel : « Ah oui quand même. » A ce total qui n’est en fait qu’un sous-total, on additionne les assurances (car on se doit d’anticiper les catastrophes), les frais généraux de la société de production (calibrés à 7% du sous-total selon les règles du CNC), les imprévus (quantifiés selon l’usage à 10%) et enfin la rémunération producteur (en général calibrée à 10%), soit la rémunération de la société de production pour son travail, dont la plupart du temps, surtout au cinéma français, elle ne voit pas la queue d’un, déjà bien contente quand elle ait pu réunir les sous pour payer les coûts du film, et que si ça couvre en plus les frais généraux, c’est Byzance.

 

En regard de ça, on va amener le plan de financement, à savoir tous les sous qui vont rentrer, ou plus précisément que l’on espère voir rentrer. Dans le deal avec Amnesty France, les choses étaient fort simples : PRV, producteur délégué, amenait ce qu’on appelle dans le métier la garantie de bonne fin, en clair il se démerde pour, quoiqu’il arrive, finir le film. En prenant au passage tous les risques sans en avoir, en retour, aucun profit car si déficit de production, c’est PRV qui l’assume entièrement, et si bénéfice au contraire, tout va à Amnesty qui, par ailleurs, détient au final ce qu’on appelle le copyright, soit la propriété pure et entière du film. Il devait n’y avoir, en France, qu’un seul producteur pour se lancer dans un telle aventure, certes prestigieuse mais quand même fort casse-gueule, on l’avait trouvé : Patrice Roger.

 

plan-financement

 

Je réponds avant que l’on me pose la question : dans ce budget, il n’y avait aucune rémunération pour les soixante personnalités (heureusement d’ailleurs, compte tenu de la notoriété des stars envisagées) ; leur aurait-on proposée que, dans le cadre d’une telle cause, ils auraient refusé (cette absence totale de paiements pour nos 60 protagonistes me posera d’ailleurs un problème technique à terme, mais n’anticipons pas). En revanche, tout ce qui ressort des techniciens du cinéma, tant ceux de tournage que de postproduction, étaient eux payés sur la base du tarif syndical. Ils auraient pu refuser car bon nombre étaient ordinairement rémunérés bien au-delà dudit tarif. Pas un seul n’a refusé.

 

Coincé au bureau à négocier des accords hyper privilégiés – quand pas carrément cadeaux – avec les prestataires cinéma, je n’ai pas pu accompagner Béatrice dans son tour des popotes des chaînes de télé, enchaînement de rendez-vous qui, d’une manière générale, se passaient bien – conquis par le concept sous l’étendard d’Amnesty, elles acceptaient de préacheter, selon le jargon de métier, le film -, j’ai toutefois été présent pour un des gros morceaux : TF1.

 

TF1

 

Salle de réu dans la tour du siège à Boulogne-Billancourt, grande table ovale où sont réunies six personnes chapeautées par la directrice de l’entertainment, Marie-France Brière, et Béatrice, en grande forme, présente le projet. Marie-France Brière applaudit à la chose, on commence à s’approcher du concret : « Combien pourrait mettre TF1 dans l’affaire ? », quand la haute silhouette d’Etienne Mougeotte, grand manitou de la chaîne, se matérialise dans la salle. « Ah pardon, vous êtes en pleine réunion. Je ne vous dérange pas longtemps, juste un mot à Marie-France. Tu as eu Patrick Sabatier pour l’affaire d’hier ?

– Oui dit sa directrice des divertissements. Il réfléchit et me rappelle ce soir.

Étienne Mougeotte, là encore version Guignol

Étienne Mougeotte, là encore version Guignol

– Parfait… Ah, Béatrice, pardon, je ne vous avais pas vue. Ça va ?

– Très bien Étienne, je vous remercie.

– Et vous êtes sur quoi, là ?

– Et bien je présentais à Marie-France un projet magnifique… »

Et bis repetita, Béa de refaire l’argument de vente à Mougeotte sur un air qu’elle commence à connaître par cœur.

– Huum… projet intéressant fait Mougeotte avec une moue des lèvres indéfinissable. Bien, je vous laisse travailler. »

En sortant de réunion, Marie-France Brière nous rassure quant au positionnement de la chaîne pour ce genre d’évènement mais, avant une réponse définitive, elle doit toutefois étudier le dossier avec Mougeotte. Comme nous, sans doute, elle a eu du mal à interpréter le rictus de son grand patron.

« Tu le sens comment ? me demande Béatrice dans l’ascenseur.

– Euh, comment te dire… moyen. Je n’ai pas aimé l’absence d’enthousiasme de Mougeotte.

– C’est le moins qu’on puisse dire. »

Peu de temps après, on avait la réponse : TF1 refusait de s’associer au projet, sans doute trop occupée avec Patrick Sabatier. Avec le recul, je peux vous dire que si c’était aujourd’hui, ils accepteraient. Pas par une quelconque solidarité avec une ONG telle qu’Amnesty, mais pour préserver leur image. En effet TF1 fut la seule chaîne dans l’ensemble du PAF (traduction pour les non-branchés : Paysage Audiovisuel Français) à être hors du coup. Et ils vont le payer cher car, à la diffusion des films, l’ensemble des médias français va saluer l’union sacrée des chaînes pour ce 30e anniversaire d’Amnesty International, Canal+, A2, FR3, La Sept, La Cinq, M6, Paris Première, TV5, Canal France International, à l’exception d’une toutefois qui a refusé, soulignent ces mêmes médias avec insistance : TF1. Et paf ! si je puis dire.

 

Côté stars, les choses avancent mieux que bien. La majorité des personnalités contactées répondent présent, seules quelques unes déclinent mais pas sur le principe, uniquement pour des raisons de planning, tel Bertrand Blier, en pleine production d’un nouveau film et qui appellera un autre Bertrand, Tavernier, pour jouer les remplaçants. Forte d’une liste de vedettes acceptant de participer, comédiens, réalisateurs, personnalités politiques, scientifiques, médiatiques, Béatrice va alors jouer les entremetteuses. Comprendre qu’elle va conclure des mariages. Elle arrive en face des réalisateurs, présente sa liste : « Avec quels comédiens, ou personnalités, souhaiteriez vous travailler ? ». Idem avec les comédiens : « Voici la liste des réalisateurs ayant donné leur accord. » Certains retiennent des noms qu’ils connaissent bien pour avoir déjà travaillé avec eux, d’autres jettent leur dévolu sur des talents qu’ils aimeraient rencontrer, d’autres encore ont leur propre suggestion, telle Nadine Trintignant souhaitant rester en famille et qui propose sa fille, Marie. Deux cas d’espèce : Jane Birkin et Michel Piccoli à qui Béatrice propose d’être au four et au moulin, soit acteur et directeur de leur propre court-métrage, Béa ayant en effet eu l’intuition que l’ubiquité filmique – être à la fois derrière et devant la caméra – les démangeait. Nos deux comédiens, même si morts de trac à cette idée, finiront par accepter.

 

Je me souviens de Béatrice rentrant un soir au bureau après une de ses tournées matrimoniales : « Devine qui Godard à choisi ?

– Je sais pas moi, Deneuve, Huppert, Haroun Tazieff, avec Godard, on peut s’attendre à tout…

André Rousselet (photo Martine Voyeux)

André Rousselet (photo Martine Voyeux)

– C’est le cas. Il a regardé la liste et, sans hésiter, me l’a rendue en me disant : « André Rousselet ».

– Le patron de Canal + ! C’est pas un comédien.

– Si on part comme ça, Tazieff non plus.

– Il doit vouloir en profiter pour lui vendre son prochain film.

– Tu as mauvais esprit, Jean-Pierre… »

 

 

 

Fin de la 2e partie, à suivre : 1991 – Écrire contre l’oubli, Amnesty International 3/7

1991 – Écrire contre l’oubli, Amnesty International 1/7


Amnesty-logo

 

 

Si l’on me demandait de retenir une phrase dans l’ensemble de l’aventure de production que je vais relater ici, ce serait celle du scientifique François Jacob dans sa lettre adressée à Fidel Castro et filmée par Alain Resnais. Cette phrase, la voici :

 

 

Et oui, tout est dit, d’une certaine façon, tout est dit du combat d’Amnesty International qui s’attache à dénoncer les injustices de ce monde, à combattre l’aveuglement de ces dirigeants qui entendent convaincre leur peuple que l’arbitraire, celui des emprisonnements, de la torture et des assassinats, est la seule voie vers le bonheur.

 

Pour la genèse de ce périple cinématographique que fut la production des films Écrire contre l’oubli, il faut remonter assez loin car cette aventure résulte de la rencontre entre la nécessaire ambition de l’ONG Amnesty et la détermination d’une productrice qui, déjà toute jeune, investit son énergie – étonnante, on va s’en apercevoir – dans ce mouvement : Béatrice Soulé.

 

Peter Beneson

Peter Benenson

Amnesty International… Au tout départ, comme souvent, les choses partent d’un seul homme : en 1961, indigné par la condamnation de deux étudiants portugais à sept ans de prison pour avoir porté un toast à la liberté en pleine dictature Salazar, l’avocat britannique Peter Benenson lance un appel dans l’hebdomadaire The Observer. Intitulé Les prisonniers oubliés, cet article présente les cas de 6 personnes emprisonnées pour dissidence et lance un appel à l’amnistie. Cette campagne obtient un succès inespéré ; elle est reprise dans les journaux du monde entier et témoigne que des personnes peuvent s’unir pour, solidairement, défendre la justice et la liberté. Amnesty International est née. 56 ans plus tard, à l’heure où j’écris ces lignes, Amnesty International, auréolée d’un Prix Nobel de la Paix et de moult autres reconnaissances émanant du monde entier, compte 7 millions de membres. Conséquente boule de neige.

 

souleBéatrice Soulé, dès ses vingt ans, s’engage comme bénévole dans l’organisation. En 1971, pour le dixième anniversaire du mouvement, elle met à profit ses compétences pour les multiples concerts qui, dans tout l’hexagone, apportent leur soutien à la branche française d’Amnesty. Elle va poursuivre son bénévolat en coordonnant les initiatives que les différentes sections d’Amnesty France mettent en œuvre pour étendre l’action de l’organisation. C’est à cette époque qu’elle se lie d’amitié avec Vladimir Vinaver, oncle du dramaturge Michel Vinaver ; Vladimir est polyglotte et met toute sa science dans les traductions que doit gérer au quotidien cette institution à dimension internationale. Arrivent 1981 et le 20e anniversaire d’Amnesty. Qu’il convient de marquer. Attachée de presse dans l’univers des Variétés et forte d’un carnet d’adresses qui s’est épaissi avec les années, Béatrice propose alors à Amnesty une idée pas vraiment simple à mettre sur pied mais toutefois lumineuse : utiliser le lundi, traditionnel jour de relâche des lieux de spectacle, pour organiser partout où ça sera possible des concerts de soutien. C’est Daniel Colling, producteur de spectacles et accessoirement patron du Printemps de Bourges dont Béatrice Soulé est par ailleurs attachée de presse (cf. 1977 – Avril, Un Printemps… à Bourges), qui, à Paris comme en province, est en charge de l’organisation des concerts. Ça, c’est la première partie de l’idée pour ce 20e anniversaire. La seconde entend démultiplier l’impact en y associant un média national. Antenne 2 rentre alors dans la danse et, le lundi Jour J, Béatrice court de théâtres en music-hall parisiens, sautant d’un car de télévision à un autre avec son réalisateur Dirk Sanders sous le bras, afin de saisir la substantifique moelle des prestations artistiques. Au montage, pour les enchaînements entre extraits de spectacles, elle opte pour des interséquences à base de photos.

Henri Cartier-Bresson

Henri Cartier-Bresson

 

C’est ainsi que Béatrice collabore pour la première fois avec un maître incontesté du genre : Henri Cartier-Bresson. Elle détourne pour un temps le photographe de son propre univers pour lui confier la tâche d’harmoniser le fil rouge de l’émission en sélectionnant les photos des artistes en scène. Ce 20e anniversaire sera un gros succès, tant en salles de concerts que dans toute la France, les militants de terrain voyant leurs actions épaulées par l’audience nationale que trouve là le programme Amnesty International 20 ans diffusé sur Antenne 2.

 

 

 

Le Zénith Paris La Villette

Le Zénith Paris La Villette

Se passent à nouveau dix ans et arrive le 30e anniversaire de 1991. Daniel Colling, à l’initiative des Zénith, élaborés sous l’égide de Jack Lang, est devenu entre temps le patron de la toute première de ces salles de spectacles de grande audience : le Zénith Paris. C’est d’abord à lui que, à l’automne 90, Amnesty fait appel pour la production d’un grand concert de soutien célébrant ce 30e anniversaire. Mais des problèmes d’organisation et de planning des artistes font capoter le projet en janvier 91. Cellule de crise à Amnesty, il y a en effet urgence à mettre en chantier une autre idée et Vladimir Vinaver propose alors d’en appeler à celle qui a déjà maintes fois prouvé qu’elle savait en avoir. Conviée à la réunion suivante, Béatrice Soulé, devenue désormais productrice pour la télévision, pose alors une question qui laisse indécis les responsables d’Amnesty France : « N’êtes-vous pas lassés des concerts de soutien ?

– Peut-être, mais quoi d’autre ?

– Vous me laissez vingt quatre heures ? »

Et elle quitte les bureaux d’Amnesty, cheveux au vent.

Une expression avait cours dans la petite bande autour de Béatrice Soulé : « Les idées lui viennent chaque matin en mettant ses chaussettes. » En tout cas, chaussettes ou pas chaussettes, le concept pour Amnesty lui vient dès le lendemain matin.

A la réunion qui suit, Béatrice amène une idée qui laisse ses interlocuteurs d’Amnesty aussi enthousiastes que pantois. Il convient ici de rappeler que l’instrument premier du combat d’Amnesty dans les années 90 est La Lettre. Les membres d’Amnesty et les sympathisants sont invités à écrire leur propre lettre à un chef d’état qui séquestre, torture, ou a fait disparaître, des personnes pour leur simple opinion contraire à son gouvernement. Une lettre qui arrive au siège d’un gouvernement pour demander l’amnistie d’un détenu finit à la poubelle. Quand surviennent 50 000 lettres, les grandes poubelles ne suffisent plus. Si les chefs d’états totalitaires ne prêtent guère attention à leur propre opinion publique, ordinairement muselée, ils détestent en revanche être dans le collimateur d’Amnesty International car cela entache sérieusement leur image au niveau des Nations Unies, des médias et donc de l’opinion mondiale.

 

Pour son 30e anniversaire, Amnesty  International avait sélectionné 30 cas de prisonniers d’opinion dans de multiples pays, tous les membres d’A.I. à travers le monde étant appelés à intervenir pour ces mêmes 30 victimes. Et on retrouve Béatrice dans sa seconde réunion au bureau d’Amnesty France : « Pour ce 30e anniversaire, je vous propose de demander à 30 personnalités, issues du monde du cinéma, des médias, de la science, de la politique, bref, 30 personnalités incontestées et incontestables, de faire chacune une lettre pour défendre les 30 cas que vous avez retenus. Nous allons marier ces 30 personnalités avec 30 grands réalisateurs de cinéma, l’enjeu étant de tourner 30 courts métrages ou chaque couple de personnalités sera l’avocat de son prisonnier d’opinion. Ces 30 films, forts d’une affiche prestigieuse de 60 personnalités, devront ensuite faire l’objet d’un maximum de diffusions. »

Un silence suit la présentation du concept, apnée très vite interrompue par l’enthousiasme des gens autour de la table. « C’est une magnifique idée, aussi forte que simple et épousant parfaitement les procédures d’Amnesty. C’est emblématique, exemplaire, idéal ! »

 

Cet engouement premier est très vite suivi d’un mais…

 

« Euh… Béatrice, certes l’idée est heureuse, magnifique, mais… nous nous devons de rappeler que nous sommes en janvier… La date anniversaire de l’organisation tombe en décembre. Ce qui, à dater d’aujourd’hui, nous laisse 11 mois, soit même pas une année pour réaliser cette idée… magnifique, certes, on en convient tous, mais est-elle faisable ?

– Tout à fait faisable, renvoie Béatrice dont le doute, dans ces cas là, n’affleure jamais en surface.

– Où allons-nous trouver les trente personnalités en question ?

– Pas trente, soixante… Je m’en charge, avec votre aide, naturellement.

– Admettons… Mais pour mettre en œuvre une diffusion large, importante, qui va… ?

– Ça, c’est mon métier, je ferai en sorte qu’on ait un accord de diffusion nationale, j’ai déjà quelques idées sur le sujet.

Beatrice-soule– Nous n’en doutons pas, nous n’en doutons pas… mais, sans que nous soyons des spécialistes en la matière, on peut imaginer que la production de 30 films coûte… euh… un minimum.

– Un peu plus que ça, sourit Béatrice.

– Il est important de rappeler qu’Amnesty n’a aucun budget pour des événements d’une telle envergure…

– Là encore, c’est mon métier, je vais trouver l’argent et ne demande pas un sou à Amnesty. »

Et la réunion se clôt sur un feu vert donné à Béatrice, saluée pour ce superbe projet par l’ensemble de l’assemblée, dont une partie appréciable reste convaincue qu’il est, à bien des titres, complètement infaisable.

 

Quand je reviens aujourd’hui avec Béatrice sur cet épisode du décollage de la fusée, je lui cite cette belle sentence attribuée à Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Béatrice rit et me corrige « Non… Ils savaient que c’était impossible, alors ils l’ont fait. »

 

Vous ne connaissiez pas Béatrice Soulé ? Et bien voilà, en deux mots, vous l’avez toute entière.

 

L’étape suivante est Patrice Roger. Patrice, avec sa société de production PRV, est l’ami et le partenaire privilégié de Béatrice, elle a déjà signé nombre d’opérations pour lui en tant que productrice. Béatrice a sa propre société de production, Le P’tit Jardin (cf. 1991 – 10 mai, l’anniv’ de Tonton), mais cette structure est trop petite, trop légère, n’a pas les reins financiers suffisamment solides pour la dimension d’un projet tel qu’envisagé.

 

Patrice Roger

Patrice Roger

 

IP logoQuelques mots d’explications sur Patrice Roger, cet amour d’homme, aujourd’hui disparu. Au début des années 80, le jeune Patrice Roger bosse à la régie publicitaire du groupe RTL : IP. Soucieux de voler de ses propres ailes, il profite un beau jour d’une charrette d’IP et de son plan social pour décoller du nid. Mais il met toutefois une condition à son licenciement, partir avec un des concepts de la maison : Vidéo Maman, soient des programmes pour les maternités. IP lui abandonne sans regret l’idée vu qu’elle se bat mollement dessus, n’y croit pas. Les technologies de l’époque vont sourire à l’ambitieux car est arrivée depuis peu une toute nouvelle chose dans le quotidien des gens : le VHS. Patrice commence par produire des films-conseils pour les mamans en phase d’accouchement et part chercher des annonceurs pour les financer. PampersTout le monde a acheté des Pampers ou autres couches-culottes, qui valent la peau du cul pour protéger celui de nos bébés, et, de mémoire, on n’a encore jamais vu une entreprise les fabriquant faire faillite. Bien au contraire. Patrice trouve donc rapidement ses sponsors puis un bon nombre de cliniques prêtes à jouer le jeu. Toutefois, pour diffuser ses programmes alors qu’on est loin d’avoir inventé les chaînes câblées dans ces années 80, et encore plus loin d’Internet, il faut un support. Qu’à cela ne tienne, Patrice bourre un petit local de ces nouveaux magnétoscopes VHS, et vas-y donc que je te duplique les programmes Vidéo Maman à la chaîne. Toutefois, ces programmes ayant été dupliqués, l’armada de VHS s’endort et ne sert plus à rien. Patrice Roger s’associe alors avec Jean-Bernard Fétoux. A eux deux, ils n’ont pas été sans s’apercevoir que l’irruption des nouvelles technologies, dont en premier lieu ces fameux VHS, est en passe de bouleverser l’audiovisuel. La vidéo est en train d’échapper aux seuls maîtres du terrain jusqu’alors : les chaînes de télévision. De nombreuses, et petites au départ, sociétés de production privées se créent et en découlent une nécessité de duplication de leurs programmes. Le cinéma, pour sa part, n’est pas en reste car le marché du film à la maison explose et a donc lui aussi un besoin pressant de solutions pour dupliquer ses films. La centaine de VHS de la société PRV de Patrice Roger a du pain sur la planche. A tel point que, si on saute quelques années, on constate que les quelques magnétoscopes des débuts de Patrice se sont vus remplacés par les impressionnants laboratoires de duplication vidéo du groupe VDM dont Patrice Roger est administrateur et, de fait, un des tout premiers actionnaires.

 

VDM

 

En quelques années, VDM est devenu un acteur puissant du paysage audiovisuel de l’époque – en charge, par exemple, de la fabrication des écrans publicitaires pour des chaînes nationales de télévision -, tant et si bien que cette société va entrer dans le jeu des fusions-acquisitions en rachetant notamment l’historique laboratoire cinéma LTC, et ainsi atteindre au statut de holding : le groupe VDM-LTC.

 

LTC

 

Dans ce début des années 90, Patrice a pris ses distances avec le groupe VDM-LTC, dont il reste pour autant administrateur, afin de poursuivre son affaire Vidéo Maman mais surtout pour produire les programmes télévisions qui lui tiennent à cœur, ou pour s’associer avec des partenaires coproducteurs, créant par exemple, avec Le Printemps de Bourges, la société de production Printemps Images, celle-là même qui me verra faire mes premières armes au titre de directeur de production. La boucle est bouclée en ce qui me concerne, c’est, de fil en aiguille, l’enchaînement Daniel Colling/Béatrice Soulé/Printemps de Bourges/Printemps Images/Patrice Roger PRV qui va m’amener à débarquer dans cette production irréalisable : Écrire contre l’oubli.

 

Image extraite d'un documentaire sur le Printemps de Bourges 1988

Image extraite d’un documentaire sur le Printemps de Bourges 1988.

 

Quand Béa débarque dans les bureaux PRV de Neuilly, Patrice, très bel homme, souriant, lumineux, chaleureux, l’écoute avec attention et ne peut réagir à la fin de l’exposé que comme les responsables d’Amnesty : « Magnifique idée ! ».

 

Mais en même temps, il est, lui, un professionnel de l’audiovisuel et est donc payé pour savoir combien coûte un tel projet. « Trouver les stars, je connais ta force de conviction, ta détermination, je ne doute pas que tu y arrives. En revanche, financer ça dans le temps qui est imparti va tenir du prodige. Une telle aventure nécessite d’ordinaire, rien que pour le financement, au moins un an en amont. Là, tu as onze mois pour trouver le fric ET en même temps faire trente films !

– J’y arriverai.

– Si toi tu dis que t’y arriveras, je te crois, je te fais confiance. Alors, OK, j’en suis, je produis les films. »

 

Logo-PRV-couleur

 

Tout a l’air facile, raconté ainsi, mais ne nous trompons pas. Si Patrice Roger a ses bureaux et son appartement à Neuilly, s’il roule Jaguar, est patron d’une société de production bénéficiaire et administrateur du groupe VDM-LTC, ce n’est pas pour autant un magnat du pétrole riche à milliards. Il est confortable, certes, mais pas richissime. Mais Patrice Roger était ainsi fait, il fonçait dans les aventures des gens en qui il avait confiance, quand bien même elles étaient fragiles, incertaines, sans plan marketing… avec ce dossier Amnesty, il était servi. De combien de gens Patrice s’est-il fait le sponsor !? Il avait gagné des sous mais ne thésaurisait pas, pas son genre, l’argent, il fallait que ça serve. Encore mieux si c’était pour de grandes causes. Ou des toutes petites. Exemple : Caroline, ma femme, courait les banques pour trouver les sous nécessaires à la boutique de fringues qu’elle espérait ouvrir, et se voyait refuser un emprunt sous prétexte que nous n’avions aucun patrimoine en garantie. Un peu à bout de solutions, j’avais raconté ça à Patrice Roger : « Mais je me porte garant, aval, si tu veux » fut sa réponse immédiate. Et c’est ainsi que Caroline put ouvrir son magasin Cinecitta. Merci Patrice.

Une pub pour le magasin Cinecitta (1994)

Une pub pour le magasin Cinecitta (1994)

 

C’est juste après le rendez-vous avec Patrice Roger que j’interviens. Coup de fil de Béatrice : « Salut Jean-Pierre, tu fais quoi en ce moment ? »

Quand Béatrice Soulé te pose ce genre de question, il vaut mieux s’asseoir, prudemment, car on peut s’attendre à tout. Previously, comme on dit désormais quand on ne veut pas dire « rappel des épisodes précédents », Béatrice m’avait embarqué dans différentes productions ayant toutes le même point commun : celui évoqué un peu plus haut via Mark Twain. En l’occurrence Le Premier Rêve de l’Arche (1989, Antenne 2) pour la Mission du Bicentenaire de la Révolution française ou L’Été de Prague (1990, France 3 et Télévision Tchèque), un direct de délire sur le Pont Charles. En gros une prod de folie par an, car il me fallait bien un an ensuite pour m’en remettre.

 

Extrait du Premier Rêve de l’Arche, en direct sur Antenne 2 le 24 août 1989 depuis l’Arche de la Défense, Manu Dibango est accompagné des Tambours de Doudou Ndiaye Rose et des chœurs de Julien Jouga ; réalisation Renaud Le Van Kim, production et mise en scène Béatrice Soulé pour Printemps Images. Cette même Béatrice a par ailleurs réalisé le « Manu Dibango, Silence », (documentaire qui remporta juste la Rose d’Or de Montreux 1991), ainsi qu’un film sur Julien Jouga et deux sur Doudou Ndiaye Rose (le second n’ayant remporté que la Rose d’Argent de Montreux… Et oui, on peut pas être médaille d’or à tous coups, faut en laisser un peu pour les autres).

 

 

J’ai une particularité, appréciable quand on est directeur de production, c’est que je suis réaliste. Ou conscient, si l’on préfère. Avec Béatrice, ça s’équilibre. Un qui lâche les rênes des chevaux, l’autre qui tente de les rattraper. Quand Béatrice m’expose au téléphone le projet qui, selon elle, doit me voir tout abandonner de mes activités du moment, j’ai la même réaction que tout le monde : « C’est magnifique, oui, mais est-ce faisable ? ».

 

En même temps, je dois être raisonnable mais un rien bipolaire car, face aux obstacles, je me dis : « Ne regardons pas le sommet de l’Himalaya sur lequel on doit parvenir, contentons-nous de regarder à nos pieds le chemin qui y mène. » Et je m’entends dire OK à Béatrice, pour tout de suite m’admonester après avoir raccroché : « Dans quel bazar t’es-tu encore fourré ! ». Aujourd’hui, avec le recul, je pense que tout entrepreneur, notamment en télévision ou au cinéma, a une angoisse récurrente : « A quel moment, sur quelle affaire, vais-je me ramasser !? » C’est sans doute pour ça qu’on pousse à chaque fois le bouchon un peu plus loin, histoire de voir quel est notre point limite. Dieu sait si, parfois, la balle est passée bien près, m’a sifflé aux oreilles, mais j’ai eu de la chance, ou j’ai bien bossé, je ne me suis jamais ramassé. Reprenons une nouvelle fois ce mot de Pierre Desgraupes : « Ne pas avoir de chance est une faute professionnelle ».

 

Fin de la première partie, à suivre : 1991 – Écrire contre l’oubli, Amnesty International 2/7

1999 – Juin, Georges Messart et le signe des cinq


Stan-Georges-Edwige

 

 

« De toute façon, tu n’es pas mon fils ! » Cette sentence, tombée de la bouche d’un père un beau jour de crise dans la maison, un beau jour de tes quinze ans, est plus forte qu’une gifle. Une gifle, ça reste marqué sur la joue cinq minutes, et ça doit disparaître de l’esprit. Si tout va bien. Mais une gifle tapant l’esprit direct, elle laisse son empreinte toute une vie. D’autant que celui qui la reçoit a déjà cogité bien avant, par intuition, sur cette potentialité de n’être pas le fils de celui qui se doit d’être son père.

 

Vous qui connaissez maintenant mon parcours familial jalonné de virages en épingle à cheveux, vous mesurez combien ce genre d’information peut me rapprocher de celui qui me la donne, Georges Messart en l’occurrence. Dans le chapitre précédent (cf. 1999 – Juin, Camarde de fin de siècle), j’ai évoqué la quête, opiniâtre, de Georges, en voici maintenant le détail.

 

L’intuition de n’être pas l’enfant de ses parents, telle que déjà soulevée par mes soins en ce webroman, est au fond quelque chose de commun à plein de gens, un fantasme de gamin. C’est ce dont m’informera, de sa voix tombée de derrière ma tête, le psy assis au bout du divan où m’avaient allongé quatre ans d’analyse. La majorité des fantasmeurs oublie leur méfiance en vieillissant ; les photos et films d’enfance, la ressemblance avec leurs ascendants, les témoignages de la famille, le registre d’état-civil, bref, tout un faisceau de preuves vient progressivement attester qu’ils se sont foutus le doigt dans l’œil par pur élan romanesque. Une minorité, au contraire, voit s’alourdir le doute et une gifle prise à l’adolescence, telle que « Tu n’es pas mon fils », a dès lors pour eux le ton de l’aveu. Mais un aveu sans preuve, même au tribunal, ça ne marche pas, le prévenu peut se rétracter.

 

C’est ainsi que Georges Messart, de 15 à 63 ans, va ruminer le doute sur sa filiation. Uniquement sur son théorique géniteur, pas sur sa mère, contrairement à moi d’ailleurs où mon pressentiment englobait père et mère. On comprendra le coup au plexus que Georges Messart prend le jour où, devenu papa d’un garçon et d’un fille à son tour, il entend son épouse asséner à leur fils une phrase dont on se relève mal : « Des enfants comme toi me dégoûtent ! ». Pour ce qui est du fils de Georges, à ce que j’en sais, il ne s’en est jamais vraiment relevé. Il est sûrement exagéré de penser qu’une seule agression verbale de ce type suffit à être l’incident déclencheur, le trauma qui va te faire partir de travers dans la vie mais à l’heure, difficile, où se construit la personnalité, c’est une grosse météorite noire impactant d’un putain de cratère ton jardin secret.

 

Entre 15 et 63 ans, Georges remettra l’ouvrage sur le métier plusieurs fois. Auprès de sa mère ; du côté du père, il n’y songe pas. A la question « Papa est-il mon père ? », pas évidente à formuler, faut attendre les bons moments et ils ne sont pas légion, sa maman ne répond généralement pas. Ce qui est déjà une forme d’assentiment. S’il lui arrive d’insister, sa mère finit par renvoyer : « Tu te trompes. » Dire ça à quelqu’un qui estime avoir une intime conviction ne convainc pas. Donc Georges met son mouchoir par dessus et conserve le caillou au fond de sa poche. Très longtemps.

 

Alors que Georges approche de sa retraite d’ingénieur des Ponts et Chaussées : décès de son père. S’ensuivent pour lui ces moments, mélancoliques et incontournables, où l’on s’attelle à ranger les affaires du mort, des chaussures aux paperasses. Ah, le livret de famille, avec sa date de mariage : « Tiens donc, leur mariage s’est fait deux ans après ma naissance…» En soi, le fait d’être né avant mariage ne prouve rien mais, quand on est un dubitatif comme Georges, cela apporte soudain une pièce de plus au puzzle qu’on n’a pas renoncé à assembler. Du coup, Georges s’en ouvre à une sœur de sa mère. Là encore l’omerta familiale reprend le dessus : « Ce n’est pas à moi de répondre sur ce sujet, demande à ta mère. » Certes cette tante ne dit rien mais il y a des non-dits qui en disent de trop. On en arrive ainsi à cet instant T où les Athéniens s’atteignent, soit un déjeuner paisible dans la maison de Georges Messart en banlieue parisienne où sa maman, Edwige Messart née Loret, est conviée. Tous ses partenaires du secret, ses propres parents depuis longtemps au cimetière et son mari récemment disparu, autorisent-ils soudain la veuve à briser le contrat familial ? Sans doute car à la question qu’amène à table une énième fois son fils en même temps que le café, sa mère dissout soudain soixante trois ans de silence en quelques mots : « Tu veux la vérité ? La voilà : tu as raison, ton père n’est pas ton père. Ton vrai père s’appelle Stanislas de Lipowski. »

 

1932-Andree-et-Monique-de-LipowskiFévrier 1934 : Edwige Loret se rend dans un dancing de Charleville-Mézières où elle habite avec sa famille. Elle a sa sœur ainée en guise de duègne, une protection rapprochée qui va d’ailleurs remplir son rôle quand elle surprend, glissant hors du portefeuille de ce séduisant jeune homme de 23 ans qui les invite à danser, la photo d’une jeune femme tenant un bébé. Malgré l’alerte en bonne et due forme, Edwige ne veut rien entendre et visitera quelques jours plus tard la petite chambre que loue le charmant Stanislas de Lipowski, place Ducale à Charleville. Elle n’y perd pas son temps, certes, mais un peu sa virginité.

 

charleville place ducale 2

Charleville, place Ducale

 

Stanislas de Lipowski à 20 ans

Stanislas de Lipowski à 20 ans

Le beau Stanislas est drôle, insatiable, aventureux, il a ébloui Edwige qui, d’emblée, en est tombée amoureuse. Quant à l’amant, probablement est-il amoureux aussi, dans ces épanchements de l’instant où certainement on parle d’amour toujours, sans qu’aucune photo de madone-avec-enfant ne vienne assombrir cette félicité qui s’annonce, naturellement, éternelle.

 

Cette affaire de cœur, qui se consume ainsi dans la chaleur des passions compensant la froidure de février dans cette ville de l’est, durera quinze jours. Elle s’achève en même temps que prend fin le contrat d’apprenti liant Stan à la société L’Économie Sanitaire de Charleville-Mézières, il doit en effet rejoindre ses parents. Mais à propos, qu’a-t-il dit de sa famille ? A priori ses parents vivent à Paris où est né Stan. Outre l’ordinaire romantisme des adieux sur un quai de gare, Edwige n’est pas plus inquiète que ça quant elle accompagne son bel amant au train qui le remonte vers la capitale, ne lui a-t-il pas promis de bientôt revenir ?

 

Gare de Charleville-Mézières

Gare de Charleville-Mézières

 

Dans le train qui file ensuite de Paris vers Tarbes où siège désormais l’entreprise de son père, Stanislas sait qu’il aura bien du mal à tenir sa promesse en retrouvant Andrée, sa femme, et Monique, sa fille, le bébé de la photo. Amour donjuanesque sans lendemain ? Cela y ressemble fort. Un amour de passage sans conséquence en somme. On voudrait bien, mais la conséquence est, elle, déjà secrètement lovée au ventre d’Edwige.

 

Cette conséquence nait en décembre 1934 dans la tourmente qui agite la famille Loret. On la prénomme Georges. Quand on sait l’épreuve que vivent de nos jours les parents confrontés à une fille-mère, on imagine ce que pouvait être, en 1934, dans une ville de province, le scandale bourgeois d’une jeune femme accouchant de l’enfant que lui a fait un godelureau disparu dans la nature. Car quoi, as-tu quelques nouvelles !? Tu n’as pas d’adresse, d’accord, mais lui, il sait où te trouver ! As-tu reçu la moindre lettre, le moindre signe !? Non, tu t’es fait abuser ma fille, par un salaud qui n’en est pas à son coup d’essai, à preuve la photo tombée de son portefeuille. Pourquoi n’as tu pas écouté ta sœur, elle t’avait mise en garde ! Mais mademoiselle n’en fait qu’à sa tête, et voilà où en est ton ventre !

 

La mère Loret voue donc sa fille aux gémonies et entend la virer de la maison. Heureusement pour Edwige, son père détient l’autorité suprême et tonne de sa grosse voix : « Notre fille reste chez nous, on assume ! ». Et de fait, ils assumeront, durant deux ans, jusqu’à ce qu’un certain Victor Messart s’éprenne d’Edwige au point qu’il demande sa main au père Loret, ses quatre mains même, deux pour la fiancée, deux pour le charmant bambin qu’elle amène en dot. Il va de soi qu’au jour de cette union est scellé le secret où les familles enterrent, à l’époque, tout ce qui rapporte aux enfants adoptés.

 

Et la vie de famille reprend ses droits comme si, presque, rien ne s’était passé, avec ses joies et ses aigreurs, telle celle qui jaillit du puits des secrets avec ce trait de rancoeur, « Tu n’es pas mon fils », ou les mélancolies d’Edwige pour une destinée se volatilisant comme brume d’un rêve : Edwige révélera en effet à son fils, le jour même de son aveu, qu’il ne s’est pas passé un jour, en 63 ans, sans qu’elle pense à ce Stanislas de Lipowski s’évanouissant dans l’air comme se dissipe la fumée d’un train.

 

Stanislas Raoul de Lipowski, père de Stan

Stanislas Raoul de Lipowski, père de Stan

Flashback pour maintenant faire le background de Stan. Son parisien de père, Stanislas Raoul de Lipowski, s’est exilé à Tarbes pour y monter une entreprise de carrelage. On lui doit, pour mémoire, la mosaïque ornant l’autel de Bernadette Soubirous à Lourdes. Son fils Stan (il convient de le préciser dans cette famille comptant pas mal de Stanislas) est déjà bon cavalier, casse-cou, quand il entre au régiment de cavalerie de Tarbes pour honorer son service militaire. Dans une soirée probablement éméchée entre conscrits, ce jeunot de vingt ans a fait le pari de séduire une des filles du colonel Parisot, patron de la caserne. Il divise le risque par deux car le colonel a deux filles et Stan n’a pas jugé bon de préciser laquelle. Bien lui en prend car Paule Parisot va l’éconduire et notre Don Juan jette alors son dévolu sur sa sœur, Andrée. Quelques temps plus tard, Stan a visiblement gagné son pari, à tel point que ce trouffion se voit quelque peu contraint de demander audience au colonel du régiment.

Le Colonel Parisot

Le Colonel Parisot

Il entre dans le bureau de l’officier, se met au garde à vous. « Repos soldat de Lipowski. Que me vaut ? »

– Mon Colonel… euh… J’ai l’honneur de vous demander la main de votre fille.

– Pardon !? » répond le gradé justement surpris. Puis, reprenant ses esprits : « J’ai deux filles mon cher, peut-on savoir laquelle vous envisager d’épouser ?

– Euh… celle qui est enceinte.

– Quoi !? »

L’histoire dit qu’il s’est fait sérieusement virer à coup de pieds dans le cul, et une botte de colonel, ça cingle, par ce paternel apprenant deux nouvelles à la fois, dont, selon lui, aucune de bonnes.

 

 

Bernadette Soubirous enchâssée dans une mosaïque de l'entreprise de Lipowski

Bernadette Soubirous enchâssée dans une mosaïque de l’entreprise de Lipowski

 

Le colonel Parisot rencontre le père de Stan qui est un notable apprécié de la ville ; coup de chance dans cette affaire car il n’eut plus manqué que sa fille se fasse engrossée par un gueux, un gendre de basse extraction eut fait tache dans l’arbre généalogique du militaire. L’urgence aidant, le mariage est vite arrangé et Stanislas de Lipowski épouse Andrée Parisot le 31 janvier 1931.

 

Mme la colonelle Parisot, Andrée Parisot de Lipowski, Stan, colonel Parisot

Mme la colonelle Parisot, Andrée Parisot de Lipowski, Stan, le colonel Parisot

 

Sept mois plus tard, en juillet 31, nait Monique de Lipowski, premier enfant du couple Stanislas et Andrée de Lipowski, celle-là même qui posera sur la photo que son père conservait dans son portefeuille. En 1933, notre Stan qui a un côté Tom Sawyer pour ce qui est des conneries, en clair il n’en rate pas une, en produit une nouvelle qui met en vrille son paternel. Les registres familiaux n’ont pas gardé trace de la bêtise en question, sans doute qu’il en a fait de trop et qu’il a été difficile de tout retenir ; en tout cas celle-là doit être de taille car son père décide de l’expédier de l’autre côté de la France, chez son confrère de L’Économie Sanitaire à Charleville-Mézières. Son fils promet là-bas de s’y tenir en père tranquille. Le début de ce chapitre vient de nous instruire sur l’élasticité que Stan met au mot tranquille.

 

Quand il réintègre Tarbes, il n’est pas certain qu’il se vante, ni auprès de sa femme, ni auprès de son père, de ses exploits extra-sanitaires, d’autant qu’il est bon qu’il revienne auprès de son épouse Andrée qui s’est elle-même retrouvée enceinte de ses œuvres peu de temps avant qu’il ne parte pour Charleville. De fait, trois mois plus tard, en juin 1934, nait Serge de Lipowski son deuxième enfant.

 

Un peu plus tard, Serge de Lipowski, grimaçant, et Monique de Lipowski, soleil dans les yeux

Un peu plus tard, Serge de Lipowski, grimaçant, et Monique de Lipowski, soleil dans les yeux

 

Pas le temps pour Stan d’installer sa famille dans ses meubles car son père le convoque dans son bureau : « Maintenant que tu es doublement père de famille, dit Stanislas Raoul, il est temps d’arrêter tes facéties et de t’engager dans la voie de la raison. Or, ça tombe bien, j’ai quelque chose pour toi. Tu te souviendras de mon ami le docteur Schuller. Tu ne t’en souviens pas ? Peu importe. Figure-toi que Schuller, associé avec d’autres sommités parisiennes, vient d’investir dans un domaine au Portugal riche d’une eau de source médicinale. Il recherche un directeur prêt à s’expatrier là-bas pour gérer la propriété et superviser la mise en bouteille. J’ai proposé ta candidature, qu’il a acceptée, rien ne te retient en effet à Tarbes, tu peux partir sans délai, bagages et famille sous le bras, pour cette place, enviée, au Portugal, le domaine en question est en effet de toute beauté. »

 

Le papa n’avait pas menti car quand Stanislas débarque à Cambres, village à une centaine de kilomètres de Porto, il hallucine : au coeur de trente hectares de vignes, celles-là même dont on tire le vin de Porto, siège la Casa da Corredoura, une imposante demeure composée d’une petite soixantaine de pièces et offrant une domesticité d’une dizaine de personnes. Et c’est lui le patron. Inutile de dire que si un éventuel retour vers les frimas de Charleville-Mézières l’avait un tant soit peu effleuré, le soleil du Portugal éclairant sa nouvelle vie princière eut tôt fait d’effacer toute velléité.

 

 

 

Le nabab, droite cadre, avec quelques copains de l'époque (1938)

Le nabab, droite cadre, avec quelques copains de l’époque (1938)

Dans son nouveau statut d’expat’, Stanislas va apprendre le Portugais – mon père le parlait de fait très bien – et mener une vie de nabab. Le deal, arrangé par son père avec ce docteur Schuller fait qu’il n’a là-bas pas de salaire, en revanche il se paye sur la propriété, soit l’exploitation des trente hectares de vigne. Si j’en crois ce qu’il me racontera plus tard, il ne s’en est jamais plaint, sur le moment, le vignoble étant plus que rentable ; il ne paiera la facture que quatre décennies plus tard, au moment de la valorisation de sa retraite qui refuse de prendre en compte des années sans salaires donc inexistantes pour l’administration. Mais on ne peut pas avoir vin et argent du Porto, pour paraphraser ce proverbe normand nous barattant beurre et argent du beurre.

 

Tout va bien dans le meilleur des mondes possible tant qu’on est au meilleur, mais débarque soudain le pire, la guerre, et Stan, famille sous le bras qui entretemps s’est enrichie d’un troisième enfant, Jacques de Lipowski, doit rapatrier la France en 1939. Il s’installe à Vierzon, soit une ville posée sur la Ligne de Démarcation, une frontière nazie qu’il devra un beau jour – une froide nuit plutôt – franchir d’urgence en traversant le Cher à la nage, son nom étant porté sur les registres de la Gestapo. Ici, on touche à une autre aventure qui fera, peut-être, l’objet d’un nouveau chapitre.

 

ligne-demarcation

 

Retour à Georges Messart qui, à soixante trois ans, vient d’avoir confirmation que ses doutes étaient fondés. On est en 1997 et il entame alors une recherche. Mais allez trouver un Stanislas de Lipowski, dont on n’a que le nom, dans une époque où Internet est en plein essor, certes, mais où Monsieur Google ne concrétisera l’idée qui va révolutionner la planète qu’un peu plus tard. Aiguille dans une botte de foin, cette première recherche est un échec. Minitel-2Fort du minitel, cette belle initiative française qui, parce que trop française justement, ne survivra pas au bulldozer américain du web, Georges Messart reprend ses recherches deux ans plus tard. La petite boite marron lui délivre alors des de Lipowski dans le centre de la France. Il les contacte mais ceux-ci ne connaissent pas de Stanislas aussi le renvoient-ils vers une Catherine de Lipowski, parisienne, qui elle, peut-être…

 

Georges Messart appelle la Catherine en question et là, miracle, elle connaît un Stanislas de Lipowski. « Quel âge a-t-il ?

– Oh, il est âgé, 89 ans je crois.

– Vous avez ses coordonnées ? »

Catherine lui confie alors adresse et téléphone du recherché Stanislas, qu’elle détient en l’occurrence depuis peu de temps, et ce suite à mon initiative hasardeuse qui a fait se rattacher tout un pan égaré de la famille de Lipowski à l’arbre généalogique (cf. 1999 – Juin, Camarde de fin de siècle).

 

Georges Messart appelle chez Stanislas de Lipowski mais ça ne répond jamais. Mon père est en fait souvent absent de son domicile car angoissé par ma mère entre vie et mort à l’hôpital Béclère de Clamart. Afin de voir certifié que Stanislas habite bien à l’adresse indiquée, Georges appelle alors une voisine. Celle-ci lui confirme que Stan est bien là, à l’étage du dessous, mais que ses journées sont pour l’heure difficiles, sa femme a en effet été emportée par le SAMU deux jours plus tôt. Pour justifier son appel, Georges donne alors un certain nombre d’éléments à la voisine : « Économie Sanitaire, Place Ducale à Charleville-Mézières, il devait avoir une vingtaine d’année, il y aurait fréquenté une jeune femme… ». Bien qu’il souhaite ne pas trop entrer dans les détails, il en dit trop ou pas assez et la voisine comprend vite en quoi ce coup de téléphone touche au peu ordinaire. D’où le fait que, autorisée à en parler à son voisin, elle descend d’un étage pour frapper à la porte de Stan et lui faire part de l’étonnant message dont elle se fait ambassadrice. Annoncer à un homme de 89 ans qu’il a, peut-être, un cinquième enfant, au moment même où il va, peut-être, perdre sa compagne, n’est pas une mission simple, c’est ce que Stan confirme en lui claquant quasiment la porte au nez.

 

Passent alors quelques temps où Georges espère un éventuel écho, soit de la voisine, soit de Stan lui même, tandis que mon père en est aux obsèques de sa compagne, ma maman. Georges reprend alors le téléphone mais toujours sonnerie dans le vide. N’y tenant plus, il décide de faire le chemin des Mureaux, en banlieue parisienne où il réside, jusqu’à Clamart.

C'est pour quoi !?

C’est pour quoi !?

Toc, toc à la porte siglée Stanislas de Lipowski et mon père, ses maigres cheveux en bataille, pas rasé, pull fatigué dominant un caleçon à fleurs, pieds en pantoufles, lui ouvre. « C’est pour quoi !? dit-il sur le ton aimable qu’il réserve aux Témoins de Jéhovah.

– Euh, excusez-moi de vous déranger, je… je suis le monsieur qui a appelé votre voisine, l’autre jour, euh… vous savez, à propos de Charleville-Mézières…

– Ah… ah… c’est vous, euh… bah restez pas dehors, entrez. »

 

Et c’est ainsi qu’enfin, après des décennies d’interrogations, Georges Messart va prendre l’apéritif avec celui à qui, probablement, il doit d’être sur terre.

 

Si on ne l’avait pas compris encore, mon père était un personnage. Petit, râblé, il était encore costaud à 89 ans, souvenir d’une jeunesse musclée qui lui avait vu faire les quatre cent coups et pas mal d’haltérophilie, ce qui l’autorisait à pratiquer le ski en faisant le poirier, à inventer la luge à 10 places,

 

 

ou bien plus tard, quand je l’ai connu, à encore descendre un escalier sur les mains pour ses 50 ans. Bref, yeux bleus malins au-dessus d’une moustache fournie, Stan était un charmeur extraverti. Georges Messart n’en demandait pas tant et, sûrement comme sa mère soixante cinq ans plus tôt, en un apéro, il est conquis. On n’en est plus aux précautions oratoires, aussi débite-il toute l’histoire, entre deux Suze-Cassis, l’apéritif de prédilection de mon père. Stan l’écoute avec attention. « Rappelez-moi le nom de votre mère, dit-il dans un silence.

– Edwige, Edwige Messart, mais à l’époque de Charleville-Mézières, elle s’appelait encore Loret…

– Hum… »

On se doit de rappeler que Stan m’avait raconté un peu plus tôt cette surprenante visite de la voisine lui servant un cinquième enfant comme on amène le courrier. Moi, sur le coup et avec mon caractère romanesque, je l’avais engagé à aller plus loin dans cette incroyable histoire. Il avait haussé les épaules : « Qu’est-ce que vais aller m’emmerder, dans ma 90e année, avec un enfant qui débarque aujourd’hui !? »

Le laïus de Georges terminé, un nouveau silence s’installe.

« Je vais vous dire, euh… Georges, c’est ça ?

– Oui, Georges.

– Cela va peut-être vous décevoir mais en la circonstance je me dois de dire la vérité : je ne me souviens de rien. De rien du tout. Charleville-Mézières, l’Économie Sanitaire, ma chambre place Ducale, oui, c’est lointain tout ça mais j’en ai encore des bribes, des images. Mais quant au dancing, avec votre maman, sa sœur, là, vraiment, je ne me souviens de rien. Et je serais rentré sur Paris ? Elle m’aurait accompagné au train… ? Honnêtement, je ne me souviens pas. Et cela me trouble, car j’estime avoir, malgré mon âge, une assez bonne mémoire. »

Il est vrai que mon père avait une fichue mémoire et se montrait notamment peu avare d’évoquer ses conquêtes. Le fait qu’il n’ait conservé aucun souvenir d’Edwige Loret restait troublant, de fait, autant pour lui que pour moi à qui il allait très vite raconter la visite que venait de lui faire ce Georges Messart.

 

Il est utile de préciser que le blason des Lipowski était depuis longtemps désargenté ; mon père vivait dans son petit trois pièces à Clamart, vendu en viager pour étayer sa retraite, il n’y avait ni Bentley planquée dans un garage ni châteaux en Espagne, ou même au Portugal, abandonné en 1939. Son trou de mémoire ne s’entendait donc pas stratégique pour préserver à ces descendants officiels un patrimoine qui n’existait pas.

« Et elle était enceinte… reprend Stan.

– Oui, et elle ne le savait pas, tout comme vo… tout comme l’homme qu’elle a accompagné au train ne pouvait le savoir.

– Vous avez… ?

– 65 ans. Je suis né en 34…

– En 34, j’avais 24 ans. Hum, c’est terrible… pour vous j’entends. J’aimerais pouvoir vous dire « Ah, Edwige, oui, je me rappelle ! » mais là, non, ça ne me dit rien, rien du tout.

– Puis-je vous demander quelque chose ?

– Faites…

– Accepteriez vous de la rencontrer ?

– Qui, Edwige ? Elle est toujours vivante…

– Oui, ma mère a 86 ans, elle va bien et elle habite Paris.

– Ah bah écoutez… Oui, bien sûr, peut-être que, la voyant… »

 

Le-Suffren

 

Cette rencontre, peu banale, entre les deux – probables – protagonistes d’une affaire de cœur vieille de 65 ans, va avoir lieu quelques jours plus tard dans la cantine de mon père, cette grande brasserie Le Suffren en face de l’École Militaire à Paris. Ne veut-il pas de témoin à ce déjeuner ? En tout cas mon père se garde bien de m’en parler sinon mon romantisme n’eut manqué cela pour rien au monde, quand bien même eus-je dû abandonner pour quelques heures ma lourde charge de directeur de production élaborant l’un des plus gros événementiels de ma carrière, ce fameux Passage à l’An 2000 pour la mondovision évoqué au chapitre précédent. Mais Georges Messart, en vue de la rédaction de ces lignes, m’a raconté les choses.

 

Quand Georges et sa mère pénètrent au Suffren, Stan est déjà là, attablé à la terrasse de l’établissement. Il se lève pour les accueillir. Se reconnaissent-ils ? Pas vraiment, mais ce n’est plus de l’eau qui a coulé sous les ponts, ce sont les océans de deux vies et on ne peut pas demander l’impossible à nos mémoires. L’émotion s’est invitée au déjeuner, assurément pour Edwige qui chaque jour de son existence a tenté d’imaginer ce que devenait l’amant de sa Brève rencontre, sans doute moins pour Stan qui n’a dû partager les affres de la séparation que durant les quelques heures de trajet séparant Charleville de Paris. Cruauté de la vie, mais c’est ainsi, ainsi que s’écrit l’histoire, allègre pour ces hommes ayant ajouté une conquête de plus à leur tableau de chasse, vacharde pour ces femmes qui se retrouvent emprisonnées au secret de leur propre faiblesse. Mais aussi, quel aveuglement pour Edwige de ne pas comprendre que sa passion s’inscrivait dans ces amours éphémères qui n’ont aucunement la puissance de freiner la course des hommes. A-t-elle eu l’occasion de nourrir ses fantasmes au roman Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig ? A-t-elle vu le film que Max Ophüls en a adapté ? Peut-être, auquel cas elle n’a pu qu’y retrouver sa propre histoire et alors constater combien ces victoires masculines, inconscientes des dégâts collatéraux, avaient le pouvoir de se répéter, au point qu’un écrivain comme Zweig s’en empare et les fige en récit. Edwige est devenue, sans le savoir, personnage de fiction, avec une réalité toutefois, tangible comme ce fils qui, en ce jour, la ramène face à l’autre protagoniste du roman de sa propre vie.

 

lettre d'une iconnue

 

Comment reconnaître dans ce petit vieux rondouillard le souple et fringuant jeune homme qui la séduite en une seule valse ? Comment reconnaître dans cette vieille dame celle que l’on a serrée dans ses bras avec cette culpabilité qui allait ensuite œuvrer à l’effacer de vos souvenirs ? Au cinéma peut-être, avec l’aide de violoncelles en bande sonore, mais pas ce jour là, au Suffren, où deux êtres se voient de nouveau réunis sans pour autant se retrouver.

 

Ils ont quand même anticipé le fait qu’une telle distance, entre jeunesse et vieillesse, n’aide pas à se reconnaître, aussi ont-ils tous deux amené des photos de leurs vingt ans. Assis côte à côte sur la même banquette, ils les posent face à eux sur la nappe. « Là, j’ai une vingtaine d’années, dit Stan, et tous mes cheveux. » Edwige tente de retrouver son Fred Astaire du dancing mais, n’ayant jamais eu sa photo à l’époque, les strates de la vie qui s’entassent ont écrasé l’image véritable du jeune homme, ont sublimé un visage qu’elle ne parvient plus maintenant à superposer avec le cliché noir et blanc qu’elle a sous les yeux.

 

 

edwige-20-ansPareillement pour Stan qui sourit en observant le fin visage d’une Edwige jeune, son regard noir et sérieux sous une coupe de cheveux des années 30. A-t-il aimé ces yeux, a-t-il embrassé ses lèvres ? « Je suis désolé, confie Stan au bout d’un instant, on ne peut pas forcer les choses, ou la mémoire… je voudrais bien mais, sincèrement, je ne me souviens pas… ou plus peut-être. »

 

Si Edwige a du mal à retrouver son amant sur la photo qu’il lui présente, elle se souvient bien, pour l’avoir trop ressassé, de ce fugitif amour de l’hiver 34. Aussi sortira-elle peinée, fragile, déstabilisée de cette rencontre qu’elle a espérée toute une vie et qui se solde par un oubli, apparemment sincère, de cet homme, son amnésie confirmant, et sans doute est-ce là le pire, qu’elle s’est nourri d’illusions pour un amour non partagé.

 

Tout à la satisfaction d’avoir retrouvé celui que sa maman identifie comme son vrai père, Georges Messart n’a pas l’intention de lâcher si tôt l’affaire et il accepte immédiatement la nouvelle invitation que leur fait Stan au sortir du Suffren. Cette seconde rencontre, dont une fois de plus Stan évite de m’informer, se déroule quelques temps plus tard dans son appartement de Clamart.

Georges, Edwige sa maman, et la compagne de Georges

Georges, Edwige sa maman, et Elisabeth

 

Edwige, bien qu’échaudée par les retrouvailles ratées, accepte de s’y rendre, et Georges y vient avec sa compagne, Élisabeth. Y sont ressorties une nouvelle fois les photos de jeunesse, toujours pour rien, Stan campant, par honnêteté répète-t-il, sur ses positions. Revient aussi sur le tapis la chambrette de Stan donnant sur la place Ducale de Charleville, décor où selon toute vraisemblance Georges fut conçu et dont se souvient parfaitement Edwige. Si Stan ne nie pas la chambre en question, il continue à ne garder aucun souvenir d’Edwige en visiteuse. Comme on connaît ses saints on les honore, y aurait-il eu plusieurs visiteuses dans ces mêmes lieux ? Un « Quand même, tu fais fort, Stan ! » échappe à Georges qui n’y tient plus. Comment sa mère, en effet, a-t-elle connaissance de cette fameuse chambre ? Elle ne l’a pas inventée, puisqu’elle existe, dans la mémoire des deux.

 

Georges, qui ne doute pas une seconde de l’étonnante vitalité de mon père, va toutefois en avoir la confirmation au cours de ce même rendez-vous. Edwige porte ce jour là un ensemble attaché par de gros boutons. Alors qu’elle se penche au-dessus de Stan pour voir de nouvelles photos, Georges surprend, éberlué, la main baladeuse de Stan s’immisçant dans une échancrure de la robe pour aller – je le crois pas, se dit-il in petto, il le fait ! – peloter le dos de sa mère. Stan voulait-il, aidé du touché, faire rejaillir des souvenirs ? Il n’en aura guère le temps car Edwige se dégage dans l’instant avec ces mots : « Excusez-moi Stan, mais ça, ce n’est plus guère d’actualité ! »

 

Cette anecdote, qui m’est rapportée bien plus tard, soit de nos jours par les confidences de Georges m’amenant de quoi rédiger ces lignes, me pose question. Avec le recul. Stan, veuf, ne souhaitait pas finir seul ses jours. J’en eus confirmation le jour où, un an après le décès de ma mère, ne voulant pas le laisser isolé dans la canicule de son Clamart, je lui proposais de venir en vacances avec Caroline et les enfants dans la maison de la Drôme provençale que nous avions louée pour l’été. « Un taxi t’amène à la gare de Lyon, un coup de TGV et te voilà à Montélimar où je te récupère et t’installe dans notre maison de la Drôme. Elle est de plein pied, pas d’étages à monter pour tes jambes fatiguées, et tu pourras nous préparer les bons petits plats dont tu as le secret…

– Oui, t’es gentil, mais ça m’embête de laisser Mimi seule. »

Emilienne Rossignol, dite Mimi, était une amie de longue date de mes parents.

« Comment ça laisser Mimi seule ?

– Oh tu sais, elle vient souvent me voir, Mimi, elle habite Meudon et c’est à deux pas de chez moi. D’ailleurs, son Meudon lui coûte cher, et elle n’a qu’une toute petite retraite. Je lui ai dit qu’elle ferait mieux de lâcher sa location…

– Euh… attends Stan, ses mots, sa tête faisant soudain sens pour moi, qu’essayes-tu de me dire ? Tu es en train de me demander la permission de vivre avec Mimi… ?

– Pas vraiment, mais tu comprends, sa solitude… ma solitude… réunir nos deux solitudes…

– Ah oui d’accord… Mais Stan, c’est une excellente idée ! »

Et c’est ainsi qu’à 90 ans, Mimi en ayant 83, Stan se remettait en ménage.

 

Pas de mariage civil pour Stan et Mimi, juste une bénédiction

Pas de mariage civil pour Stan et Mimi, juste une bénédiction (le commentaire sur la photo est de la main de Stan)

 

Apprenant cette affaire de main baladeuse, je me dis aujourd’hui que Stan avait, si ça se trouve, déjà sérieusement cette idée là en tête, avant même que n’intervienne la Mimi. Dans la mesure où une probable ex-fiancée lui était ramenée par le destin, pourquoi ne pas reprendre avec elle une relation interrompue, selon les témoignages de tout le monde, par ce même destin ? C’est ce qu’on appelle faire d’une pierre deux coups : d’une part et ipso facto on reconnaissait, certes tardivement, être le père putatif de Georges Messart, de l’autre on convolait en nouvelles noces pour cette ultime ligne droite de la vie.

 

Mais Edwige a donné, et plus que donné dans cette malheureuse affaire et retrouver 65 ans plus tard un amant qui ne se souvient même plus de vous ne favorise pas la résurgence des passions. Si Stan envisageait ce potentiel scénario, il en sera pour ses frais et quand la famille Messart quitte Clamart ce jour là, c’est la dernière fois qu’il rencontre cette Edwige disparue de sa mémoire.

 

Georges reste par la suite régulièrement en contact par téléphone avec Stan. Dans ces conversations, mon père lui dira trois choses, marquantes. D’abord il estimera qu’il eut été préférable qu’Edwige lui dise qu’il était mort à la guerre. Sauf qu’à l’heure de la révélation, 1997, cela fait belle lurette que la guerre est classée aux archives d’une époque révolue et qu’au moment où elle sort ce père biologique du secret de famille, elle ignore si Stan est encore en vie. Inventer une mort au champ de bataille aurait recouvert d’un nouveau mensonge l’heure de la vérité, et d’ailleurs par quel miracle eut-elle été informée de sa disparition alors qu’elle n’avait plus aucune trace de cet homme ?

 

La seconde déclaration est plus ambiguë : « Si je l’avais su, j’aurais sûrement fait quelque chose ». C’est reconnaître d’une certaine façon mais sans aveu réel : « Si je suis bien celui que l’on croit, si je suis bien ton père, et si j’avais su, alors, que ta mère était enceinte, j’aurais sûrement fait quelque chose ». Ici, le sens des responsabilités de Stan reprend le dessus mais cela fait beaucoup de si. Et qu’aurait-il fait ? Quitter son épouse et mère de ses enfants, reconnaître cet enfant adultérin, lui envoyer, simplement et tristement, de l’argent ? Une accumulation de si ne permet aucunement de réécrire l’histoire.

 

La troisième déclaration de Stan ressemble à un aveu sans en être un : « Je n’en doute pas. » Il ne doute pas de quoi ? D’être le père de Georges ? Des souvenirs d’Edwige ? Du faisceau de preuves qui emplissent le trou de son amnésie ? Stan s’est visiblement ressassé l’énigme et au final semble accepter la vraisemblance, à sa mémoire défendant.

 

Survient une invitation à déjeuner chez Georges où là, informé, je vais me rendre, jouant les chauffeurs pour mon père que j’installe dans ma voiture et le caméraman pour mes archives. Au cours de ce repas où Georges a remplacé au final un doute par un autre – ce Stan, qui ne se souvient de rien, est-il bien son géniteur ? -, je vais m’évertuer à trouver des similitudes génétiques entre mes deux protagonistes : leurs visages en premier lieu qui offrent des ressemblances troublantes ; leurs grosses pattes, courtes ; leur appétit pour l’art autodidacte, musique, sculpture et peinture pour Georges, peinture pour mon père. La génétique en revanche diverge sur la taille : tous les Lipowski de la génération de mon père sont petits, leurs enfants gagnant quelques centimètres mais n’atteignant jamais le mètre quatre-vingt-cinq affiché par Georges. Et puis les cheveux : tous les Lipo présentent une calvitie dès cinquante ans alors que Georges, à 65, possède encore une conséquente crinière. Mais voyez la vidéo qui suit pour vous faire un avis ; présents à table, nous trois ainsi qu’Élisabeth compagne de Georges.

 

 

On me dira : « Mais pourquoi ne pas avoir recours au test ADN ? ». C’est exactement à la même conclusion qu’en arrivent finalement Georges Messart et sa maman. Sauf qu’en 1999, en France, cela doit s’inscrire dans une procédure judiciaire (encore aujourd’hui d’ailleurs, à l’heure où j’écris ces lignes, 2017) et que par défaut de juge pour statuer, il convient alors de le faire pratiquer – pour une somme rondelette à l’époque, aujourd’hui c’est quasi cadeau – à l’étranger. Georges téléphone alors à Stan pour obtenir son assentiment au projet et c’est Monique, sa fille et donc ma demi-sœur par adoption, qui décroche.

Monique et Stan

Monique et Stan

Monique, qui a un caractère aussi trempé que son père et qui est donc du genre à ne pas dissimuler ses sentiments quand quelque chose l’emmerde, réserve un accueil plutôt froid à ce potentiel nouveau demi-frère surgit de nulle part et qui, selon elle, embarque son père dans une affaire qui n’est plus de son âge. Elle fait donc part de ses éminentes réserves à Georges puis lui passe Stan.

« On n’est pas obligé d’avoir recours à un juge, précise Georges, je peux envoyer les éléments pour test à Londres.

– Écoute, fais comme tu sens, répond Stan, et dans la mesure où cela ne me coûte rien, j’y consens.

– Je prends tout en charge bien sûr. »

 

Et ils en restent là. Quelques jours plus tard, quand Georges rappelle pour régler les détails de procédure, Stan a changé d’avis, il refuse le test. L’intervention de Monique est-elle à l’origine de cette volte-face ? Informé du revirement, je tente de convaincre Stan d’accepter cette analyse qui définitivement lèverait le doute. Mais peine perdue avec mon père qui, quand il est fixé sur une position, n’en varie guère. Avec le recul, aujourd’hui, je pense qu’il ne souhaitait pas se lancer dans une nouvelle polémique familiale. Dix ans plus tôt, il avait informé ces trois enfants du fait qu’il m’adoptait. La nouvelle avait été correctement accueillie par Monique et Serge qui savaient pertinemment que Stan m’avait élevé depuis l’âge de onze ans, et avec lesquels j’entretenais au demeurant d’excellents rapports, moins bien en revanche par Jacques de Lipowski, le cadet, encore jeune au moment du divorce de ses parents et qui avait mal vécu le remariage de Stan avec ma mère. Que son père soudain m’adopte était pour lui cerise sur le gâteau. Fort de ce passif, il est probable que Stan ne voulait pas risquer d’officialiser un cinquième enfant, préférant en cela laisser flotter les brumes du doute.

 

Déçu, on peut le comprendre, par ce changement d’attitude de mon père, Georges Messart s’en éloigne à dater de ce jour et ne prendra plus qu’exceptionnellement de ses nouvelles, souvent d’ailleurs par mon biais puisque nous resterons toujours en contact, à preuve encore aujourd’hui ce présent chapitre dont je n’aurais pu reconstruire la chronologie sans son aide.

 

En janvier 2009, suite aux injonctions de sa Mimi qui est tombée malade, n’est plus en mesure de tenir la maison – ni de s’occuper d’un compagnon fragilisé par ses 98 ans – et qui veut donc aller dans une institution médicalisée, Stan accepte d’entrer dans la maison de retraite de Chevreuse où je leur ai déniché une grande chambre pour tous les deux.

 

Stan, 98 ans, maison médicalisée de Chevreuse

Stan, 98 ans, maison médicalisée de Chevreuse

Leur installation à Chevreuse se passera du mieux possible, grandement facilitée dès le premier jour par une infirmière tombée en pamoison devant les yeux bleus de mon père. Pour la juste compréhension des choses, il convient de dire ici que mon père, dans toute sa vie, n’a en gros jamais été malade. Vers les 80 ans, une alerte l’avait toutefois vu filer à l’hôpital pour quelques jours, suite à une anémie dans le sang, déficit en globule rouge. Ce même déficit allait réapparaître lors de ses examens à Chevreuse et il dut entrer, pour un week-end, à l’hôpital de Rambouillet. En mai 2009, coup de fil du toubib de Chevreuse qui m’informe que mon père s’affaiblit soudain. J’y file et le découvre sommeillant dans son lit. Une sonde émerge de ses draps et rejoint une poche où l’urine m’apparaît fort sombre. Je vais au renseignements et le toubib m’informe qu’une hémorragie rénale s’est déclenchée, Stan perd chaque jour du sang d’où l’affaiblissement. « Pour parler clair, je pense que nous avons affaire ici à une forme tumorale, un cancer. Il conviendrait donc qu’il retourne à l’hôpital où là ils peuvent lancer les investigations. En même temps, je ne vous cache pas que ce type d’examens, à son âge… »

 

Je suis reparti, en traînant des pieds, jusqu’à la chambre de mon père et j’ai attendu qu’il se réveille. « Ah, t’es là…

– Oui. Ça va ?

– Je suis vasouillard mais je n’ai mal nulle part.

– Tu sais Stan, il va falloir que tu retournes à Rambouillet, ils vont faire des…

– Ah non, sans moi, je bouge pas d’ici, je veux pas me faire charcuter.

– Euh… Stan, tu perds du sang, il faut aller voir ce qui se passe.

– Mais non, c’est bien comme ça.

– Attends Stan, si tu restes ici, tu vas t’affaiblir chaque jour un peu plus, tu sais ce que ça signifie… ?

– Oui oui, je sais, je suis pas bête. Écoute, je serais bien allé jusqu’à 100, mais bon, 98, presque 99, c’est déjà pas si mal. J’ai bien vécu va, j’en souhaite autant aux autres. Tiens, tu me passes un verre d’eau ? »

 

Au sortir de Chevreuse, j’ai appelé Monique pour lui faire part de la situation. Monique a téléphoné à ses deux frères puis m’a rappelé : « J’ai eu Serge et Jacques, tous trois on partage ton avis, si c’est la volonté de Papa, respectons là. »

 

Le lendemain, la mort dans l’âme, je filais vers Cannes où producteur de TV Festival, la chaîne officielle du Festival de Cannes dont j’étais en charge pour Canal + et Orange, je rejoignais les cent personnes de mon équipe m’attendant pour coordonner la mise en place de tout le barnum. En parallèle, Monique, Serge et Jacques quittaient leur province pour se rendre au chevet de leur père. J’avais laissé consigne à tout le monde de m’appeler, quelque soit l’heure, si les choses s’aggravaient. Les trois enfants de Stan, assis à côté du lit, ne pouvaient que constater la sérénité d’un père qui sommeillait les trois quart du temps, et ne se plaignait d’aucune douleur dans ces courts moments d’éveil où il se réjouissait de les avoir avec lui.

 

Puis, le mardi 19 mai 2009, veille de l’ouverture du Festival de Cannes, mon portable a sonné avec un Monique marqué sur l’écran. « Jean-Pierre ? Voilà… C’est fini. Écoute… On était là tous les trois, il dormait, puis il a eu un petit sursaut, comme s’il allait se réveiller, et… plus rien. Il était parti… »

 

Je n’ai pas vu la cérémonie d’Ouverture du Festival de Cannes cette année là, ni la Clôture d’ailleurs, m’en foutait du glamour Croisette dans l’avion qui me rapatriait sur Paris. Mon papa était parti dans des rêves sans fin, à 98 ans, sans souffrir, sans médicaments. En fait si, il avait pris deux cachets d’aspirine, huit jours plus tôt, pour une migraine. Tout lui.

 

Quelques jours plus tard, les obsèques réunirent les quatre enfants + 1, j’avais naturellement adressé un faire-part à Georges. A l’issue de la cérémonie sur les marches de l’église, je me suis isolé un instant avec lui : « Tiens Georges, prends cette enveloppe. Quand j’ai rangé les affaires de Stan, j’ai trouvé des poils de barbe dans son rasoir. Tu les as dans l’enveloppe… Tu en fais ce que tu en veux.

– Hum… fit Georges, tu sais, ma mère est désormais décédée… Si je voulais faire le test, c’était essentiellement pour elle… En ce qui me concerne, j’ai une intime conviction, et je n’ai pas besoin de test. »

 

A cette heure, la fameuse enveloppe est toujours en possession de Georges. A l’issue de notre conversation au téléphone de l’autre jour, alors que je prenais en note tous les souvenirs que vous venez de découvrir, il m’a dit : « Faut que je la retrouve, cette enveloppe, elle est paumée dans mon fouillis, et je pourrais te la donner, toi tu peux faire le test, si tu veux. »

 

Mais avons-nous besoin, il est vrai, de ça ? Pourquoi Edwige aurait-elle inventé ce père à son fils ? D’où aurait-elle sorti le nom de Stanislas de Lipowski ? Comment connaissait-elle cette chambre de la Place Ducale ? Après, tout peut s’imaginer : Edwige aurait eu plusieurs amants parmi un ensemble de jeunes gens dont l’un s’appelait Stan ? A mesurer le profil d’une Edwige Loret, provinciale de vingt ans en 1934, cela ne tient guère, elle n’apparaît pas du genre à papillonner d’un amant à l’autre. Et quand bien même, elle aurait alors menti en retenant ce Stanislas de Lipowski comme seul Don Juan ? Cela ressort de la mythomanie, et son fils Georges n’aurait pas passé toute une vie à côté d’une maman mythomane sans s’en apercevoir. Je me dois ici de m’excuser auprès de ma demi-fratrie qui, elle, n’a jamais voulu reconnaître en Georges un tardif enfant de la famille mais, dussé-je à nouveau les choquer quand ils liront ces lignes, les enseignements du présent chapitre, confinant à une véritable enquête, confirment ce que pense Georges depuis des années : il est bien le cinquième enfant de Stanislas de Lipowski.

 

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Stan, Georges et Edwige, tardivement réunis (montage photo réalisé par mon père)

 

Conan Doyle fait dire à Sherlock Homes dans Le Signe des quatre (quatre, je vous laisse apprécier l’ironie du hasard) : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. »

 

 

Coming next : 2001 – Septembre, les Quatre bacheliers.

 

Bonus

En bonus et dans le salon de Georges Messart, Stan nous raconte l’explosion de la Courneuve (1918), il avait alors 8 ans, ainsi qu’une de ses toutes premières bêtises, celle de la tortue volante. On retiendra ici son excellente mémoire… sélective donc.

 

 

1991 – 10 mai, l’anniv’ de Tonton


anniv-tonton-1

 

 

Tout commence le 7 mai 1991, on est au P’tit Jardin, la société de production de Béatrice Soulé. On, c’est Béatrice bien sûr, Martine Grenier son assistante, Frédéric Vinet dit Fredo, chargé de production qui durant des années sera un fidèle de toutes nos aventures professionnelles, et moi, en l’occurrence et à l’époque directeur de production. Quant au P’tit Jardin, Béatrice n’a pas été loin pour trouver le nom de sa société car elle bénéficie, en plein 15e arrondissement de Paris, d’une petite maison avec un petit jardin. Les bureaux… non j’exagère, LE bureau est en fait une authentique cabane, en vrai bois d’arbre, sise dans le jardin, pas très grande, où l’on se démerde pour bosser, serrés, autour d’une table centrale. Si l’on veut aller jusqu’à la photocopieuse, petite elle aussi, on risquait pas d’en mettre une grosse, on doit se glisser entre nos camarades et les étagères. Dans cette cabane, on a la chance de bien apprécier le passage des saisons vu que son isolation est papier de cigarette, qu’on y étouffe en été, qu’on se les caille en hiver. Mais on est jeune, on est fou et cette ambiance va nous faire des souvenirs pour des années, à preuve celui qui me revient maintenant.

 

Martine Grenier

Martine Grenier

On est le 7 mai et le téléphone sonne. Le contraire eut été étonnant puisque ça n’arrêtait pas de sonner, dans ce bureau, et qu’on s’entortillait les fils des combinés à force de se les passer d’un côté de la table à l’autre. Martine Grenier décroche, dit : « Allo… Ah, bonjour Madame… Béatrice ? Oui, elle est là, je vous l’appelle. »

 

Le « Je vous l’appelle », ça devait être pour entériner le fait qu’on avait des bureaux-paysage de 500 m2, alors que Martine n’avait juste qu’à tendre le bras. Coup d’œil de Béatrice à Martine qui, main obturant le combiné, lui renvoie : « Monique… ».

 

J’ai gardé l’image de Béatrice répondant debout à ce coup de fil mais ce n’est pas bien étonnant car Béa passait la moitié de ses coups de fils debout, avec toujours le même geste de la main lui faisant dégager ses longs cheveux derrière l’oreille avant d’y poser le téléphone.

Béatrice Soulé

Béatrice Soulé

« Bonjour Monique, comment allez vous ?

– Très bien ma Poule et toi ? »

Que le familier de l’interpellation ne vous fasse pas vous méprendre, il ne s’agit pas ici d’un quelconque coup de fil d’une cousine à Béatrice, familière pour autant avec la dame au bout du fil, cette Monique là s’appelle Lang et elle appelle depuis la voiture ministérielle de son mari Jack Lang.

« Tu sais, Béatrice, on arrive au 10 mai et on a décidé de fêter un bon anniversaire au Président.

– Ah, il est de mai, c’est un Taureau… sourit Béatrice, l’esprit un peu ailleurs.

– Mais pas du tout chérie, le 10 mai voyons… c’est l’anniversaire de son élection du 10 mai 81, dans trois jours, ça fera pile 10 ans.

– Ah oui pardon.

– Écoute, on va faire ça dans l’intime, le cercle très resserré. On a tout calé, lancé les invitations, bloqué le Jardin d’Hiver au Château, défini le menu, tout est en place, on a juste oublié, pour tout te dire, un truc tout bête : ça serait bien d’avoir quelqu’un, un artiste, pour chanter le bon anniversaire au moment du gâteau.

– Oui… dit Béatrice qui commence à comprendre.

– Je dis un artiste, mais ça peut être une, tu vois, une belle gonzesse, tu sais comment il est le Président…Tu peux m’arranger ça ma Poule ? J’ai toute confiance en toi, tu le sais, et en ton carnet d’adresses. Tu as tout le temps, c’est dans trois jours…

– Euh… oui, écoutez je… je vais voir, je… je vous rappelle. »

 

monique jack lang

Jack et Monique Lang

 

Béatrice raccroche et nous regarde, nous qui avons tous le nez en l’air car on sait qui est Monique et on attend de savoir ce qui vient de se rajouter, en prime, dans nos journées, chargées, d’Écrire contre l’oubli.

« Merde, dit Béatrice, v’la autre chose… c’est l’anniversaire du 10 mai dans trois jours et il faut que je trouve d’urgence un troubadour pour aller chanter la ritournelle au Château… » et elle en tombe sur sa chaise, soupirant et inquiète car elle a juste mille autres chats à fouetter, en l’occurrence ceux d’un autre anniversaire, celui des trente ans d’Amnesty International.

 

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Bornons nous ici à résumer l’aventure Écrire contre l’Oubli car elle est en fait racontée dans le détail, et en 7 chapitres, dans ce même webroman (1991 – Ecrire contre l’oubli, Amnesty International). A la demande d’Amnesty International souhaitant marquer ses trois décennies d’existence, Béatrice Soulé avait pondu un concept, Écrire contre l’oubli, qui nécessitait trente stars devant la caméra filmées par trente grands réalisateurs derrière, autant de personnalités s’attachant à défendre trente cas de prisonniers à travers le monde, l’ensemble faisant au final un long métrage cinéma d’où seraient en même temps tirés trente courts métrages diffusés par toutes les chaînes de télévision françaises. Tout ce barnum, de la validation du concept à la diffusion, devant être réalisé en un an… Vous voyez l’idée ? En clair, le truc simple et facile.

 

Quand survient le coup de fil de Monique, la productrice Béatrice cavale toute la journée, cheveux au vent, pour convaincre 60 stars donc, comédiens, réalisateurs, personnalités people, de s’associer à l’opération, tout en s’évertuant à réunir le milliard de centimes (10 millions de francs en 1991 ou 1,5 million d’euros pour ceux qui ne veulent pas de fatiguer à transposer) que, budget prévisionnel en main, lui réclame un directeur de production angoissé : moi.

 

Michel Deville, Emmanuelle Béart, photo Martine Voyeux

Tournage « Ecrire contre l’oubli », Michel Deville, Emmanuelle Béart, photo Martine Voyeux

Angoissé car si, avec la force de conviction de Béatrice, les stars répondent bien à l’appel, côté gros sous, c’est une autre affaire : le tout premier tournage réunissant Emmanuelle Béart et Michel Deville est pour dans un mois – on a en effet été contraint, par la date butoir donnée par Amnesty, de lancer toute la prod – et on a réuni, en ce mois de mai, pas plus du quart de la somme indispensable. Donc, pour moi ministre des finances, c’est le stress et je ne me remonte le moral qu’à l’éternel optimisme de cette femme de ressources qu’est Béatrice Soulé me répétant dès que j’ai le front qui plisse : « T’inquiète Jean-Pierre, on va y arriver ! ».

 

ecrire le film jaquette

Film « Contre l’oubli », production PRV (Patrice Roger), productrice Béatrice Soulé (P’tit Jardin)

 

Je vous vois impatient de savoir si on y est, de fait, arrivé. L’affiche du film ci-dessus révèle que oui, mais, pour le détail de l’aventure, il vous faudra attendre car cela fera l’objet d’un autre chapitre, ici vous n’aviez que la bande-annonce.

 

Impossible d’aider Béatrice dans sa recherche du ménestrel car celle-ci repose entièrement sur ses épaules, ou plus précisément dans ses mains attirant vers elle son vanté, à juste titre, carnet d’adresses. Je ne vais avoir, pour ma part, qu’à louer un piano à queue assorti de son accordeur, mais pour des pros comme nous, n’est-ce-pas, même la veille pour le lendemain, c’est l’affaire de trois coups de fil, le plus compliqué n’étant d’ailleurs pas de dealer le piano mais plutôt de faire en sorte qu’on veuille bien le laisser entrer à l’Élysée, car je vous dis pas la taille de la bombe que les services de sécurité subodorent qu’on puisse dissimuler dans un Steinway.

 

En matière de bombe et de piano, les services de sécurité préfère Helène Grimaud.

En matière de piano avec bombe, les services de sécurité préfèrent Helène Grimaud.

 

Dans un chapitre précédent (cf. 1988 – Le Printemps, Mitterrand et moi), j’ai démontré combien Béatrice était en cour dans ces années là avec le pouvoir socialiste, ce qui nous vaudra pas mal d’aventures de production assez singulières dont le récit, je l’espère, trouvera place dans un chapitre ou un autre du présent webroman. Elle était notamment un des bras séculiers audiovisuels du couple, aussi ministériel que culturel, Lang. Mais un bras souvent classé Brigade d’intervention d’urgence, comme ici dans le cas qui nous préoccupe : l’anniv’ de Tonton.

 

Béatrice commence par appeler les stars les plus évidentes pour elle, soit les gens dont elle est proche. Malheureusement, on est maintenant en 1991, soit au bout de 10 ans de présidence mitterrandienne et, on le sait (si on ne le sait pas, on n’a qu’à se mettre quelques temps en lieu et place du chef d’État), le pouvoir, ça use. A l’heure où j’écris ses lignes, soit 25 ans plus tard, Mitterrand a retrouvé sa haute figure historique mais, lors de son second septennat, le terrain est sérieusement miné sous ses pas. Pour faire clair, Tonton est devenu bien moins fréquentable que dix ans plus tôt, les Déçus du socialisme ont fait des émules.

 

Un chemin parfois miné

Un chemin un rien miné

 

Du coup, les artistes contactés sont soit en tournée sur Jupiter, ils ne pourront donc pas être pour le 10 mai, soit on n’on pas réussi à les joindre car ils sont en vacances sur Alpha du Centaure. Dans la soirée du 7, Béatrice est plantée avec son carnet d’adresses qui ne débouche que sur des abonnés vachement absents.

 

En même temps, Béa n’en veut pas plus que ça à ces fins de non-recevoir, elle les comprend même car le fait que la fréquentation mitterrandienne ne soit plus d’une extrême urgence en 91 n’explique pas tout pour autant. En effet, si nombre d’artistes avait pu faire, par leurs chants, par leurs prises de position, la courte-échelle à ce Mitterrand tentant de ravir la Présidence en 81, nombre de ces mêmes artistes s’étaient un peu retrouvés par la suite le cul par terre, la Gauche au pouvoir, oubliant un peu ces artistes gauchisants, leur avait souvent préféré les stars médiatiques, les paillettes du show-biz étant sans doute plus en phase avec les ors de la République. On comprendra donc qu’un certain nombre de manants, artistes de gauche, n’étaient plus d’humeur à jouer les pompiers quand y avait le feu au château.

 

La nuit portant conseil à tout le monde, et encore plus à Béatrice qui, dans ces cas-là, ne dort pas, elle met dès le lendemain en application le commentaire de Monique, « Tu le connais, le Président », car percutant au matin sur deux excellentes chanteuses, par ailleurs plus que jolies femmes : Marijosé Alie et sa grande copine Viktor Lazlo, toutes deux martiniquaises d’origine. Là, ça se passe beaucoup mieux qu’avec les astronautes précédents, Marijosé Alie étant en effet une Tonton maniaque ; cette dernière qui, coup de pot, est libre, accepte d’entrée et appelle sur le champ Viktor Lazlo, elle aussi groupie du Président. Mais là, merdouille ! Viktor Lazlo est sur la Croisette où le lendemain, le 9 mai donc, elle doit monter les Marches pour l’ouverture du Festival de Cannes. Peut-elle reprendre l’avion vers Paris pour le 10 ? « Pas simple, je vais voir, faut que je m’organise… » On sait que le monde est petit, encore plus au Festival de Cannes, Viktor monte les Marches du festival le lendemain et sur qui elle tombe ? Jack et Monique Lang. « Mais ma Poule, il faut absolument que tu sois là demain !

– Oui Monique, c’est pas simple, je suis en train de m’organiser… » Bref, elle attrape un avion à l’aube du 10 mai et se rend ainsi opérationnelle pour le soir même. Ouf… côté belles gonzesses pour Tonton, le contrat est rempli.

 

Marijosé Alie

Marijosé Alie

Viktor Lazlo

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le matin du 10 mai, les choses étant calées et Monique aux anges, Béatrice en est à se demander quelle robe elle va pouvoir se mettre pour la soirée à l’Élysée quand elle me dit : « Tu veux pas venir ?

– Pour quoi faire ?

– Bah, pour faire la régie.

– Quelle régie ? Y a pas de régie. Le piano est livré sur place et accordé dans la foulée, et y a deux micros à brancher dans la sonorisation qui, de toute manière, est gérée par les services techniques du Château…

– Ok, mais si tu ne veux pas être régisseur, certes pas payé puisqu’il n’y a, effectivement, rien à foutre et que tout cela est en total bénévolat pour tout le monde, peut-être peux-tu venir à titre de petite souris. On a toujours besoin d’une petite souris chez soi, même quand on habite au 55 faubourg St Honoré. »

 

Moi qui suis curieux de tout, vous pensez bien que je n’allais pas refuser une telle occasion de passer une soirée dans l’intimité d’un mythe sur pied comme Tonton. On pourra me dire : « Au fond, comme souvent les fiers-à-bras, tu es assez midinette… » on n’aura pas tort mais ça va plus loin que ça, l’exercice du pouvoir, ça me… fascine est peut-être excessif, ça m’interpelle. Si vous êtes comme moi, ne ratez pas une des plus grandes séries télé qui soit, la plus grande même, à mon humble avis, tant en terme de dramaturgie que de rebondissements, d’humour, de rythme, d’écriture, d’interprétation, de science politique, d’intelligence, de qualité de production – je n’ai pas assez de mots -, écrite et produite par ce génie du scénario qu’est Aaron Sorkin, j’ai nommé West Wing.

 

west wing

 

Avec West Wing qui signifie Aile Ouest, vous aviez compris, durant 7 saisons soit 155 épisodes, vous devenez petite souris dans l’aile ouest de la Maison Blanche de Washington, là où se trouve le Bureau ovale, soit l’un des lieux de pouvoir, si ce n’est LE lieu de pouvoir, le plus important de la planète. Je suis devenu complètement accroc de cette série au point de l’avoir vue deux fois ; 155 épisodes, c’est chronophage, et bien j’ai pris le temps tellement l’œuvre, c’est le juste mot, est dense et d’importance. Les experts des séries disent, avec humour j’espère mais avec une analyse qui n’est pas si bête, que West Wing a participé à l’élection d’Obama alors que House of Cards (très grande série itou) a fait la même chose mais pour Trump.

 

Ne me lancez pas sur West Wing car je peux jacter dessus pendant deux heures, et tout ceux qui l’ont vue partagent mon enthousiasme.

Guillaume Gallienne

Guillaume Gallienne

Je me souviens que, commençant à travailler avec Guillaume Gallienne, comédien-auteur-réalisateur d’un fichu grand talent (cela étant dit sans complaisance aucune vu qu’on s’est tous deux régulièrement frités durant la production des Bonus de Guillaume pour Canal + dont j’étais en charge), Guillaume Gallienne donc, apprenant que je regardais West Wing, m’avait dit : « Si tu veux un conseil, prends ton temps, moi, je viens de finir la septième saison, je suis donc allé jusqu’au bout, et bien, sans mentir, j’en suis resté dépressif pendant une semaine. Finir West Wing, c’est comme si on perdait des membres de sa famille. »

 

Sans me lancer dans dix pages célébrant cette série, je peux toutefois dire qu’elle change ton regard sur la politique, sur la réalité de la politique. West Wing met en scène des Démocrates à la Maison Blanche, l’équivalent de notre Gauche au pouvoir, soit des braves gens au fond, intelligents, qui essayent de faire le bien mais qui, emprisonnés dans la complexité du monde, vont avoir bien du mal à le faire. Et c’est le propre de la Démocratie, tenter de concilier l’inconciliable, le vrai quotidien du pouvoir dont les mains sont emprisonnées dans les menottes de l’intrigue et des intérêts divergents. Quel métier de merde, ingrat, que le pouvoir dans nos univers démocrates, faut des nerfs en acier, et la réflexion de Viktor Petrov – le Poutine de House of Cards Saison 3 – au Président des États-Unis Franck Underwood résume tout : « Je vous plains avec votre démocratie, moi je n’ai pas vos problèmes ».

 

house-of-cards-season-3

 

Pour en revenir à nos moutons après cette digression, sortie de route dont je suis spécialiste, la proposition de Béatrice d’aller passer quelques heures au sommet de la pyramide, dans la salle à manger de Pharaon – ou plutôt du Sphinx puisqu’il s’agit de Mitterrand – ne pouvait rencontrer chez moi qu’un accord sans réserve.

 

Et c’est ainsi que, en fin de journée, je me pointe à la guérite rue de Marigny, celle où, petite souris ou pas, t’as plutôt intérêt à montrer patte blanche, quand bien même ton nom est porté au registre des gendarmes. Connaissant déjà les lieux, pas si gigantesques que ça, vu que je suis déjà venu trois ans plus tôt pour tourner ma pub Printemps de Bourges (cf. 1988 – Le Printemps, Mitterrand et moi), je file jusqu’au Jardin d’Hiver où doit se tenir le raout, et m’applique à faire cette régie complexe consistant à vérifier que le Steinway noir est noir, et que les câbles des micros sont nickels, ce qui là aussi ne va pas me poser de problèmes insurmontables vu qu’ils sont HF et n’ont pas de câbles.

 

Le Jardin d'Hiver version grande réception

Le Jardin d’Hiver de l’Elysée dans sa version grande réception

 

tables elyseeCintrée dans un ensemble Jean-Paul Gaultier rose, Monique arrive sur mes talons pour vérifier de son côté que tout le reste est en place, les petits plats dans les grands sur un buffet central surmonté d’un dais et entouré d’une dizaine de tables où sont appelés à dîner 60 convives. Car l’intimité quand tu es Président de la République, et que du coup t’as quand même pas mal de copains, c’est tout de suite beaucoup moins intime que quand tu l’es pas.

 

Sur le coup des 19 heures, Béatrice débarque escortée de ses deux belles gonzesses suivies de leur pianiste. On disparaît tous dans les loges qui se trouvent un étage au-dessus d’une sorte de grande alcôve au mitan du Jardin d’Hiver, un renfoncement avec estrade qui fait office de scène pour les spectacles donnés à l’Élysée, le plus récurrent étant le traditionnel Arbre de Noël fêté chaque 25 décembre pour une ribambelle de gamins.

 

rosedorCoincée par les circonstances, Béatrice Soulé a juste renoncé à aller à Montreux où, le même jour, on devait lui remettre la Rose d’Or que lui a value son très beau doc sur Manu Dibango, Silence. Guillaume Gronier, le patron de l’Unité Arts et Spectacles d’Arte pour lequel ce film a été produit, est consterné que Béatrice ne vienne pas chercher son prix, mais bon, nécessité fait loi.

 

robe-lazloDans leurs loges, les filles sortent les robes. Le mot d’ordre étant au Vampirisons Tonton, nos antillaises ont fait péter le dressing. Pour Viktor Lazlo, c’est un fourreau sombre qui ressort plus d’une seconde peau, tellement ça colle à la sienne, que de la robe, le genre de truc où tu ne peux mettre qu’un string, une culotte fait relief. Le haut de cette combinaison à la Catwoman consiste en un décolleté en « U » qui n’a nullement l’ambition de dissimuler sa poitrine. Dans un souci assurément géométrique, son couturier a redonné du « U » pas bien loin, dès les cuisses, ce qui fait que, là encore, ça n’occulte pas grand chose des superbes jambes de cet oiseau des îles.

 

Je m’en souviens bien, de cette robe, car passé ma cavalcade dans les services techniques pour récupérer un fer à repasser, j’ai eu le tort de frapper à la porte de Viktor pour lui demander si tout allait bien. « Euh… oui et non, tu peux venir un instant ? »

J’entre et je me retrouve face à cette femme tentant d’enfiler sa peau d’anaconda. « J’ai un peu forci, à mon avis… Putain de robe, j’ai du mal à caler les nichons pour pas qu’ils ressortent. Faut pas que je respire… Je vais tirer sur le haut, et toi tu tires sur la fermeture éclair.

– Quelle fermeture éclair ? dis-je en avalant ma salive.

– Dans le dos. »

J’ai réussi à remonter la fermeture, on est professionnel où on ne l’est pas, mais ce métier de régisseur général n’est fait que d’abnégations.

 

Marijosé Alie, de son côté, a fait plus sobre, ce qui en la circonstance n’est pas difficile, mais quand elle sort de sa loge, sa robe va assécher le peu qu’il me reste de salive : sombre elle aussi, elle ne repose que d’une seule bretelle sur ses magnifiques épaules, miracle d’un couturier qui a le sens des économies en tissu, et ouvre sur un décolleté n’ayant rien à envier à celui que je viens de quitter. Pour le bas, son couturier a poussé l’économie jusqu’au fil car il a omis de coudre tout un pan de la robe ce qui dévoile, des chaussures jusqu’à la taille, sa longue et bronzée jambe gauche. Pour tout le monde, et surtout pour moi qui aie la bouche sèche, il est temps d’aller boire le champagne.

 

Quand notre petite troupe descend dans le Jardin d’Hiver, tous les convives sont déjà là, coupe en main, hors Mitterrand que je n’aperçois pas. Dans la seconde où nos deux chanteuses débarquent dans ce salon de réception, un paquet de ministres se détachent des conciliabules de leur apéro pour se précipiter vers elles, avec à leur tête Michel Rocard (mais sans doute s’inscrit-on là dans la hiérarchie vu que Rocard est Premier Ministre à cette époque… Un Premier Ministre qui ne sait pas encore qu’il sera remplacé cinq jours plus tard par Édith Cresson à laquelle succèdera moins d’un an après ce pauvre Bérégovoy, paix à son âme et à son honneur).

 

Michel Rocard

Michel Rocard

Tous ces hommes politiques, qui sont quand même des quinquas, si ce n’est plus, plantent donc sur place leurs épouses qui, de fait, ont leur âge, pour converger vers la chair jeune fraîche et bronzée de nos deux chanteuses. Je garde encore en tête l’image de Michel Rocard se plantant devant Viktor Lazlo. Rocard, on s’en souvient, n’est pas grand ; Viktor, elle, rehaussée de ses talons aiguilles, tape facile le mètre quatre vingt. Ce qui fait que Rocard, tchatchant avec Viktor, a le nez calé dans le « U » de son décolleté.

 

Ce groupe d’hommes de pouvoir jouant les charmeurs autour de nos belles plantes se dissout quand survient le Président. Mitterrand salue ceux qui sont à sa portée et prend la parole pour un court laïus : « Bonsoir à tous, et merci pour votre présence, amicale. Alors ce soir, pas de protocole, pas de places à table déterminées, vous vous installez comme bon vous semble et, selon mon habitude, j’irai de table en table. Bonne soirée à tous. » Et un majordome, plateau en main, présente un coupe de champagne au Président.

 

L’apéro se poursuit sous les lustres dans un bavardage que feutrent tentures et moquette de haute laine. Tout ce qui compte en pouvoir à gauche est là. Donnez moi un nom au hasard : il est là. Jacques Delors : présent. Laurent Fabius : présent. Michel Rocard, déjà cité, Jean-Pierre Chevènement, Édith Cresson, Pierre Joxe, les Lang bien sûr, Georges Fillioud, Michel Jospin, Pierre Bérégovoy, Henri Emmanuelli, Roland Dumas, etc. ils sont venus, ils sont tous là. A ceux-ci se rajoutent les proches, avec notamment le beau-frère, Roger Hanin, accompagné de son épouse la productrice Christine Gouze-Rénal, ou Michel Piccoli, un peu plus loin, bavardant avec la Première Dame, Danielle. Bref, tout l’aréopage qui compte ou a compté dans les deux septennats de Tonton est là, c’est plus un album de famille, c’est le journal télévisé.

 

Gouvernement Rocard, 1988

Gouvernement Rocard, 1988

 

Moi, petite souris noire (j’ai sorti costume sombre et cravate pour l’occasion) postée à côté du groupe formé par Béatrice et les chanteuses discutant avec Jack Lang, j’avale le champ’, gorgée après gorgée, en me dissimulant derrière mon verre pour observer ceux qui concourent, avec bonheur ou pas, à écrire l’Histoire de France.

 

J’en viens à m’arrêter sur Mitterrand et Fabius qui entretiennent une conversation à l’écart. mitterrand fabiusDe quoi causent-ils ? D’un prochain remaniement ou du planning pour une nouvelle ascension de Solutré ? Ils sont à dix mètres de moi, je ne risque pas d’entendre. Mitterrand se met soudain en marche et, poursuivant sa conversation avec Fabius, il avance droit devant lui. Camouflé dans ma panoplie de voyeur-petite-souris, me considérant donc totalement hors du jeu et en quelque sorte invisible pour toutes ces sommités, je vais mettre un certain temps – je sais pas moi, genre cinq secondes – pour m’aviser que droit devant Mitterrand, c’est juste moi. Alors que Mitterrand continue d’avancer, je vous jure, je manque de me retourner pour voir s’il il n’y a pas derrière moi un Premier Ministre, un Secrétaire d’État ou le Pape, enfin bref un truc qui justifie que le Président vienne dans ma direction. J’ai pas le temps de me retourner que Mitterrand, arrivé devant moi, me tend la pogne : « Bonsoir Monsieur. ». Que voulez répondre d’autres que : « Bonsoir Président » ? C’est ce que j’ai fait, sans même avoir la présence d’esprit de décliner mon nom et mon emploi justifiant ma présence à sa soirée. J’étais scotché, tout simplement, car je ne m’attendais pas à ce que le Président de notre République, repérant cette humble tête de petite souris, vienne lui dire bonsoir. Et c’était pas de l’électoralisme, il était un peu au-delà de ce type de stratégie avec deux septennats au compteur et un cancer assombrissant son avenir. Non, c’était juste élémentaire politesse pour un hôte recevant des convives.

 

homard elyséeEt puis on est passé à table, notre petite bande s’installant à celle réservée aux artistes. On ne servait personne à table, il convenait que chacun se lève pour aller taper dans les victuailles s’alignant sous le dais central. Donc, je fais comme tout le monde, je me mets dans la queue piétinant devant le buffet, élégamment garni – on est à l’Élysée quand même et on y fait plus dans la demi-langouste que dans la cochonnaille Justin Bridou.

 

Avançant de plat en plat, je me fais l’effet d’être un gentil membre d’un Club Med’ peu banal, car coincé entre Jospin qui hésite entre asperges et melon-parme et Piccoli qui n’arrive pas à choper sa langouste avec les couverts appropriés et qui finit par y mettre les doigts. Seul le Président est exempté de buffet, son maître d’hôtel personnel lui ayant confectionné une assiette selon les goûts qu’il est payé pour connaître, assiette qu’il va d’ailleurs déplacer toute la soirée au rythme de Tonton passant d’une table à l’autre.

 

Piccoli a ici fini sa langouste, de dos, ensemble rose, Monique Lang, au-delà un bout de tête de Béatrice Soulé

Piccoli a ici fini sa langouste ; de dos, ensemble rose, Monique Lang ; au-delà, Béatrice Soulé

 

Vantant les mets et le vin, causant de tout et de rien, on en arrive au fromegi. L’étape suivante est le gâteau d’anniv’ donc il est temps que je justifie le salaire que je n’ai pas. Je file en dégagement de scène pour retrouver le technicien son qui me remet deux micros HF et me rappelle leur manip : « Tu pousses sur le bouton, apparaît le point rouge, c’est open ; tu repousses en arrière, ça coupe. »

 

Les filles ont leur micro. A un coup d’œil de Monique Lang vers Béatrice, feu vert est donné et nos deux chanteuses entament un pot pourri de chants d’anniversaire. Elles commencent ça assises à notre table, avec une tonalité feutrée, leur musicien soutenant le chant de quelques accords doux sur son piano installé sur scène. Ce début de ballade, tombant à l’improviste de la sonorisation du Jardin d’Hiver, va freiner les conversations aux différentes tables, installer le silence nécessaire à l’opération. Lazlo-rocardMarijosé et Viktor se lèvent et poursuivent la sérénade en glissant entre les tables ; point d’arrêt devant Michel Rocard, Jack Lang, cette déambulation les rapprochant progressivement de leur cible présidentielle.

Face à Tonton qui arbore son sourire sphinxois (de Sphinx…), les deux antillaises vont clôturer leur pot-pourri par un Happy Birthday version créole, leur interprétation se faisant plus que sensuelle aux oreilles du Président qu’elles finissent par, gauche-droite, serrer de très près, tels deux gardes du corps régalien, protection rapprochée dont l’intéressé n’a pas l’air de se plaindre.

 

Mitterrand-alie-lazlo

 

Applaus, le contrat est rempli, on peut amener le gâteau.

 

Jean-Pierre Chevènement

Jean-Pierre Chevènement

Alors que les filles viennent de rejoindre notre table, Chevènement se matérialise derrière Viktor Lazlo, se penche sur son épaule et lui dit : « Vous avez une très jolie voix, mademoiselle, bravo ! ». Avec mon mauvais fond toujours prêt à surprendre on ne sait quelle lubricité dans l’œil de mes frères masculins félicitant une jolie femme, je prends ce compliment du Ministre de la Défense pour une litote car, du fait de sa position stratégique, il a une vue plongeante dans le décolleté. Mais il est vrai que la voix vient de la gorge.

 

Béatrice Soulé, Viktor Lazlo, le Président, Marijosé Alie et caché, mon crâne de "chauve-petite-souris"

Béatrice Soulé, Viktor Lazlo, le Président, Marijosé Alie et, caché, mon crâne de « petite-chauve-souris »

 

Chevènement nous quitte mais il se voit très vite remplacé par Dieu lui-même. Élégant dans son costume bleu-nuit, cravate assortie, légion d’honneur à la boutonnière, il s’appuie des deux mains sur les dossiers des nos artistes, s’applique à les féliciter pour la grâce de cet impromptu chanté, puis demande à Marijosé : « Mais qui a donc eu l’idée de ce duo de bon anniversaire célébré par deux aussi charmantes interprètes ? »
– Jack Lang, Monsieur le Président, répond Marijosé pour simplifier, ne souhaitant sans doute pas se lancer dans le détail de tout le processus qui l’a amenée avec sa copine à cette soirée.
– Ah… Je reconnais bien ici l’esprit d’à propos de mon ministre. »
La conversation se poursuit un instant puis Mitterrand s’éloignant, Viktor, Béatrice et moi, on décide d’aller vérifier si le gâteau du maître-pâtissier de l’Élysée est à la hauteur de l’enjeu du jour. C’est l’instant que choisit le Président pour revenir vers Marijo seule à table :
« Si M. Lang a su vous convier à cette soirée, cela signifie, Mlle Alie, qu’il a vos coordonnées…
– Mais Monsieur le Président, sourit Marijosé, où irait donc la République si le Ministre de la Culture n’avait pas mes coordonnées ?
Mitterrand-lazlo– Il est vrai, il est vrai… » et il s’éloigne pour rejoindre ce coup-ci Viktor qui, au buffet, est en train de se demander s’il est bien raisonnable, pour sa ligne, de tester l’œuvre du pâtissier. Nouvel entretien dont là je ne saurais rien car occupé à réceptionner la part de gâteau que me sert un maître d’hôtel, puis Mitterrand convoque d’un doit levé son attachée de presse et, avec elle, repart vers Marijosé.
« Jack Lang a donc votre téléphone… Auriez-vous la gentillesse d’également me le donner ? »
Et Marijosé de s’exécuter sur une boîte d’allumette qu’elle remet à la collaboratrice du Président.

 

Quand, assiette en main, on rejoint notre table, Marijosé se penche vers nous et, sur le souffle : « Devinez ce que Tonton vient de me demander ? » En chœur, Béatrice et moi de lui répondre : « Ton numéro de téléphone, bien sûr !

– Ah oui d’accord… » fait-elle perplexe. Puis, voulant se rassurer : « Il veut sans doute m’entretenir des problèmes de la Martinique…

– C’est cela oui… rit Béatrice.

– Rien n’est moins sûr, conclue-je, circonspect, en engouffrant élégamment une bonne cuillère de gâteau.

 

henri-emmanuelli

Henri Emmanuelli

Notre réaction l’ayant quelque peu inquiétée, Marijosé file vers alors Emmanuelli qu’elle connaît bien depuis son passage à l’administration de l’Outre-Mer. « Henri, rends-moi un service, débrouilles toi comme tu veux, mais il faut absolument, urgemment, passer un message au Président.

– Lequel ?

– Je n’aime que les femmes.

– Tu es homosexuelle, toi ?

– Radicalement. Depuis cinq minutes. »

 

On connaît la réputation, usurpée ou pas, des gens de pouvoir en matière de sexualité, Mitterrand ayant pour sa part largement prêté le flanc aux rumeurs. Relativisons toutefois le propos en rappelant que, en 1991, la prostate présidentielle avait sérieusement dû calmer le jeu. Mais Mitterrand était un charmeur, il avait su draguer la France, aussi, en cette soirée, il ne faisait que garder la main en s’attachant à séduire une jolie femme ; arrivé à son âge (75 ans en 91), le seul plaisir de la séduction devait lui suffire.

 

Comme je vous devine friands d’anecdotes égrillardes, a fortiori s’il s’agit de Président de la République, je consens à vous narrer l’épilogue de cette histoire. Quelques années plus tard, en avril 1994 précisément, Béatrice Soulé produit une soirée thématique en direct du Printemps de Bourges pour Arte, opération dont, encore une fois, je suis directeur de production. Ce grand direct est animé par deux belles présentatrices, chanteuses : Marijosé Alie et Viktor Lazlo. Durant un break des répétitions, je m’assoie à côté de Marijosé : « Alors, lui dis-je, raconte-moi la fin de l’histoire…

– Quelle histoire ?

– Mitterrand qui prend ton téléphone. Il t’a rappelé ?

– Euh, oui, il m’a rappelé.

– Et alors ? fais-je avec ce ton probablement aussi libidineux que l’éclair que j’avais cru voir briller dans l’œil de Chevènement.

– Et alors, rit-elle, j’ai été invitée à l’Élysée…

– Tu m’étonnes…

– Mitterrand est un des hommes les plus habité, intimidant et intelligent qu’il m’ait été donné de rencontrer…

– Oui mais encore ?

– Mais encore ? Rien… si j’imagine ce que tu imagines, on a déjeuné et on parlé de la Martinique, un point c’est tout. »

– Ah… ! »

Moi qui espérais détenir un scoop croustillant pour mes mémoires, j’étais un peu déçu, il faut bien le dire, mais je ne me suis pas rangé pour autant dans les Déçus du socialisme.

 

 

Coming next : 1991 – Juin, Camarde de fin de siècle

 

Bonus

Comme toute histoire se doit de finir en chanson, je ne résiste pas à l’envie de partager avec vous un double bonus : d’abord le clip « Paloma » de Elle et elles, soit le trio formé par Marijosé Alie et deux de ses filles, puis « Lola & Jim », by Viktor Lazlo, autant de séquences propres à détendre le stress des hommes de pouvoir, passés et futurs.

 

 

 

1999 – Juin, Camarde de fin de siècle


Ma maman et moi, jetée de Deauville, 1968

Jetée de Deauville, ma maman et moi, 1968.

 

Avertissement : il vaut mieux être en forme pour lire ce chapitre, soit pas trop dépressif ou alors si on l’est, savoir effectuer une compensation avec cette philosophie rudimentaire qui tient en peu de mots : « C’est la vie ». En même temps, si l’on est adepte de cette simple philo, on n’est pas dépressif. Ou alors c’est qu’on a oublié le rudimentaire.

 

Je vais tenter, selon le style me venant au fil de la plume, de vous faire sourire, au sein d’un sujet grave, un peu à la manière de la comédie italienne mêlant allègrement drames et réjouissances, cette tragi-comédie que j’affectionne car elle s’applique à être le reflet de la vie, mais c’est un vœux pieux que ma plume accomplira peut-être. C’est pas sûr. On verra.

 

C’est parti mais, attention, il va vous falloir du souffle car ça va toucher des histoires de familles qui, de mon côté, je sais pas pour les autres, ne sont jamais simples.

 

On est le 1er juin 1999, je suis dans mes bureaux de prod’ de KM à Boulogne Billancourt et je viens de lancer une des plus lourdes productions de ma carrière, celle qui nous vaudra deux milliards de téléspectateurs en mondovision : Le Millénium. Cette précision professionnelle pour dire que les catastrophes t’arrivent dans la tronche sans vraiment choisir le bon moment, soit celui où tu n’as que ça à foutre de les gérer, à moins que ce soit l’inverse, perverses, elles choisissent le moment le moins opportun.

 

logo millenium

 

Qu’est-ce que le Millénium ? Le Millénium est la production, pour TF1 et la mondovision, du Passage à l’An 2000, soit cette journée entre deux millénaires allant du 31 décembre 1999 au 1er janvier 2000. (Les arithmétiques coupeurs de cheveux en quatre soutiendront, avec raison, que le 3e millénaire commençait en fait en 2001, mais nous épousons ici l’inconscient collectif pour qui l’apparition du chiffre 2 000 dans le calendrier symbolisait l’entrée dans cette nouveau ère.) Pour accompagner ce moment historique, TF1, en partenariat avec la société de prod’ américaine WGBH qui fédère pour l’occasion 50 grandes chaînes de télévision mondiales, a décidé de produire un direct de 30 heures non-stop faisant la relation des événements français saluant ce passage dans un nouveau millénaire. TF1 a confié à KM la production de cet énorme direct, 30H sans débander, c’est pas rien, Renaud Le Van Kim, notre PDG-réalisateur en sera le producteur exécutif, et il y aura trois directeurs de production pour gérer le bazar : Jean-Louis Charrat, administrateur de l’Info de TF1, Arnaud Crétaigne et moi-même pour KM.

 

 

Je n’irai pas plus loin, ici, dans le récit de cette véritable aventure de télévision vu que ce Millénium nécessite un chapitre à lui tout seul, ce préambule est juste là pour préciser que l’on a lancé le barnum depuis début avril (le Millénium nécessitera 8 mois de préparation ; en avril, on était une dizaine sur le chantier, on finira à 2 500 pour ce Réveillon du siècle), et que nous sommes, ce 1er juin 99, sous pression car il est fortement question de sortir un budget pour cette opération, Etienne Mougeotte et Patrick Le Lay, les deux patrons de TF1, l’attendant avec impatience. Nous nous écrasons donc au quotidien le citron du ciboulot pour inventer, véritablement inventer, les multiples lignes de ce budget prévisionnel infaisable pour la bonne raison qu’on ne sait pas encore vraiment ce qu’on y va faire, dans ce Millénium, car tout se crée au fur et à mesure de l’avance de la prod’.

 

Arnaud Crétaigne dit "Arno"

Arnaud Crétaigne dit « Arno ».

Je suis avec mon camarade Arno Crétaigne à projeter, ligne par ligne sur Excel, des postes budgétaires improbables quand sonne le téléphone. « Allo, dis-je.

– C’est ton Papa qui te demande au téléphone, m’annonce Elsa Dulck-Conventi, notre charmante secrétaire qui tient l’accueil.

– OK, passe.

– Jean-Pierre, c’est moi.

– Salut Stan, que me vaut…?

– Écoute, Lisette vient d’avoir un malaise… J’ai appelé le toubib qui lui a appelé le SAMU, on vient de la transporter à… » et sa voix s’étrangle, il se met à pleurer, et quand on connaît le cowboy qu’est mon père, le voir pleurer indique que l’on touche au grave.

« … je, se reprend-il, je ne sais pas quoi faire… je… »

J’obture le micro du combiné, dis à Arno : « Y a un problème avec ma mère, il faudrait…

– Ok, je te laisse, dis Arno en repliant son PC, on reprendra ça plus tard.

– Tu es où ? dis-je en revenant à Stan.

– A la maison.

– J’arrive. »

 

KM étant à Boulogne-Billancourt et mes parents habitant Clamart, je bourre et rejoins mon père en un quart d’heure. Il m’explique ce qui s’est passé : « Lisette était en train de faire le lit, je lui ai dit quelque chose depuis la cuisine, elle n’a pas répondu. Je suis allé voir dans la chambre, elle était tombée sur le lit, en travers, les yeux révulsés, la respiration difficile, j’ai appelé SOS Médecin… »

 

Hôpital Antoine Béclère

Hôpital Antoine Béclère

Un autre quart d’heure plus tard, on est tous les deux dans ma voiture et on fonce à l’hôpital Béclère de Clamart. Ma mère est en réanimation. « On peut la voir ?

– Oui dis l’interne. »

Je rentre dans une pièce bourrée d’appareils, Stan sur les talons. Là, j’aurais peut-être pas dû, j’aurais dû aller voir tout seul d’abord, mais on ne pense pas à tout. Ma mère est là, inconsciente, blafarde, sous perf’, des tuyaux à oxygène dans le nez, un tube plus gros qui lui déforme la bouche, et puis ce bruit de pompe, tac, tac, tac, que fait la bécane qui soutient sa respiration. Violent. Je jette un œil à Stan qui est aussi blanc que le drap de lit. On ne peut rien si ce n’est se lamenter sur ce pauvre corps abandonné aux mécanismes des machines, j’estime alors préférable d’arracher Stan à cette vision sinistre, on sort de la chambre, rejoignons l’interne. « Elle est dans la coma, certainement AVC, on est en train de voir ça, mais elle est toujours là, et elle ne souffre pas. »

On sort de Béclère alors qu’on approche les 14 heures, je propose à Stan d’aller manger un morceau dans un resto à côté de chez lui. « J’ai pas faim.

– J’imagine, mais on va quand même essayer d’avaler quelque chose. »

Ce premier repas sera étrange, tout comme ceux qui vont s’enchaîner dans les jours qui suivent, à savoir que Stan va, d’une minute à l’autre, passer d’un état de détresse à son contraire, soit le retour à une pulsion de vie. C’était bien Stan, ça, la mort qui plane le faisait plonger dans l’apitoiement sur sa compagne et sur lui-même, la vie, qui était pour autant toujours là, lui imposait de rebondir vers l’humour et la galéjade. Ces vases communiquants émotionnels ne me choquent pas, l’élastique aller-retour entre deux états je le comprends vu que, assurément, je suis construit comme lui, je lui ressemble, face à la vie versus la mort.

 

A ce premier repas, il me dit : « Tu sais, en 38 ans de vie commune, je n’ai jamais trompé ta mère. J’aime ta mère… » Je prends acte de cette déclaration en hochant de la tête, que voulez vous répondre à ça, et puis, dans le désert d’inspiration où t’expédie ce genre de circonstances, n’importe qu’elle conversation vaut mieux que le silence.

 

Je n’ai jamais été aussi heureux qu’on aie eu l’intelligence de bâtir Clamart à proximité de Boulogne, ou l’inverse, puisque je vais alterner réunions Millénium avec visite à l’hosto et restos à Clamart, sans être jamais freiné par ces putains d’embouteillages parisiens qui t’insupportent quand tout va bien, t’exaspèrent quand tout va mal.

 

A l’hôpital, les bulletins de santé qui se succèdent sont aussi plats que cette ligne verte d’oscilloscope où je préfère ne pas reconnaître l’encéphalogramme de ma mère. Et toujours ces tuyaux d’oxygène, son visage figé et blafard, ses yeux clos, ce putain de tuyau qui lui tire sur la bouche.

 

Au repas suivant, toujours dans un resto voisin de chez lui car le gourmand Stan n’a plus le cœur de cuisiner, il en vient à évoquer la Mère Amiel. Drôle d’histoire. Bien des années plus tôt, mes parents s’étaient liés d’amitié avec une famille Amiel, bretonne. Dans cette famille, il y a la grand-mère, cette fameuse Mère Amiel, une encore belle femme de 90 ans, droite et altière avec ce bandeau de velours autour du cou que les femmes d’une autre époque portaient pour dissimuler les plis de l’âge. lucienne-amielMais cette grand-mère est méprisée dans sa famille, et on a ici un remake de la chanson Ces Gens là, de Brel : On écoute même pas ce que ces pauvres mains racontent. Mes parents ne cautionnent pas cet irrespect pour l’aïeule et à table, par exemple, ils forcent la conversation pour qu’elle soit invitée à y participer, lui marquant de l’attention malgré l’agacement du reste de la tablée ne comprenant pas l’intérêt qu’ils ont pour leur vieille, qui est d’ailleurs loin d’être gâteuse car encore capable d’enquiller des kilomètres sur ses routes bretonnes où, raide et fière, elle assoit ses 90 balais sur la selle de son Solex.

 

Un beau jour, cette Mère Amiel va prouver son étonnante vitalité, car il n’est jamais trop tard pour bien faire, et elle fugue. Carrément.

 

Le téléphone sonne chez mes parents. Ma mère décroche : « Ah, bonjour Lucienne… Oui, ça va et vous ?… Comment ça !? Mais vous êtes où ? Montparnasse ! Euh… Oui, d’accord, ne bougez pas, on arrive. »

 

Et mes parents foncent à la gare Montparnasse où ils retrouvent, dans la salle des pas perdus, assise sur sa valise, l’aïeule, grande, svelte, endimanchée avec élégance et toujours bandeau de velours autour du cou, un peu comme ces canards à col vert, sauf que là le collier est noir. Lucienne Amiel venait de faire un bras d’honneur à sa famille et, forte de sa retraite, de ses économies et d’un petit capital dans deux studios parisiens, elle avait décidé de tailler la route. Débarquée dans la capitale, elle avait appelé en toute logique les seuls parisiens lui ayant manifesté une quelconque chaleur. A partir de là et durant une dizaine d’années – Lucienne mourra quasi centenaire -, mes parents vont s’occuper d’elle, l’épauler dans son ultime ligne droite, ce bien sûr au grand dam de la famille bretonne qui, au passage, se voit souffler l’héritage espéré des studios, Lucienne allant en effet bouffer progressivement tout son capital.

 

Lucienne Amiel, Raymonde Richard, cousine de ma mère, et Louise de Lipowski, dit "Lisette", ma maman

Lucienne Amiel, Raymonde Richard, cousine de ma mère, et Louise de Lipowski, dit « Lisette », ma maman.

 

« Tu te souviens de la Mère Amiel, me dit Stan entre deux bouchées.

– Oui, bien sûr.

– Belle femme, hein…

– Oui, assez étonnante, une sorte de duchesse paysanne, sortie d’une autre époque.

– Oui… Un jour je vais le voir dans le studio où on l’avait installée, sans doute pour lui apporter le loyer de l’autre studio, et elle me retient pour l’apéro… »

Je ne pipe mot car je pressens quelque chose, attends la suite.

« Tu sais ce qu’elle me sort ?

– Non, quoi ?

– Elle me dit, Stan, je voulais vous demander quelque chose… Vous voyez, j’ai… quel âge avait-elle à l’époque ? Je sais plus, 92 ou 93 ans, un truc dans ce genre… Vous voyez Stan, à mon âge, je n’aurais plus l’occasion de faire l’amour… Aussi, je voulais vous demander si…

– Si quoi ? dis-je en restant la fourchette en l’air de surprise.

– Si vous pouviez pas me faire l’amour, une seule fois, une dernière fois…

– Ah… ah oui d’accord… et…?

– Bah je lui ai fait. »

 

J’en suis sans voix. Étonné, pour le moins, mais pas plus choqué que ça, au fond. Pas choqué car, à côté de l’amoralité bourgeoise, et hors de l’acte lui-même ne promettant pas, a priori, une extase céleste, il y avait, venant de Stan ainsi mis au pied du mur, une authentique générosité pour ce don d’ultime plaisir avant le néant, cet au-delà où malgré moult promesses des religions la jouissance est loin d’être garantie. Sans doute ai-je eu aussi une authentique admiration pour cette étonnante grand-mère ayant le front de demander un truc pareil.

 

« J’ai connu beaucoup d’aventures dans ma vie, poursuit-il, mais jamais je n’avais fait l’amour à une femme ayant vingt ans de plus que moi. Tu me croiras si tu veux, mais cette femme avait conservé, malgré son âge, un corps étonnant. »

Mais Stan ne peut pour autant pas échapper à la question qui m’arrive à l’esprit juste après sa confidence. « Euh Stan… Pas plus tard qu’avant hier, tu m’as affirmé que tu n’avais jamais trompé maman…

– Ah oui, rit-il, mais ça c’est pas tromper.

– Ok… j’essaye de saisir la nuance, elle n’est pas évidente… c’est en fait une question d’optique ?

– Oui, c’est ça. »

 

Dans ces conversations entre hommes, de resto en resto, Stan eut l’occasion de me parler de ses maitresses, antérieures ce coup-ci au couple qui allait former avec ma mère dès 1961. Et il avait une fichue mémoire pour ces diverses, pour ne pas dire multiples, conquêtes. Une, apparemment, avait toutefois échappée à ses souvenirs, ou pas, ça on ne le saura jamais, ou difficilement. Le récit de cette nouvelle affaire survient au cours du même déjeuner.

« Ah, il m’en arrive une bonne…

– Quoi donc encore ? renvoie-je désormais prêt à tout entendre.

– J’ai la voisine du dessus qui vient me voir hier soir…

– Elle aussi en mal d’amour ?

– Non, rit-il… Tu sais ce qu’elle me dit ? Monsieur de Lipowski, excusez-moi de vous déranger, je dois vous passer un message suite à un coup de fil que j’ai eu tout à l’heure. Mais d’abord je dois vous poser une question : avez-vous vécu à Charleville-Mézières à un moment de votre vie ?

Place Ducale, Charleville-Mézières

Place Ducale, Charleville-Mézières

– Euh, oui, quelques mois, quand j’avais vingt ans… Pourquoi cette question ?

– Est-ce que le prénom d’Edwige, de Charleville-Mézières, vous dit quelque chose ?

– Edwige ? Charleville ? Bah, non… a priori non… En même temps, ça remonte de 70 ans en arrière et…

– Oui, ça remonte loin… Mais j’ai eu un coup de fil tout à l’heure, d’un monsieur… attendez, j’ai noté son nom… » Elle me sort un papier : « Georges Messart, c’est ça, Georges Messart dont la maman s’appelle Edwige, une Edwige que vous auriez bien connue… à Charleville-Mézières.

– Peut-être, je ne me souviens pas… Mais en quoi…?

– Excusez-moi d’être… comment dire ? directe, mais, quand vous étiez jeune, à Charleville-Mézières, vous auriez plus que bien connu cette Edwige, et il en serait resté quelque chose…

– Comment ça quelque chose ?

– Bah, si j’ai bien compris ce que m’a dit ce monsieur au téléphone, il en serait resté lui.

Quoi lui…?

– Euh… vous seriez le père de Georges Messart.

– Pardon !? »

 

Je me souviens de cette scène comme si c’était hier, et du « Pardon !? » de Stan qui enchaîne en se resservant un verre de rouge : « Tu en veux ? »

– Pour faire passer le scoop, j’en veux bien une lichette… C’est quoi c’t’ histoire !?

– Oh je sais pas, c’est n’importe quoi… J’ai viré ma voisine, lui ai dit que, vraiment, c’était pas le moment. J’ai ma femme entre la vie et la mort à l’hosto, tu me vois m’occuper d’un truc pareil !? Ca me fait chier, autre chose à foutre !

– Mais c’est incroyable, d’où il sort ce gars là ? »

 

Stan-portrait-2003

Autre chose à foutre !

 

Là, j’apprends que le cheminement du Georges Messart pour remonter jusqu’à Stan est étonnant. Mais attention, n’allez pas vous perdre dans les sinuosités du parcours car cette affaire devient poupée gigogne, à savoir qu’il y va y avoir une histoire dans l’histoire, elle-même incluse dans une troisième histoire. On s’accroche, c’est parti, et on va tout traiter au présent plutôt qu’à l’imparfait, c’est plus vivant.

 

Mon père, Stanislas de Lipowski, fait partie d’une fratrie comptant quatre enfants. L’ainée est une fille : Christiane ; le second, c’est lui, Stan ; le troisième s’appelle Serge et le petit dernier Ernest (toute cette génération est disparue à l’heure où j’écris ces lignes, mais que cela ne m’empêche pas, à travers l’éther, d’embrasser toutes ces Lipowski qui, jeune, m’ont adopté, au même titre que Stan, puis m’ont fait bien rigoler et que donc j’aimais beaucoup). Christiane va se révéler très vite une insoumise ; on est dans les années 30. Elle se barre tôt de chez elle et, dans les années qui suivent, elle ne développera pas une grande passion pour les réunions de famille, ce qui fait qu’elle voit très rarement ses parents ou ses frangins. On fait un bond de 35 ans, nous sommes dans les années 60, et ma mère, qui vit désormais avec Stan, trouve que c’est quand même un rien dommage de vieillir ainsi à distance de sa famille. Aussi va-t-elle œuvrer pour, régulièrement, réunir Stan, Serge et Ernest, dit Néné, puis retrouver la trace de Christiane qui, désormais, a pour époux Marcel Goby.

 

Marcel Goby, mari de Christiane, Ginette de Lipowski, épouse de Serge, moi, Serge de Lipowski, ma grand-mère Elisabeth, ma mère et Christiane de Lipowski

Marcel Goby, mari de Christiane, Ginette de Lipowski, épouse de Serge, moi, Serge de Lipowski, ma grand-mère Elisabeth, ma mère et Christiane de Lipowski

Si Stan, Serge et Ernest ont fait des enfants, ce n’est pas le cas de Christiane qui a vécu toute sa vie en bohème, allant d’une histoire de couple malheureuse à une affaire de cœur catastrophique (à l’exception de son dernier mari, Marcel), souvent dans le dénuement où ses amours pour des artistes peintres sans le sous l’amenaient à vivre. Dans ces conditions, faire des enfants et prendre la responsabilité de les élever relevait de l’impensable. Bref, Christiane de Lipowski n’a jamais eu d’enfant, et c’est ce qu’elle confirmera à mes parents dès qu’ils vont à nouveau la fréquenter. Elle disparaît en 1971, sans descendance donc.

 

Parenthèse historique réservée aux Lipowski

Parenthèse essentiellement dédiée aux Lipowski qui liront ces lignes, tous les autres peuvent sauter les deux paragraphes qui suivent, sauf s’ils s’intéressent aux faits d’armes. On commence par un gros flashback de plus d’un siècle : le 18 octobre 1870, le Comte Ernest de Lipowski, jeune officier d’un bataillon de Francs-Tireurs va organiser la défense de la ville de Châteaudun face à l’avancée des troupes prussiennes. Suite à cette résistance héroïque, selon les annales de l’époque, le lieutenant-colonel Ernest de Lipowski est fait général. A 27 ans. Pas fainéant, le grand-père de Stan, ce qui en fait au passage mon arrière-grand-père. Par capillarité d’adoption, si je puis dire.

 

Le général de Lipowski en image d'Epinal

Le général de Lipowski en image d’Epinal

 

Le 18 octobre 1970, Châteaudun célèbre le centenaire dudit fait d’arme, les invités d’honneur en étant les descendants du général de Lipowski, dont mon père qui vient par ailleurs, et ce n’est pas vraiment un hasard, d’acquérir une maison à Châteaudun, dans ce quartier au pied du château qui semble tout droit sorti du moyen-âge. Dans le film ci-dessous, pour le coup complètement private joke pour les de Lipowski, on retrouve tout le monde à l’apéro, en l’occurrence Stan, sa sœur Christiane, son mari Marcel, ma maman et Chantal, fille d’Ernest qui lui apparaît de dos dans cette séquence. Un grand absent à ce centenaire honorant la famille, Serge de Lipowski, mon oncle décédé quelques années plus tôt, mais qui est ici représenté par son fils, Stany de Lipowski. Stany a loupé l’apéro car il vient du diable vauvert, Nice, mais on le reconnaît aux plans suivants où tout le monde visite la nouvelle maison de mes parents. Puis, avec la Sambre et Meuse, arrivent les officiels avec à leur tête Michel Debré alors ministre de la Défense. Passage en revue des troupes, serrage de louches, puis tribune officielle où Stan s’est débrouillé pour être au premier rang. Discours du ministre, tandis qu’Ernest rigole mais que Stany écoute, tout comme sont attentives Chantal, ma mère et Christiane. Défilé des troupes avec tout le monde au garde-à-vous, sauf Stan, qui doit avoir un mot d’excuse car il immortalise l’instant avec son Leica. Ultime salut de Michel Debré avant qu’il ne disparaisse dans la DS ministérielle, et c’est fini. J’excuse d’avance tous les étrangers à la famille qui vont s’emmerder à cette évocation clanique mais moi, des décennies plus tard, je m’attendris toujours à cette machine à remonter le temps que sont les archives, avec ici une pensée particulière pour Stany de Lipowski, ce beau gosse drôle et adorable, sportif, champion de ski, qui nous a quitté, plus que prématurément, à l’âge de quarante deux ans.

 

 

 

 

Tout ceux qui ne font pas partie de la famille de Lipowski peuvent nous rejoindre à ce paragraphe, car nous continuons en faisant maintenant un nouveau bond de vingt ans : nous sommes au milieu des années 90, et une initiative hasardeuse de ma part va avoir d’étonnantes conséquences. Armé du minitel de l’époque, je ne sais plus pourquoi, je lance une recherche de Lipowski sur Paris. Cela me sort une Catherine de Lipowski, non-référencée pour moi dans la famille. Au déjeuner suivant, je raconte ça à Stan. « Catherine de Lipowski ? me dit-il, inconnue au bataillon. »

 

Du coup, il appelle un cousin, Yves Lafosse, versé en arbres généalogiques et qui a notamment reconstitué celui des Lipowski pour lequel il est remonté jusqu’à sa souche du 14e siècle, en Pologne. Yves Lafosse n’a pas de Catherine dans son arbre pourtant pourvu de 160 fruits. Qu’à cela ne tienne, Yves Lafosse a le téléphone de cette Catherine et il monte avec elle un rendez-vous où Stan sera présent.

 

Stan, Lisette et Yves Lafosse

Stan, arbre généalogique en main,, Lisette et Yves Lafosse.

 

Ce rendez-vous va réserver une surprise de taille. Catherine se présente comme la fille de Jean de Lipowski, né en 1937. « Très bien dit mon père, sauf qu’on ne connaît, en contemporain, aucun Jean de Lipowski, le seul auquel on puisse penser est Jean de Lipkowski, ministre sous de Gaulle et Pompidou, mais c’est une homonymie proche, les LipKowski, avec un après le p, n’étant pas de la même famille.

– Certes dit Catherine, qui confirme que son père, qu’elle est tout de même bien placée pour connaître, existe bel et bien.

– D’accord, mais alors qui sont ses parents ?

– Papa est né de père inconnu et de Christiane de Lipowski… Abandonné à la naissance, c’est un enfant de l’Assistance publique. »

Et là, on débarque dans l’impensable. « Attendez Catherine, poursuit Stan, je ne connais que deux Christiane de Lipowski : une qui est ma nièce, qui vit à Nice, est mariée avec un Monsieur Perrin, elle n’a jamais eu de fille, et de toute manière elle est un peu jeune pour être votre grand-mère ; et ma sœur, Christiane de Lipowski, décédée en 1971 et qui n’a jamais eu d’enfant. Aussi, euh…

Catherine de Lipowski en compagnie de ma mère.

Catherine de Lipowski en compagnie de ma mère.

– En quelle année est née votre sœur ?

– En 1907.

– Et bien, c’est elle, c’est ma grand-mère.

– Mais elle n’a jamais eu d’enfants !

– Si, trois. »

 

Et là, plus de vingt ans après le décès de sa sœur, suite à ma manie d’arpenter le passé, mon père découvre que sa sœur a eu en fait trois enfants, deux garçons, une fille, et qu’elle les a tous trois abandonnés, à l’Assistance. Sans jamais bien sûr s’en vanter dans la famille. Un peu désordre, l’affaire, pour le blason des Lipowski.

 

Quelle histoire, quand même, et quelle famille ! Moi qui suis un enfant de l’Assistance publique, on comprendra que ce coup de théâtre sur la scène lipowskienne pouvait m’émouvoir. Étonnante Christiane de Lipowski aussi, pour rester gentil dans l’adjectif… En 1934, elle met au monde Christian de Lipowski ; bis repetita en 1936 avec une fille, Cécile de Lipowski, suivie de près un an plus tard par Jean de Lipowski. Alors faisons un saut en arrière : on est dans les années 30, on fait un enfant alors que l’on vit une situation difficile, on abandonne cet enfant aux soins de l’Assistance publique… Admettons ; mais là elle en enchaine trois, en quatre ans, et elle s’en débarrasse, le mot est fort mais il s’impose, systématiquement, en mettant un couvercle sur son pot au noir, en occultant la chose, pour sa famille et pour elle-même, vu que jamais elle ne sera, apparemment, titillée par un quelconque remord. On m’opposera « Années 30, pas de contraception moderne, pas d’IVG officielle… » OK, mais trois, de suite, à l’Assistance ! faut quand même le faire. Bon, la seule bonne nouvelle – en est-ce une d’ailleurs, car dans ce contexte de triple abandon on peut aussi trouver cela incohérent -, c’est que Christiane n’accouche pas sous X mais leur laisse son nom. Avait-elle l’intention de revenir sur ces abandons et de reprendre, à terme, ses enfants ? On ne le saura jamais, la seule chose dont on est sûr, c’est qu’elle ne l’a pas fait.

 

L’Assistance publique, c’est quand même une putain de loterie. Moi, j’ai eu un pot énorme, car adopté par une maman qui rêve d’avoir un enfant, qui va donc l’envelopper de tendresse et d’amour, et qui, forte du statut social qu’elle conquiert avec sa petite usine et sa sueur, va l’élever dans un milieu petit-bourgeois relativement aisé. Il est vrai que cette espèce de conte de fée de ma famille d’adoption aurait bien pu finir dans le sang si un autre conte, comte plutôt, n’était pas venu, in extrémis, m’arracher aux griffes du dragon. Mais tout cet univers reste dans une atmosphère à la Flaubert. Pour les enfants de Christiane, c’est pas la même littérature, on est dans du Zola. Car ils ne seront pas adoptés mais placés, dans des familles d’accueil, paysannes, de ce centre de la France qui accueillait à tour de bras dans ces années là. Adopté et placé, sérieuse différence dans les termes, et sur le terrain… Je ne connais pas leur jeunesse mais j’imagine qu’elle fut sérieusement plus rude que la mienne.

 

Par la suite, mes parents se rendront dans ce Centre de la France pour rencontrer cette nouvelle branche de l’arbre, poussée plein champ, car ces Lipowski là, comme la plupart des Français, ne se sont guère éloignés des contrées de leur enfance, faisant souche sur les terres agricoles où le destin les a plantés. Christian ne souhaitera pas voir mes parents car refusant toute relation avec des ressortissants d’un famille l’ayant rejeté, jeté, à la naissance. Ça peut se comprendre. Ils n’y rencontrent pas non plus, à ma connaissance, Jean de Lipowski qui pour sa part apparaît toutefois moins radical dans ses positions. En même temps, 60 ans plus tard, ces retrouvailles familiales arrivent 60 ans trop tard.

Cécile de Lipowski-Labergère

Cécile de Lipowski-Labergère

Ils vont donc visiter Cécile de Lipowski, désormais Labergère, car mariée avec Hubert Labergère, la seule de la fratrie à avoir tenté des recherches sur ses origines. Son nom de naissance de consonance polonaise, assorti qui plus est d’une particule nobiliaire, faisait il est vrai un peu hiatus dans sa campagne berrichonne et donc lui avait posé question. Une question qu’elle n’avait jamais pu résoudre, malgré ses tentatives de recherches, l’Assistance publique, comme l’armée, peut être une grande muette.

 

On comprendra combien l’émotion de Cécile de Lipowski fut grande de voir surgir cet oncle de nulle part, et avec lui tout un clan de Lipowski dont elle ne soupçonnait pas l’existence.

 

On va sortir des poupées gigognes de cet épisode lipowskien pour en revenir à Georges Messart. Tout jeune, comme moi, cet homme avait eu le pressentiment de ne pas être le fils de son père, une intuition que j’avais pour ma part relativisée le jour où mon psy m’avait dit que quasi tous les enfants ont, à un moment ou à un autre, une appréhension semblable. Et qui ne prouve rien. Son papa décédé, Georges s’en était ouvert à sa tante, puisque omerta du côte de sa mère. Sa tante lui avait révélé que « Peut-être, mais rien n’est sûr, et si tu veux mon avis puisque tu me le demandes, tu ne devrais pas lâcher ta mère, ma sœur, sur le sujet ». Et Georges Messart n’avait pas lâché, et sa mère, elle, avait fini par lâcher : « Tu veux la vérité, la voilà : ton vrai père s’appelle Stanislas de Lipowski… et peut-être est-il encore vivant à cette heure…. ».

 

Quand Georges Messart apprend ça, il est à la retraite de son métier d’ingénieur. Se saisissant de l’annuaire et du minitel, il se met en recherche des Lipowski. Après quelques tentatives qui n’ouvrent sur aucun Stanislas, il finit par tomber sur une Catherine de Lipowski habitant Paris. Il l’appelle. Coup de chance, cette Catherine de Lipowski connaît, maintenant, Stanislas de Lipowski puisqu’elle est désormais rattachée au tronc familial ; ce qui me reste étonnant, c’est que Georges Messart aurait passé son coup de fil quelques mois plus tôt, Catherine de Lipowski ignorait tout de Stan. Sans le vouloir, avec ma recherche minitel, j’avais déclenché une cascade de dominos. Armé du numéro de téléphone de Stan que Catherine lui a donné, il appelle. Plusieurs fois. Mais ça ne répond jamais. Histoire d’avoir confirmation que Stanislas de Lipowski habite bien là, il téléphone alors à une voisine… La suite, on la connaît, sauf que Georges Messart ne peut pas savoir qu’il tombe au plus mauvais moment dans la vie de mon père : sa femme est en réanimation à l’hôpital Béclère… On a évoqué plus haut ces coups du destin prompts à vous frapper quand soi-même on en est occupé à fouetter d’autres chats, ça se confirme.

 

Georges Messart, et sa maman alors qu'elle avait 20 ans.

Georges Messart, et sa maman alors qu’elle avait 20 ans.

 

On ne va pas embrayer maintenant sur l’affaire de ce cinquième enfant putatif débarquant dans la 90e année de mon père, car là aussi c’est un roman feuilleton et cela fait l’objet d’un autre chapitre : 1999 – Juin, Georges Messart et le signe des 5.

 

Je suis, au quotidien, en flux tendu avec l’hosto, soit je les appelle, soit j’y passe. J’avoue toutefois avoir du mal, chaque fois, à pénétrer dans cette chambre du service de réanimation. Toujours ma pauvre maman étendue entre ses machines, toujours le tac tac de l’oxygène, son visage déformé par les tubes. Si elle doit partir, je ne veux pas conserver cette image d’elle. Peine perdue, des années après, écrivant ces lignes, je ne vois que ça.

 

On est au 6e jour après l’AVC et quand j’arrive en réa, le patron du service est là. « Ah, monsieur de Lipowski, c’est bien que vous soyez passé, je voulais vous parler.

– Oui, comment va-t-elle ?

– Elle est toujours là, grâce aux machines…

– Hum…

– Je dois vous dire que, depuis son arrivée ici, l’encéphalogramme est plat, aucune activité cérébrale.

– Hum…

– Je dois vous dire aussi que… si jamais elle revenait, elle ne pourrait jamais être comme avant, nous aurions affaire, au mieux, à un profond handicap, moteur et psychique.

– Au mieux !?

– Oui, au mieux.

– Vous êtes en train de me dire qu’il vaudrait mieux débrancher…

– Excusez-moi d’être brutal, mais oui. Elle partirait tranquillement, sans souffrir. Mais cette décision, bien sûr, revient entièrement à la famille. »

 

Je suis sorti de l’hosto pour m’en griller une dans la voiture. Assis au volant, j’y revoyais ma maman dans ces diverses souffrances vous attaquant avec l’âge, sa psychose hallucinatoire qui l’avait vue hospitalisée durant deux mois, et dont elle s’était pourtant miraculeusement remise, mais surtout sa quasi cécité lui ayant flingué l’autonomie et le moral depuis une décennie, glaucomes sur glaucomes, x opérations sans autres effets que de lui maintenir un très faible champ de vision sur un œil, l’autre étant définitivement aveugle. Je me souvenais de ses propos lors d’une de ses énièmes opérations des yeux : « Si je dois être aveugle, je demande qu’une chose, mourir. »

 

(Entretien avec ma mère, hôpital Necker, 1984)

 

 

Ma maman était une femme courageuse, il était maintenant question que je le sois aussi.

 

Mais il restait Stan, je ne pouvais bien sûr pas prendre ce type de décision seul. Il était dans son appartement, en robe de chambre, pas rasé, bonnet de laine sur la tête, trainant la savate. « Il faut que je te parle, Stan. Je viens de voir le toubib…»

 

Il n’y eut pas de cris, pas de lamentations, pas le genre des Lipowski, il y eut juste des yeux embués de larmes derrière de grosses lunettes. Sans doute s’était-il préparé, depuis une semaine, à ce que l’on soit contraint à cette conversation. Alors, du bout des lèvres, il a donné son accord : « C’est mieux comme ça sans doute, Lisette ne supporterait pas que… »

 

On est remonté à Béclère le lendemain matin, pour lui dire au-revoir. Il est resté un bon moment, assis à côté du lit, à tenir la main blanche de sa compagne ; moi, planté dans un coin de la chambre, j’observais une scène que tu as beau vouloir repousser, au plus loin dans le futur, mais qui finit toujours par t’arriver, impromptue, tel un deus ex-machina dans ton propre film. Ils étaient là tous deux, chétifs au milieu de l’arsenal médical, ma maman, au no man’s land entre deux mondes, et mon père confronté à l’incontournable séparation de deux êtres qui s’aiment, point d’orgue de cette chronique d’une mort pourtant annoncée à laquelle notre ambitieux souci d’éternité préfère nous rendre sourd.

 

S’aidant de sa canne pour redresser ses 90 ans, il s’est penché sur elle, l’a embrassée sur le front : « Ma Lisette… ». J’ai fait la même chose, embrassant cette maman qui, 48 ans plus tôt, était venue changer le cours de mon destin dans un hôpital semblable. Et on est parti. Le tac tac des machines a dû s’arrêter une heure plus tard. On était le 7 juin 1999, ma maman avait 84 ans, elle ne connaîtrait jamais le nouveau millénaire.

 

 

L'image que j'aime à garder de mes parents, 1963, jetée de Trouville.

On a tous des lieux carrefour de notre propre histoire, ici, cette même jetée de Deauville mais en 1963. Et c’est l’image que j’aime à garder de mes parents.

 

Carrousel à l’usage de la famille

 

Nous sommes ici au repas qui suit les obsèques de ma maman. Stan a choisi le restaurant qu’il fréquentait le plus avec Lisette, Le Suffren, une brasserie à deux pas de la Tour Eiffel. Cette famille de Lipowski résidant au quatre coins de la France – Lille, Savoie, Nice, Nantes -, les retrouvailles, même dans des circonstances pareilles, se font heureuses, puisqu’on se voit peu, si ce n’est justement dans des circonstances pareilles. D’où la tablée, souriante, de cette famille réunie autour du patriarche. D’autant que Stan, sans doute pour éloigner la lourde atmosphère du cimetière, avait fait, dès l’apéritif, un speech bien à sa manière, à la fois sobre, émouvant, tendre et drôle. Moi qui ai souvent pour habitude de tout enregistrer, j’ai raté le coche ce jour là en ne le filmant pas.

 

Autour de la table, on retrouve : Stanislas de Lipowski, sa fille ainée Monique de Lipowski-Meslé, son mari Gilbert Meslé et leur fille Rosine Delcroix ; Serge de Lipowski, fils de Stan et son épouse Josiane ; Christiane de Lipowski-Perrin, fille de feu Serge de Lipowski le frère de Stan, et son mari Jacques Perrin ; Chantal de Lipowski-Lenglart et Brigitte de Lipowski-Mundviller, filles de feu Ernest de Lipowski, et le mari de Brigitte, Alain Mundviller ; enfin Caroline Incanella-de-Lipowski, ma femme, sa sœur Danièle Incanella, leur maman Gisèle Leclercq avec à ses côtés une amie dont j’oublie malheureusement le nom, et, en bout de table, votre serviteur.

 

Coming next : 1999 – Juin, Georges Messart et le signe des 5

1991 – Mai, Comment je m’appelle ?

jpl-mickey-naps

Les femmes ont l’habitude de changer de nom, par le mariage, ou du moins de voir le nom de leur époux accolé à leur nom de naissance, identité d’origine qui reste immuable, toute ta vie de femme, même mariée, tu conserveras officiellement ton nom d’origine. C’est d’ailleurs valable pour les hommes, quoiqu’il arrive, tu conserves ton nom d’origine. Toujours, sauf exceptions. Moi, avec la chance qui me caractérise, je vais faire partie des exceptions.

Nos administrations ont donc l’habitude de modifier l’identité des dames ; quand ça survient pour les messieurs, le fonctionnaire a carrément tendance à se planter, à s’emberlificoter les tampons, je sais de quoi je parle, c’est pour partie l’objet de ce chapitre.

Retour en arrière pour bien expliciter le pourquoi du comment. On se rappelle – ou si on ne sait pas on ira lire les chapitres de l’année 1962 – qu’à partir de onze ans je suis élevé par ma mère et celui qu’à l’époque je nomme encore parrain, Stanislas de Lipowski, et qu’à termes je finirai par appeler papa.

Mariage Stan et Louise de Lipowski, témoins Monique, fille de Stan, et moi-même
Mariage de Stanislas et Louise de Lipowski, témoins Monique, fille de Stan, et moi-même

Dix ans après le divorce d’Henri Moreau, ma mère se remarie avec Stanislas de Lipowski et devient donc Louise de Lipowski (ou si l’on veut être aristo-snob, et en cela suivre la terminologie de noblesse d’origine polonaise : Louise de Lipowska). A partir de là, Stan envisage de m’adopter. Il commence les démarches mais, du fait que mon père Henri Moreau est toujours vivant et au demeurant peu enclin à lui faciliter les choses, la procédure de l’époque n’aboutit pas. Il laisse donc tomber et remet son idée à plus tard.

4e de couv' Grande Boulange
4e de couv’ Grande Boulange

Se repassent encore vingt ans, j’ai donc quarante ans, on est en 1991 et je sors mon roman La Grande Boulange signé du pseudo que je me choisis pour l’occasion, et que je ne vais pas chercher bien loin : Jean-Pierre de Lipowski. En prologue du roman, le narrateur, soit l’auteur lui-même, héros de ce vrai-faux polar, évoque sa famille de Lipowski, l’arbre généa-presque-logique, la création de la branche française sous le premier Empire avec l’aïeul Lipowski fuyant la Pologne dévastée, puis, avec mon mauvais fond et mon humour – n’est-ce-pas – iconoclaste, j’égratigne un rien cette petite noblesse dans ce monde moderne où les particules sont devenues plus élémentaires que nécessaires.

Me vient une digression, explication, que je ne vais pas vous épargner. L’humour est souvent négatif, tacleur. Si ton personnage est positif, bon avec tout le monde, bisounours, ça donne vite du Mickey, de chez Walt Disney, et tu t’emmerdes. Mickey est l’archétype du personnage gentil, positif, bisounours. Heureusement qu’il est entouré de Pluto, un peu cul-cul, de Dingo, qui porte bien son nom, de Donald, niais, et de l’Oncle Picsou, figure du grand capital honni, à la fois malin et ridicule. Si Mickey n’avait pas tous ses copains et antagonistes, on se serait carrément fait yiech à lire ses aventures et ça n’aurait jamais eu aucun succès. Pour en finir avec la justification de l’humour tacleur, je vais, une fois de plus, faire référence à Pierre Desproges. Lors d’une interview, je m’en souviens j’étais présent, on lui demande : « Pourquoi Pierre, êtes-vous toujours négatif, noir, dans votre humour ? » Et Pierre de répondre par l’évidence : « Mais c’est le propre même de l’humour, si on dit du bien de tout le monde, si on est positif, on ne fait pas rire. » Et oui, car le rire est une vengeance de l’esprit. Celui déclenché par le véritable humour s’entend.

Lipo en Mickey tacleur, une oeuvre due à l’artiste Naps

Donc, dans ce prologue de La Grande Boulange, je tacle les Lipowski. Stan, qui sera un des premiers lecteurs du manuscrit, masque plus qu’un peu en découvrant le préambule, parle d’ingratitude, ce à quoi je lui réponds par l’argumentaire de l’humour développé au paragraphe précédent. Il ne m’en voudra pas plus que ça puisque c’est la parution du roman qui réenclenche la procédure d’adoption avortée vingt ans plus tôt.

« Tu es d’accord pour que je t’adopte ?

– Euh, maintenant, c’est pas un peu tard ?

– Pourquoi tard ? Il n’est jamais trop tard pour bien faire les choses. Tu tiens à continuer à t’appeler Moreau, alors que depuis 40 ans tu n’as plus rien à faire de ton abruti de père ? Qui par ailleurs ne l’est pas, biologiquement.

– Certes… Non, je n’ai rien contre le fait de m’appeler de Lipowski, d’autant que ça chante un peu plus, en terme de patronyme… c’est un peu plus original que Moreau, nom propre vachement commun car classé au 9e rang des noms les plus portés de France, juste après Durand et Dubois. OK, pour l’adoption.

– Je pense qu’il conviendrait de gommer complètement le Moreau, et que dans ton assentiment, car tu dois faire une démarche d’acceptation de l’adoption au Tribunal d’instance, tu acceptes de t’appeler uniquement de Lipowski.

– Euh… oui… euh, en fait oui et non, car ce n’est pas aussi simple. J’ai quarante ans, je suis directeur de production pour la télévision, ce qui induit que mes relations professionnelles, les gens avec qui je bosse au quotidien, mon réseau, comme on dit, tout le monde me connaît sous le nom de Jean-Pierre Moreau. Basculer du jour au lendemain sur de Lipowski, va pour eux être incompréhensible, ou préhensible mais à condition que j’explique à chaque fois mon histoire, pas simple, de famille…

– Écoute, va au Tribunal d’Instance, renseigne-toi, réfléchis.

Tribunal d’Instance de Paris 15e, le greffier : « Ça va pas être possible, monsieur. Vous pouvez, de fait sur le présent formulaire, accepter l’adoption et demander à vous appeler de Lipowski, mais je vous garantis bien qu’aucun tribunal ne validera votre requête, tout simplement car le nom de naissance, votre état civil d’origine, vous suit partout, toute votre vie, il est intangible. En conséquence, vous verrez, le Tribunal statuera sur le fait que vous vous appellerez dorénavant Moreau de Lipowski. »

consentement-adoption

Rassuré par cet homme, j’ai donc rempli mon formulaire en acceptant l’adoption sous l’unique nom de Lipowski ; d’un côté je faisais plaisir à celui qui m’avait élevé, sans prendre pour autant de risque d’état civil puisque, à l’arrivée et si j’en croyais cet expert, j’allais avoir les deux noms et qu’il me serait alors facile, au quotidien, de me servir soit de Moreau, soit de Lipowski.

Et puis j’ai oublié, mais alors carrément oublié cette procédure qui suivait son petit bonhomme de chemin dans les méandres à tampons des tribunaux de grandes instances. X mois plus tard, m’arrive un courrier, un peu épais. J’ouvre. Tribunal de Grande Instance de Nanterre. « … vu la requête présentée par… vu les articles 343 et suivants du code civil… vu l’avis du Ministère public… attendu que la requête est régulière… le TGI convient d’y faire droit… et dit que le nom de l’adoptant sera substitué au nom de l’adopté de telle sorte que Jean-Pierre Georges Moreau s’appellera dorénavant Jean-Pierre Georges de Lipowski ». Fermer le ban.

TGI-page-2

Comme j’avais sérieusement oublié et que je pensais ouvrir un courrier de contraventions émanant d’un tribunal de simple police, je vous dis pas comme je suis tombé de haut. Je me revois encore, statufié au sortir de ma boîte aux lettres, paperasses en main, sur le bord du trottoir, à ne plus savoir comment je m’appelle. Bravo l’expert qui avait prétendu le cas de figure impossible, on venait juste de me passer à la trappe ce JP Moreau, un peu plus qu’identifié, quand même, dans le milieu de la télé. Là, il y avait à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle, mais c’était la même.

J’ai avalé, que voulez-vous que je fasse ? Je ne me voyais pas en effet courir au TGI de Nanterre pour leur dire : « C’est bien mais c’est trop. On ne peut pas modifier le tir ? » Impensable, ne serait-ce que dans mes relations avec mon père, Stan. Donc j’en ai pris mon parti et me suis mis en demeure de modifier, de A à Z, toutes mes paperasses d’état civil. On se dit, au départ, que la carte d’identité, ça va être le plus simple. On va voir que non. Mais y a pas que le basique identitaire, y a tout le reste, la carte grise de la bagnole, le passeport, le livret de famille, la sécurité sociale, la banque, enfin bref, toutes ces strates d’identification qui te font bon et honnête citoyen.

Le premier problème est apparu le soir même quand je suis rentré à la maison et que j’ai dit à mon fils, patronyme « Moreau », quatre ans, qu’à dater de maintenant tout de suite il s’appelait de Lipowski.

Irréductible Arthur
Irréductible.

« Ah bah non, je veux pas, tous mes copains m’appellent Moreau, de quoi je vais avoir l’air ! En plus, le nom de papy est imprononçable, on sait même pas comment ça s’écrit…

– J’ai bien peur que tu n’aies pas le choix…

– Mais mes copains !

– Écoute, c’est la fin de l’année scolaire, tu vas changer d’école puisque l’année prochaine tu es au CP, tu vas donc changer de copains, le tour est joué.

– Ouiiinnn… ! »

Ensuite, il y a le service carte d’identité de l’Antenne de la Préfecture. Je suis à leur comptoir, avec le bon numéro d’appel pris au distributeur une heure trente plus tôt, et je sors toute la paperasse nécessaire à refaire ma carte d’identité. J’ai bien pris garde de tout amener car y a rien de plus tuant que de se taper une attente préfectorale pour se faire retoquer sur l’absence d’un élément.

extrait-naissance-moreau

« Il me faut un extrait de naissance, dit un jeune flic frais émoulu d’une école qui ne lui a pas bien appris son boulot.

– Le voici. »

Il regarde mon extrait de naissance, propre et net car tapé à la machine.

« Il n’est pas valable, cet extrait de naissance.

– Comment ça pas valable ?

– Non, il me faut en extrait de naissance original, celui-ci, dactylographié, n’est pas le bon.

– Ah… mais je n’ai que ça.

– Vous devez vous rendre à la mairie de votre naissance, monsieur, Argenteuil en l’occurrence, pour demander un extrait original.

– Mais…

– La personne suivante s’il vous plait. »

Et que voilà, retoqué. Content. Étape suivante : comptoir d’état civil de la Mairie d’Argenteuil. Une matrone martiniquaise écoute ma requête, mon extrait de naissance tapé à la machine en main.

« Je vais voir » dit-elle.

Elle va voir quoi ? me dis-je.

Elle file dans une pièce attenante où je la vois, hissée sur la pointe des pieds, attraper un grand registre, relié. Elle ouvre le registre, vérifie un truc, referme le registre, revient vers moi accoudé à son comptoir.

« Le fonctionnaire qui vous a dit ça vous a dit une bêtise. Dans votre cas, cet extrait de naissance est tout à fait valable.

– Comment ça dans mon cas ? Parce que je suis un enfant adopté, à la naissance ?

– Ah, vous êtes au courant… Bah oui, c’est ça, dans votre cas, adopté, cet extrait est on ne peut plus valable.

– Mais, attendez madame, je vous ai vue compulser un registre. D’état civil, j’imagine. Qu’y-a-t’il dans ce registre ?

– Ah ça, monsieur, je ne suis pas autorisée à vous le montrer.

– Ah…

– Si vous voulez savoir ce qui figure dans ce registre, il vous faut faire une requête au Procureur de la République, lui seul peut vous donner, s’il le juge bon, accès à ce registre. »

Je suis sorti de la mairie d’Argenteuil consterné. Pas tant par le compliqué des méandres de l’état civil que consterné par moi-même. Quoi, en quarante ans de vie depuis une naissance aux racines sectionnées, jamais je n’avais eu le minimum de curiosité requise pour ne serait-ce que m’intéresser aux potentialités d’un recours au registre d’état civil ! Registre où, maintenant ça me semblait une évidence, se camouflait le secret de ma naissance, où l’on devait trouver, tout simplement, le nom de mon père et de ma mère biologiques ! J’avais, volontairement, mis un tel couvercle de plomb sur les circonstances de ma naissance que jamais ne m’avait effleuré l’idée que, sur une malheureuse requête, on puisse sortir la vérité du puits tout simplement en tournant la manivelle du seau. Jamais je ne m’étais étonné, notamment, que mes extraits de naissance soient, propres et nets, tapés sur une machine moderne alors que ceux du commun des mortels, nés bêtement de leurs parents, avait une photocopie un peu crade offrant soit la calligraphie d’origine de l’officier d’état civil, soit une dactylographie vieillotte car tapée sur une machine à écrire datant de leur naissance.

Quelle andouille, quel déni ! Plus acte manqué que ça, tu trouves difficilement.

Un mot sur le couvercle de plomb… Un psy dira assurément qu’il y a un lien entre ma perte de parents biologiques, ma perte de racines, et mon souci de regarder toujours vers le futur, de ne pas me retourner sur le passé. Il est vrai que j’ai vécu des décennies ainsi et qu’il aura fallu attendre ce roman-photo Otium pour que je daigne me retourner en arrière. On notera toutefois, à constater les archives photos et films de ce site, que j’ai, depuis des lustres, pris la précaution d’emmagasiner ce qui allait m’aider à regarder dans le rétroviseur. Dans mon idée du futur, était contenue celle de pouvoir, un jour, inventorier le passé.

Le soir même, bien sûr, j’écrivais une belle lettre, argumentée, au Procureur de la République. Puis, encore une fois, pris par les cavalcades de la vie, j’oubliais. Se passent à nouveau quelques semaines puis boîte aux lettres again. Un courrier, dudit Procureur, mince cette fois ci. J’ouvre, toujours sur mon trottoir devant mon immeuble.

Procureur-republique

« Monsieur, pour faire suite à votre courrier du tant, j’ai l’honneur de vous indiquer que votre acte de naissance est parfaitement rédigé et qu’aucune rectification ne s’impose… Je vous joins copie de votre acte de naissance intégral… Veuillez croire, Monsieur, à l’assurance de… »

Dans l’enveloppe, un papier, plié en deux. Je déplie, tombe sur une simple photocopie, et là, à nouveau statufié sur le trottoir de mon 74 rue de la Croix-Nivert, Paris 15e – on a depuis retiré la statue, ne la cherchez pas -, je découvre les racines, mes racines, mises à jour. Le nom de ma mère, Adrienne Fourmond, sans aucune mention du père, donc aussi inconnu que le soldat.

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Jean-Pierre Fourmond, Henri-Paul Moreau, Jean-Pierre Moreau, Jean-Pierre de Lipowski… comme disait la concierge d’un immeuble d’une histoire drôle pas drôle : « Passez, passez, et que le dernier ferme la porte. »

Ma mère, biologique, née en 1915, était domestique de son état. Ceci confirmait au passage les dires de ma mère Lisette qui s’était fait ouvrir le dossier d’Adrienne Fourmond avant adoption, histoire de vérifier les antécédents de la fabrique du cadeau dont elle devait prendre livraison. Selon les informations qu’elle avait recueillies, Adrienne s’était fait engrosser par un peintre, italien. Italien oui mais pas Michel-Ange ou Léonard de Vinci, qui étaient déjà morts à l’époque, plutôt du genre Caruso-sur-échafaudage, un gars venu repeindre l’appart des patrons de l’Adrienne, avec le bon coup de pinceau nécessaire à donc engrosser la bonne. « O sole mio… ». Quand on est soi-disant de père inconnu, on se dit qu’on a quand même quelque chance d’être sorti de la cuisse de Jupiter. Dire cuisse m’évite d’être plus trivial. En même temps, Jupiter n’est pas un parangon de morale, on se souviendra que son épouse, Junon, est juste aussi sa sœur… Bref, toujours sur mon trottoir, je tombais donc de haut en dévissant de l’Olympe puisque mon père, incestueux, ne semblait pas être Dieu, que je ne pouvais donc prétendre au titre envié de Fils de Dieu, car, même avec la meilleure volonté du monde, je ne voyais pas Jupiter aller circonvenir une bonne dans la Seine et Oise des années 50.

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Mon côté romanesque a élaboré un autre scénario sur les circonstances de ma conception. Cela m’est venu récemment en visionnant le film de Philippe Le Guay, Les Femmes du 6e étage, où Fabrice Luchini se voit détourné de son univers bourgeois par sa bonne espagnole. Qui nous dit que le patron d’Adrienne ne l’a pas poursuivie de ses assiduités, harcelée, coincée, puis au final engrossée ? Peut-être même en est-elle tombée amoureuse, qui sait ? A partir de là, une bonniche, célibataire, dont le ventre gonfle tous les jours, ça fait désordre dans l’argenterie. Peut-être juge-t-on plus prudent de la renvoyer un temps, quelques mois, dans sa famille en province. Elle revient en banlieue parisienne pour accoucher d’un beau garçon mais hors de question de l’installer dans sa chambre mansardée, x étages au-dessus de celle qui s’est fait cocufiée et à qui elle sert la soupe tous les soirs. D’où son souhait, dûment déclaré, contresigné, d’abandonner le gosse à la naissance, d’où le fait que l’Assistance Publique se met en branle pour trouver une famille adoptante à cet orphelin. Voilà comment un romancier aime à fabuler sa propre histoire.

(Une minute de récréation avec la bande-annonce du film Les Femmes du 6e étage.)

Reprenons : je n’avais rien foutu durant quarante ans, il convenait maintenant que je me rattrape. J’ai d’abord écrit à la commune de naissance d’Adrienne histoire de retrouver sa piste ; je me voyais bien, claquant la portière de ma voiture dans un petit village du Loir et Cher, remontant l’allée vers un humble chaumière où une femme aux cheveux blancs, s’essuyant les mains sur un torchon douteux, était sur le pas de sa porte à observer cet étranger arrivant chez elle ; je m’immobilisais à deux mètres d’elle, la regardait intensément, puis disais : « Je suis ton fils, Adrienne… ». Et nous tombions dans les bras l’un de l’autre alors qu’une nappe de violoncelles sublimait la scène en fond sonore. Bah non. La réponse m’est revenue en huit jours, nouveau coup de hache sur mes racines, avec une simple mention au coin du courrier que j’avais adressé à la mairie de Fontaine-Les-Coteaux : « Adrienne Fourmond, décédée le 22 avril 1959. » On était en 1991, je venais juste de la rater de 32 ans.

Ensuite, il y eut le Minitel, en l’absence de Monsieur Google encore dans les limbes du numérique en 1991. Et là, je le sais maintenant, j’ai commis un nouvel acte manqué. Je me dis « Cherchons les Fourmont dans le Loir et Cher, cette femme avait forcément une famille, ils n’ont pas disparu avec elle. » Si vous êtes attentif à ces lignes, vous remarquerez que j’ai écrit exactement ce que fut l’objet de ma recherche avec le Minitel, à savoir Fourmont avec un T. Alors qu’Adrienne s’appelait FourmonD… Aucun FourmonT à Fontaines-Les-Machins, aucun FourmonT dans le département, ni dans ceux limitrophes. Tu m’étonnes.

Toute ma quête, bien tardive, soumise aux effluves de l’inconscient, dirait un psy, finissait en eau de boudin.

Deux précisions annexes avant de passer à autre chose : l’expert greffier, qui m’avait annoncé l’impossibilité de gommer l’état civil premier, de gommer le Moreau, se doit d’être excusé car il ignorait le fait que ma première identité n’était pas Moreau mais Fourmond. Si être adopté n’est pas rare, c’est toutefois pas, statistiquement, la première particularité de la population française. Où l’exercice devient inaccoutumé, c’est quand tu te fais adopter deux fois, en cascade. C’est ce cas de figure assez rare qui fut à l’origine de la décision du Tribunal de virer complètement Moreau de mon état civil.

acte-notoriete-pseudo

Reste que, soudain, je m’appelle de Lipowski alors que tout le monde m’appelle Moreau. J’ai réussi à résoudre le problème professionnel avec l’artifice du pseudo, officiel, celui que pratique couramment nombre de comédiens, tel, au hasard, Ivo Livi plus connu sous le nom de Yves Montand. Escorté de trois témoins dits de moralité, je suis allé à la mairie et ai fait établir un acte de notoriété disant que Jean-Pierre de Lipowski était également et notoirement connu sous le nom de Jean-Pierre Moreau. Mention portée sur la carte d’identité. A l’époque. Ne vous précipitez pas à la mairie pour dire que vous être notoirement connu sous le nom de Brad Pitt ou de Vladimir Poutine, ça ne marche plus. Depuis quelques années, la loi a changé et l’état civil n’accorde désormais que très difficilement l’adjonction de pseudo à l’identité officielle.

Robert McKee
Robert McKee

Et voilà, on arrive à la fin de cette histoire qui elle-même se termine en impasse. L’américain Robert McKee, grand professeur de scénarios, dit qu’il ne comprend pas les films où ils ne passent rien, car la vie réelle est bien meilleure dramaturge que les scénaristes chiants. Et il a raison, car on n’est jamais à l’abri d’un rebondissement dans une histoire que l’on croyait définitivement close. A preuve, ce qui va m’arriver, vingt ans plus tard, à un moment ou je ne manque pas d’éviter les actes manqués, et où j’appelle à l’aide Monsieur Google.

Mais ça, c’est une autre histoire… fin de celle-ci (si vous voulez survoler les chapitres suivants pour sauter directement au Vingt ans plus tard : 2014 – Janvier, la rencontre de Montoire).

La suite : 1991 – Écrire contre l’oubli, Amnesty International 1/7