1984 – Juin, le junky chauve

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Vu de loin, tout à l’air rose dans le couple Caroline et Jean-Pierre, mais la vérité c’est qu’il y eut quand même de sérieuses épreuves, enfin une surtout. Et ça remonte au tout début de leur union.

 

Rappelons les faits, mais vus du côté de Caroline.

 

Elle s’était fait draguer, de façon inaccoutumée, voire même romanesque, au sein de son magasin. Elle avait accepté de boire un pot avec ce type, en gardant ses distances au départ, puis, le soir même de ce premier rendez-vous, elle avait abandonné ses défenses et s’était laissée aller au charme évident de ce trentenaire assez sûr de lui, malgré le soi-disant trac qui, disait-il, l’étreignait.

 

JP-regard-noirIl n’était pas un parangon de beauté, ce grand garçon à la tonsure déjà prononcée, malgré son âge, mais, coup de chance pour lui, Caroline avait un faible pour les hommes à calvitie. Non, pas un canon de beauté mais de grands yeux noirs, perçants, un mélange d’autorité et de tendresse, et de l’humour à revendre ! (Que l’on s’entende bien, c’est moi qui écris, donc je fais penser ce que je veux à Caroline, c’est la licence de l’auteur !)

 

 

Au moment d’aller plus loin, de concrétiser pour parler clair, il avait disparu pour une semaine à Madrid, voir des amis, selon ses dires. Elle était restée un peu surprise mais pourquoi pas, elle débarquait dans la vie de ce type, elle n’allait pas déjà régenter son emploi du temps.

 

Ensuite il y avait eu ce fameux dîner dans un restaurant japonais… Ah, le côté cru du poisson cru… ! Faut faire des efforts parfois, mais la compagnie de ce type lui avait fait avaler le caractère indigeste du menu. Puis il lui avait proposé non pas d’aller boire un verre chez lui, comme eût fait le commun des hommes, mais d’aller fumer un joint. C’était déjà un peu plus transgressif. Elle ne lui avait pas dit que jamais de sa vie elle n’avait goûté à ce genre de choses, que cela allait être son premier joint. Mais il en avait tellement envie, ça se voyait, tellement envie qu’elle vienne, tellement envie d’elle. Et puis les choses étaient parfaitement fluides entre eux, évidentes, il n’y avait aucune inquiétude à avoir, d’autant que ce type était rassurant… drôle, tendre et rassurant, voilà c’est ça… (J’aime bien la manière de penser de Caroline.) Donc elle avait dit oui.

 

JP-sauvagePuis il y avait eu cette première nuit où elle avait découvert en lui un amant extraordinaire, inventif, attentionné et sauvage à la fois (ah oui, oui, ça c’est bien vrai, c’est tout moi).

 

Le lendemain, elle était revenue, dans son appartement, dans ses bras, dans son lit, puis le surlendemain de même, et les jours suivants pareils. En même temps, c’était bien pratique pour son boulot, il habitait à deux pas de son magasin, elle pouvait se lever chaque matin bien plus tard.

 

 

 

 

 

Ambiguïté

Balayons toute ambiguïté

Certes il y avait le coloc, pas très dérangeant, il s’enfermait en général dans sa chambre dès qu’elle arrivait, mais la personnalité de cet Alphonso, très affectée, l’avait laissée perplexe les premiers temps. Bien que d’entrée de jeu Jean-Pierre ait balayé de la main toute ambiguïté, « C’est mon coloc, point barre », n’y avait-il pas une zone grise, non avouée, non avouable ? La bisexualité, de nos jours, était non pas monnaie courante mais passée dans les mœurs. Non, au bout d’un certain temps elle en était sûre, Jean-Pierre était un pur hétéro, il aimait les femmes, elle en avait la preuve, à répétitions, tous les soirs (à répétitions… j’étais jeune).

 

Et les jours s’enchaînaient aux jours, les semaines aux semaines, l’idylle s’installait, forte, même qu’on aurait pu parler, sans prendre le risque de prononcer le mot, de cette chose insaisissable et fragile que l’on nomme amour. Ils avaient un code entre eux, non exprimé, non défini, de l’ordre du non-dit, comme si le dire pouvait briser un espace magique : ils vivaient leur amour sans projeter au lendemain, un jour après l’autre, simplement ; jamais ils ne disaient « Dans trois mois on fera ça ; pour les vacances, allons là ; veux-tu t’installer ici, dans cet appartement ? », non, ils étaient là, ensemble, au quotidien, ils étaient bien, et demain serait comme aujourd’hui. Por qué no ?

 

Sexualité de groupe à Fontainebleau, Pascale Neyron, Alphonso, Caroline, Frank Tenaille

Sexualité de groupe à Fontainebleau, Pascale Neyron, Alphonso, Caroline, Frank Tenaille

Puis un jour, tout naturellement, Alphonso, qui devait rentrer dans son pays, quitta l’appartement. De l’émotion à son départ pour le Honduras, oui, mais pas de crises, pas de malaise, non, tout fluide, comme le reste. La chambre d’Alphonso s’avérant libre, Caroline y amena, là aussi tout naturellement, ses affaires. Jean-Pierre l’avait aidé pour son déménagement ; il avait débarqué chez sa sœur, rassemblé ses vêtements à la va-vite, claqué la valise, et ils étaient repartis au bout de cinq minutes, sa sœur n’avait même pas eu le temps de leur offrir quelque chose à boire.

 

Caroline avait un lit, dans sa nouvelle chambre, mais elle n’y fatigua guère le matelas (tu parles, elle n’y a jamais dormi, dans sa chambre… Ou si, une fois, mais je l’y avais rejointe ; à propos, ça me rappelle que, au titre de coloc, elle me doit 31 ans de loyers impayés…).

 

Commençons par la cuisine

Commençons par la cuisine

Or donc tout était bien au pays du bonheur. Jusqu’au jour où Caroline s’attaqua à ranger la salle de bain. Cet homme, qu’elle s’était choisie, était parfait, exceptionnel, comme on l’aura compris. Enfin presque parfait et exceptionnel, toute divinité présentant des failles. En l’occurrence, celles de Jean-Pierre n’étaient pas difficiles à repérer, il suffisait de passer son doigt sur le gras autour de la cuisinière, d’observer la poussière sur la bibliothèque, poussière qu’on aurait été bien en peine de combattre pour la bonne raison que Jean-Pierre ne connaissait pas cet appareil bruyant qu’on nomme un aspirateur, sous prétexte qu’il était méfiant avec le contrat de confiance de Monsieur Darty (c’est très exagéré, j’avais un balai… je concède que ce n’est guère pratique sur la moquette).

 

 

 

 

cuisine saleCaroline, éponge et détergent en main, après avoir entrepris de déplacer la cuisinière – effort qui lui livra une vision dégoulinante d’horreur -, après avoir karcherisé le frigo, aseptisé les toilettes, désacariannisé la moquette avec un aspirateur amené de son magasin, cheveux en bataille et consternation au front devant l’étendue du laxisme ménager de la gent masculine célibataire, décida de s’attaquer à la dernière poche de résistance, non la moindre : la salle de bain. Mal lui en pris.

 

aspirine-GerhardtAu-delà de la baignoire et du lavabo fort décontenancés de découvrir l’existence du Cif ammoniaqué, il y avait, enchâssée dans le mur, une armoire avec pas mal de choses non identifiées, ainsi qu’un amoncellement de produits pharmaceutiques entassés sur une étagère. Caroline, faisant partie de ces femmes ayant le souci de limiter les risques létaux, s’attaqua à l’inventaire des médicaments, visant-là leurs dates de péremption. Après avoir jeté les trois quarts de ceux-ci et notamment l’aspirine achetée en 1843, soit précisément dix ans avant le dépôt de brevet de l’acide acétylsalicylique par le chimiste Charles-Frédéric Gerhardt, elle découvrit, camouflée derrière l’amoncellement, une seringue…

 

seringue-de-remplissage

Une seringue… ! Elle resta là, statufiée un instant devant l’armoire à pharmacie. Très vite, la stupeur fit place à l’abattement. Cheveux défaits, assise sur le rebord de la baignoire, elle contemplait là, dans sa main, la fin de ses espoirs.

 

junkyUne fois de plus les choses étaient avérées, la pente était immuable. On commence par un joint, drogue dite douce, aussi douce que cette pente irréversible, puis, sans même s’en rendre compte, on arrive vite à l’horreur. Cet homme auquel elle commençait à s’attacher, cet homme tendre, drôle, amant d’exception, voué à un avenir prometteur, cet homme était en fait un junky !

 

Il fallait se résoudre à l’évidence, la preuve était là, au creux de sa paume, dans ces quelques grammes de plastique qui, en une seconde, venaient d’avoir raison de son amour. Car la seringue n’était pas à vue ; elle eût été à vue, il n’y avait pas de dissimulation, pas de tentative d’escamotage ; non, la seringue était parfaitement dissimulée, preuve qu’il y avait rouerie, mensonge, honte devant l’inavouable.

 

Caroline étant un personnage fort, radical, passé l’abattement sa décision est prise ; quand elle se relève de sa baignoire, les choses sont claires. Elle remet en place la seringue derrière le stock de médicaments, il ne doit pas savoir qu’elle l’a trouvée, elle referme la porte de l’armoire, arrête là son ménage de la salle de bain, à quoi cela servirait-il désormais, à quoi cela rimerait de rendre habitable cet appartement qu’elle va devoir quitter ?

 

Associer sa vie à une future loque humaine ?

Associer sa vie à une future loque humaine ?

 

Elle est à deux doigts de rassembler ses affaires et de disparaître, mais elle se ravise. Partir comme ça, sans explications, sans dire à cet homme pourquoi elle le fuit, pourquoi, malgré leurs mille et une affinités, tout est irrémédiablement fini entre eux ? Car pas une seconde elle ne se battra. Se battre contre ça, contre la dissimulation, jouer les héros contre l’héroïne ? Non, elle n’en pas l’envie, pas le désir. Car quand bien même y parviendrait-elle, quel nouveau mensonge demain ? En revanche, se payer d’une vérité tranchante, sans appel, ça oui ! Mettre cet homme face à sa duperie, oui, elle s’en sent le courage.

 

Mais quand même, quelle déception, quel désastre ! Alors qu’elle…

 

Le soir survient avec le retour du junky, souriant, détendu, il ne sait pas encore que la main de la fatalité va s’abattre, froide, inflexible sur son bonheur. Caroline joue le jeu, secrète, tendue à l’intérieur d’elle-même mais affable autour du dîner qu’elle a préparé. Puis vient l’heure du coucher, le moment difficile mais nécessaire, incontournable, cet instant qu’elle a envisagé, répété, ressassé toute la journée.

 

Jean-Pierre est dans la chambre, elle dans la salle de bain. Elle ouvre l’armoire, se saisit de la seringue au-delà des médicaments, respire profondément, sort de la salle de bain, entre dans la chambre.

« Dis-moi Jean-Pierre, j’ai trouvé ça, en rangeant l’armoire de la salle de bain… »seringue-fille

Jean-Pierre regarde l’objet du malheur. Croyez-vous qu’il blêmît, que son regard vacille ? Pas du tout. Elle l’entend lui dire : « Oui, c’est une seringue…

– Je vois bien que c’est une seringue. Mais la bonne question c’est pour quoi faire, cette seringue… ?

– Ca, c’est pour mon Bépanthène.

– Ton quoi !?

– Mon Bépanthène.

– Et c’est quoi ton Bé-machin ?

– Un produit pour les cheveux.

– Et tu t’injectes un produit pour les cheveux avec une seringue !!?

– Je ne m’injecte pas, je me masse avec.

– Tu te masses avec une seringue !?

– Non, avec le Bépanthène…

– J’ai peur de ne pas comprendre.

– En fait, il faut une fleur de prunier…

– Qu’est-ce que tu me racontes !?

– Un marteau fleur de prunier. »

 

Caroline, seringue en main, s’affaisse sur le coin du matelas.

« Euh… explique car là, j’ai un peu de mal… »

 

Jean-Pierre se lève, disparaît dans la salle de bain, on l’entend ouvrir l’armoire, y prendre quelque chose tandis que Caroline, regard vide, observe la moquette. Désormais propre.

 

 

marteau fleur de prunierJean-Pierre s’encadre dans la porte de la chambre, montre le truc en plastique blanc qu’il a en main. « Ça, c’est un marteau fleur de prunier, c’est le nom chinois.

– Et ça sert à quoi ?

– Pour ma calvitie, qui m’est quand même un vrai problème, ça dégage vite sur le dessus… Je suis allé voir un acupuncteur, un Chinois de chez Chinois, Maitre Yang. Il m’a foutu des aiguilles partout puis, pour la suite du traitement, il m’a vendu, la peau du cul d’ailleurs, ce marteau fleur de machin. Avec ça, tous les matins, je me tape des petits coups sur la peau du crâne pour la sensibiliser, activer la circulation. Tu vois, y a des petites pointes sur le marteau. Ensuite, je me mets du Bépanthène et je me masse le crâne. Mais pour gérer ce Bépanthène et ne pas en foutre partout, il faut faire du goutte-à-goutte, d’autant que ce foutu Bépanthène, c’est comme le marteau du chinois, ça vaut la peau des fesses. Donc, pour le goutte-à-goutte, j’utilise la seringue, c’est nickel. Enfin j’utilisais, car j’ai arrêté tout ça depuis un moment, les picots du marteau avaient tendance à me foutre des boutons… Aussi j’ai lâché l’affaire, j’ai pas racheté de Bépanthène. J’y crois plus à cette connerie. »

 

Un silence où Caroline reste sans expressions, et sans voix, puis elle explose de rire.

« Mais, dit Jean-Pierre devant cette hilarité, qu’est-ce que tu as imaginé ?

– Rien, juste que tu te droguais.

– Moi, avec une seringue !? Une seringue dans le bras !? Qu’à l’idée de faire une simple prise de sang j’en suis malade huit jours avant, et qu’ils sont deux au labo à m’empêcher de m’évanouir !? »

 

Caroline est restée dans l’appartement, on sait qu’elle a fait deux enfants à Jean-Pierre, l’hérédité étant en ce qui les concerne tombée du bon côté, ils ont tous deux les cheveux magnifiques de leur mère.

 

hugo-arthur-ete-2015

 

Happy end pour cette histoire, mais on a eu chaud.

 

Note de la correctrice : la description de l’appartement du célibataire, au-delà d’une certaine emphase assurément liée au souci humoristique, n’est ici guère exagérée, notamment pour l’arrière de la cuisinière. J’ai mis une bonne heure pour dégraisser cuisinière et mur autour.

 

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