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Ça fera la rue Michel

 ou les expressions de ma mère

 

Ma maman ne faisait pas dans la philosophie mais dans le pragmatisme, avec ces emprunts d’expériences, d’enseignements, que l’on peut faire aux romans ; sa mémoire savait alors arracher à un livre des provisions de bon sens qui, coincées au fond de quelques neurones, pouvaient être par la suite régurgitées aux moments idoines. Elle détenait ainsi, comme tout le monde au fond, un catalogue de citations, de proverbes, autant de choses qui, par osmose, sont venues s’enraciner dans mes neurones à moi. Aussi, fonction des circonstances, je me surprends aujourd’hui à rappeler ces espèces d’haïkus qui, à chaque fois que je les prononce, s’accompagnent fugitivement du fantôme de ma mère.

 

J’ai noté ceux qui me reviennent régulièrement en mémoire, ils sont peu nombreux à cette heure mais je ne doute pas que d’autres ressurgiront un beau jour du fin fond de mon disque dur cortical, et qu’ils viendront alors enrichir le présent et premier inventaire.

On n’a que le bon temps qu’on se donne

Cette sentence, ma mère aimait régulièrement à la placer, pour se déculpabiliser sans doute d’un plaisir, grand ou petit, dont elle avait enluminé un instant de sa vie. Pour contrecarrer une quelconque souffrance, grande ou petite.

 

Jean Giono

On n’a que le bon temps qu’on se donne, en l’espèce, est issu du roman Que ma joie demeure de Giono. C’est l’équivalent du carpe diem, du langage antique, que l’on doit au poète latin Horace. Les modernes diraient désormais enjoy, pour peu qu’ils exercent dans le domaine de la communication branchée, ou fais-toi plaiz’, si l’on participe à cet essor de la langue qui, à coups de SMS, concourt surtout à la paupériser. C’est de la philo qui, pour être de cuisine et populaire, n’en pose pas moins la problématique du rapport entre difficultés de la vie — pour éviter le terme de souffrances qui dramatise tout — et plaisir de vivre, celui qui vient faire barrage à nos angoisses et ainsi rééquilibrer le château de cartes auquel ressemble parfois notre existence.

 

Ma maman était une positiviste. En atteste sa volonté, son énergie et ses trouvailles qui lui permettaient, d’un bon coup de talon, de remonter du fond de la piscine où de quelconques emmerdements l’avaient plongée. Oh, elle savait aussi se plaindre, se lamenter sur son sort, Qu’ai-je fait au Bon Dieu… pour avoir un mari pareil !? par exemple — et c’est vrai qu’avec son putain de mari, Henri Moreau, elle avait de quoi se lamenter de l’avoir retenu comme compagnon durant vingt ans. Mais ses apitoiements ne duraient pas, elle ne se mettait pas en boucle en se tapant le front sur un mur de lamentations qui dans ces cas là se matérialise par les autres, les proches, sur lesquels tu prends plaisir, conscient ou pas, à être anxiogène. Il lui fallait alors trouver une solution au problème du moment et, très vite, elle la dénichait.

André Gide

Je pense que c’est certainement à ce modèle maternel que je dois mes réactions pragmatiques face aux obstacles, me faisant ainsi partisan d’une autre sentence, qui semblerait que l’on doive ce coup ci à André Gide : Il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions. Pour être honnête, il faut dire que sur la fin de sa vie ma maman avait moins recourt à ces roues de secours qui te permettent de poursuivre ta route ; son esprit se voyait grignoter par le corps — rhumatismes, pertes d’équilibre et surtout cécité —, et tu as beau avoir des réflexes de bon conducteur, quand ton véhicule commence à lâcher de tous côtés, les préceptes que tu as empilés dans tes bagages s’avèrent moins salvateurs que du temps où le moteur tournait rond.

 

Elle en avait d’autres, des sentences, certaines pouvaient être fort imagées, voire triviales. Dont l’une que j’ai mis du temps à comprendre car, enfant, elle n’était guère de mon âge :

Il est plus facile d’avoir la bouche ouverte que le bras tendu

Quand gamin t’entends ça, fort de l’absence d’humour qui caractérise l’enfance, tu le prends au premier degré. Pendant que la conversation des grands prend un tour que tu n’es pas encore en mesure de qualifier d’égrillard, soit un silence après la chute de sentence suivi de sourires entendus, tu ouvres la bouche en grand, pas de problème, puis tu tends le bras à l’horizontale et pas de problème non plus. Voyez les nazis, ils ont fait ça un bon moment sans aucune ankylose. Donc tu ne piges pas pourquoi une pareille évidence déclenche une telle complicité chez ceux qui la partagent, et tu remets ça à plus tard d’autant que, une idée chassant l’autre, on vient de te proposer de reprendre du dessert.

 

Tu ne percutes que plus âgé ; en ce qui me concerne, ce fut au moment du dépucelage, entravé du préservatif que je m’étais collé en équilibre sur le gland et qui du coup ne tenait guère vu qu’il n’était pas déroulé ; d’autant que, je me rappelle, ma partenaire était aussi empruntée que moi et qu’elle s’était donc retrouvée avec une rondelle de caoutchouc dans le vagin, qu’il avait fallu aller récupérer de deux doigts. Pas les miens, les siens. Bref, l’adrénaline du dépucelage additionné à l’humiliation de la capote fit que mon de Gaulle, que j’avais pourtant musclé à force de branlettes, prit la consistance de la nouille trop cuite servie dans les cantines de lycées. Pourquoi de Gaulle me dira-t-on ? Bonne question. Cette appellation vient de ma grand-mère qui s’occupait de moi quand maman était au boulot. Faisant ma toilette un beau jour et découvrant au passage l’érection matinale avec laquelle tout jeune garçon manifeste de sa bonne santé, ma grand-mère avait associé mon zizi tendu au général de Gaulle. Pourquoi me répétera-t-on ? J’aimerais bien pouvoir affirmer que c’était en rapport avec la taille, le Général, on s’en souvient, était exagérément grand mais comme, en vérité je vous le dis, je me situe de ce côté là dans la moyenne des Français (j’ai mesuré avec un mètre-ruban et comparé avec les données statistiques), il semble plus juste de penser que cette dénomination était liée à l’homonymie entre le nom du général et la gaule, celle qui s’écrit sans majuscule.

 

Au sortir de l’épisode un rien humiliant de mon dépucelage, mes yeux se décillèrent et je compris combien les femmes avaient de sérieux avantages en certains domaines, hommes et femmes n’étant en effet pas égaux sur l’autel de la sexualité, comme l’a d’ailleurs si bien rappelé Sacha Guitry : « Elles peuvent faire semblant, nous pas ». Je rassure les esprits prompts à la compassion, j’ai toutefois atteint quelque chose ressemblant à un orgasme lors de mon dépucelage, mais si mince, si forcé, si joué, qu’une autre expression m’est venue à l’esprit : Tout ça pour ça !?

 

Les femmes qui n’ont jamais été hommes, c’est la majorité, ne peuvent imaginer le stress qui peut saisir un mec dans l’ascenseur qui l’embarque vers le 7e ciel. Théoriquement. Dans la suite de ma vie amoureuse, le syndrome de la nouille trop cuite est parfois réapparu. Soit j’étais très amoureux de la fille qui venait d’appuyer sur le bouton de l’ascenseur, direction le dernier verre, et auquel cas j’étais inquiet à l’idée de, peut-être, la décevoir, soit je n’étais pas amoureux du tout et je redoutais d’être déçu. Le résultat était le même, nouille version cantoche. Et le C’est pas grave de ta partenaire ne te convainc absolument pas que ça ne l’est pas. En général, il n’y a pas de suite dans ces rencontres à bide et tu te mets alors en quête d’un autre ascenseur. Malheureusement, si le corps n’a guère d’esprit, il a de la mémoire, du coup, la fois suivante, tu ne penses qu’à la panne précédente et tu redoutes le bis repetita placent. Qui survient. J’évoque là mon époque de jeune adulte, celle où mes partenaires étaient aussi jeunes en amour que moi chose qui, sous pression du désir irréfléchi, nous amène à aller trop vite en besogne, à sauter l’étape qui ne s’apprendra que plus tard, celle des préambules. Car tout le secret est là — je parle ici à tous ceux qui aiment les pâtes al dente —, l’amour se doit d’être un menu gastronomique, avec hors d’œuvre, variés de préférence, genre antipasti, plat de pâtes tomatées ou non, ça dépend des goûts, salade, fromage et dessert, avec pourquoi pas, cerise sur le gâteau, la petite liqueur finale, soit le trou normand qui annonce que l’on ne saurait tarder à remettre le couvert.

 

Dans ma jeunesse, en l’occurrence dans les années 60, on n’avait pas le porno internet pour faire ses gammes mais le catalogue de la Redoute. Suggestif certes mais peu pédagogique. On n’avait pas non plus la pharmacopée moderne des pilules bleues qui t’érigent mécaniquement en étalon. Ce n’était pas du tout industriel, on en était encore à l’artisanat, tout à la main. J’en entends qui, faux-cul, s’affligent du porno et regrettent le temps où l’on montait vers le 7e ciel, marche après marche, expérience après expérience, jusqu’au jour où l’on maîtrisait, enfin, le bon timing pour la cuisson des pâtes. Moi je vais vous dire hein, j’aurais eu du viagra ou du cialis dans ces années 70, je m’en serais bien enfiler une dose pour casser le stress de cet ascenseur du dernier verre. Ce qui m’aurait sûrement autorisé à revenir le lendemain pour un nouvel apéro.

 

Au-delà de l’habituel discours anti-porno — déshumanisation de l’acte, avilissement de la femme, etc. — dont les arguments sont moralement légitimes mais sur lequel je ne vais pas faire ici trois heures car j’ai l’intention de traiter cette thématique — pas simple — dans un autre chapitre, on m’objectera, avec raison, qu’un prépubère qui découvre toute la crudité et les variantes de l’acte, entre deux jeux vidéo, puisse être ébranlé (sans jeux de mots), voire marqué à vie. Ira-t-il vers la surpuissance ou l’impuissance ? Je pense qu’à cette heure on n’a pas assez de recul ; laissons passer deux trois générations après cette irruption, violente, du porno dans nos sociétés pour faire parler les statistiques ; à ce moment là on verra bien si, en moyenne, c’était un malus ou un bonus. Pour ma part, et encore une fois à cette heure, je préfère cette libéralisation de la chose sexuelle, fut-elle abrupte, aux interdits sociétaux et/ou religieux qui ont joyeusement conduits les humains à des millénaires de frustration (et à l’asservissement de la femme, au passage…). Et là on ne parle pas d’interdits sur les éclairs au chocolat mais portant sur une chose aussi fondamentale que la sexualité, gourmandise participant accessoirement à la reproduction de l’espèce, et sans laquelle je ne serais pas là pour écrire ces lignes ni vous pour les lire.

 

 

Je dois dire ce qui est…

Ma mère en 1945

Là, il ne s’agit pas d’un proverbe ou d’un aphorisme, on a affaire à une ouverture de phrase qui conditionne ce qui va suivre. Je revois ma mère, un rien péremptoire sur le coup, qui s’apprête à se lancer dans un contre-feu, un contre-argument à ce qu’elle vient de dire l’instant d’avant. Elle va se faire l’avocat du diable afin de maîtriser le discours et donc de couper l’herbe sous le pied de ses éventuels contradicteurs. Elle vient par exemple de dire du mal de quelqu’un et, pour contrebalancer, elle va soudain en dire du bien, un peu, pas trop, histoire tout de même de ne pas flinguer sa prime attaque. Si le quelqu’un en question est perçu comme un enfoiré : « Je dois dire ce qui est… silence une seconde, il est par ailleurs aimable et bien élevé… Mais on m’enlèvera pas de l’idée… » et paf, elle l’achève. Ce quasi tic de langage, ça revenait en effet souvent dans son discours, je ne l’ai pas conservé pour ma part. Il me semble, ou fort rarement, ou alors avec une autre formulation, mais pour peu que quelqu’un sorte ça aujourd’hui devant moi, j’ai l’ectoplasme de ma mère qui esquisse un sourire au-dessus de la tête de la personne qui vient, en toute innocence, de raviver sa mémoire. Car on ne dit pas Ce qui est, on ne fait que s’harmoniser une seconde avec le consensus général, histoire de démontrer qu’on est de bonne composition, de bonne volonté, on recule donc d’un pas mais ce n’est que pour se donner l’élan du verdict définitif et tranché, comme un couperet de guillotine, qui va s’en suivre.

 

On peut rapprocher cette expression d’une autre flirtant avec la médisance : Il y a anguille sous roche. Un camarade à moi, Frédéric Vinet en l’occurrence et pour rendre à César ce qui appartient à César (on remarquera que quand on ouvre la boîte de Pandore des proverbes ils n’en finissent pas d’en jaillir), a quant à lui recours à une amplification d’icelle, préférant dire : Il y a baleine sous le caillou. Là, c’est clair, l’anguille que l’on entendait dissimuler sous roche a enflé en cétacé et est désormais au vu et au sus de tout le monde, soit un secret de Polichinelle.

 

Dessin à colorier (en bleu de préférence)

 

 

Mieux vaut entendre ça que d’être sourd

 

Qu’est-ce qu’elle a pu me la servir, cette expression ! à l’époque où l’acouphène qui me vrille la tronche depuis quelques années n’était pas encore là pour me donner prétexte d’être sourd, partiellement, aux élucubrations de mes contemporains. Mieux vaut entendre ça que d’être sourd ne nécessite pas un dessin, tout le monde a compris, disons simplement que ma mère martelait ça pour marquer sa désapprobation à une info qui lui parvenait ; après une telle sortie, fermez le ban ! la discussion était close. Notons qu’elle n’a jamais poussé l’humour, un rien désespéré certes, jusqu’à adapter la formule en Mieux vaut voir ça que d’être aveugle, la cécité qu’il lui survenait avec l’âge — suite à x glaucomes lui valant x opérations — y étant assurément pour quelque chose.

 

 

Un chien regarde bien un évêque

 

Était-ce mon côté anticlérical, qui a débarqué assez tôt chez moi, dès que j’ai cessé d’aller à la messe (au profit d’une vraie grasse matinée le dimanche), mais j’ai toujours bien aimé ce proverbe. Pour l’énoncer, ma mère faisait de gros yeux, étonnés, pour bien marquer le fait qu’on ne discute pas une évidence. Dans ma tête de gamin, je me représentais un ecclésiastique, au portail d’une cathédrale, avec un clebs, queue frétillante, levant un œil enjoué sur cet homme empourpré. Car c’est de rapport de classes qu’il est ici question. Quand un individu parvient à un certain pouvoir, à une position dominante, à la célébrité, il lui est formellement déconseillé de mépriser les humbles, le bas peuple qui, tout comme un chien, peut l’observer de loin, pour l’admirer ou le stigmatiser. C’est ce qu’on appelle la rançon de la gloire, un prix parfois lourd à payer, j’en réfère ici aux stars qui doivent renoncer, paparazzi aidant, à une vie normale. J’aime bien ce proverbe aussi par son côté image d’Épinal, cette mise en scène avec animal tout comme les proverbes africains, de loin les plus jouissifs, les plus imagés et anthropomorphiques justement, et c’est pourquoi j’en fis mes choux gras en les portant systématiquement en exergue des chapitres de mon roman Histoire à vous couper l’envie d’être pauvre.

 

 

Ne recommençons pas les mêmes erreurs

 

Je ne sais ni comment ni pourquoi ma mère avait adjoint cette expression populaire à ses éléments de langage, selon le terme auquel nous a familiarisé notre nouveau monde de communication. On dit que l’Histoire bégaie et c’est malheureusement vrai, on n’en veut pour preuve que les récriminations de nos extrêmes, de droite ou de gauche, qui promettent de faire mieux que ceux qui sont en place alors qu’un simple effort de mémoire, de leur part ou de ceux qui les applaudissent, rappellerait que lorsqu’ils étaient en place, ils ont fait pire. Mais toute société comporte des instincts suicidaires et c’est là-dessus que tablent les populistes, tout en pariant, à raison, sur l’amnésie des peuples ; aussi peuvent-ils sans rougir nous promettent des lendemains qui chantent, dès qu’ils auront pris le pouvoir, devant lequel au final ils se retrouveront comme une poule devant un couteau. Car ce n’est pas parce que tu maîtrises la conduite d’une voiture — dans le cas présent un parti politique extrême —, que tu t’avères compétent pour piloter la complexité de ces Airbus A380 que sont les gouvernements des sociétés modernes.

 

 

Renonçons à notre rêve orgueilleux

 

J’ai vérifié, on n’a pas affaire ici à une expression populaire ; d’où ma mère tenait-t-elle ça, mystère et boule de gomme (origine possible : si la voyante utilise une boule de gomme en place de sa boule de cristal, elle n’y verra que couic, et le mystère restera entier). Avec ce rêve orgueilleux, il s’agit ici de démission : « On l’a tenté, on s’est planté, on est planté, renonçons ». Pourtant ma mère n’était pas du genre à baisser les bras facilement, d’où par exemple sa persévérance à maintenir durant vingt ans le couple qu’elle formait avec le putain de mari évoqué plus haut. L’autre expression connexe qu’elle utilisait quand le rêve orgueilleux lui faisait défaut était Contre la force, y a pas de résistance.

 

À bien y réfléchir, je pense que ma mère avait extrait sa renonciation au rêve orgueilleux d’un roman, ou alors d’un film, mais allez savoir lequel. Le cinéma, ou le music-hall avec ses chanteurs et humoristes, est un grand pourvoyeur d’expressions qui vont s’installer dans la rhétorique d’une époque.

Un taxi pour Tobrouk

Hors Michel Audiard qui, dialoguiste d’exception mais piètre scénariste, créait des proverbes, tel Deux intellectuels assis vont moins loin qu’une brute qui marche (Un Taxi pour Tobrouk, 1961), le commun des cinéastes emprunte leurs effets de dialogues à des communautés ou minorités — le verlan des cités étant pour nombre de films une source actuelle d’inspiration — et, se faisant, ils les portent à l’esprit du plus grand nombre qui va ensuite pouvoir les resservir au comptoir de leur bistrot favori : Une « date », c’est quand tu crois que tu vas baiser, et que tu baises pas ; Va te faire cuire le cul ! (La Vérité si je mens 2, 2000). On va me trouver bien vulgaire avec ces deux dernières expressions mais on évoquait le populaire et donc il convenait de rester en phase. En même temps, et toujours avec ces deux derniers exemples, je suis un peu vachard avec les dialoguistes car visiblement ils ne l’ont pas emprunté à leurs contemporains mais carrément créés avec leurs petites mains. Euh… oui et non (je suis en train de dire tout et son contraire…) ; travaillant avec le comédien Bruno Solo, un des protagonistes de la série La Vérité si je mens, je m’inquiète un jour de savoir d’où vient cette réplique, aussi brutale qu’imagée et sibylline : Va te faire cuire le cul ! Il me révèle alors qu’il a entendu dire ça à son collègue Laurent Deutsch. Subjugué, Bruno lui a demandé s’il pouvait lui emprunter la tirade, ce à quoi Deutsch a consenti sans problèmes, et sans droits, et c’est ainsi que la formule a rejailli dans La Vérité 2, n’émanant donc pas de la plume des scénaristes mais bien d’un apport du comédien sur le tournage.

 

Pour le fun, et pour bien marquer la différence entre figures de style, je ne résiste pas au plaisir de citer une nouvelle fois Michel Audiard :

« J’ai bon caractère mais j’ai le glaive vengeur et le bras séculier. L’aigle va fondre sur la vieille buse.

— C’est chouette ça, comme métaphore…

— C’est pas une métaphore, c’est une périphrase.

— Fais pas chier !

— Ça c’est une métaphore. »

(Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages, 1968.)

 

 

Y’a du pied dans la chaussette

 

On va glisser le pied dans la chaussette, on va être au chaud et confortable, tout va aller bien mieux, on est en bonne voie, y a de l’espoir. On ne peut qu’être sensible à cette expression dont on notera avec soulagement qu’elle s’abstient de toutes grossièretés. Pourtant, citée à plat comme ici, elle est quelque peu énigmatique. Il vous manque en effet le rictus et le geste de ma mère, soit un air réjoui et le frottement de deux mains. Là, plus d’ambiguïté, que du positif, on s’achemine vers de bonnes nouvelles.

 

 

Y a pas à tortiller du cul pour chier droit

 

Cette expression réjouit toujours son auditoire — ou elle le choque mais ça, c’est tout aussi réjouissant ; du coup j’ai une appétence particulière pour cette citation de ma maman et il m’arrive de régulièrement la resservir. On retombe ici au registre de l’énigmatique car, même en se projetant l’image suggérée, on ne peut pas être tout à fait sûr du sens. Si l’on en appelle au support de la documentation moderne, via notre ami Google au hasard, on découvre que la formule trouverait son origine au XVIIe siècle avec l’expression tortiller sa pensée qui vient se marier avec ces gens qui, hésitant, se tortillent sur place avant d’apporter réponse à une question. Si l’on rajoute qu’à la fin de ce même XVIIe, on trouve un tortiller du cul appliqué aux femmes qui marchent en se déhanchant, on comprend que tout ça passé au mixeur du langage populaire fasse apparaître cette expression pour la première fois à la fin du XVIIIe. Son image étant impactante, rabelaisienne, c’est devenu un tube ce qui explique qu’on y ait encore recours de nos jours. Quant à la traduction, pour ceux qui auraient mal lu mes sous-titres, cela revient à dire : « On ne peut plus hésiter, il faut prendre une décision, la chose doit se faire, c’est indéniable. »

 

 

Le gigot et la gousse d’ail

 

Cette expression est magnifique, et cruelle, ou magnifique parce que cruelle. Je l’ai récemment sortie à ma compagne, en faisant ainsi un commentaire sur un couple que nous venions de rencontrer, et l’expression collait tellement bien audit couple que ma femme a éclaté de rire. Le dessin de Dubout (Albert de son prénom) qui illustre le présent paragraphe en dit plus que bien des explications. Auxquelles vous n’échapperez pas toutefois. Mes parents avaient un couple d’amis dont la part féminine était tenue par une charmante jeune femme d’un mètre quatre-vingt et frôlant les 130 kilos, alors que sa part virile tenait toute entière dans un mètre cinquante et soixante kilos tout nu. Avec un côté gaillard — avéré quand on sait que l’on doit enfiler la gousse d’ail dans le gigot pour qu’il soit honorablement parfumé —, ma mère les avait baptisés Le gigot et la gousse d’ail. « Qui vient dîner ce soir ? — Le gigot et la gousse d’ail. » Et mon père de rire. Comme Albert Dubout était largement à la mode dans les années 60, ses dessins paraissant dans les revues que lisaient mes parents, ou ses affiches accompagnaient les films de Pagnol en les résumant mieux qu’une bande-annonce, ma mère s’était assurément inspirée de ce talentueux caricaturiste pour son expression à l’emporte-pièce qui, tirée d’un dessin, illustre un fois de plus le caractère visionnaire de Confucius qui, 500 ans avant Jésus-Christ, avait déjà tout compris du monde moderne avec sa sentence : « Une image vaut mille mots ».

 

Enlever le bœuf, c’est de la vache

 

Pour être honnête, cette expression ne revient pas tant à ma mère qu’au père qui accompagna mon adolescence (et qui reste, au final, mon seul et vrai père) : Stanislas de Lipowski. Ma mère l’a ensuite repris à son compte mais, au départ, c’est Stan qui l’avait introduite dans les citations familiales. D’où tenait-il ça ? D’un boucher local, d’un film ? En l’absence définitive de celui qui m’a transmis, outre son nom, son énergie et sa joie de vivre — il est décédé en juin 2009 —, je n’ai plus d’autres ressources que de google-iser mon souci documentaire. Malheureusement, sur l’entrée « Enlever le bœuf, c’est de la vache », Internet n’est pas d’un grand secours. L’expression y est toutefois rapprochée de « Enlevez, c’est pesé », ce qui aurait tendance à confirmer qu’elle est bien, à l’origine, issue du billot d’un boucher. Mais pourquoi l’irruption de la vache là-dedans ? Purée de poix, on sait pas. En tout cas moi. Si d’aucuns ont quelques éclaircissements sur le sujet, qu’ils ne manquent pas de m’en faire part.

 

Cliquez sur l’image pour trancher

Suivez-moi jeune homme

 

« Regarde cette fille avec son suivez-moi jeune homme… » Alors là, si votre famille n’a pas suivi le cursus d’argot de ma parigotte de mère, née à la Bastoche, Paris 12e, vous n’avez pas le bon bagage pour cette expression. Qu’est-ce qu’un Suivez-moi jeune homme ? Il s’agit du jupon, un truc qui a quasiment disparu de nos jours ; bon nombre d’hommes escomptait le voir revenir à la mode, celle du hashtag-me-too a brisé cet espoir insensé. Le jupon, pour les plus jeunes, était un sous-vêtement féminin attaché à la taille et soutenant l’ampleur d’une jupe, d’une robe, ou atténuant un effet de transparence. Le bon port de cet accessoire voulait que le jupon s’arrête juste avant la robe, ce qui le dissimulait. Mais bon, il arrivait qu’il glisse ou qu’il soit un peu trop long, ce qui le faisait apparaître en dehors de la robe. Une femme, montrant ainsi un bout de jupon, dévoilant donc un rien de dessous, de façon fort pudique il est vrai, pouvait être taxée d’aguicheuse et, sur les Grands Boulevards parisiens au hasard, pouvait se retrouver suivie par des hommes. Jeunes, de préférence, comme l’espère l’expression.

 

Ma mère avait dû voir le film (1958)

 

Ça fera la rue Michel

 

Ça, c’est très beau, chantant même, et je me demande dans quelle mesure cette formule n’est pas à l’origine de notre moderne « Ça va le faire ». Cette expression familière proviendrait d’un jeu de mot digne de l’Almanach Vermot, et serait basée sur la rue Michel-Le-Comte, dans le quartier du Marais à Paris. Elle apparaît vers 1806, année où ladite rue reçoit le nom qu’elle porte encore aujourd’hui. Elle viendrait des conducteurs de fiacre qui, une fois leur client déposé dans la rue Michel-Le-Comte et l’argent de la course reçu, signifiait ainsi avoir reçu le bon prix pour leur prestation : « Ça fera la rue Michel ». Le plus intriguant, en linguistique, c’est comment cette expression survit à deux siècles de jargon pour arriver jusqu’à nous ? Selon mes recherches, il y a fort à parier que ce soit grâce aux journalistes oeuvrant dans les nombreux quotidiens qui, à l’époque, siégeaient à proximité de cette rue Michel-Le-Comte. Un de ceux-ci a dû arriver à sa rédaction au sortir d’un fiacre et, encore réjoui de la formule imagée que venait de lui servir un cocher jovial, coucher celle-ci dans l’article qu’il avait à rédiger. La citation eut pu passer inaperçue dans le flot des news du jour, mais non, elle a surnagé et a traversé l’océan du temps jusqu’à nos rives d’aujourd’hui. Magnifique, non ?

 

(Et que l’on ne vienne pas me dire qu’on apprend rien en lisant ces lignes !)

 

 

Et c’est quoi un proverbe ?

 

Étymologiquement, le préfixe pro est une préposition latine signifiant devant, pour, dans le but de, au lieu de. Verbe vient de verbum qui signifie mot, terme, expression ou parole. L’ensemble a donc trois types d’interprétation : 1) au lieu du discours, 2) dans le but du discours ou 3) pour agir. Dans le premier cas, au lieu du discours, c’est simple, on ne s’embarrasse pas d’une longue démonstration, on la remplace par un dicton, un résumé en quelque sorte, et la messe est dite, tout le monde a compris. En principe.

 

Avec le second, dans le but du discours, on prépare le terrain à un raisonnement, le proverbe qui l’annonce est alors chargé de sens mais peut aussi être énigmatique — on te montre la lune et tu regardes le doigt — et ne se voir alors explicité que par le développement qui suit. On est ici plutôt dans le domaine du comprenne qui pourra.

 

La dernière interprétation, pour agir, revient au conseil donné. On se retrouve devant un choix cornélien par exemple, et votre seule expérience ne suffit pas à trancher. On fait alors appel à un joker, la sapience populaire, empirique puisque basée sur des strates d’expériences des générations précédentes, et le proverbe qui vient alors tient lieu d’aide à la décision, pour parler comme un étudiant d’H.E.C. Exemple : Assure-toi que la bougie est allumée avant d’éteindre l’allumette. Ce charmant proverbe d’origine créole est explicite : vérifie que les bases d’une situation soient parfaitement saines et solides avant de construire dessus.

 

Pour clore ce chapitre hautement pédagogique, n’hésitons pas recourir à un autre proverbe africain, Bambara ce coup-ci : Tout a une fin, sauf la banane qui en a deux.

 

Dessin à colorier…

 

Coming next : Crémation, fiche pratique

La vie est un roman

la vie est un roman

 

J’emprunte allègrement le titre de ce chapitre au film d’Alain Resnais bien que, pour être honnête, ledit film m’ait laissé perplexe dans les années 80 de sa sortie. De mémoire, j’avais trouvé ça intellichiant, pour reprendre une expression de Guy Bedos, mais sans doute n’ai-je pas tout compris de son ambition, déstabilisé par son étrange construction en trois volets ; faudrait que je le revoie.

 

Anyway, j’aime le titre et, en l’occurrence, il va coller à mon propos.

 

Je regarde l’autre jour La Grande Librairie, cette aussi sobre qu’excellente émission littéraire de France 5, animée par François Busnel. Ici, on repense au mot, drôle mais fort cruel, de Coluche parlant du chanteur Danyel Gérard : « Il avait le choix entre le talent et le chapeau de Bob Dylan… Devinez ce qu’il a choisi ? »

 

danyel-gerard

 

Et bien Busnel avait le choix entre le talent et les lunettes de Bernard Pivot, et il a choisi les deux. Busnel amène en effet dans son émission une chaleur, une humanité, une pertinence, une gourmandise sur le littéraire qui nous rappelle les grandes heures d’Apostrophe. Pivot, d’Apostrophe à Bouillon de Culture, tiendra l’antenne durant 20 ans, interviewant avec vivacité les plus grands auteurs contemporains ; son émission s’arrêtera en 2001 décapitée par le couperet de l’Audimat, la télé du service public de l’époque se soumettant alors à la même guillotine d’audience que les chaînes privées.

 

lagrandelibrairie

 

On peut toujours chercher des émissions purement littéraires sur les chaînes privées, y en a pas, le privé est là pour faire de l’audience, et ce qui va avec, des sous, chose qui n’est guère compatible avec les rendez-vous littéraires qui cartonnent moins en part de marché que Koh-Lanta. Il ne reste plus donc que le service public pour rendre service au public.

 

Si en tant que téléspectateur je suis attaché au service public (notamment Arte, chaîne qui reste pour moi une des rares fréquentables), professionnellement je n’en suis pas un adepte. J’ai fait 25 ans dans la production de secteur privé, je pense que je n’aurais pu tenir aussi longtemps dans une chaîne du service public. La, soi-disante, garantie d’emploi du service public, ses 35 heures/semaine avec RTT, très peu pour moi qui, dans les moments de pression, pouvait atteindre tranquillos 70 heures hebdo. En même temps, pour justifier ce stakhanovisme, il faut dire que je faisais un job stressant mais aventureux et donc souvent passionnant, ce qui n’est pas le cas du type condamné à faire la même chose toutes les journées de toute sa vie.

 

Si tant est qu’on le puisse, ce qui n’est pas toujours le cas, on doit choisir entre le chemin à risques, où tu ne te fais pas yiech mais où tu peux te vautrer, et l’autoroute toute droite où les virages sont en longues courbes mais qui t’endort les yeux ouverts. Avec ma nature, j’ai souvent préféré, quand j’ai eu le choix, les routes mal carossées, c’est peut-être pour ça qu’aujourd’hui je roule en 4X4 (stop les écolos ! j’habite une région montagneuse où le 4X4 est toléré, contrairement au Boulevard St Germain où il ne sert qu’à grimper les trottoirs pour se rapprocher des contraventions).

 

J’ai donc toujours préféré l’aventure du privé à la sérénité (?) du public. Dans la télé de service public, on a les mêmes intrigues de palais, les mêmes baronnies à prés carrés, les mêmes bons professionnels et, a contrario, les mêmes totalement incompétents que dans le secteur privé ; dans le privé en revanche, tu échappes aux abus de pouvoirs syndicalistes, ceux là même qui se mettent en vrille dès qu’ils se pètent un ongle, ongles recordet tu te tapes beaucoup moins de réunionnites à 40 pour savoir si on peut envisager de se couper les ongles aujourd’hui ou s’il est plus sage de remettre cette décision à la réunion suivante.

 

Je vais me faire des amis chez les syndicalistes avec des propos pareils… Pour relativiser le radical de mon apparente position, je ne vais pas faire dans l’original mais dans les réserves habituelles, que je partage : je suis pour les syndicats qui contrebalancent le pouvoir patronal, cela concoure au nécessaire équilibre d’une société moderne, mais il ne faut pas que le fléau de la balance se voit influencé par des pressions idéologiques, pour ne pas dire politiques. C’est simple quand on l’écrit comme ça, beaucoup moins au réel car l’immiscion du politique dans les revendications peut se faire subtile et donc la ligne jaune n’est pas facile à repérer.

 

J’ai mauvais fond puisque tout le monde sait bien que les organisations syndicales n’entretiennent que des rapports lointains avec les partis politiques.cgt.. Je ne sais plus qui a sorti cette sentence drôle même si un peu caricaturale : La France est le seul pays où le communisme ait réussi. On pourrait presque en filer la paternité à de Gaulle tellement il se méfiait du PC. L’idée de Marx est belle et magnifique, chrétienne même dans ses ambitions de justice et de partage, sauf que dans son concept il a oublié un facteur capital, sans jeu de mot : c’est l’homme qui va devoir le mettre en pratique. Même si, argument d’importance, cela a permis de renverser des pouvoirs féodaux et d’apporter à des peuples des raccourcis vers la modernité, la suite de l’histoire a induit l’autoritarisme, voire la dictature, vu que l’humain est loin d’être prêt à partager le peu ou prou qu’il détient, qu’il s’est fait chier à obtenir, et qu’il compte bien transmettre à sa descendance. Peut-être qu’un jour… mais c’est pas demain. Je n’arrive plus à retrouver dans l’épaisseur de ses Essais ce passage où Montaigne, vivant dans une époque de folie qui était celle des guerres de religion, dit qu’il ne cautionne pas les Révolutions mais leur préfère le Réformisme. Les révolutions, passées les réjouissances de l’instant, amènent la plupart du temps la Terreur, et pour ne prendre que la nôtre, celle de 89 dont nous sommes si fiers, font renaître immanquablement un pouvoir autocratique, en l’occurrence et chez nous : Napoléon. Ici, on pourra me cataloguer de réac, pourquoi pas, mais à vingt ans, à mon époque gauchisante, je ne croyais déjà pas au Grand Soir, lui préférant les petites soirées, autant dire qu’avec l’âge et désormais le vieux con que je suis parfois, ça c’est pas arrangé.

 

Ma poussée d’anticommunisme primaire n’embrasse pas, loin de là, toute la complexité de notre société moderne. Il est évident qu’à l’époque où apparaît l’automobile vont disparaître les calèches à chevaux, les cochers se mettant en grève avant de finalement devenir taxis (pour la petite histoire, on notera que de grandes sociétés de taxis, telle la G7, ont encore leurs siège social à Levallois-Perret où étaient stationnés les chevaux des calèches en 1900). En revanche et au hasard, qu’une aciérie, sans doute déficitaire mais fabriquant un acier dont on a encore besoin, soit fermée par son propriétaire – en l’espèce un groupe international bénéficiaire – parce qu’il entend préserver le niveau de ses dividendes, est à gerber.arcelormittal Comme d’habitude, tout le monde à raison ou si vous préférez personne n’a tort, que ce soit les syndicats ou le patronat car il n’y a pas de Vérité Absolue, avec de belles majuscules, il n’y a que de la vérité relative. Ce qui fait que le curseur, fonction des circonstances, ne peut pas avoir de position intangible mais doit pouvoir bouger, un coup à gauche, un coup à droite. Une société raisonnée doit s’arranger avec cette dualité yin-yang et se méfier du populiste manichéisme pour plutôt se convertir au taoïsme.

 

On remarquera que je suis complètement en train de sortir de mon propos initial, la vie est un roman, mais fallait pas me lancer sur le thème de la télé, aussi (dit-il en se parlant à lui-même), car va savoir où ça m’entraîne. Pour en finir toutefois avec cette digression télé, j’ai envie de dire qu’il faut regarder les chaînes de service public, mais si on peut éviter de travailler dedans…

 

Maryam MadjidiRevenons-en à l’émission La Grande Librairie : Busnel, ce jour là, reçoit la plutôt belle iranienne Maryam Madjidi pour son livre Marx et la poupée (Éditions Le Nouvel Attila). La toute première question de Busnel est la suivante : Pourquoi appelez-vous ça roman alors que c’est en fait votre vie que vous racontez. Pourquoi n’avoir pas dit tout simplement « Biographie » ?

 

Je ne sais plus ce qu’à répondu la brune iranienne mais je sais ce que moi j’aurais renvoyé : Mais la vie est un roman !

 

Quand, à l’été 2012, je quitte en courant la production télévisuelle et que je me replie dans la Drôme provençale pour – enfin – écrire, j’ai, toute prête, une liste d’idées pour de potentiels romans. En parallèle, j’ai amoncelé depuis des décennies des notes, des vidéos, des photos, des sons pour en faire… quoi, au fait ? Servir de matériel à des romans ou être l’aide-mémoire du récit Ma vie, mon œuvre, mes ongles cassés ?

 

Je me suis dit alors deux choses dont la première est un cliché : Tout auteur projette dans ses fictions une bonne part de lui-même.

De fait, dans Histoire à vous couper l’envie d’être pauvre, qui est un polar et donc une totale fiction, on retrouve un héros qui me ressemble fort, avec son humour noir, son cynisme tempéré par la tendresse, son évidente mauvaise foi et ses petites lâchetés. Dans le roman Louvre Story, c’est encore moi qui règle des comptes avec toutes ces mythologies, notamment les religions, qu’on nous demande de prendre pour argent comptant. Dans mon scénar Pure et simple (le film n’est pas encore fait, cherchez pas sur Google), outre le décor d’un pensionnat ressemblant fort au Collège de Juilly de mon enfance, il y a la quête du père qui surgit inconsciemment de la plume de l’ex-enfant de l’Assistance publique que je suis. Je dis inconsciemment car il faudra que le script du film soit terminé pour que je prenne toute la mesure du labyrinthique méandre souterrain (l’action de Pure et simple se déroule dans une cave) que le labyrinthique méandre de la pensée accroché, en aveugle, au fil d’Ariane des souvenirs, m’avait fait écrire. Sans doute vaut-il mieux être aveugle à son inconscient qu’en pleine lucidité avec celui-ci ; en pleine lucidité – si tant est que ce soit possible – t’écris rien. En tout cas moi. Et si t’écris rien, en tout cas moi, tu ne prends pas ton pied. Car écrire est un plaisir masochiste, c’est en effet pas facile d’aller cimenter des idées en mots et phrases, avec un certain sens – de préférence – du rythme et de la musique, pour finalement accoucher d’un ensemble dont tu es sur le coup plus ou moins content, et qui, parfois mais pas toujours, finit par rire à tes yeux quand quelques temps plus tard tu relis ta prose. On déboule ainsi sur la question Pourquoi t’écris ? que nous ne traiterons pas tout de suite mais un peu plus loin car sinon je vais perdre mon fil, d’Ariane.

 

Donc, que les écrivains se projettent dans leur fiction est factuel.

 

La seconde chose tenait au fait qu’ayant amassé en images et sons de quoi soutenir une mémoire défaillante, ma grande œuvre se devait d’être à terme un récapitulatif de ma vie elle-même. Ma grande œuvre je sais pas vous, mais moi je souris car le terme grande œuvre me semble un peu mégalo au regard de l’écriveur, pour reprendre le mot de Pierre Desproges parlant de lui-même, que je suis. Coluche dit dans un de ses sketches : L’intelligence, c’est la chose la mieux répartie chez les hommes parce que quoi qu’il en soit pourvu, il a toujours l’impression d’en avoir assez, vu que c’est avec ça qu’il juge. Jean-Paul Sèvres, un copain humoriste passé un peu, et c’est dommage, aux oubliettes du show business, me racontait qu’un jour Coluche lui avait dit : Ça t’emmerde pas si je te pique une idée pour l’exploiter mieux que tu ne pourras le faire ? Car le génie de Coluche, c’est aussi ça, pas que ça certes, mais souvent ça, soit cette capacité mémorielle d’aller piquer à gauche et à droite des matériaux pour reconstruire une maison à soi. En l’occurrence, sa sentence, brillante, sur l’intelligence est empruntée à Descartes, il ne s’en cachait d’ailleurs pas puisqu’il la reprend mot pour mot et ne prétend pas l’avoir pondue avec ses petites mains. Remercions le au passage d’avoir été ainsi le pourvoyeur d’une pensée qui, sans lui, serait restée la sage propriété des exégètes du Discours de la méthode.

 

1976-sevres

J’ai retrouvé une photo de Jean-Paul Sèvres, ici entre Patrick Font et Philippe Val, dans notre pièce jouée au Vrai Chic Parisien (café-théâtre créé par Coluche) : « La Démocratie est avancée ». Et quel rôle joue-t-il dans son costume du 17e ? Descartes ! En une photo, j’évoque Sèvres, Coluche et Descartes, c’est marrant les coïncidences… à moins que ce ne soit un coup de mon inconscient.

 

Mais le consortium Descartes-Coluche n’a pas toujours raison vu que malgré notre intelligence limitée par elle-même, donc, on peut toutefois aller au-delà pour pressentir que de l’autre côté de ce no man’s land à la frontière de notre capacité de raisonnement, il existe de riches terres habitées par plein de gens. Quand je considère les écrits des grands auteurs, soit ceux que l’engouement des lecteurs a sacralisés, je ne peux, malgré ces limites de l’intelligence pouvant m’amener à l’autosatisfaction sur mes écrits, que laisser place à la lucidité de reconnaître que je suis un écriveur, et encore, en m’apparentant ici à Desproges, je fais là injure au talent d’un non pas écriveur mais authentique écrivain.

 

Partant de ces deux choses auxquelles je réponds dans mon for intérieur, pourquoi perdre son temps à se dissimuler, plus ou moins, dans des romans et pourquoi ne pas attaquer directement par la grande œuvre elle-même ?

 

C’est ici enfoncer une porte même plus ouverte mais battant à tous les vents que de dire combien la vie, avec ses multiples rebondissements, est largement aussi palpitante que les imaginaires embûches des fictions ; paysage-vendeenje parle ici des fictions où il se passe quelque chose, pas des chiantes plates comme la Vendée (au syndicat de mes ennemis révolutionnaires, vont maintenant pouvoir adhérer les Chouans). Je reviens une nouvelle fois sur ce que dit Robert McKee, pape des scénaristes auquel je fais parfois référence ; il dit quelque part de façon moins vulgaire que je vais ici le transcrire :  Je ne comprends pas comment certains auteurs en arrivent à faire des scénarios chiants alors que la vie elle-même ne l’est pas. Dont acte. Après, il est vrai, encore faut-il avoir un minimum de… talent ? de style ? de non-respect des conventions, d’outrecuidance, pour mettre en scène la vie, réelle ou pas, quand bien même il s’avère douloureux de le faire, et on en revient au pensum sado-maso qu’est l’écriture.

 

Au-delà du talent à l’écrire, la vie de tout un chacun, avec ses joies et drames, avec ses impromptus-surprises, avec ses retournements de situation qui te font souscrire à la force du destin et du hasard, le vie de tout un chacun, disais-je, peut être un roman. D’ailleurs, pour échapper aux drames et aux larmes, il faut mieux parfois se faire un instant schizophrène, soit se dédoubler, pour s’observer acteur d’une comédie humaine dont le scénario vous échappe pour la bonne raison qu’on ne vous l’a pas donné à lire avant, et qu’on se retrouve obligé d’improviser un texte qui s’écrit au fur et à mesure de ton avancée dans la vie. C’est ce que j’ai fait souvent, notamment dans les moments difficiles, en me projetant en dehors de moi-même pour, calé dans un angle de la pièce, observer mon double tentant de jouer son rôle au mieux, avec cette vision en plongée propre aux caméras placées en hauteur. Mais peut-être que j’exagère, tout le monde n’est peut-être pas schizo comme moi, et le fait de l’être, seulement par moment je vous rassure, c’est peut-être ça aussi qui fait l’écriveur, témoin de lui-même et, si prétentieux, témoin de son époque.

 

Ce fut donc cet amoncellement d’évidences qui m’amena à la première idée d’Otium. La seconde – et bonne – idée d’Otium, c’est son format webroman. Cela s’imposa d’emblée car le matériel que j’avais accumulé, mes photos, films, sons, ne devait pas être passif (juste un aide-mémoire) mais actif, entrer directement dans le récit, en être autant témoin qu’acteur. Jusqu’à il y a peu, il n’y avait que le film documentaire pour réunir texte et audiovisuel, mais désormais il y a Internet, le parfait outil pour ma Recherche. A petits bras… les moins littéraires d’entre vous ayant remarqué que je ne suis pas Proust.

 

Marcel-Proust

 

Une fois qu’on part dans ce sens, on s’aperçoit vite qu’on s’est créé un autre problème, qui lui va nous ramener à la fiction. Qui s’avère éminemment confortable, hors le fait de l’écrire qui ne l’est pas comme évoqué plus haut. Dans une fiction, on peut créer autant de personnages que l’on veut, inspirés de la vie réelle, il suffit de changer quelques détails et surtout les noms. Dans un roman autobiographique, tu te rends vite compte que tu vas être un rien gêné aux entournures. Quand tes personnages, réels, sont morts, c’est déjà plus simple, mais pas réglé pour autant car tu ne peux pas jongler avec la vie privée des gens sous prétexte qu’ils sont six pieds sous terre. Quand ils sont encore vivants, je vous dis pas.

 

Concrètement, quand j’ai fini de pondre un chapitre mettant en jeu des gens de ma famille, ou que j’ai connus, croisés, je m’applique à faire relire les choses aux intéressés, ou à leurs descendants quand il s’agit de disparus. Et j’attends leur validation, éventuellement assortie de réserves, de précisions, de corrections d’erreurs, avant de mettre en ligne. S’il vous arrive de tomber sur un chapitre codé, soit protégé d’un mot de passe, c’est que justement le chapitre en question est en phase de validation. C’est ici la limite de l’exercice d’un roman autobiographique, ce regard des protagonistes, vu que je ne peux pas dire n’importe quoi sous prétexte de raconter une vérité qui n’est, somme toute, que ma vérité.

 

Ricet Barrier

Ricet Barrier

Jusqu’à présent, j’ai été rarement amené à amender mon texte premier, preuve que je n’avais pas écrit trop de bêtises, ou que si j’avais été vache, l’humour glissé entre les lignes avait aidé à faire passer l’addition, ou la sauce à faire passer le merlan, comme disait Ricet Barrier en ressortant ce proverbe imagé. Je dois dire aussi que la rosserie de certains épisodes est tempérée par la bienveillance – la plupart du temps – pour ces humains que je raconte. Je pense que chacun fait comme il peut, avec sa vie, et, partant du principe, avéré, que je suis loin d’être parfait, je reconnais à tout le monde le droit de l’être aussi peu que moi.

 

On en arrive au Peut-on tout dire ? Je réponds clairement Non. Doit-on occulter des pans d’histoire, ou travestir la vérité ? Bah oui, souvent ça vaut mieux.

Jiddu Krishnamurti

Jiddu Krishnamurti

Le philosophe indien Jiddu Krishnamurti disait J’affirme que la Vérité est un pays sans chemin, et qu’aucune route, aucune religion, aucune secte ne permet de l’atteindre. D’accord avec Jiddu, tous ceux qui prétendent détenir la vérité me consternent, surtout à l’heure des fake news Internet, et je pense qu’ils devraient se twitter sept fois le mobile dans la poche avant d’émettre leur suffisance sur les ondes. Le soudain débarquement de Wikileaks sur Internet, soit ce Robespierre Julian Assange entendant sauver le monde en révélant la face cachée des services secrets, m’a trouvé, je l’avoue, perplexe. Pour qui roule-t-il, l’homme, en dehors de pour lui-même ? Quand c’est marqué Secret sur un service, c’est sans doute qu’il y a une bonne raison. Si l’on devait tout révéler des coulisses de notre monde, déjà qu’on s’endort pas toujours rassuré, on toucherait à l’insomnie totale. Bon, sans doute que les lanceurs d’alerte ont leur utilité, notamment quand ils dénoncent l’aspect Big Brother et/ou Big Data de nos sociétés, mais encore faut-il en prendre puis sérieusement en laisser, un tri que le 4e pouvoir, à savoir les médias, se garde bien de faire vu que tout cela reste, au final, un juteux business en ce qui les concerne.

 

BIG-DATA

 

Il m’arrivera donc de changer des noms, ou de flouter des photos, pour préserver l’anonymat des personnages, ou pour me protéger moi-même de leur vindicte vu que, dans certains cas, je ne veux pas soumettre mon texte à leur censure.

 

Quel est le pourcentage de réel ou de fiction dans Otium ? Pour ceux que ça intéresse, je dirais 90 % de réalité, la fiction n’intervenant que dans la dramaturgie déployée pour certains épisodes, vu que la mémoire précise du moment peut me faire défaut et qu’il faut bien alors que je réinvente, qui une situation, qui un dialogue, que j’ai avec le temps complètement oubliés. Malgré la coquetterie de ma Préface qui me fait dire Je me tamponne du lecteur, on est ici dans un récit s’adressant quand même aux autres et il convient que tout cela reste vivant et donc pas chiant à lire.

 

Parlons une seconde argent puisqu’on aura remarqué que cet instrument est assez présent dans notre quotidien. Ce webroman Otium est ouvert à tous, en clair il est gratuit. Tu te connectes, tu lis, au-revoir. Comme je ne suis pas une star littéraire – j’en serais le premier informé, tant en droits d’auteur qu’en estimation propre de mon talent -, je ne peux aucunement ambitionner de vendre des centaines de milliers d’ouvrage si Otium était édité. Avec mon premier roman La Grande Boulange, j’ai bien dû atteindre la mirifique vente de 2 000 bouquins, les droits en retour ayant payé le papier nécessaire à l’écrire, pour partie les cinq mille photocopies pour envoyer le manuscrit à la recherche d’un éditeur et les frais de timbres pour le transit, mais pas du tout l’ordinateur que j’avais dû acheter pour le taper.

 

combsComme j’ai la chance de résider désormais en province où la vie est moins chère que dans ma précédente position parisienne et qu’ainsi elle se contente de la rente que me valent quarante ans de carrière en cavalcades, je n’ai pas saisi l’intérêt de courir après un éditeur pour récupérer trois balles de droits d’auteur alors que, passé l’investissement dans un site pour éditer moi-même Otium sur la toile, je pouvais trouver un lectorat tout simplement sur Internet (bien plus important que les 2 000 lecteurs de mon premier roman). D’autant qu’une édition classique, papier, soustrairait de fait toute la partie audiovisuelle de l’entreprise. Par ailleurs, et pour en finir avec l’aspect édition, cet Otium est en constante évolution, une progression temps réel, les chapitres s’empilant au gré de mon inspiration. Si je devais éditer, Tome 1, Tome 2, etc. je serais emprisonné dans une nécessaire chronologie, d’abord l’enfance, puis l’adolescence, and so on, et cette contrainte, pour moi qui suis désormais libre comme l’air d’écrire ce que je veux, quand je veux, me serait asphyxiante. C’est gratuit, certes, mais on prend ce qu’il y a à prendre, quand je peux, ou veux bien, le mettre.

 

Le roman autobiographique peut donc être un piège qui nécessite que l’on repère au fur et à mesure les issues de secours pour en sortir. Raconter le réel, même passé, se tape dans le respect de la vie des gens, affronte les conventions, peut avoir des conséquences sur tes relations d’aujourd’hui en relatant les grandeurs et faiblesses de tes relations d’hier. Quand tu racontes les tiennes, de grandeurs et servitudes, tu n’exposes que toi même, tu n’engages que toi, tu caricatures ta propre personne, et tu en ris. J’avoue que me moquer de moi-même, j’aime bien. personnage-inconnuUn grand réalisateur du cinéma français, dont je tairais le nom pour ne pas faire du names-dropping (soit le J’ai bien connu machin, je lui ai serré la main, mot, encore une fois, de Pierre Desproges), m’a dit récemment : « J’ai été touché par ce que vous racontez, entre pudeur et impudeur, et surtout la manière dont vous l’écrivez. » Passé le gonflement de mon ego pour son « par la manière dont vous l’écrivez », vu que le réal en question a une putain de carrière, qu’il compte un paquet de grands films et est donc un rien légitime pour apprécier l’écrit, j’ai trouvé qu’il touchait juste en pointant la pudeur et l’impudeur. Oui car l’autobiographie te fait marcher sur une corde raide, te fait faire le clown exhibitionniste tout en tentant de traduire combien cet exercice de corde raide contraint à maîtriser cet équilibre entre pudeur, on ne dira pas tout, et impudeur pour flinguer les conventions, donner du relief au récit et donc amuser les foules. Et accessoirement soi-même.

 

Je n’ai pas une culture littéraire gigantesque, je le regrette tous les jours, mais le seul que j’identifie avoir une réussite, incroyable, en la matière, c’est Proust. Avec sa Recherche, il parvient en effet à réconcilier fiction et autobiographie. la prisonniereQui raconte l’histoire, son fameux narrateur ou Proust lui-même ? Il se démerde en effet pour ne jamais se nommer, utilisant des périphrases comme « Elle m’appelait par mon petit nom ». Et c’est tout ce qu’on saura. Fort, très fort, surtout de tenir l’affaire sur des milliers de pages. Jamais Marcel n’est cité dans l’ensemble de la Recherche, sauf deux fois (si j’ai bien compté) : dans La Prisonnière, son personnage Albertine écrit au narrateur et lui dit « Mon chéri et cher Marcel », puis signe un peu plus loin « Quel Marcel ! Quel Marcel ! Toute à vous, ton Albertine. ». Pan, pris en flag’, le Marcel ! L’exception qui confirme la règle. La vérité, c’est que Marcel Proust n’a jamais relu les épreuves de La Prisonnière, sinon il aurait corrigé cette erreur échappant à son principe. Il avait une bonne raison à cette distraction, il était juste un peu mort quand le bouquin a été publié. Il a dû s’en faire une crise d’asthme dans la tombe, maudissant l’éditeur qui ainsi trahissait l’effort de toute une œuvre pour noyer biographie dans fiction.

 

Lipo, on te voit soudain enfiler ton paletot et mettre ton chapeau… Ne t’esquive pas, veux-tu, avant de répondre à la question : Pourquoi tu écris ? C’est pas pour l’argent, on l’a vu plus haut, alors c’est pour la gloire ?

 

Ok, mais c’est vraiment pour vous faire plaisir car cela va m’amener à creuser dans mes retranchements, sans pelle, avec les ongles, quitte à m’en casser un. Dans la Préface d’Otium, je dis que j’écris en premier lieu pour mes enfants, pour leur laisser un témoignage, plus que pour vanter mon parcours qui pour parfois être surprenant n’en est pas pour autant exceptionnel. Je ne suis pas sûr que ce soit un succès, d’écrire pour mes deux garçons,

Les deux « de Lipowski », peinture de Caroline de Lipowski (voir le chapitre « ExpoCaro« )

car compte tenu de ce que j’en sais, de ce que je mesure à leurs retours, ils n’ont pas encore tout lu. Ils picorent, semble-t-il, dans ce qui les branche. Mais c’est normal, ils ont leur propre vie, leurs propres aventures et surtout leur jeunesse, ils n’en sont pas encore à regarder au-delà d’eux mêmes, soit jusqu’à moi. Ils ont le temps, feront ça plus tard, comme moi qui, en rangeant les affaires de mes parents après leur décès, ai retrouvé avec curiosité et émotion les similis journaux où ils avaient consigné des épisodes vécus.

 

Suite au peu que j’ai retrouvé en vidant l’appart de mes parents, je vais me faire dictateur. Je pense que l’on devrait passer un deal, dès la naissance, avec les gens : les contraindre à laisser, avant leur disparition car après tu n’as plus guère de prise sur eux, un récit de leur vie. A minima 50 pages. On peut amender la loi pour ceux qui déclarent, et le prouvent, qu’ils n’ont pas le talent d’écrire. Ceux là devront au moins laisser un récap’, une note synoptique et chronologique, où ils rappellent les grands moments de leur existence.

 

mostra-rivoluzione-fascistaPassée cette première loi, et après avoir laissé retomber la poussière que cette ordonnance, scélérate et fasciste, n’aura pas manqué de soulever, arriverait un nouveau décret stipulant que tout humain – mon Empire ne se limitant pas à la France – est désormais en charge de rédiger sa propre nécrologie. Car quoi, alors que, a priori, on est bouffi de chagrin par la perte d’un être cher, voilà t’y pas qu’on va devoir plonger à son curriculum vitae pour en faire jaillir toutes les grandeurs (dans une nécro, il est bon de se limiter à ça) !? Là, forts de ma première loi, les gens ayant désormais leur roman ou récap’ sous la main pour se rappeler combien ils sont extraordinaires, ils vont pouvoir préétablir ce qui se dira sur leur tombe. Maximum 7 500 signes soit l’équivalent de 5 pages dactylographiées car, pour peu qu’il pleuve au cimetière, on ne va pas tremper tout le monde sous prétexte que le mort a été pris de logorrhée littéraire. Attention, il y aurait un contrôle, on ne va pas laisser un chèque en blanc aux gens, ils devraient régulièrement, dès l’âge de la retraite par exemple, venir présenter leur projet de nécro au commissariat, projet précédemment validée par au moins deux membres de la famille, car il n’est pas question de laisser écrire n’importe quoi non plus. Moyennant quoi, aux obsèques, on n’a plus qu’à lire la nécro, officielle, validée, échappant ainsi à ces sourires dubitatifs qui naissent parfois entre deux chrysanthèmes pour des hommages post-mortem par trop hagiographiques ; en effet, la nécro devient indiscutable puisque c’est le mort lui-même qui la signe.

 

Attendez que j’arrive aux fonctions suprêmes, vous allez voir.

 

Écrire pour la gloire ? Grande question. Je m’entraîne depuis un certain temps à maîtriser… non, j’exagère, à surveiller la peur et l’ego. Pourquoi ? Je ne répondrai pas ici car j’ai déjà parlé de ça plus haut (voir 1982, Desproges et les couloirs courbes) et qu’on va éviter de rabâcher. Mais on a beau s’appliquer à mettre ça under control, il en reste toujours des bouts qui t’échappent. Je suis, par exemple, flatté que ce réalisateur connu apprécie mon style d’écriture, l’ego s’en boursoufle un instant et c’est toujours mieux ça que le contraire. Au registre de cet ego se gonflant sous la caresse, je peux bien vous faire une confidence, où là je vais faire du names-dropping vantard. Quand je bossais dans l’équipe de Charlie Hebdo, j’avais une copine qui était très proche d’une star de la littérature. Cette copine lit mon roman la Grande Boulange, trouve ça très bien et me dit : « Je viens de filer ton bouquin à Cavanna, il est en train de le lire.cavanna

– Quoi !? dis-je complètement paniqué, mais ça va pas, t’imagines, Cavanna !

– Mais le prend pas comme ça, Lipo, il trouve cela vachement bien écrit.

– Aaah… » émets-je dans un rictus inquiet.

Quelques jours plus tard, je croise Cavanna à la rédaction de Charlie et il me dit : « Mais dis donc, Lipo, tu es un putain d’écrivain ! Je savais pas. Continue, ne lâche pas ! »

J’aime autant vous dire que tu as beau exercer sur l’instant tous les contrôles que tu veux, cette reconnaissance d’un auteur patenté te fait hérisser l’ego aussi promptement que se gonfle un poisson-lune. Bon, quelques heures après tu dégonfles, tu te calmes et tu relativises en te disant que l’homme a voulu être sympa avec un collègue de bureau et qu’au fond il encourage juste un écrivain débutant.

 

Mais, au-delà de cet ego qui ronronne comme un chat dès qu’on le gratouille, il y a aussi le fait que ce type de caution balaie le doute. Le tien. Juste pour un temps, ça ne dure pas. Comme tu es le plus mauvais arbitre de tes écrits, un jour « C’est bon », le lendemain « C’est de la merde ! », d’autant qu’entre temps ce sadique de Descartes t’a enfoncé la tête sous l’eau en soulignant combien ton jugement se voyait limité par lui-même, tu restes toujours attentif aux avis de tiers, ceux que tu juges légitimes, pour qu’ils t’aident à repousser la suspicion sur ton talent. Je croyais, avec les années, avoir maîtrisé cette peur, d’où ce que je vante un peu plus haut sur mon travail pour contrôler peur et ego, mais ça reste un eczéma récurrent de l’auteur pour lequel la cortisone d’un compliment n’a qu’en effet provisoire.

 

Donc la gloire, oui, mais en mariant les contraires, c’est à dire utilisant le doute pour calmer les flambées d’ego, et réciproquement. Au bout du compte, pour ne pas sortir en vrac de tout ça, tu finis par t’abriter derrière les statistiques en te disant que tu trouveras toujours, sur la masse, des gens pour t’encenser, d’autres pour trouver que ce que tu racontes est sans intérêts notoires, ni de fond ni de forme.

 

Philippe Val en 1981

Philippe Val en 1981

J’ai découvert mon appétit pour l’écriture quand j’avais 13 ans. On était en classe de sixième avec Philippe Val et, lors de rédactions, on se retrouvait toujours en compétition, au coude-à-coude, pour piquer les meilleures notes aux résultats. J’ai le regret de me rappeler qu’il ramassait souvent la plus haute marche du podium, cet enfoiré, vu qu’il avait déjà lu beaucoup plus que moi, qu’il avait une putain de mémoire et, en prime, ça aide, un sacré talent. Il l’a confirmé par la suite. Moi, j’avais tendance à m’échapper du thème, en digression, me barrant dans des trucs qui me valaient un Hors sujet rouge sur ma copie ; lui parvenait à mieux structurer les choses, sans pour autant perdre en humour ou en lyrisme. Par la suite, c’est le même Philippe qui m’a encouragé à ne pas lâcher l’écriture, arguant de mon talent. Mais c’est mon ami donc t’as toujours le doute que, par amitié, il en rajoute un chouïa.

 

C’est donc assez jeune que j’ai rencontré le vrai plaisir de n’avoir plus la page blanche devant moi, car la page vide est un abîme où tu évites de regarder par peur du vertige. Les premières lignes, pour défigurer cette page blanche, sont salvatrices. Mais il faut mettre la machine en marche. Je compare ça au fait de devoir pousser à main nue une locomotive de trente tonnes. Les premiers mètres sont épouvantables, pas mètres d’ailleurs, millimètres vu que, malgré tes efforts, tu as l’impression que la loco ne bouge pas. Quand tu parviens ensuite à l’ébranler, la force cinétique s’accumule et les mètres suivant sont plus faciles, à tel point qu’au bout d’un certain temps, quand la première page est passée en noir et blanc et que les autres suivent, que la locomotive commence à filer bon train, c’est d’un seul coup le contraire, l’enthousiasme te fait oublier la mesure, tu as autant de mal à freiner la loco que tu as eu du mal à la mettre en branle. D’où ces textes trop longs, comme ici.

 

L'angoisse de la page blanche illustrée par l'étonnant dessinateur danois HuskMitNavn.

L’angoisse de la page blanche illustrée par l’étonnant dessinateur danois HuskMitNavn.

 

Oui, écrire est un plaisir égotiste, une branlette récompensée parfois par un orgasme, car on jouit pas à tous les coups. Quand on commet un roman ou un scénar, c’est une pure jouissance, pour peu que cette putain de locomotive veuille bien rouler, de faire sortir du néant des personnages qui n’attendaient que toi pour apparaître. Mais attention, il faut savoir que les personnages sont retors, caractériels, c’est pas pour rien qu’en Anglais on appelle ça caractere. Combien de fois ai-je dû m’engueuler avec eux lorsqu’ils refusaient de faire ou dire ce que je venais d’écrire. Et, sans mentir, ça donne des scènes comme ça : je quitte le clavier car Machin me dit, depuis la page blanche : « Ah mais ça c’est pas possible, je ne peux pas faire ça, ça ne colle pas avec mon profil, ni avec mon background. » Alors, je m’énerve, parle tout haut, joue la scène en tournant dans mon bureau pour lui démontrer que : « Si, c’est tout à fait faisable, et que, de toute manière, c’est moi l’auteur et que je l’emmerde ». Peine perdue, cet abruti – ou cette abrutiE, vu que quand il s’agit d’une femme c’est pire car en tant que mec je traduis moins bien leurs passions – cet abruti, disais-je, m’a foutu le doute et, passée ma crise d’autorité, coupable, je me dis : « Peut-être qu’il a raison mon personnage, ce que je lui fais dire n’est pas juste. Vérifions son profil, harmonisons l’action avec son passé. » Qui chantera ces crises schizophréniques de l’auteur en butte avec ses créatures ? Mary Shelley l’a fait avec Frankenstein ? Ah oui, exact. En tout cas, je peux vous dire qu’il ne faut pas croire tout ce que les personnages d’un roman racontent sur l’auteur, c’est rien que des mensonges !

 

Six personnages en quête d'auteur de Luigi Pirandello

Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello

 

Mon esprit romanesque m’a révélé que tous les personnages de toutes les œuvres existent bel et bien, dans un univers parallèle. Ils se réunissent régulièrement, Don Quichotte avec Léopold Boom, Mickey avec Hamlet, Dark Vador avec Tom Sawyer, ils boivent le thé en fumant des pétards entrecoupés de loukoums et qu’est-ce qu’ils font ? Je le sais moi : ils disent du mal des auteurs. Et on dira après que les auteurs sont paranos ! Ils ont quand même quelques raisons…

 

Quand tu fais dans le roman autobiographique, c’est un poil différent. Tu n’as pas à inventer des personnages ou des situations, tu as juste à avoir une bonne mémoire. Ce que je n’ai pas. C’est un travail de vache, un boulot de ruminant. Tu as ingurgité des quantités d’herbes de vie fraiches, les a stockées dans la panse, reste à maintenant les rappeler dans la bouche où ça peut te foutre une mauvaise haleine, à les remâcher une deuxième fois avant que ça descende dans le bonnet, le feuillet et la caillette pour être finalement digéré. Parfois tu peux même en avoir des flatulences en ayant la faiblesse de laisser passer un mauvais jeu de mots, chose que Victor Hugo considérait comme un pet de l’esprit : Le calembour est la fiente de l’esprit qui vole. Un peu vache de la part d’Hugo qui a dû en faire lui-même, des calembours, mais je suis content qu’Hugo, avec ses prouts de l’esprit, vienne ici soutenir ma métaphore sur cette digestion bovine qui est le propre des autobiographes.

 

vache methane

 

On remarquera que je m’adresse souvent au lecteur, n’est-ce pas mon amour ? C’est plus fort que moi, ça marque mon tempo. En même temps c’est d’une lâcheté extrême puisque je sais qu’il ne peut pas me répondre. En tout cas pas du tac au tac. Mais c’est un dialogue encore une fois un rien schizophrénique entre moi-auteur et moi-lecteur, cet artifice me permettant de prendre du recul, de me juger moi-même, et de me faire éventuellement l’avocat de l’auteur si soudain le lecteur que je suis, un peu comme mes personnages qui m’échappent, s’étonne ou n’est plus en accord avec le texte.

 

L’autre jour, quelqu’un de ma famille à qui je soumettais un chapitre avant le mettre en ligne se demande s’il est bien judicieux de révéler un secret de la même famille, et elle (c’est une femme) fait ça avec talent, la qualité du mail que je reçois d’elle l’attestant. Ma révélation la laisse dubitative puis elle laisse reposer vingt quatre heures, dit-elle, et concède au final que : « Oui, tout peut être dit quand le respect et l’amour triomphent du jugement. » Elle a raison je pense, en tout cas c’est ce que je m’applique à faire, sans sûrement toujours y parvenir. Les peuples heureux n’ont pas d’Histoire et donc les romanciers, vu que les peuples sont loin d’être toujours heureux, ont une grande latitude. Quand j’égratigne la mémoire, l’image de quelqu’un, c’est pour l’humaniser, tenter de le rendre au réel, voire le grandir avec cette dose d’humanité, partant du principe énoncé plus haut que j’autorise mes contemporains à être aussi peu parfaits que moi même. trumpSuperHeros02Et puis ça les rend crédibles car qui donc, en dehors des naïfs, peut considérer un tel ou une telle comme un super-héros des Editions Marvel ? J’ai eu une autre histoire avec un autre personnage d’un autre chapitre dans lequel j’évoquais un travers de sa personnalité. Ledit personnage vivant, je lui ai soumis le texte. Il a brassé, m’a fait la gueule. Tenant au chapitre, j’ai dû me censurer sur un paragraphe. Mais je pense qu’il a eu tort ; en s’auréolant du chapeau de cowboy, il commettait pour moi une erreur, perdait la faiblesse nécessaire à cette humanité que nous recherchons toujours.

 

Est-ce qu’on écrit pour donner un sens à sa vie dans cette vie qui n’a pas sens ? Oui, je pense mais, pour ma part, et comme je le dis à la Préface d’Otium, la transmission orale c’est bien mais j’ai un peu plus confiance à ce qui est gravé dans le marbre. Pour l’heure, car même le marbre finit par se déliter. De fait, que restera-il de nous, pas demain mais plus tard ? Il ne faut pas s’inquiéter du futur d’un roman, il faut juste à présent, pour le plaisir, l’écrire.

 

Je crois en avoir fini avec cette comparaison biographie-roman, si je change d’avis, je viendrai rajouter quelques paragraphes, cette souplesse soulignant au passage un autre avantage du roman Internet : tu fais des rajouts ou modifs quand tu veux. Balzac, avec ses incessantes modifications d’épreuves qui faisaient s’arracher les cheveux de ses éditeurs, ou Proust, qui s’avère être l’inventeur du post-it avec les paperolles truffant ses manuscrits, auraient adoré le webroman.

 

Manuscrit A la recherche du temps perdu

Manuscrit A la recherche du temps perdu

 

Coming next : Prédestination : Tu seras Pierre Fresnay mon fils !

 

Bonus

Ci-dessous, un bonus qui ne correspond qu’à la partie idéologique de ce chapitre ; pour ceux qui connaissent, il est toujours bon de se repasser ces 4 minutes 30 secondes de pur chef d’oeuvre d’écriture, d’humanisme et de sourire sur l’embrigadement façon Brassens. Pour les nouvelles générations qui ne connaissent pas, perdre 4 minutes 30 secondes peut parfois te sauver la vie.

 

 

In memoriam

Jour J

 

Tout était blanc, et encore, cette notion même de couleur, le blanc, sur l’instant, lui était étrangère. Il n’avait plus de notion de rien à ce moment là, il s’en souvenait. Maintenant il s’en souvenait, alors que sur le coup il ne se souvenait de rien. Il avait juste la conscience d’être et, après tout, c’était déjà pas si mal, vu qu’il venait de rien.

 

Bien plus tard, quand il eut retrouvé la notion du temps, celle qui enchaîne une journée après l’autre, il aimait à se souvenir de ces instants où il ne se souvenait de rien. Aimait n’était peut-être pas le bon mot, il tentait de retrouver mentalement ces instants où il avait juste eu la sensation d’être. C’était un sentiment bizarre, une sensation de non-sensations, un état entre malaise et bonheur, sans trop savoir si c’était l’un ou l’autre, un flottement dans du chaud ; il aurait eu les mots, à ces moments là, il aurait dit que l’état contemplatif était ce qui s’en rapprochait le plus.

 

Puisqu’il avait appris depuis lors ce qu’était le blanc, un environnement où toutes autres couleurs étaient absentes, où tout contraste avait disparu, où la lumière l’entourait de toute part, il s’exerçait à tenter de retrouver ces moments d’éveil à la conscience dans son blanc total. Il découvrit plus tard qu’avant un réveil, il y a des rêves. Mais là, rien. Avant ce qu’il semblait être son premier réveil, au Jour J, il n’y avait rien, un trou sans forme, sans fond, sans rien.

 

Tout était blanc. Très vite, il avait compris – même le terme de comprendre était inadéquat, senti était plus juste – qu’il était là, tout entier, allongé. Sa notion d’être était instinctivement liée à un corps, qui devait être le sien, allongé dans ce blanc tout autour.

 

Puis ils s’étaient matérialisés à côté de lui. Les avaient-ils vus pénétrer dans son univers blanc, il ne s’en souvenait pas. Ils étaient là, soudain, à côté de lui. Ils étaient deux, vêtus de blanc. Leur nombre, deux, là aussi comme tout le reste, c’était une notion apprise par la suite. Il comprenait maintenant que pour nommer tout ce qui l’entourait, le blanc, les êtres à côté de lui, le lit où il était allongé, le corps, son corps lui-même, il lui avait fallu le passage par la Machine. Sans elle, combien de temps n’aurait-il eu que sa conscience d’être ? La Machine lui avait fait nommer les choses, lui avait donné les mots, sans mots pour identifier les choses qui l’entouraient, il serait resté à flotter dans son être pur. Même le terme de machine venait de la Machine.

 

Les deux êtres à ses côtés n’étaient pas de même nature, il le savait maintenant, maintenant avec le recul, maintenant où il pouvait nommer les choses ; il y avait un mâle et une femelle. Ils étaient doux, bienveillants, ils étaient beaux. Un instinct plus qu’autre chose – il n’avait en effet pas de raison dans ces premiers temps au-delà du Jour J – lui faisait ressentir qu’aucune menace n’émanait de ces êtres ; avec le recul, il savait maintenant ce qu’était un sourire et ces êtres souriaient.

 

Ces êtres avaient des bouches d’où sortaient des sons doux, bas, mélodieux, mais qui ne signifiaient rien à sa conscience. Leurs yeux, leur attention, étaient dirigés sur lui, dans le lit.

 

Il avait aussi appris, un peu plus tard, qu’ils avaient trente ans, tous les deux, mais cette mesure du temps restait encore abstraite pour lui. Il avait accepté leurs trente ans sans trop comprendre ce que cela signifiait.

 

 

 

J+10

 

Ils, les autres, étaient plus de deux. A J+10, il en avait différencié six, toujours les mêmes mais présents à des moments différents. A chacun de ses réveils, il y avait toujours au moins un de ces êtres à côté de lui, vêtu de blanc ; car il avait maintenant des réveils avec des choses floues entre temps, inconsistantes, évanescentes, ça ressemblait un peu aux rêves qu’il aurait par la suite, mais là c’était sans images, juste des sensations molles. C’est à l’un de ces réveils qu’il avait eu, presque violemment, sa rencontre avec une autre couleur, et avait ainsi quitté son blanc total pour la première fois. Il y avait du bleu et aussi d’autres couleurs, mais ce qu’il fallait appeler le bleu dominait. Alors qu’il se réveillait et que le bel être femelle, un des deux présents lors de son premier réveil, était debout à côté de son lit, une chose était soudain apparue au-dessus de son corps. Ça flottait, c’était bleu et en même temps transparent puisque, à travers ce bleu, on voyait tout le reste de son univers blanc.

 

Cette chose était limitée dans l’air, occupait un espace aussi large que son lit et semblait accrochée à rien, restait fixe en suspension au-dessus de son corps. Au cœur de cette chose, il y en avait d’autres qui bougeaient, des lignes, des trucs incompréhensibles. Il était resté fasciné par cette apparition qui, tel un nuage bleu aux contours parfaits, bien délimités, flottait en enserrant d’autres petites choses qui elles bougeaient dans tous les sens.

 

Cela, c’était une vision d’avant la Machine. Avec l’arrivée de la Machine, il avait appris que ce nuage, flottant dans l’air, s’appelait un holok, un terme venant de hologramme. Cet holok était pour lui, lié à lui, et, s’il avait bien compris la leçon de la Machine, s’inquiétait de son corps. Les trucs qui bougeaient à l’intérieur de l’holok informaient les êtres autour de lui de comment allait son corps.

 

 

J+15

 

Alors qu’il devait être à J+15 – bien difficile de donner une durée alors qu’à ce moment là la notion de jours lui était toujours étrangère – il avait senti une chose bouger à ses côtés, très proche de lui, plus proche que le bel être femelle. Deux autres êtres étaient présents également quand il avait ressenti ça, et leurs réactions, vives, inhabituelles chez eux qui étaient toujours doux, calmes, fluides, lui avaient donné un surcroit de conscience. Que se passait-il ?

 

Le bel être femelle avait saisi quelque chose, quelque chose qu’il ne voyait pas mais que sans voir, étrangement, il ressentait. Elle avait amené cette chose devant lui, devant ce qu’il convenait d’appeler ses yeux. Il avait vu un truc d’une autre couleur que blanc, et ce truc bougeait. Il avait mis un bon moment à comprendre que ce truc qui bougeait était lié à lui, à ce qu’il appellerait un peu plus tard sa volonté.

 

Il le savait maintenant, maintenant qu’avec sa volonté il pouvait bouger le truc quand il voulait, s’en amusait même, que ce qu’il avait ainsi découvert était un bout de son corps, un bout du bout de son corps, et il savait maintenant que cela s’appelait une main.

 

Puis il y avait eu, pour la première fois, la Machine. Deux êtres s’étaient activés à ses côtés, le bel être femelle et un autre être, mais mâle. Ils s’étaient d’abord tenus à proximité de son lit puis ensuite derrière lui, hors de son champ de vision. Il avait senti quelque chose de doux, de chaud, se poser sur cette partie de lui-même au-delà de ses yeux, sur ce que la Machine allait lui apprendre à nommer crâne. Les deux êtres étaient ensuite réapparus à ses yeux, le bel être femelle lui avait saisi doucement la main, il avait ressenti un frottement doux qu’il conviendrait plus tard d’appeler une caresse, puis elle avait reposé sa main sur son lit. C’est à cet instant, pour la première fois que, réveillé, il en était sûr, il ne dormait pas, il avait vu apparaître au-delà de lui-même, au-delà de son environnement blanc, des choses d’abord fugitives puis soudain consistantes, des choses qui, il le savait maintenant, étaient des images, des milliers d’images et de bruits, un bombardement de choses qui passaient, fulgurantes, à travers sa conscience. Il ne se souvenait pas s’être endormi au sein de ce maelstrom d’énergie mais cette tempête l’avait emporté avec elle, loin dans un rêve, sans qu’il se sente lâcher prise.

 

 

J+16

 

C’est au réveil suivant que l’être femelle avait émis des sons qui semblaient pour la première fois faire résonner quelque chose en lui. Elle lui tenait la main, le regardant, et répétait les mêmes sons.

« Je… elle… de… air… ; Je… elle……di… air… ; Jaelle… di…air… »

Et puis soudain, il y avait eu une déchirure dans sa tête, brutale, incisive, comme un coup de vent chassant une brume et lui découvrant un nouveau pan de conscience, les sons émis par l’être femelle venaient de prendre sens.

« Je m’appelle Di-Ere. »

L’être femelle avait dû être satisfaite de quelque chose dans son regard car elle avait incliné la tête, reposé sa main, sourit, cessé de parler.

C’est l’autre être qui s’était alors penché sur lui.

« Je m’appelle Dgi-Ere. »

Lui, il l’avait compris tout de suite, sans difficultés aucunes.

L’être femelle, qu’il pouvait nommer maintenant, Di-Ere, lui avait repris la main, l’avait serrée puis, le regardant, avait dit :

« Tu t’appelles Ji-Pi… »

 

Elle s’appelait Di-Ere, il s’appelait Dgi-Ere, et lui s’appelait Ji-Pi. Il s’appelait Ji-Pi… Il existait et il s’appelait Ji-Pi. Un bruit était alors sorti de nulle part : Iiii-Iiii. Il l’avait parfaitement entendu, n’avait pas rêvé car les deux êtres avaient eux aussi réagi, avait entendu quelque chose.

Di-Ere, souriante, s’était penchée vers lui : « Bien, très bien, mais tôt, trop tôt… » puis elle avait dit un mot qu’il n’avait pas compris, quelque chose comme « Ofoni » suivi de «J+35»…. 35 était le chiffre après 34, avant 36… Comment le savait-il ? Il ne savait pas, mais il le savait.

 

Chaque nouveau J voyait revenir la Machine à rêves, avec toujours le même rituel. On lui posait une chose douce et gluante sur le crâne, on le regardait, et soudain arrivait le flux d’images et de sons, celui qui systématiquement embarquait sa conscience. A chaque réveil de chacun de ces flux de rêves, il se sentait plus fort mais aussi plus riche de nouvelles sensations. Une autre main, celle de gauche, bougea à J+17. Il avait donc deux mains, comme Di-Ere et Dgi-Ere, ou comme Kè-Pi ou comme Vi-Pi puisqu’il savait maintenant le nom de tous les êtres qui passaient dans son univers blanc. A J+18, il appréhendait la notion d’espace, la notion de limite dans l’espace, ce qui le mit au malaise car l’univers blanc autour de lui ne montrait pas de limites, s’étendait à l’infini, le contraire même de ce qu’il identifiait comme des limites.

 

Si, avec Ji-Pi, on fait un bond dans le temps, il faut attendre J+25 pour que Kè-Pi, avec visiblement l’accord des trois autres êtres présents autour de lui, lui dise :

« Tu es dans une projo, c’est plus économique que la peinture… » A ces mots, les quatre êtres avaient été pris de petits soubresauts qu’il fallait interpréter comme des rires.

« Coupez la projo, s’il vous plait… » avait dit Kè-Pi et soudain son blanc s’était dissous, tout l’univers autour de lui avait disparu pour laisser place à du noir. Total. Durant un temps, assez court, le temps que son regard s’habitue à cette obscurité. Progressivement, des choses autour de lui étaient alors sorties du néant ; d’abord, au plus proche, les habits blancs des êtres autour de son lit, et, au-delà d’eux, des limites, des murs, sombres qui n’apparaissaient que l’un après l’autre, autour de lui, se matérialisant grâce à de faibles rayons de lumière tombant d’on ne sait où. Quand ses yeux furent capables d’une correcte mise au point, il vit qu’il était dans un univers clôt comportant quatre murs, un plafond, la matière de ces limites étant d’un gris sombre, rugueux, en total contraste avec l’univers lisse et blanc dans lequel il baignait depuis son Jour J.

 

Il entendit Kè-Pi lui demander de fermer les yeux, ce qu’il fit sans se forcer pour échapper à l’oppression de cette semi-obscurité, puis Kè-Pi dit : « Projo ! » et la forte luminosité rougeoyante à travers ses paupières l’informa que son univers blanc était de retour. « C’est une question de crédit, entendit-il dire Kè-Pi alors qu’il avait encore les yeux fermés, les projos coûtent beaucoup moins chers que les travaux de décoration. »

 

 

J+35

 

A J+35, il sut que le mot « Ofoni » émis par Di-Ere n’était pas le bon, et qu’il fallait entendre « Orthophonie ». Il le comprit avec l’arrivée d’une nouvelle jeune femme – il avait résolu d’utiliser le mot soufflé par la Machine – qui se présenta sous le nom de Em-Eh-Si. Fort de ses multiples rêves à Machine, il pouvait maintenant décrire ce nouvel être. Elle était brune, devait avoir le même âge que les autres, trente ans comme ils avaient dit, son fin visage était encadré de cheveux bruns coupés très courts, et son torse, tout comme les autres femelles, offrait un relief conséquent que mettait en valeur sa tunique blanche lui collant à l’épiderme. C’était donc ainsi, si les femmes avaient la même finesse de visage que les hommes, plus anguleuses peut-être, elles s’en différenciaient toutefois par la proéminence de leur poitrine. Ji-Pi espérait que son corps, qu’il devinait mais qu’il ne sentait pas, était semblable à celui de ces femmes, il en avait comme une sorte de désir, une pulsion irraisonnée. Il lui faudrait attendre J+45 pour déchanter.

 

A partir de J+35, grâce aux bons soins de Em-Eh-Si, grâce à son sourire dont il ne pouvait se détacher, grâce à sa patience, il apprit à contrôler les sons qui émanaient de lui, de sa volonté. Ce fut laborieux au début, ils restèrent en effet sur les Iiii-Iiii durant tout J+35. A J+36, il savait émettre Ji-Pi ! Il savait dire son nom et il en fut tout fier, heureux, il renouait avec une notion qu’il n’imaginait pas exister : la joie. Les choses s’accélèrent ensuite de façon exponentielle ; à J+39, il pouvait prononcer les noms de tous les êtres qu’il connaissait et bien d’autres mots. A J+44, il entretenait déjà un embryon de conversation avec celle qui, il savait désormais prononcer le mot, s’était présentée comme orthophoniste.

 

En parallèle, comme si l’apprentissage du parlé avait initié des connexions inconnues dans son être, alors même que se poursuivaient, chaque J, les séances de Machine à rêves, il commençait à ressentir son corps, non plus comme un sentiment abstrait mais comme une réalité tangible. Cela avait commencé quelque part sous sa tête, la seule partie apparemment émergée de lui-même, le reste disparaissait sous une sorte de matière légère et en même temps rigide, blanche comme tout son univers. Passées les sensations au niveau de ce qu’il imaginait être sa poitrine, il y avait eu des picotements, des fourmillements, bien plus bas. S’il avait des jambes, elles étaient en train de sortir d’un long sommeil.

 

 

J+45

 

Quand à J+45 il vit un aréopage d’hommes et de femmes en tuniques blanches se matérialiser à proximité de son lit, il sut qu’il allait se passer quelque chose de nouveau. Ils étaient une bonne vingtaine, tous du même âge, leur trentaine, tous souriants mais en même temps visiblement en réflexions, en attente d’un événement.

 

C’est Kè-Pi qui prit la parole en s’informant d’abord du sommeil de Ji-Pi.

« Oui, je… avoir bien dormi, dit Ji-Pi.

– Parfait, je ne vous présente pas tout le monde mais sachez que tous ces êtres, comme vous dites, vous suivent avec beaucoup d’intérêt, depuis très longtemps, et sont au demeurant très satisfaits de l’évolution de votre état. Holok, s’il vous plait.

 

L’holok se matérialisa au-dessus du lit et tout le groupe se rapprocha pour observer les multiples chiffres, courbes, symboles qu’il affichait en continu.

 

« Parfait, c’est parfait n’est-ce pas ? dit Kè-Pi aux autres. Virez moi ça » L’holok se volatilisa dans l’instant. « Baquet ! énonça Kè-Pi » et Ji-Pi eut soudain l’impression de physiquement descendre vers le bas. En fait non, son regard, sa tête restait à la même hauteur mais c’est son corps, ce qu’il imaginait être son corps, qui filait vers le bas. Doucement, sans aucun bruit, Ji-Pi se retrouvait maintenant en position assise, face au bataillon en tuniques blanches.

 

« On y va pour le cocon ? Ok, on dissous le cocon, s’il vous plait…

 

Ji-Pi sentit une légère vibration sous sa tête, il regarda vers le bas et vit l’enveloppe blanche qui le recouvrait commencer à se dissoudre, à disparaître, ligne par ligne, comme le fil d’un tissu se libère progressivement de sa trame. Au fur et à mesure du recul de l’enveloppe, apparaissait quelque chose de moins blanc que le blanc mais d’une couleur blanchâtre, blafarde. C’était son corps qu’il découvrait là, centimètre par centimètre. Ce fut d’abord sa poitrine, puis son ventre, ses cuisses avec, au bout, deux choses pointues qui étaient ses genoux. La vibration s’arrêta au-delà de ce qu’il pouvait voir mais qui devaient être ses pieds, et le laissa nu, assis sur une structure transparente, face au groupe l’observant avec attention.

 

A l’issue de cette séance, alors qu’une bonne moitié du groupe avait déjà disparu dans le blanc, Ji-Pi s’appliqua à retenir Kè-Pi.

« Kè-Pi, je voudrais… savoir quelque chose.

– Si je peux te répondre…

– Je suis… suis être femelle ?

– Hum… hum, c’est ce que tu voudrais être ?

– Je… sais pas, je…

– Et bien, il convient de constater, mon cher Ji-Pi, que tu n’en as pas pris du tout le chemin. Si tu observes bien ici, entre tes cuisses, tu verras un appendice qui constitue, en général, un attribut extrêmement masculin. Donc, au risque de te décevoir, je suis contraint de te confirmer que tu appartiens absolument à l’espèce des mâles… Nous avons, en quelque sorte, donnez naissance à un splendide garçon.

– Ah…

– Ce n’est pas, en soi, ni une bonne ni une mauvaise nouvelle, c’est. A partir de là, et dans les temps qui adviennent, peut-être pas tout de suite mais assurément dans un avenir proche, à toi de voir et de gérer les conséquences de cette appartenance à la race des garçons. Mais ne t’inquiète pas, on en est tous passé par là et on s’en est tous remis. »

 

 

J+52

 

Les séances d’orthophonie se poursuivirent jusqu’au moment où Ji-Pi fut en mesure de soutenir une conversation normale, bien que parfois sa recherche de mots appauvrissait l’entretien et le laissait insatisfait, énervé après lui-même. En même temps, la Machine à rêves, qu’il pouvait voir maintenant, un simple casque souple qu’on lui posait sur le crâne et qui n’était relié à rien, poursuivait son enseignement. Il découvrit une foultitude de choses, dans semble-t-il tous les domaines, histoire, géographie, science, politique, société, toutes ces données couvrant un champ historique allant de la préhistoire à l’année 2017 de la civilisation. Il en conclut, en toute logique, que si les informations n’allaient pas au-delà de cette année là, on devait être en 2017. Mais si oui, pourquoi était-il là, dans cette sorte d’hôpital futuriste, avec ses appareils sortant du néant, comme son holok, avec ses projos offrant une vision sans murs alors que les murs, il le savait, existaient bel et bien à quelques mètres de lui ? Tout cet environnement, cette technologie, il l’avait appris, n’existaient pas dans la civilisation que lui offrait, séance après séance, sa Machine à rêves.

 

Pourquoi était-il là, que lui était-il arrivé, quel accident, ou maladie l’avait ainsi envoyé au néant, privé de toute mémoire, pour qu’ensuite il se réveille au Jour J et qu’on doive ainsi tout lui réapprendre ? Ou lui apprendre, tout simplement. N’était-il pas un cobaye, au fond, un être issu d’un embryon créé de toutes pièces, arrivant du néant, né d’une éprouvette de laboratoire? Kè-Pi avait donné, sans le vouloir ou de façon délibérée au contraire, un indice terrible : « Nous avons donné, en quelque sorte, naissance à un beau garçon… ». Comment fallait-il interpréter ça, et quelle nuance dissimulait son « en quelque sorte » ? En somme, était-il né aujourd’hui, de quelques expérimentations secrètes, ou bien avait-il eu une existence préalable, une vie entière qu’avait soudain anéanti sa totale amnésie ?

 

Dès J+46, il avait entrepris de poser ces questions, d’abord de façon presque innocente à ceux de ces toubibs – il les appelait comme ça dorénavant – qui étaient le plus proches de lui. En l’occurrence à Em-Eh-Si et à Di-Ere. Elles souriaient de ces demandes, ne répondaient pas ou répondaient à côté. Il était alors devenu plus insistant, plus violent dans ses interrogations. Même réactions de fuite souriante de ses interlocutrices. A J+52, alors que depuis 5 jours on venait d’inaugurer un nouveau rituel, les repas, quelque chose d’épouvantablement difficile au début bien que ce qu’il ingurgitait ne nécessitait aucun effort, tout était liquide, sans goût et liquide, il s’était fâché en rejetant l’espèce de biberon qu’on lui mettait dans la bouche.

« Putain, c’est dégueulasse ton truc ! Pourquoi on me force à boire cette merde ! Jusqu’à présent je m’en suis passé !

– Jusqu’à présent, expliqua Di-Ere, tu étais alimenté par contact, dans ton lit, maintenant il convient de passer à l’étape suivante, adulte, c’est à dire de manger par toi-même. Je concède que la substance n’est pas appétissante mais elle est contient tout ce qui t’est nécessaire, tout ce qui indispensable pour que ton corps puisse se remodeler et que, à termes, il puisse te porter afin que tu redeviennes autonome. Ce qui n’est pas encore le cas Ji-Pi.

– M’en fout. J’ai eu un rêve sur Gandhi, il a fait la grève de la faim pour obtenir des trucs. Je vais faire de même et on va bien voir qui aura le dernier mot. Merde alors !

– Il va falloir que je fasse un rapport sur la Machine, revoir un peu sa prog, ce n’est pas normal que…

– Qu’est-ce qu’elle a la Machine !? Marche très bien, elle m’en dit plus que vous.

– Oui, mais elle t’apprend des termes qui…

– Putain, je demande des trucs et vous ne répondez que ce que vous voulez bien répondre, c’est à dire rien. Je veux juste savoir qui je suis, d’où je sors, pourquoi je suis là ? Si, en prime, on veut bien me dire où l’on est et quelle date nous sommes, je ne me plaindrais pas. Après, je bouffe !

– On dit manger…

Et puis je te cause plus, toi ! Je fais aussi la grève du verbe, puisque ça s’appelle comme ça.

– On va devoir te remettre en perf-contacts…

– Hum hum dit Ji-Pi lèvres serrées.

– Bien, je vais parler à Kè-Pi…

 

Kè-Pi se matérialisait dans l’univers blanc peu de temps après.

– Ca va Ji-Pi ?

– Hum hum…

– Je comprends tes interrogations, elles sont plus que légitimes, elles sont aussi la preuve que tu es revenu à un niveau de conscience… disons normal. Mais le personnel qui t’entoure a consigne de ne pas répondre à certaines questions. Nous ne pouvons pas répondre, cela fait en effet partie intégrante de la thérapie. Je ne peux guère t’en dire plus aujourd’hui, il va falloir que tu me fasses confiance, comme tu fais confiance à toute l’équipe qui t’accompagne dans cette aventure. Toutes les questions finiront par trouver réponse, c’est une affaire de temps, mais y répondre de façon prématurée pourrait ruiner tous nos efforts, et nous n’en avons pas le droit, pour toi d’abord, et pour l’ensemble de l’équipe qui suit ton cas. Tout ce que je peux te dire aujourd’hui, c’est que ton état est satisfaisant, mieux que satisfaisant d’ailleurs, au-delà de tous nos espoirs. Nous en sommes aujourd’hui à J+52, le protocole prévoit une sérieuse modification du traitement à partir de J+65, tu n’as donc plus longtemps à attendre. Jusqu’à là, je t’en prie, soit docile et laisse toi dorloter par celle qui est en charge de toi au quotidien : Di-Ere.

– J+65… dans une semaine ? dit Ji-Pi entre ses dents.

– Oui dans une semaine il y aura une évolution qui devrait répondre à tes questions, pour partie, pour partie seulement, le reste viendra plus tard, rassure-toi.

– Ok, amenez ce putain de biberon !

– Hum… Di-Ere a raison, il va falloir sérieusement reprendre la programmation lexicale de la Machine…

– Eh, doc, soyez gentil de voir aussi du côté cuisine, qu’il foute quelque chose de bouffable dans leur sauce.

– Je vais y veiller moi-même, mieux, je goûterai avant. Une question auparavant, où en est-on côté lecture ?

– Lecture, comment ça ?

– Tu arrives à lire ?

– Lire ? Je sais pas… votre Machine à rêves m’envoie toutes sortes d’informations, d’images, et d’écrits aussi, j’imagine.

– Attends… Di-Ere, tu es là ?

Di-Ere se matérialisa à moitié dans le blanc, en femme-tronc, seul son buste apparaissant au milieu de rien.

– Oui Kè-Pi ?

– Tu peux me trouver de quoi écrire, s’il te plait ?

– Comment ça ?

– Quoi comment ça ! Du papier et un crayon…

– Mais où vais-je trouver ça ?

– Di-Ere, tu es gentille, tu me trouves du papier et un crayon, regarde à l’intendance, ils doivent bien avoir ça au fond d’un tiroir.

– Mais il n’y a pas de tiroirs à l’intendance.

– Écoute, je sais pas, cherche et tu vas trouver, j’attends ici. »

Di-Ere disparut à 100 %.

 

Resté seul avec Ji-pi, Kè-Pi regarda une seconde autour de lui, tâta dans le vide puis dit « siège ». JP ne vit rien apparaître de particulier mais l’instant d’après Kè-Pi s’asseyait dans le vide, étirait des bras devant lui, joignait les mains, en faisait craquer les articulations.

« Vous n’avez pas de papier et pas de crayon… commenta doucement Ji-Pi.

– Mais si mais si, mais avec toutes ces machines, on s’en sert de moins en moins.

– Au point de ne plus en trouver nulle part… En quelle année sommes-nous, Kè-Pi ?

– Tu vois, tu recommences à perdre patience… Ne vas pas trop vite, toutes les questions… »

Il fut interrompu par le retour, triomphal, de Di-Ere, papier et crayon en main. « Et vous savez où j’ai trouvé ça ? dit elle, chez Marcel, il suffisait d’y penser.

– Qui est Marcel ? demanda Ji-Pi.

– Bien, un papier, un crayon… dit Kè-Pi qui n’entendit pas la question ou ne voulut pas l’entendre. Je vais inscrire quelque chose, si je sais encore… Je n’ai plus la main aussi agile que… Bon, euh… que puis-je inscrire ? Tiens… »

Et, d’une main tremblotante, Kè-Pi traça quelque chose sur la feuille, la retourna face à Ji-Pi.

« C’est deux lettres, D et R, dit Ji-Pi.

– Ah bon… Tu vois ça comme ça… Di-Ere, vous voyez ce que je vois ?

– Oui, Kè-Pi…

– Et si je te marque ça… il traça autre chose, tu me dis quoi ? »

Ji-Pi regarda la feuille sur laquelle apparaissant deux autres lettres.

« C’est un K et un P…

– Ok, ça se confirme… murmura Kè-Pi. C’est de notre faute, manque de vigilance…

– J’ai dit une connerie ? s’inquiéta Ji-Pi.

– On dit une bêtise… commenta Kè-Pi, l’autre mot n’aurait pas dû arriver à ta connaissance. Je vais te dire moi, ce que je lis ici. En premier, je lis Di-Ere, ensuite je lis Kè-Pi…

– Ah bah oui, si l’on prononce à l’Anglaise, évidemment.

– Évidemment… fit dans un soupir Kè-Pi. Et si j’écris ça, tu lis quoi ?

– J et P énonça Ji-Pi, si l’on prononce à l’Anglaise, ça fait Ji-Pi… Comme mon nom d’ailleurs, c’est drôle.

Kè-Pi ne répondit pas mais regarda Ji-Pi d’une façon comique, le sourcil haut, les yeux exorbités, la bouche tordue, comme pour amener son interlocuteur à un effort supplémentaire.

– Quoi ! éructa Ji-Pi, qu’est-ce que j’ai raté ?

– Rien, tu as juste raté, depuis le début, nos noms, et aussi le tien d’ailleurs.

– Comment ça, Di-Ere, ne se dit pas d’hier ?

Si, absolument, ça c’est bon, mais ça s’écrit D et R, et se prononce, à l’Anglaise, certes tu as raison, Di-Ere…

– Ah… dit Ji-Pi, mais alors mon nom se dit… enfin non, s’écrit J.P. ?

– Euh… oui. Et le mien K et P, soit Kè-Pi.

– Et Em-Eh-Si, l’ortho ?

– Ça s’écrit comme ça, et il traça les trois lettres M.A.C, ce qui veut dire, de mémoire car je n’en suis pas sûr, Marie-Anne Chaban, ou Chalan, enfin un truc du genre.

– Mais ce sont des initiales ! Vous vous appelez tous par vos initiales !?

– Euh… oui, tu as raison, on peut dire les choses comme ça. Mon nom complet est Kleber Polvinski, quant à Di-Ere, c’est… c’est comment ton nom déjà ?

– Euh… attends, D, je le sais, c’est Diane quant au R… attends, tu sais, on oublie vite… Roland, euh non, Rolando !

– Mais vous vous foutez de ma gueule, explosa Ji-Pi, vous connaissez même pas votre propre nom !? C’est pas un hôpital ici, c’est un asile de fous, c’est ça, je suis chez les frapadingues… !

– Écoute JP, dit KP en se levant de son vide, tout ça fait partie des questions auxquelles nous allons devoir, pouvoir, répondre dans peu de temps, il faut, comme je te l’ai dit, que tu prennes ton mal en patience. » Et il se dirigea vers la sortie du blanc.

– Juste une question, à laquelle vous devriez pouvoir répondre, si vous ne l’avez pas oubliée… mes initiales JP, elles correspondent à quoi ?

KP regarda une seconde DR puis, se retournant vers le lit, dit :

– Ça correspond à ton prénom, tout simplement, soit Jean-Pierre…

– Jean-Pierre, murmura JP, mon prénom… mais mon nom alors, c’est quoi mon nom ? »

Mais il était tout seul, les deux autres s’étaient déjà dissous dans le blanc.

 

 

J +65

 

Ce jour là, JP se réveilla en sursaut, comme n’importe qui apercevant en face de son lit une bonne trentaine de personnes, silencieuses, assises sur rien, dans le vide, vêtus de blanc, bien sûr, et tous de trente ans, naturellement. KP était à l’extrême gauche du bataillon et, voyant que JP était réveillé, il quitta son siège invisible pour se rapprocher du lit.

« Bonjour JP, bien dormi ?

– Qu’est-ce qui se passe ? C’est le grand jour ?

– Baquet ! ordonna KP » et instantanément JP se retrouva en position assise.

« Vous êtes ici, avec nous, mon cher JP, par le fait d’une seule personne au départ, c’est en effet grâce à lui que nous nous sommes intéressés à votre cas. VG – il prononçait bien sûr Vi-Gi -, s’il vous plait… »

 

A l’extrême droite du groupe, un homme blond, d’une trentaine d’année comme toujours, se leva, salua JP de la tête puis le reste de l’assistance et se rassit.

 

« VG eut la pertinence, et nous l’en remercions tous, de baser sa thèse de médecine sur un… comment dire, sur un ouvrage qu’il découvrit… VG s’il vous plait…

– Tout à fait par hasard il faut le dire, répondit l’homme blond.

– Et le hasard faisant bien les choses, on le sait, il va être à partir d’aujourd’hui, et selon les conclusions de thèse de notre ami VG, l’objet même d’un nouveau protocole, protocole qui, nous l’espérons, confirmera les théories de VG. »

 

KP s’éloigna du fauteuil où JP l’écoutait avec attention et se mit à arpenter l’espace devant le groupe.

 

« Je ne veux pas ennuyer JP avec des considérations scientifiques qui lui seraient étrangères, poursuivit KP, mais nous savons tous, ici, quels sont les enjeux de ce protocole au cœur des problématiques que nous rencontrons dans nos recherches. Le nouveau… matériel qu’a mis à jour VG, pourrait être à même de bouleverser bien des références dans notre travail, de le faire évoluer, si réussite, vers des lendemains prometteurs. »

Il revint vers JP.

« Fin des préambules, venons-en au fait. Monitoring, s’il vous plait !

 

Dans la seconde, un rectangle bleuté apparut au mitan de l’espace entre le fauteuil de JP et le groupe de tuniques blanches. Il se positionnait à environ 2 mètres du sol, dans le vide, mesurait 2 bons mètres également de long sur un peu moins de haut. C’était une sorte d’holok mais sans profondeur, un écran en somme. Quelqu’un, dans l’assistance, s’exclama : « Ah, Dame Nature ! de la 2D, ça existe encore ? »

KP, sans prendre garde à l’interruption, saisit l’écran par un de ses angles, le tira vers lui, sans effort aucun, exerça une simple poussée sur ses côtés, le réduisant de moitié comme on dégonfle un ballon, l’amena devant JP.

Celui-ci regarda l’écran flottant devant ses yeux, puis KP, attendant la suite.

« Jusqu’à présent, mon cher JP, vous avez été étranger à votre connaissance puisque la Machine vous insufflait des informations dans votre sommeil. A partir d’aujourd’hui, vous allez maîtriser votre propre savoir puisque vous allez, par vous-même, découvrir un nouveau monde d’informations. Envoyez datas, s’il vous plait… »

 

Sur l’écran apparurent des caractères, des lignes, un dessin, des images. JP retrouvait là ce qu’il avait vu, assurément en rêve, mais le souvenir lui en était flou comme peuvent l’être les rêves ; en tout cas, c’est sûr, ce qu’il avait maintenant devant lui était ce qu’on appelait de l’écrit, accolé à des images.

 

« Vous maitrisez, de façon encore fragile, il est vrai, la lecture, dit KP, mais, malgré votre maladresse, soyez aimable de lire à haute voix, pour tout le monde, les premières lignes que vous voyez. »

 

JP, s’avança dans son siège vers l’écran en s’aidant des coudes sur les accoudoirs, plissa les yeux et déchiffra la première ligne en haut de l’écran. Il n’était pas sûr de bien comprendre ce qu’il lisait, il eut un moment d’hésitation, plaça la tête de côté pour voir au-delà de l’écran le groupe qui, silencieux, attendait qu’il s’exécute, revint au texte, toussa pour s’éclaircir la voix, puis commença la lecture : « Ot… Otium, le roman-photo idéal du… du fac… du facteur Lipo…  Préface… Va-t’en savoir où l’on va… où l’on va pêcher les choses… »

 

Quand le dernier toubib eut disparut dans le blanc et alors que KP allait prendre congé de lui, JP le saisit au bras. « KP, vous n’avez pas, loin de là, répondu à toutes les questions, mais puis-je vous en poser une à laquelle, je l’espère, vous pourrez répondre ?

– Allez toujours dit KP.

– Quel âge j’ai ?

– Mais mon cher JP, trente ans, comme tout le monde.

 

 

J+100

 

« Notre gros problème, insurmontable à cette heure, c’est la mémoire… Dans le processus des Revenants, nous savons ressusciter le corps, intégral, à partir d’un brin d’ADN ; nous savons rendre à ce corps son cerveau, ses fonctions vitales, nous savons comment nourrir ce Revenant d’informations, via la Machine, et faire en sorte que le nouveau cerveau mémorise les données insufflées dans le sommeil. Mais l’obstacle est la mémoire, l’amnésie générale du Revenant qui a tout oublié de sa vie antérieure. Pourquoi ? Ça, on ne sait pas. On ne sait toujours pas. Nous savons cloner un être, mais nous ne savons pas pourquoi cet être a perdu toute identité. »

 

A J+100, JP et VG étaient installés dans deux transats en lévitation au ras d’une pelouse et sirotaient deux boissons colorées au moyen de longues pailles plantées dans des verres eux-mêmes en apesanteur à côté d’eux. Il faisait chaud, les lentilles de soleil n’étaient pas superflues ; il faut dire que deux soleils additionnaient leurs rayons pour écraser de lumière le jardin s’étendant devant le centre de recherche.

 

« Vous avez fait un boulot fantastique ! poursuivit VG.

– Ah merci, merci, j’aime bien qu’on me félicite sur mon travail, comme tout auteur, mais je ne parviens toujours pas à me persuader que c’est moi qui aie écrit ça…

– Oui, et il y a de cela quatre cents dix ans maintenant…

– Je veux pas critiquer, mais, de mon temps, on imaginait que vous iriez un peu plus vite, pour les Revenants j’entends.

– Il faut compter avec la folie des hommes, n’oubliez pas que notre civilisation a eu maintes fois l’occasion de complètement disparaître, et si nous n’avions pas quitté la Terre, que resterait-il de nous aujourd’hui… ? Quand j’ai attaqué mes études, voyez-vous, j’étais déterminé à rejoindre l’équipe de KP, un grand bonhomme…

– Quel âge, véritable, a-t-il ?

– Oh, je ne sais pas, il doit s’approcher des 200, un truc comme ça. Vous l’avez compris, l’âge civil, on y prête plus guère attention de nos jours. J’avais… excusez-moi de parler de moi…

– Non non allez y, au contraire.

– J’avais le sentiment que la recherche faisait une erreur. Des erreurs… qu’ils n’en finissaient pas de reproduire. Les protocoles n’étaient pas les bons, trop risqués. Avec Einstein, avec Hawking, ils ont été trop rapides, trop brutaux, idem avec Newton, ou Kepler… On est en train d’essayer de rattraper mais va-t-on y arriver ? Je ne sais pas. Car tout tourne autour de la mémoire ; emmagasiner des données, c’est bien, mais ça ne réactive pas forcément le génie qui, lui, s’est façonné dans la première existence, fonction de myriades d’événements que, sans la mémoire première, on ne peut réinventer. Mais c’est pourquoi, avec votre Otium, cette seconde mémoire que vous avez érigée, presque ingénument, excusez-moi JP de vous dire ça…

– Non non, c’est vrai, ingénument est le mot…

– Cette mémoire, votre mémoire, que vous êtes en train de vous réapproprier, nous allons pouvoir créer un modèle, un nouveau protocole… Certes, il y a encore beaucoup de travail… mais vous allez nous aider. Je compte… nous comptons sur vous. D’ailleurs, je vous le dis, on vous espère en réunion dès la semaine prochaine, car on y arrive pas avec MP, vous devriez pouvoir nous aider.

– MP, Marcel Proust ?

– Oui Marcel. C’est sur la base des mes théories sur la mémoire, soit l’existence d’une œuvre attachée directement, précisément à un revenant, que nous l’avons ressuscité, un peu avant vous. Mais notre protocole, encore une fois, a été trop brutal, trop rapide, d’où d’ailleurs ce surcroit de précautions avec vous. On lui a dit trop vite qui il était, cela a fait traumatisme et, inimaginable car sans mémoire, comme les autres, il nous a fait brutalement, du jour au lendemain, une crise d’asthme d’une telle violence qu’on a cru le perdre.

– Bizarre…

– Oui, c’est à n’y rien comprendre. Par ailleurs, son œuvre est complexe…

– Je vous le fais pas dire, la Machine me l’a insufflée en une heure, ça m’a foutu une migraine !

– Une œuvre brillante, intrusive, d’un style… ! et qui présente des similitudes avec la vôtre…

– Y a pas photo… dit JP en ricanant.

– C’est vrai, repris VG, il n’y a pas de photos dans la Recherche

– Non ! l’interrompit JP, quand je dis « Y a pas photo… », c’est euh… une expression, de mon époque, cela veut dire que c’est… incomparable. L’œuvre de Proust, par son introspection dans l’âme est bien au-delà de ce que j’ai pu faire… Il a pas besoin de photos lui, il va, par l’écrit, par le style, par ses descriptions, bien au-delà de l’image, c’est une psychanalyse de son temps ; comparez La Recherche et Otium, c’est vouloir mettre sur le même plan… un vélo et un Boeing.

– C’est quoi un vélo ?

– Ah oui d’accord… Non, laissez tomber…

– Mais l’œuvre de Proust, reprit VG après un silence, nous pose problème, bien plus que la vôtre, car on ne sait pas, et lui non plus de fait, quelle est la là-dedans la part du réel et celle de la fiction, tout se mélange. Ça a l’air de rien mais cela peut présenter des risques pour la reconstruction de sa mémoire. On y va doucement, on n’a pas dépassé « Du Côté de chez Swann »…

– Et Mozart au fait, quoi de neuf ?

– Une cata ! pour reprendre votre expression. Pour lui, cela apparaissait pourtant simple, on a toute sa musique. Il a tout écouté et devinez quoi, il s’en fiche ! Il ne pense qu’à une chose, euh… bon, avec vous je sais que je peux prononcer certains mots… »

Et VG de se pencher vers l’oreille de JP.

« Il ne pense qu’à baiser les filles qu’ils s’occupent de lui, la musique, il n’en a cure. Il nous a dit l’autre jour : « Avec tout ce que j’ai soi-disant écrit, c’est bon, vous en avez assez, maintenant je veux du… Je dis pas le mot, vous m’avez compris… »

 

Il y eut un instant de silence où les deux, tétant leur paille, restèrent à regarder au loin des R-cars passant silencieuses dans le ciel.

 

« Vous en êtes où dans Otium ? demanda VG.

JP soupira.

« J’ai beaucoup écrit, ça fait pas mal à lire ; et puis il y a les photos, les films… Comme KP m’a demandé de vérifier, avec le Wikiped, de croiser un maximum de références, ça me prend un temps fou. Hier j’ai lu une fiche technique, assez drôle, il faut le dire, bien que morbide, un truc sur la crémation. J’en étais là quand vous êtes venu me chercher pour boire un coup. J’y retourne après, pour le tout dernier chapitre d’ailleurs, intitulé In memoriam… J’imagine que ça traite de la mémoire, un thème qui vous est cher.

– Ah oui, je me souviens, sourit VG, je me souviens même très bien car c’est probablement ce passage d’Otium qui fait que vous soyez des nôtres aujourd’hui… »

 

VG se souleva de son transat, se mit debout, leva un temps son regard vers le ciel avec ses deux soleils puis, se retournant vers JP, il émit un sourire tout en plissant les yeux et pinçant la bouche.

« Si vous voulez mon avis, mon cher JP, allez-y doucement avec In memoriam, cet ultime chapitre risque quand même de vous secouer. »

 

 

 

Coming next au choix : comme vous n’aurez pas été sans remarquer que le présent webroman vient de se boucler sur lui-même, vous avez le choix entre un retour au début d’Otium avec le Sommaire, ou alors découvrir le roman du roman Histoire à vous couper l’envie d’être pauvre, ou bien encore plonger dans un curiculum vitae fort élastique avec la bio pas très bio de l’Auteur.

Crémation, fiche pratique

six feet under

 

Au même titre que Castorama propose des fiches bricolage, Otium vous offre ici une fiche philosophico-cuisino-sociologique. Pour la présente fiche, j’ai googleisé comme un bête afin d’amener de vraies informations. Vous en sortirez plus savant que vous y êtes entré.

 

vie-mort jeu videoEnterrement ou crémation ? C’est une question que l’on se pose souvent tard, voire trop tard, soit quand on a plus personne pour y répondre. Et même quand y a quelqu’un pour y répondre, allez donc dire au mourant : « Dis donc Tonton, t’es bien mal barré là… Il faut être réaliste, t’en as plus pour très longtemps ; alors soyons pratique deux minutes : qu’est-ce qu’on fait de toi après, on t’enterre ou on te crame ? » Si cette question on peut l’avoir à l’esprit au chevet du Tonton, je peux vous assurer – pour avoir vécu la situation – qu’elle ne passera pas vos lèvres.

 

Donc ne dites pas « Après moi le déluge ! », faites part de vos dernières volontés avant, ou alors ne venez pas vous plaindre si on jette une pièce en l’air pour se la jouer à pile ou face.

 

Pile ou face version Picasso

Pile ou face version Picasso

 

L’enterrement – ou inhumation en termes pompeux funèbres – on connait, c’est basique : on te met dans une boîte, on met la boîte en terre, on recouvre, de terre si t’as pas assez économisé, de marbre si tu as « à cœur de mourir plus haut que ton cul », comme dit le poète. Les héritiers peuvent venir creuser une dizaine d’années plus tard, si le terrain s’avère fertile en asticots, y a plus grand-chose ; poussière, tu es redevenu poussière, c’était vraiment pas la peine de t’exciter autant pour ces PV sur ton pare-brise.

 

contravention parebrise

 

Parlons plutôt de la crémation, cette inconnue.

 

Je dis cramer, un cran au-dessus, ce qui peut avoir l’air d’une provocation, dans les termes, mais l’étymologie vient de là, du cramar de l’ancien provençal et du cremare latin. En fait, on a parlé d’incinération jusqu’au jour où l’on s’est mis à incinérer les déchets. Depuis on préfère le terme de crémation car avec incinération t’as plutôt l’impression de pleurer ta poubelle.

 

Comme de juste, les religions se mêlant de tout, elles ont leur mot à dire. Évidemment et ça n’étonnera personne, ce mot n’est jamais le même, les religions n‘étant d’accord sur rien.

 

inde_cremation_varanasi

Bûchers sur les rives du Gange

En Asie, c’est clair, bouddhisme et hindouisme n’y voit pas d’ombrages, ils brûlent à tout va. Le Judaïsme, historiquement, j’allais dire bibliquement, est contre la crémation, depuis toujours. Pour la petite histoire, on peut rapporter qu’un crématorium aurait existé dans les années 2000 en Israël, mais il n’a pas eu le temps de servir, les ultra-orthodoxes y ont foutu le feu… C’est ce qu’on appelle régler le mal par le mal.

 

Côté Islam, c’est clair, le Coran, qui légifère sur tout, règle dans le détail les rites funéraires musulmans ; là-dedans aucune place, nulle part, pour la crémation.

 

catholique

 

Côté Chrétiens, c’est le bazar. Pour résumer à l’emporte-pièce, les Protestants, pas de souci. Ou pas de trop ; dans leur grand ensemble, les Réformistes n’ont rien contre. Les Orthodoxes y sont résolument opposés, sauf si la crémation, et c’est là où l’Église grecque ne manque pas d’humour, est faite hors volonté du défunt ; tu t’écrases en avion, tu crames, tu as le droit à des obsèques religieuses orthodoxes. Ca marche aussi en voiture, en feu de forêt, etc. mais pas si tu t’arroses d’essence pour manifester en faveur du Grexit, là, tu te prends un PV des pompiers. L’Église grecque, c’est clair, préfère la terre au feu, mais c’est cohérent avec le reste vu que cet éminent propriétaire foncier n’est assujetti à aucune taxe foncière.

 

cercueil_moto

 

Quant à l’Église catholique apostolique et romaine qui, on s’en est aperçu, a toujours été en avance sur son temps, elle est comme toujours et d’une façon générale contre ; soyons honnête, elle a tout de même fait un amendement se calquant sur l’évolution des mœurs. En effet, en 1964, elle a déclaré, certes du bout des lèvres : « L’incinération du corps ne touche pas à l’âme et n’empêche pas la toute-puissance de Dieu de rétablir le corps, de même elle ne contient pas en soi une négation objective de ces dogmes ». En résumé et pour les croyants que ça intéresse, tu as le droit à une cérémonie religieuse à condition de la faire avant la crémation, et cercueil présent ; si tu inverses le planning et que tu te pointes avec ton urne à l’église, t’es mort.

 

steve-jobs-mort

Proposition pour la pierre tombale de Steve Jobs

 

Quelle que soit ta religion ou ton agnosticisme, reste l’affaire du deuil… Comment le faire et avec quoi ? Avec la crémation, tout part en fumée, et cette brutale évacuation du défunt pose problème à certains, car y a moins matière, si l’on peut dire, à se recueillir. Alors oui, on peut avoir les cendres chez soi, l’urne sur la cheminée, ce qui économise et la sépulture au cimetière et le taxi pour y aller. Et bien oui mais en fait non ; car c’était vrai chez nous jusqu’en 2008, depuis c’est fini. Je le sais pour être récemment passé par le guichet Pompes Funèbres – compte tenu des tarifs le mot guichet est le bon – auquel j’ai dû déclarer ce que j’allais faire des cendres. Les municipalités en avait en effet ras la casquette de retrouver des urnes dans les consignes de gare, dans le métro ou, « pas chères car ayant peu servies », dans les vide-greniers (c’est authentique, ça s’invente pas), du coup on a légiféré. Tu peux maintenant te la garder un temps sur la cheminée mais pas longtemps, après elle doit rejoindre soit un columbarium – à condition de virer d’abord le pigeon qui niche dedans -, soit un Jardin des Souvenirs – pelouse où le gazon pousse dru car engrais constant -, soit un caveau de famille, si tu as un caveau et une famille. Tu peux même la faire enterrer dans le parc de ton château, mais là faut une autorisation de la mairie, et de préférence un château. En revanche, tu n’as pas le droit de répandre ton mort sur la voie publique, même au cul d’une balayeuse municipale, ni dans une rivière ; dans la mer en revanche oui, mais à condition d’être à plus de 300 mètres du rivage. On apprend plein de trucs, hein ?

 

Nouveau, l'urne issue d'une imprimante 3D, ici un présidentiel

Nouveau, l’urne issue d’une imprimante 3D, ici un projet présidentiel

 

Ensuite arrivent les écologistes qui, au titre de nouveaux religieux, se mêlent eux aussi de tout. Ils ont constaté, en branchant un tuyau au cul des vaches, car la vache est plus préhensible que les feux-follets dans les cimetières, que le gaz méthane issu de la putréfaction des morts est moins polluant que les cheminées des fours crématoires. Et ils ont peut-être raison car si on commence à faire l’addition de ce qui se barre par la cheminée des crématoriums, on se dit que c’était bien la peine d’arrêter de fumer au profit du vapotage vu qu’on respire de la vapeur de morts à longueur de temps. Je m’explique mais sautons au paragraphe suivant pour aérer les lignes de ce texte dont le thème, je vous l’accorde, nécessite un peu d’air.

 

Oublions la pollution liée à la conso du four lui-même, gaz, fioul, ou bois du bord du Gange si tu respires en Inde ; évoquons le reste à savoir :

 

– produits toxiques dans les cercueils (vernis, teintures, peintures)

– fonte à 850° des amalgames dentaires (mercure, plomb, cadmium)

– combinaison chimique des sels du corps humain (notamment l’acide chlorhydrique de la bile)

– vaporisation des dents en or, des vis et broches en platine ou titane, des piles de pacemakers ou, pour les morts des quartiers nord de Marseille, du plomb.

 

vache-pet-feuCe cocktail nous fait une très belle production de dioxyde de carbone, gaz à effet de serre moins puissant que le méthane issu de la décomposition des corps mais bien plus durable. (C’est compensé il est vrai par les pets sortant du cul des vaches qui, réactionnaires à l’instar du monde paysan, refusent toujours l’adjonction de pot catalytique.)

 

 

Pour limiter la casse on réfléchit très sérieusement, ce n’est pas une plaisanterie, à légiférer sur l’arrachage obligatoire des dents aux défunts. T’as intérêt à compter avant les dents en or de ton mort si tu ne veux pas te faire estamper par la suite. Vous allez dire que je rigole, mais non, au crématorium de Hambourg, pas plus tard que l’autre jour, procès : les employés avaient discrètement collectés pas moins de 31 kilos d’or, en 8 ans, soit un pactole de 273 000 €. On leur a demandé de rembourser, mais la Cour de Hambourg a donné raison aux employés arguant que « le corps ou toute partie de ce dernier n’appartenait à personne en particulier ». C’est en appel, le Tribunal Fédéral doit se prononcer, on attend.

 

Vous me direz, inhumation ou crémation, on n’a guère le choix. Et bien si. A condition d’avoir ce qui va souvent avec le choix : le pognon. Il existe désormais des alternatives, trois précisément : 1) la promession, on te congèle dans l’azote liquide puis on te réduit en poudre, ou 2) l’aquamation, là on te dissout dans un bain (acide, comme le nettoyeur Harvey Keitel de Pulp Fiction) et tu deviens un liquide riche en éléments organiques que tes héritiers peuvent utiliser comme engrais pour leurs légumes ; c’est quand même autre chose que le compost qui pue le fumier, et puis ça sort pas de la famille.

 

Pulp sanguine Fiction

Pulp sanguine Fiction

 

Enfin la 3) mais là faut être vraiment très riche (et très con) avec non plus l’enterrement mais l’enlunissement : la société Elysium Space propose depuis peu d’envoyer vos cendres dans la Lune moyennant la somme de 10 000 € le gramme. Cette société est américaine mais était-il besoin de le préciser puisqu’il n’y a qu’eux pour faire du business en te promettant la Lune.

 

(Si vous n’avez pas les moyens, Elysium Space propose toutefois un service plus accessible : une simple mise en orbite de vos cendres.)

 

 

Un ami, lecteur attentif, Jean-Pierre Alarcen, me fait remarquer que j’ai oublié une potentialité : le don du corps à la médecine. C’est payant mais pas très cher, voire gratuit si vous faites don à une école de médecine ; on vous congèle en attendant le jour où les futurs chirurgiens auront besoin d’entrainer leurs scalpels. Selon des rumeurs, il paraitrait que certains amphis de médecine se transforment parfois en practice de golf… je vous laisse à penser ce qui leur tient lieu alors de balles… Ouille ! me direz-vous, mais non, « même pas mal », vu qu’à ce moment là, copieusement mort, vous vous en battrez sérieusement les ouilles.

 

Pour que le tour d’horizon soit complet faute d’être exhaustif, il y a l’aspect économique qui joue évidemment aussi son rôle bien qu’une crémation, désormais, soit quasi au même prix qu’un enterrement, le marché collant aux statistiques : on estime en effet que 50% des funérailles parisiennes, par exemple, se font aujourd’hui en crémations. Le bonus financier de la crémation réside essentiellement dans l’économie, éventuelle, du monument funéraire qui coûte un bras, sans compter l’acquisition même de la concession qui, fonction du prix immobilier de la ville, peut en coûter deux. A l’opposé, on le sait depuis The Big Lebowski des Frères Coen, l’urne, qui n’est pas très onéreuse, peut parfois être remplacée par un gros pot de quelque chose. Il est donc prudent de conserver une boite de pop-corn à l’issue d’une séance de cinéma.

 

The Big Lebowski

The Big Lebowski

 

Une autre petite info sympa : quand on te crame, il reste en fait des os. Pour ne pas que ça tintinnabule dans l’urne quand on la remet à la famille, on passe donc un coup de mixer.

 

Ouf… j’ai pas tout dit ici, je vous fais grâce du reste mais ne manquez pas le Wikipedia consacré au sujet, c’est fort bien documenté.

 

Pour conclure cette Fiche Crémation, je me permettrai, sans vouloir le moins du monde vous influencer, une note personnelle. Jusqu’à il y a peu, j’étais assez partisan de la crémation en ce qui me concerne. Mais la recherche documentaire pour la présente fiche ainsi qu’une autre donnée m’ont fait changer d’avis. Je ne tiens pas à rajouter au dioxyde de carbone pour mes enfants et les générations futures, bien que je ne signerai pas les pétitions pour les pots catalytiques des vaches. Première raison ; la seconde tient au visionnage, récent, d’un film au scénario un peu complexe il est vrai : Jurassic Park 4.

 

Jurassic_Park2Réfléchissons un peu : au rythme où va la science, il est probable que le postulat improbable des x Jurassic Park – résurrection d’un être à partir de son ADN – s’avère un jour réalisable. Pas tout de suite, mais un peu plus tard. Si vous vous êtes faits cramer, à partir de quel ADN les scientifiques futurs vont-ils pouvoir vous ramener en vie ? Hein, je vous le demande.

 

 

A ce raisonnement, mon fils aîné a une réponse juste et à la fois blessante. « Oui, tu as raison, scientifiquement parlant. En revanche, si tant est qu’on arrive à ressusciter les morts un beau jour, les sociétés du futur préfèreront ramener à la vie des génies, de Mozart et Einstein, plutôt que n’importe qui… soit dit sans te blesser ».

 

Mon aîné a toujours raison, un peu comme son père, mais des fois il a tort. Et on comprendra pourquoi dans l’histoire qui suit.

 

Fin de la fiche pratique.

 

La suite : In memoriam

Rabâchage, forcément rabâchage

Stan-fourrure-monocle

 

Quand je rencontre pour la première fois le comte Stanislas de Lipowski, je suis subjugué, par le personnage et par sa faconde.

 

Je suis pas le seul à l’être, toute la famille est sous le charme, ma mère bien sûr, mon père Henri Moreau, seule peut-être ma grand-mère maternelle Élisabeth, l’acariâtre, est en défiance ; elle a un sixième sens pour voir venir les embrouilles ; sur ce coup là, elle va pas se tromper. Même si elle se trompe un rien d’obédience en ce qui concerne Stan qu’un vieux fond antisémite lui fait cataloguer de Petit Juif. Certes il fait un mètre soixante mais en revanche y a rien de plus catho que la famille Lipowski, pure souche polonaise, de celle qui te fabrique les papes.

 

Jean-Paul II par le peintre Stanislas de Lipowski

Jean-Paul II par le peintre Stanislas de Lipowski

 

Blason des Lipowski, branche française

Blason des Lipowski, branche française

Stanislas de Lipowski débarque en avril 61 à l’usine Moreau, pour commander des sièges – il fait dans la décoration ; dans la seconde, il tombe amoureux des yeux bleus de la patronne, ma mère. Et cette dernière ne va pas être insensible au charme slave de cet incroyable Stan qui, bien que complètement en prise avec son époque, présente un look tout droit sorti de la Recherche de Proust. Faut le dire, il se la joue un peu, le comte, avec son titre, sa chevalière offrant le blason – désargenté – de la famille, sa veste en tweed, sa cravate aussi bleue que ses yeux, et son pantalon d’équitation enfilé dans des bottes en cuir que le bottier de l’École Militaire lui a faites sur mesure, moulées sur la jambe. Ah ! j’oubliais le plus important dans la Proust touch : le monocle !

Stan-tenue-equitation-V2

 

Comte à monocle et à Deauville

Comte à monocle et à Deauville

A cette époque, Stan, 51 ans, ne portait pas de lunettes et quand il s’agissait pour lui de lire quelque chose, il mettait son monocle. Quand il avait fini de lire, il écarquillait l’œil droit et le monocle tombait, élégamment, sur sa poitrine car retenu par un fin cordon.

 

 

 

En 61, j’ai dix ans, et c’est bien la première fois de ma vie que je vois un homme avec un monocle. Ce sera aussi la dernière car quelques années plus tard Stan finira par adopter la Guitry touch, soit des lunettes, comme tout le monde.

 

 

Communion solennelle

Communion solennelle

Arrivé en client des Moreau en avril 61, il change vite de statut pour devenir ami de la famille. Un proche, de plus en plus proche. Surtout de ma mère. Quand l’année suivante, on recherche un parrain pour ma Confirmation (j’irai jusqu’à là Communion solennelle dans mon parcours catholique, c’est la grasse matinée du dimanche matin qui eut raison de la messe en premier, suivie très vite de la raison tout court pour ce qui est de la foi), qui prend-on en parrain ? Stan naturellement.

 

 

Le ski version Stan (en 1926)

Le ski version Stan (en 1926)

Comment vous dire… quand on a un père alcoolique et frappeur, un père qui n’en est pas un, et que l’on voit débouler un personnage comme Stan, soit le genre de type à traverser la place de l’Etoile en 2 CV Citroën, à fond les manettes et les yeux fermés, ou à descendre à cinquante balais un escalier sur les mains, un type qui développe un charme monumental pour séduire le gosse que je suis car le gosse que je suis est le sésame pour ouvrir la forteresse qu’est ma mère, bref, quand on voit débouler ça dans sa vie stressée de petit garçon d’un couple pourri, le choix quant à l’image paternelle est vite fait.

 

 

 

Je ne vais pas vous resservir tout le détail des aventures de ma mère et de son amant en 1962, vu que j’ai déjà tout raconté ici même (cf. 1962 – Novembre, la Nuit des Longs Couteaux), mais je reste toutefois encore un instant sur cette époque pour vous narrer une anecdote qui m’a marqué. En avril 62, Stan vit encore dans sa propre famille à Boulogne-Billancourt. Un beau dimanche midi de ce printemps, les Moreau sont invités à déjeuner chez Stan de Lipowski et sa femme, Andrée. On est à quelques mois de la séparation de corps de ces deux là. A table, mon parrain est volubile, comme d’habitude, en nous servant mille et une histoires. Au dessert, va-t’en savoir comment on en est venu aux armes, Stan nous sort une carabine 22 long rifle. Il nous la vante et rassure ma mère en disant que, bien sûr, elle n’est pas chargée. « D’ailleurs, dit-il en dressant le flingue vers le plafond, si j’appuie sur la gâchette, il ne se passe… » Pan ! dans le lustre, que la balle traverse pour filer direct chez le voisin à l’étage du dessus. Il n’était pas là, apparemment, car personne n’est venu sonner. Ou alors il était mort.

 

Stan : cowboy ou Tarzan ?

Stan : cowboy ou Tarzan ?

 

Moi je vous le dis, gamin, tu t’attaches vite à des cowboys qui tirent dans le plafond.

 

Tout cela nous a éloigné du thème de cette Tentative : le Rabâchage ; en fait, je ne sais pas faire de préambules courts, c’est un défaut dont toutefois mes amantes ne se sont jamais plaint. Revenons donc à nos moutons : à partir de 1963, je vais vivre avec ma maman et mon parrain, que je finirais quand même un beau jour par appeler Papa. A tous les repas de famille, ou d’amis, qui vont suivre durant des années, le bagout de Stan aura toujours le dessus. Très vite, je vais entendre de nouvelles histoires – Stan avait un passé accidenté donc propre aux anecdotes -, mais très vite aussi vais-je ré-entendre des aventures déjà connues, avec il est vrai des variantes, des enluminures, des exagérations voire des mensonges que je me garderai bien de toutefois dénoncer car le respect que j’ai toujours eu pour cet homme qui nous avait, ma mère et moi, sortis de l’enfer, m’interdisait de le contredire.

 

Ci-dessous une histoire pour le coup inédite de Stan, tournée en 1994, un conte de comte, en quelque sorte.

 

 

J’ai donc pris progressivement conscience de la limite qu’ont les adultes en matière de récits et qui les amènent inévitablement au fameux rabâchage. A l’écoute d’une aventure mille fois entendue, et relatée une fois de plus par Stan, avec d’autant plus de fraîcheur et de spontanéité qu’elle s’adressait à de nouveaux amis, soit des gens qui y avaient échappé jusque-là, je faisais comme ma mère, à savoir accrocher un sourire d’attente fixe à mes lèvres tout en regardant mon assiette, l’ensemble soldé par un rire de connivence lors de la chute qu’en connaissance de cause on voyait arriver de loin.

 

Tout ce que je dis ici n’est pas méchant sur la personne de Stan, ou si c’est méchant, c’est pour tout le monde car tout le monde fait de même. Tout le monde rabâche, on a pas assez de matos pour être original à chaque fois. L’autre jour, à table avec de nouveaux amis – les pires donc, car avec eux on peut ressortir des histoires anciennes, ils ne les connaissent pas -, je raconte je ne sais plus quelle rengaine à succès, du genre qui marche car séduisant tout le monde, et mon regard faisant le tour de la table tombe sur ma femme et mes deux garçons. Ils ont tous trois un sourire figé aux lèvres et regardent leur assiette. Ca m’a foutu un tel choc que je m’en suis interrompu dans mon histoire. Les autres : « Bah, et alors, qu’est-ce que t’as fait ? Continue ! ». J’ai repris laborieusement pour ne pas les laisser en l’air, mais le cœur n’y était plus, j’ai planté la chute, un ange est passé et j’ai dit : « On va sortir le dessert, non ? »

 

Jusqu’à un certain âge, on fait dans l’original, au-delà, on est dans la reprise. C’est une question de mémoire. J’ai d’ailleurs pris l’habitude quand les circonstances m’amènent à ressortir un récit que ma compagne a entendu x fois, d’exorciser le trouble d’un : « Excuse-moi Caroline pour cette histoire que tu connais par cœur. »

 

Alors comment faire, comment faire pour ne pas rabâcher ? Y a une solution mais c’est beaucoup de travail. Vous rassembler tous vos souvenirs, vous les mettez en ordre, puis vous faites un ouvrage comme ce webroman Otium. Là, vous avez du matos pour un moment. Mais évitez toutefois d’inviter à dîner des gens qui connaissent le site.

 

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Prédestination : tu seras Pierre Fresnay mon fils!

P Fresnay
predestination

J’ai vu récemment Prédestination, le film de Michael et Peter Spiering sorti en 2014. Ça sent l’adaptation d’un roman de SF, et ça tombe bien car ça l’est, le scénar est tiré d’une nouvelle de Robert A. Heinlein : All You Zombies.

C’est une histoire bien tordue, jouant avec le paradoxe temporel. J’aime bien les scénars tordus mais j’avoue que là, par moment, j’ai été un peu largué. L’affaire doit être plus explicite en bouquin ; en film, si tu expliques tout, ça devient lourdissime. Ce film ne l’est pas, il est même plutôt bon, mais comme il évite la lourdeur, il te paume (volontairement ?) par moment. Ce qui m’a un rien gêné, c’est le putain de trou dans le scénario, un trou que j’ai pour ma part un peu de mal à avaler. Qu’est-ce qu’un trou dans un scénario ?

Pape sur son trône
Pape sur son trône

Si l’on se réfère à Robert McKee, un des papes des scénaristes (le scénario est une religion où l’on peut avoir plusieurs papes), un trou est un illogisme, ou un énorme anachronisme. Dans une série cinéma culte – que j’adore -, Terminator, tout repose sur un trou monstrueux : le chef de la résistance contre les machines du futur envoie son bras droit dans le passé et c’est ce bras droit qui, couchant avec sa mère (très beau gosse, le bras droit, faut dire), va l’enfanter lui, chef de la future résistance.

Michael Biehn et Linda Hamilton, le couple sous la pression du Terminator 1
Michael Biehn et Linda Hamilton, le couple sous la pression du Terminator 1

Dès que vous avez une machine à remonter le temps sous la main, essayez donc un peu pour voir. Ça ne marche pas. C’est impossible dans notre linéarité temporelle connue, c’est donc ce qu’on appelle allégrement – et pour justifier l’impossible – un paradoxe temporel. Comme dit Robert McKee (qui vante par ailleurs la qualité du film et de son scénario) : « Le trou de Terminator n’est plus un trou, c’est un abîme. » Mais bon, on prend ça pour ce que c’est, un postulat, on l’accepte, on avale, et on suit le film sans problèmes.

Je suis moins enthousiaste sur le paradoxe temporel version Prédestination car tout le film tourne autour de ça, à savoir que le héros s’auto-engendre, il couche avec lui-même et se fabrique donc lui-même. Il faut voir les circonvolutions du script pour en arriver jusque-là. Mais bon, une fois qu’on a émis ces réserves, ça reste un film honorable (moins drôle que Retour vers le futur mais tout le monde n’est pas Zemeckis).

A partir de là, on peut s’interroger sur la nôtre, de prédestination. Comme dans prédestination, il y a sérieusement le mot destin – vous aviez remarqué -, il faut croire au destin. Ou pas. Moi je n’y crois pas. Pour moi, le destin, c’est un peu comme la chance : on modèle son destin, on fabrique sa chance. Il n’empêche que la prédestination, ça peut nous travailler l’esprit. Quel est le but de notre jeu, le nôtre perso, qu’est-ce qu’on est venu faire entre vie, mort et coiffure, pour reprendre la synthèse de Coluche ?

Car au départ rien n’est clair, et ensuite tout se complique. On va éviter le mot Dieu, qui ne met personne d’accord, pour plutôt retenir la terminologie de Spinoza (qui a d’ailleurs renoncé lui aussi à mettre tout le monde d’accord) : la Nature.

Baruch Spinoza
Baruch Spinoza

La Nature est quand même un rien salope, perverse, ou alors elle a un sens de l’humour hyper développé. T’arrive sur terre, déjà t’es bigleux, ça ne va s’éclaircir que progressivement ; tu comprends pas la langue des aliens qui t’entourent, mais comme ils ont l’air plutôt sympa, tu vas faire un effort de plusieurs années pour parler leur dialecte imprononçable. Là, on parle du gosse joyeusement attendu dans une famille, pas de celui accouchant sur un trottoir de Bogota parmi les rats et condamné à les bouffer. Celui-là, respect, il a du mérite. S’il s’en sort.

Donc la Nature te balance à poil et dans un univers tenant du no man’s land. Tu crois qu’elle te filerait un minimum de mode d’emploi, un manuel ? Que dalle. Bonjour le SAV de la Nature. Quant à la hot line pour te plaindre, balle-peau, tu vas mettre des années et une tripotée de religions pour t’apercevoir au final que Dieu n’a pas le téléphone, on lui a pas installé pour la bonne raison qu’il n’a aucun domicile connu, d’aucuns pensent même qu’il n’existe pas, c’est vous dire le SAV…

dieu-telephone

C’est un peu comme si tu sautais en parachute, sans armes ni bagages, parfois sans parachute (pour ceux de Bogota), et que tu atterrisses au milieu d’un nulle part qui s’appelle même pas Kolwezi, à poil donc et sans aucune consigne sur la marche à suivre. Tu sens, instinctivement, que t’as une mission, mais on a juste oublié de te dire laquelle. Démerde-toi Jojo, avance, tu vas pas nous emmerder avec des détails.

embleme legion

Je n’y connais rien en jeux vidéo, pas ma génération et la plupart de ceux-ci m’inquiètent car ils nous préparent à la Troisième (guerre mondiale, pour les comprenettes difficilettes), mais sans y connaître rien, je suis sûr que des jeux sans règles existent*, le but du jeu étant de justement découvrir ses règles. C’est comme la vie. Au départ, y a aucunes règles, elles ne se révèlent que progressivement, en cours de jeu. (* Interrogé sur la question – autant demander à des spécialistes -, mon fils Hugo dit que le jeu vidéo proche de ce que j’évoque ici s’appelle flOw.)

flow

Après, il faut que tu te positionnes dans ce grand bordel de jeu. Histoire de s’appuyer sur quelque chose dans cet univers de sable, tu as des pulsions, des envies, étayées par l’innée, guidées par l’acquit. Mais notre grand jeu vie-déo, semé de chausse-trappes sinon c’est pas drôle, n’en a rien à foutre de tes désirs. Prenons l’exemple du mec, un peu bipolaire quand même, qui veut être messie. Tout le prédestine à être charpentier. Va falloir qu’il bosse sérieux pour arriver à ses fins, l’aura intérêt à jouer des coudes et à avoir de la tchatche pour convaincre tout le monde, et accessoirement lui-même. Dans l’exemple de ce gars, tout s’est bien terminé ; pas pour lui, certes, qui n’a pas connu le succès de son entreprise, mais il a tout de même fondé une multinationale.

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Je vais prendre un autre exemple, celui d’un type que j’aime bien, que je crois connaître tout en m’en défiant un peu : moi. Quand j’ai treize ans, m’arrive la puberté accompagnée de deux choses : une peur d’hémorragie à la bite et, sans aucun rapport à priori, une pulsion d’écriture. Ce que j’imagine être une hémorragie vient d’un excès de branlette dans le dortoir des sixièmes du collège de Juilly ; à force de me « tirer sur l’élastique » (selon la formule imagée d’un copain), je sens soudain un flot chaud me sortir du sexe, s’étaler dans les draps.

Le Collège de Juilly en 1824
Le collège – historique – de Juilly en 1824

Panique ! Excessif à l’exercice, j’ai abusé et je saigne. Je soulève le drap dans la lueur bleuâtre des veilleuses du dortoir et que vois-je : un liquide tout blanc. Là, comme je suis très intelligent, j’ai un flash et je comprends d’emblée que c’est avec ça qu’on fait les bébés. En journée, et dans le même collège, les branlettes étaient plus intellectuelles avec les rédactions. Allez-savoir pourquoi, je prenais toujours d’incroyable chemins de traverse pour traiter le devoir du jour, mais comme j’avais un minimum de style pour vendre ma copie – systématiquement annotée d’un « hors sujet » -, je m’en sortais et sauvais une note honorable en Français.

A partir de là, je me dis : « Ça y est, j’ai trouvé ma vocation, ma mission sur cette terre s’est éclaircie, j’ai touché au mode d’emploi, ma place est toute trouvée, je serai écrivain ! »

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Je me souviens d’un débat où j’accompagnais Pierre Desproges ; autre invitée en intervenant: Régine Deforges. Pour remettre en situation, j’évoque d’abord la question que pose à Régine Deforges un type dans le public : « Vous avez fait un best-seller avec votre Bicyclette bleue… un best-seller commence (dans les années 80, plus maintenant) à 100 000 exemplaires, mais je crois savoir que vous en avez vendu un peu plus que ça…

– Oui, dit simplement Régine Deforges.

– 500 000 ? insiste le gars.

– Un peu plus, dit Régine.

– 1 million !? dit le gars étonné.

– Un peu plus sourit Deforges.

– 2 !?

– Un peu plus…

– 3 millions !? dit le type sidéré.

– Non, clôt Régine Deforges, pas 3 mais 6 millions… toutes éditions confondues bien sûr… »

Je me souviens de la question suivante car la réponse m’a bien plu.

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Régine Deforges

« Madame Deforges, peut-on devenir célèbre en étant écrivain ?

– Oui, on peut devenir célèbre en étant écrivain… mais si je peux vous donner un conseil, arrangez vous pour être célèbre avant. »

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Arrivé en fin de troisième dans mes études, je me dis que je vais faire une seconde pour, peut-être ensuite, m’essayer au journalisme. Malheureusement, il va y avoir les chausse-trappes du jeu : en l’occurrence ma mère est pragmatique et amoureuse de Pierre Fresnay. Pragmatique, elle estime que journaliste n’est pas un vrai métier (on en reparlera un peu plus loin) et quant à Pierre Fresnay, elle l’a notamment adoré dans un film, L’Homme aux clés d’or, où il joue le rôle de concierge d’un palace et gagne plein de fric. Ça, outre Fresnay, ma pragmatique avait bien retenu. D’où le fait qu’elle me dirige non pas vers la suite de mes études mais vers une école hôtelière. Et moi, comme un couillon, mou, pas déterminé, je me laisse faire. Vous comprenez pourquoi je me méfie de moi-même ?

A propos du métier de journaliste, ne manquons pas de passer par là sans s’y arrêter un instant : un journaliste italien star disait la chose suivante : « Le métier de journaliste est dur, épuisant, ingrat, sans garantie réelle d’emploi, parfois même dangereux, mais bon… c’est quand même mieux que de travailler. » (NB : C’est Philippe Val qui m’a reprécisé l’auteur du mot en question, « le journaliste star italien », le hasard fait que, au même moment, il resservait cette même citation dans un bouquin qu’il est en train d’écrire ; on a pas mal de références en commun avec Philippe.)

Les journalistes ne bossent pas ? Certains oui, mais à écouter les news, d’où qu’elles viennent, à les décoder, on sent bien que c’est pas le plus grand nombre.

On va pas faire long ici sur ma carrière car il y a tout le présent site Otium pour la raconter, mais passés les deux ans d’école hôtelière et les deux ans dans un quatre étoiles parisien, quatre ans à jouer les larbins, il m’aura fallu une certaine détermination pour redresser la barre que ma mère avait ingénument foutue de travers.

Souriant, le loufiat
Souriant, le loufiat, content de lui

Les quarante ans qui ont suivis m’ont vu jouer des coudes pour me rapprocher de l’écriture ; j’ai d’abord fait dans la production de spectacles, ensuite dans la production télé, des univers mitoyens de l’écrit, où, pris toutefois par les nécessités alimentaires, les miennes et celles de ma famille, je n’ai accouché au final que d’une maigre manne littéraire.

Mais malgré la dictature du quotidien qui m’a bouffé comme elle bouffe tout le monde, le désir d’écrire ne m’a jamais quitté. Cette pulsion, consciente, est pour moi comme une arche longue dans un scénario. Qu’est-ce qu’une arche longue ? pour ceux qui n’y connaissent rien en construction dramaturgique. Une arche longue est le but qu’au final doit atteindre le protagoniste d’une fiction, c’est la situation ultime vers laquelle il tend, elle est meublée d’arches courtes soit de x événements l’embarquant théoriquement jusqu’au but prédéfini par son arche longue.

arche-longue
harlan coben ne le dis

« Mais pourquoi cette prédestination ? » me direz-vous, comme j’ai pu mille fois me le dire à moi-même. Pourquoi ce combat quichottesque contre des moulins à vent alors qu’on est si bien dans un hamac à lire le dernier Harlan Coben ? Ne se monte-t-on pas le bourrichon ? Ne me suis-je pas auto-persuadé de cette nécessité d’écriture, et ce fort d’un vague talent pour l’écrit ?

J’ai eu une caméra pour mon treizième anniversaire, une Super 8. A partir de là et dans les cinquante ans qui ont suivis, j’ai constamment engrangé de l’image, tout comme je faisais du son. Et des photos, comme tout un chacun. Ma particularité, c’est que je thésaurise savamment toute cette masse pour en faire quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas du tout au moment où je sauvegarde, la réponse ne vient que bien plus tard. A un moment donné, trop tardivement je trouve, je m’autorise à avoir du temps. A partir de là, j’observe ma corbeille de souvenirs qui est fort pleine et je mets à la ranger, numérisation (200 heures de vidéo, 50 heures de son), scannage (10 000 photos) et je scripte tout ça, fabrique une très grosse base de données car, c’est bien beau d’avoir des infos mais si tu sais pas les retrouver, t’as l’air con du KGB à l’issue de la guerre froide.

hangar kgb

Vous connaissez les deux versions du Renseignement durant la guerre froide ? D’un côté tu as les 100 000 agents de la CIA, de l’autre les 400 000 agents du KGB. Mécaniquement, le KGB engrange 4 fois plus de renseignements que la CIA, sauf que l’Amérique est en avance en informatique et va donc s’ingénier à classer tous ces millions de petites infos via ses ordinateurs, alors que le KGB, débordé par la masse, va stocker ses données dans d’immenses hangars ressemblant à celui où l’on paume l’Arche à la fin des Aventuriers de l’Arche Perdue. Moralité : c’est bien beau de ranger mais si derrière tu ne sais plus ce que tu as rangé, et où…

Tout ça pour dire que j’ai de la suite dans les idées, une détermination, et c’est d’ailleurs ce qui nous vaut d’avoir ici un roman-photo.

Auto-persuasion pour l’écriture ? Peut-être mais je ne suis pas sûr. Ça tient plutôt du… magique – j’aime pas l’idée car je suis un plutôt rationnel -, du magique et du malaise. Magique car, quand j’écris, je pars avec une idée, un axe, c’est préférable pour moi que de partir à l’aveuglette, mais, en cours d’exercice, au clavier, j’ai tendance à quitter mes rails, une idée en bousculant une l’autre, je pars en digression et, en même temps, j’ai  l’impression que les mots ne sont plus les miens mais qu’ils m’arrivent d’ailleurs, d’outre quelque chose, de derrière la tête. Un peu schizo, le mec, non ? Ça, c’est quand tout va bien, qu’il est en forme pour écrire. Parce qu’autrement, il y a le malaise. Le malaise quand ça vient pas, ou quand ça vient en merdasse. Tu le sens, t’es pas content. Malaise aussi et surtout quand t’écris pas. Un sentiment de défaut, de manque, quand l’ennui, la faiblesse, le manque d’énergie et/ou de courage te coupe les pattes et que tu ne fais pas ce qu’il convient de faire, soit ta prédestination.

Et on rejoint ici l’aspect schizo, soit l’autre derrière toi qui lui est prêt à écrire alors que toi tu rechignes, l’autre qui donc te fout des coups de pieds au cul pour que tu t’y mettes.

Tout ça pour donner du sens à la vie alors qu’on sait pertinemment qu’elle n’en a pas. J’envie ceux qui sont prédestinés à lire Harlan Coben et à qui la vie offre un hamac.

hamac

Coming next : Rabâchage, forcément rabâchage

Pensées

Lipo pipe Cabu

En rangeant mes paperasses, j’ai retrouvé ces pensées, appelons ça comme ça ; c’est un truc que j’avais écrit pour accompagner la bio que m’avait demandée mon éditeur lors de la sortie du roman La Grande Boulange. J’avais sans doute jugé que mon profil, comme on dit désormais, n’était pas assez défini par mon CV, d’où cette espèce de grille de décodage en questions-réponses sur les éternels et récurrents grands thèmes de notre époque.

Je fumais la pipe à l’époque, sûrement pour faire plus écrivain ; aujourd’hui, après avoir essayer d’arrêter de fumer tous les jours, je roule mes cigarettes. Ça fait plus paysan.
 

Sport
Pratique natation et amour mais seulement où il a pied.

Transports
L’avion, parce qu’il réconcilie cercueil et crémation.

Cuisine
Toutes, pourvu qu’elles ne laissent pas de miettes dans le lit.

Culture
Généraliste, malgré lui, comme le médecin.

Peinture
De Van Gogh, il retient notamment l’art des marchands pour thésauriser la misère.

Musique
Apprend la trompette dans l’espoir de trouver des formules comme « L’humour est la politesse du désespoir ».

Amour
S’en méfie avec un grand A, le trouve plus grand en minuscule.

Le bonheur
Le mot « Fin » dans un film de Bresson.

Le courage
Aller jusqu’au mot « Fin » dans un film de Bresson.

L’intelligence
A la complaisance de penser que souvent il en manque.

Médias
Classée quatrième aux Jeux Olympiques du Pouvoir, il pense que cette équipe de
médiums au singulier pluriel peut faire mieux la prochaine fois.

Les journalistes
Remercie ceux qui font dans l’information de la laisser dans l’état où ils la trouvent en arrivant.

Le SIDA
Le malheur des uns faisant le bénéfice des autres, il ne serait pas étonné d’apprendre que les fabricants de préservatifs comptent en sortir un tout petit, pour les mouches.

Les politiques
Des démagogues qui chantent la Marseillaise parce que c’est un tube de Gainsbourg.

Juif
Voulait l’être adolescent pour la kippa qui dissimule les débuts de calvitie.

Calvitie
Elle fait un grand front et les femmes préfèrent les hommes intelligents.

Psychanalyse
Il est contre mais son psychanalyste est pour.

Argent
Voir à Psychanalyse.

Dieu
Il s’applique à ne pas le couper en se rasant.

L’écriture
Le seul endroit où l’on fait la sieste quand tout va mal.

Roman
Estime qu’il ne faut pas faire dans le roman de gare et qu’il vaut mieux faire dans le roman de plage, car leurs grèves n’en sont pas.

Le talent
Il en a presque autant que de relations, c’est tout dire.

Le cynisme
Stratégie qu’il développe pour essayer d’être en avance d’une morale.

L’autocritique
Il se remercie quand ça dépasse dix lignes.

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