J’ai beau réfléchir, je ne vois pas pourquoi j’appelle cette fameuse nuit La Nuit des Longs Couteaux, elle n’a pourtant rien à voir avec le sanglant coup de main d’Hitler. Elle a toutefois en commun qu’on y parle d’assassinat et que, au lendemain de cette nuit, rien n’est plus comme avant, tout bascule.
Pour expliciter cette fameuse nuit, il faut jouer le flashback et faire un bond d’un an en arrière. En novembre 1961, le 11 précisément, ma mère, Louise Moreau dite Lisette, embrasse pour la première fois celui qui va devenir son amant : Stanislas de Lipowski. Un mois après, en décembre, ils se ré-embrassent à nouveau. Bien sûr qu’ils se sont embrassés entre temps, ne me faites pas dire le contraire de ce que vous pensez, mais la particularité du patin qu’ils se roulent dans une 2 CV Citroën en décembre 61, dans une impasse à Meudon, à une encablure de la maison familiale, c’est qu’il va être brutalement interrompu. Par un violent coup dans la voiture.
La 2 CV Citroën avait une spécificité, elle possédait une suspension extrêmement souple, t’appuyais dessus, elle rebondissait. Marrant.
Ce qui l’est déjà moins, c’est quand tu prends dans ta 2 CV un violent coup de pare-choc par derrière alors que tu es concentré à glisser ta langue dans la bouche de ta maîtresse, et que c’est le mari qui, avec sa propre voiture, te défonce le cul de la 2 CV.
Les amants ne sont guère prudents. Stanislas de Lipowski raccompagnait ma mère à son domicile et, juste avant d’y arriver, il s’était garé dans une impasse voisine pour lui dire bonsoir avec la pulsion du moment. Évidemment, la tête ailleurs, il n’avait pas pris soin de regarder dans le rétroviseur, sinon il y aurait vu la voiture de mon père surprenant la gentillesse de Stanislas de Lipowski à raccompagner sa femme à la maison.
C’est ce qu’on appelle un flag’.
Mon père Moreau – je suis obligé de préciser car on comprend aux divers chapitres du récit que j’ai beaucoup de pères – trompait allégrement ma mère depuis vingt ans, c’était même, avec le soin de rentrer ivre tous les soirs, sa principale activité. Comme il avait, pareil à beaucoup d’hommes sur ce thème, l’esprit assez étroit, il ne pouvait imaginer que ma mère puisse en faire autant. Pour lui, cocu se déclinait au féminin, pas au masculin. Donc on imagine son courroux – coucou, cocu – de se voir ainsi trahi, en plus dans une Citroën alors qu’il était Peugeot.
J’ai rien vu de l’incident déclencheur ce soir là, on m’a raconté après. En revanche, je me souviens bien des minutes qui suivirent. J’ai onze ans, je suis à la maison attendant l’heure du dîner en compagnie de ma grand-mère qui vient de le préparer, quand mon père rentre comme une furie, normalement bourré puisqu’on était en fin de journée, et postillonne : « Où est mon fusil !? »
Le fusil, de chasse, était rangé au bas du buffet de la salle à manger. Il le chope, le dégage de sa housse, y enfourne deux cartouches. « Je vais les crever » dit-il en guise d’apéro, et il se poste au perron de la maison en refermant, clac, le fusil, guerrier, prêt à flinguer.
Mon père Moreau faisait un bon mètre quatre-vingt ; Stanislas de Lipowski, un mètre soixante. Mais, on le sait, le courage n’a pas grand chose à voir avec la taille. Lipowski était courageux naturellement, Moreau ne l’était que bourré.
Avec le bon sens qui souvent m’assaille, je me dis qu’il doit se passer quelque chose et je me poste juste derrière mon père pour suivre les événements ; ma grand-mère est là aussi, son torchon de cuisine en main.
Au bout de l’allée qui mène à notre perron, la double porte du jardin, au-delà, la rue. A cette double porte se pointe Stan. Il entrouvre la grille, interpelle Moreau : « Qu’est-ce qui te prend, Henri ? Qu’est-ce que tu imagines ? »
Je ne suis pas souvent l’avocat de mon père Moreau mais là, avec le recul, je veux bien comprendre qu’il puisse y avoir peu d’ambiguïté dans son imaginaire. C’est ici que s’affiche le courage de Stanislas de Lipowski car il va remonter l’allée, doucement, pas à pas, dans l’axe du canon de mon père. Le héros au Far West.
« Qu’est-ce qui t’arrive, qu’est-ce que tu as vu ? Qu’est-ce que tu crois avoir vu ? Je suis passé à l’usine, Lisette voulait rentrer, je la raccompagne, c’est tout. Je l’ai embrassé, certes, mais en bon camarade, en tout bien tout honneur ! »
C’est ça oui, il se gare dans une impasse à deux cents mètres de la maison pour y raccompagner ma mère… Gros.
« Je peux bien te jurer, sur la tête de la Sainte Vierge, poursuit Stan qui ne répugne pas à abuser du divin quand ça l’arrange, qu’il n’y a rien entre Lisette et moi. Je ne sais pas ce que tu imagines… »
Sans doute mon père n’avait-il pas assez abusé du Pastis 51 ce jour là pour tirer ; ce qui est certain, c’est qu’il a abaissé son arme et a avalé la version abracadabrante de Stan ; ce qui est certain aussi, c’est qu’il n’y a pas cru. A partir de cette date, en effet, il a incubé son évident cocufiage, à partir de là, l’ambiance est montée d’un cran à la maison.
Fin du flashback, retour au novembre de l’année suivante. On est au beau milieu de la nuit et, comme souvent à ce moment là, je dors. Dans la chambre voisine de celles des parents. Un cri me réveille. C’est ma mère. J’étais sérieusement habitué aux cris à la maison, ceux de ma mère quand mon père la frappait, mais il y a cri et cri. Celui-là est hystérique, paniqué. Je me dresse dans le noir. « Papa ! Qu’est-ce que tu fais à maman !? »
A côté, bruits de luttes, essoufflements. Je me lève, vais à la porte de leur chambre. J’y découvre mon père tirant ma mère par les cheveux, elle en travers du lit. Je ne réfléchis à rien, j’y vais. Je fais le tour du lit, me porte du côté de ma mère, lui tire sur les pieds pour l’arracher aux griffes de l’autre malade. L’image est surréaliste : d’un côté mon père qui tente de foutre ma mère en dehors du lit, de l’autre moi qui freine en la tenant par les pieds.
Mon père emporte le morceau, ma mère se retrouvant le cul par terre. Il la frappe au visage, la redresse par les cheveux, la re-gifle. Je tente de m’interposer mais du haut de mes onze ans, je fais pas le poids. Ma mère parvient à s’enfuir de la chambre, traverse la mienne, s’enfile dans l’escalier menant vers l’étage inférieur. Mon père la poursuit, la rattrape dans l’escalier, l’attrape au cou, l’étrangle. Je vois ça du haut de l’escalier, je ne réfléchis plus à rien, t’as pas le temps de te poser des questions dans des moments pareils, j’ai mes chaussons aux pieds, j’en saisis un et, armé de cette massue molle, je saute sur les épaules de mon père, lui massacre la tête à coup de feutrine.
Qu’est-ce qui va faire que mon père arrête là son carnage ? je ne sais pas. J’aime à penser que mon chausson fut salvateur et que ces coups de charentaise, fouettés sur le crâne d’un vendéen alcoolique, l’ont dessoulé. Pas sûr, toujours est-il qu’il lâche là ma mère et que, un peu plus tard, les chambrés retrouvent leur calme. Apparent. Le lendemain, ma mère part à l’usine, puis en revient discrètement dans la journée, fait sa valise en l’absence de son mari et se barre chez Stanislas de Lipowski pour ne plus jamais revenir.
Au fait, pourquoi le cri ? Explication de ma mère un peu plus tard : alors qu’elle dormait, elle avait soudain ressenti un étouffement ; brutalement réveillée, tu m’étonnes, elle avait découvert que son mari était en train de l’étrangler, mais pas d’une strangulation à pleines mains, non, avec le plat de l’avant-bras écrasant le larynx. « Ton père, tu sais, il a été flic et là-bas il a appris des trucs pour étrangler les gens sans laisser de traces. »
Sans laisser de traces… Ma mère y allait là peut-être un peu fort dans son analyse de scène de crime car si on l’avait retrouvée, dans le lit conjugual, morte étouffée, traces ou pas traces, on avait pas à chercher loin le suspect. Mais c’était la violence de trop, elle avait tout supporté, avalé, depuis vingt ans, pour son gosse et son usine, mais là, forte du nouveau soutien logistique de Stan, il était temps qu’elle foute le camp. Et qu’elle déclenche la guerre, au divorce, un Verdun qui va durer quatre ans.
Fin de l’histoire mais, à suivre…
La suite : 1962 – Décembre, Hiroshima et ginkgo