Jour J
Tout était blanc, et encore, cette notion même de couleur, le blanc, sur l’instant, lui était étrangère. Il n’avait plus de notion de rien à ce moment là, il s’en souvenait. Maintenant il s’en souvenait, alors que sur le coup il ne se souvenait de rien. Il avait juste la conscience d’être et, après tout, c’était déjà pas si mal, vu qu’il venait de rien.
Bien plus tard, quand il eut retrouvé la notion du temps, celle qui enchaîne une journée après l’autre, il aimait à se souvenir de ces instants où il ne se souvenait de rien. Aimait n’était peut-être pas le bon mot, il tentait de retrouver mentalement ces instants où il avait juste eu la sensation d’être. C’était un sentiment bizarre, une sensation de non-sensations, un état entre malaise et bonheur, sans trop savoir si c’était l’un ou l’autre, un flottement dans du chaud ; il aurait eu les mots, à ces moments là, il aurait dit que l’état contemplatif était ce qui s’en rapprochait le plus.
Puisqu’il avait appris depuis lors ce qu’était le blanc, un environnement où toutes autres couleurs étaient absentes, où tout contraste avait disparu, où la lumière l’entourait de toute part, il s’exerçait à tenter de retrouver ces moments d’éveil à la conscience dans son blanc total. Il découvrit plus tard qu’avant un réveil, il y a des rêves. Mais là, rien. Avant ce qu’il semblait être son premier réveil, au Jour J, il n’y avait rien, un trou sans forme, sans fond, sans rien.
Tout était blanc. Très vite, il avait compris – même le terme de comprendre était inadéquat, senti était plus juste – qu’il était là, tout entier, allongé. Sa notion d’être était instinctivement liée à un corps, qui devait être le sien, allongé dans ce blanc tout autour.
Puis ils s’étaient matérialisés à côté de lui. Les avaient-ils vus pénétrer dans son univers blanc, il ne s’en souvenait pas. Ils étaient là, soudain, à côté de lui. Ils étaient deux, vêtus de blanc. Leur nombre, deux, là aussi comme tout le reste, c’était une notion apprise par la suite. Il comprenait maintenant que pour nommer tout ce qui l’entourait, le blanc, les êtres à côté de lui, le lit où il était allongé, le corps, son corps lui-même, il lui avait fallu le passage par la Machine. Sans elle, combien de temps n’aurait-il eu que sa conscience d’être ? La Machine lui avait fait nommer les choses, lui avait donné les mots, sans mots pour identifier les choses qui l’entouraient, il serait resté à flotter dans son être pur. Même le terme de machine venait de la Machine.
Les deux êtres à ses côtés n’étaient pas de même nature, il le savait maintenant, maintenant avec le recul, maintenant où il pouvait nommer les choses ; il y avait un mâle et une femelle. Ils étaient doux, bienveillants, ils étaient beaux. Un instinct plus qu’autre chose – il n’avait en effet pas de raison dans ces premiers temps au-delà du Jour J – lui faisait ressentir qu’aucune menace n’émanait de ces êtres ; avec le recul, il savait maintenant ce qu’était un sourire et ces êtres souriaient.
Ces êtres avaient des bouches d’où sortaient des sons doux, bas, mélodieux, mais qui ne signifiaient rien à sa conscience. Leurs yeux, leur attention, étaient dirigés sur lui, dans le lit.
Il avait aussi appris, un peu plus tard, qu’ils avaient trente ans, tous les deux, mais cette mesure du temps restait encore abstraite pour lui. Il avait accepté leurs trente ans sans trop comprendre ce que cela signifiait.
J+10
Ils, les autres, étaient plus de deux. A J+10, il en avait différencié six, toujours les mêmes mais présents à des moments différents. A chacun de ses réveils, il y avait toujours au moins un de ces êtres à côté de lui, vêtu de blanc ; car il avait maintenant des réveils avec des choses floues entre temps, inconsistantes, évanescentes, ça ressemblait un peu aux rêves qu’il aurait par la suite, mais là c’était sans images, juste des sensations molles. C’est à l’un de ces réveils qu’il avait eu, presque violemment, sa rencontre avec une autre couleur, et avait ainsi quitté son blanc total pour la première fois. Il y avait du bleu et aussi d’autres couleurs, mais ce qu’il fallait appeler le bleu dominait. Alors qu’il se réveillait et que le bel être femelle, un des deux présents lors de son premier réveil, était debout à côté de son lit, une chose était soudain apparue au-dessus de son corps. Ça flottait, c’était bleu et en même temps transparent puisque, à travers ce bleu, on voyait tout le reste de son univers blanc.
Cette chose était limitée dans l’air, occupait un espace aussi large que son lit et semblait accrochée à rien, restait fixe en suspension au-dessus de son corps. Au cœur de cette chose, il y en avait d’autres qui bougeaient, des lignes, des trucs incompréhensibles. Il était resté fasciné par cette apparition qui, tel un nuage bleu aux contours parfaits, bien délimités, flottait en enserrant d’autres petites choses qui elles bougeaient dans tous les sens.
Cela, c’était une vision d’avant la Machine. Avec l’arrivée de la Machine, il avait appris que ce nuage, flottant dans l’air, s’appelait un holok, un terme venant de hologramme. Cet holok était pour lui, lié à lui, et, s’il avait bien compris la leçon de la Machine, s’inquiétait de son corps. Les trucs qui bougeaient à l’intérieur de l’holok informaient les êtres autour de lui de comment allait son corps.
J+15
Alors qu’il devait être à J+15 – bien difficile de donner une durée alors qu’à ce moment là la notion de jours lui était toujours étrangère – il avait senti une chose bouger à ses côtés, très proche de lui, plus proche que le bel être femelle. Deux autres êtres étaient présents également quand il avait ressenti ça, et leurs réactions, vives, inhabituelles chez eux qui étaient toujours doux, calmes, fluides, lui avaient donné un surcroit de conscience. Que se passait-il ?
Le bel être femelle avait saisi quelque chose, quelque chose qu’il ne voyait pas mais que sans voir, étrangement, il ressentait. Elle avait amené cette chose devant lui, devant ce qu’il convenait d’appeler ses yeux. Il avait vu un truc d’une autre couleur que blanc, et ce truc bougeait. Il avait mis un bon moment à comprendre que ce truc qui bougeait était lié à lui, à ce qu’il appellerait un peu plus tard sa volonté.
Il le savait maintenant, maintenant qu’avec sa volonté il pouvait bouger le truc quand il voulait, s’en amusait même, que ce qu’il avait ainsi découvert était un bout de son corps, un bout du bout de son corps, et il savait maintenant que cela s’appelait une main.
Puis il y avait eu, pour la première fois, la Machine. Deux êtres s’étaient activés à ses côtés, le bel être femelle et un autre être, mais mâle. Ils s’étaient d’abord tenus à proximité de son lit puis ensuite derrière lui, hors de son champ de vision. Il avait senti quelque chose de doux, de chaud, se poser sur cette partie de lui-même au-delà de ses yeux, sur ce que la Machine allait lui apprendre à nommer crâne. Les deux êtres étaient ensuite réapparus à ses yeux, le bel être femelle lui avait saisi doucement la main, il avait ressenti un frottement doux qu’il conviendrait plus tard d’appeler une caresse, puis elle avait reposé sa main sur son lit. C’est à cet instant, pour la première fois que, réveillé, il en était sûr, il ne dormait pas, il avait vu apparaître au-delà de lui-même, au-delà de son environnement blanc, des choses d’abord fugitives puis soudain consistantes, des choses qui, il le savait maintenant, étaient des images, des milliers d’images et de bruits, un bombardement de choses qui passaient, fulgurantes, à travers sa conscience. Il ne se souvenait pas s’être endormi au sein de ce maelstrom d’énergie mais cette tempête l’avait emporté avec elle, loin dans un rêve, sans qu’il se sente lâcher prise.
J+16
C’est au réveil suivant que l’être femelle avait émis des sons qui semblaient pour la première fois faire résonner quelque chose en lui. Elle lui tenait la main, le regardant, et répétait les mêmes sons.
« Je… elle… de… air… ; Je… elle……di… air… ; Jaelle… di…air… »
Et puis soudain, il y avait eu une déchirure dans sa tête, brutale, incisive, comme un coup de vent chassant une brume et lui découvrant un nouveau pan de conscience, les sons émis par l’être femelle venaient de prendre sens.
« Je m’appelle Di-Ere. »
L’être femelle avait dû être satisfaite de quelque chose dans son regard car elle avait incliné la tête, reposé sa main, sourit, cessé de parler.
C’est l’autre être qui s’était alors penché sur lui.
« Je m’appelle Dgi-Ere. »
Lui, il l’avait compris tout de suite, sans difficultés aucunes.
L’être femelle, qu’il pouvait nommer maintenant, Di-Ere, lui avait repris la main, l’avait serrée puis, le regardant, avait dit :
« Tu t’appelles Ji-Pi… »
Elle s’appelait Di-Ere, il s’appelait Dgi-Ere, et lui s’appelait Ji-Pi. Il s’appelait Ji-Pi… Il existait et il s’appelait Ji-Pi. Un bruit était alors sorti de nulle part : Iiii-Iiii. Il l’avait parfaitement entendu, n’avait pas rêvé car les deux êtres avaient eux aussi réagi, avait entendu quelque chose.
Di-Ere, souriante, s’était penchée vers lui : « Bien, très bien, mais tôt, trop tôt… » puis elle avait dit un mot qu’il n’avait pas compris, quelque chose comme « Ofoni » suivi de «J+35»…. 35 était le chiffre après 34, avant 36… Comment le savait-il ? Il ne savait pas, mais il le savait.
Chaque nouveau J voyait revenir la Machine à rêves, avec toujours le même rituel. On lui posait une chose douce et gluante sur le crâne, on le regardait, et soudain arrivait le flux d’images et de sons, celui qui systématiquement embarquait sa conscience. A chaque réveil de chacun de ces flux de rêves, il se sentait plus fort mais aussi plus riche de nouvelles sensations. Une autre main, celle de gauche, bougea à J+17. Il avait donc deux mains, comme Di-Ere et Dgi-Ere, ou comme Kè-Pi ou comme Vi-Pi puisqu’il savait maintenant le nom de tous les êtres qui passaient dans son univers blanc. A J+18, il appréhendait la notion d’espace, la notion de limite dans l’espace, ce qui le mit au malaise car l’univers blanc autour de lui ne montrait pas de limites, s’étendait à l’infini, le contraire même de ce qu’il identifiait comme des limites.
Si, avec Ji-Pi, on fait un bond dans le temps, il faut attendre J+25 pour que Kè-Pi, avec visiblement l’accord des trois autres êtres présents autour de lui, lui dise :
« Tu es dans une projo, c’est plus économique que la peinture… » A ces mots, les quatre êtres avaient été pris de petits soubresauts qu’il fallait interpréter comme des rires.
« Coupez la projo, s’il vous plait… » avait dit Kè-Pi et soudain son blanc s’était dissous, tout l’univers autour de lui avait disparu pour laisser place à du noir. Total. Durant un temps, assez court, le temps que son regard s’habitue à cette obscurité. Progressivement, des choses autour de lui étaient alors sorties du néant ; d’abord, au plus proche, les habits blancs des êtres autour de son lit, et, au-delà d’eux, des limites, des murs, sombres qui n’apparaissaient que l’un après l’autre, autour de lui, se matérialisant grâce à de faibles rayons de lumière tombant d’on ne sait où. Quand ses yeux furent capables d’une correcte mise au point, il vit qu’il était dans un univers clôt comportant quatre murs, un plafond, la matière de ces limites étant d’un gris sombre, rugueux, en total contraste avec l’univers lisse et blanc dans lequel il baignait depuis son Jour J.
Il entendit Kè-Pi lui demander de fermer les yeux, ce qu’il fit sans se forcer pour échapper à l’oppression de cette semi-obscurité, puis Kè-Pi dit : « Projo ! » et la forte luminosité rougeoyante à travers ses paupières l’informa que son univers blanc était de retour. « C’est une question de crédit, entendit-il dire Kè-Pi alors qu’il avait encore les yeux fermés, les projos coûtent beaucoup moins chers que les travaux de décoration. »
J+35
A J+35, il sut que le mot « Ofoni » émis par Di-Ere n’était pas le bon, et qu’il fallait entendre « Orthophonie ». Il le comprit avec l’arrivée d’une nouvelle jeune femme – il avait résolu d’utiliser le mot soufflé par la Machine – qui se présenta sous le nom de Em-Eh-Si. Fort de ses multiples rêves à Machine, il pouvait maintenant décrire ce nouvel être. Elle était brune, devait avoir le même âge que les autres, trente ans comme ils avaient dit, son fin visage était encadré de cheveux bruns coupés très courts, et son torse, tout comme les autres femelles, offrait un relief conséquent que mettait en valeur sa tunique blanche lui collant à l’épiderme. C’était donc ainsi, si les femmes avaient la même finesse de visage que les hommes, plus anguleuses peut-être, elles s’en différenciaient toutefois par la proéminence de leur poitrine. Ji-Pi espérait que son corps, qu’il devinait mais qu’il ne sentait pas, était semblable à celui de ces femmes, il en avait comme une sorte de désir, une pulsion irraisonnée. Il lui faudrait attendre J+45 pour déchanter.
A partir de J+35, grâce aux bons soins de Em-Eh-Si, grâce à son sourire dont il ne pouvait se détacher, grâce à sa patience, il apprit à contrôler les sons qui émanaient de lui, de sa volonté. Ce fut laborieux au début, ils restèrent en effet sur les Iiii-Iiii durant tout J+35. A J+36, il savait émettre Ji-Pi ! Il savait dire son nom et il en fut tout fier, heureux, il renouait avec une notion qu’il n’imaginait pas exister : la joie. Les choses s’accélèrent ensuite de façon exponentielle ; à J+39, il pouvait prononcer les noms de tous les êtres qu’il connaissait et bien d’autres mots. A J+44, il entretenait déjà un embryon de conversation avec celle qui, il savait désormais prononcer le mot, s’était présentée comme orthophoniste.
En parallèle, comme si l’apprentissage du parlé avait initié des connexions inconnues dans son être, alors même que se poursuivaient, chaque J, les séances de Machine à rêves, il commençait à ressentir son corps, non plus comme un sentiment abstrait mais comme une réalité tangible. Cela avait commencé quelque part sous sa tête, la seule partie apparemment émergée de lui-même, le reste disparaissait sous une sorte de matière légère et en même temps rigide, blanche comme tout son univers. Passées les sensations au niveau de ce qu’il imaginait être sa poitrine, il y avait eu des picotements, des fourmillements, bien plus bas. S’il avait des jambes, elles étaient en train de sortir d’un long sommeil.
J+45
Quand à J+45 il vit un aréopage d’hommes et de femmes en tuniques blanches se matérialiser à proximité de son lit, il sut qu’il allait se passer quelque chose de nouveau. Ils étaient une bonne vingtaine, tous du même âge, leur trentaine, tous souriants mais en même temps visiblement en réflexions, en attente d’un événement.
C’est Kè-Pi qui prit la parole en s’informant d’abord du sommeil de Ji-Pi.
« Oui, je… avoir bien dormi, dit Ji-Pi.
– Parfait, je ne vous présente pas tout le monde mais sachez que tous ces êtres, comme vous dites, vous suivent avec beaucoup d’intérêt, depuis très longtemps, et sont au demeurant très satisfaits de l’évolution de votre état. Holok, s’il vous plait.
L’holok se matérialisa au-dessus du lit et tout le groupe se rapprocha pour observer les multiples chiffres, courbes, symboles qu’il affichait en continu.
« Parfait, c’est parfait n’est-ce pas ? dit Kè-Pi aux autres. Virez moi ça » L’holok se volatilisa dans l’instant. « Baquet ! énonça Kè-Pi » et Ji-Pi eut soudain l’impression de physiquement descendre vers le bas. En fait non, son regard, sa tête restait à la même hauteur mais c’est son corps, ce qu’il imaginait être son corps, qui filait vers le bas. Doucement, sans aucun bruit, Ji-Pi se retrouvait maintenant en position assise, face au bataillon en tuniques blanches.
« On y va pour le cocon ? Ok, on dissous le cocon, s’il vous plait…
Ji-Pi sentit une légère vibration sous sa tête, il regarda vers le bas et vit l’enveloppe blanche qui le recouvrait commencer à se dissoudre, à disparaître, ligne par ligne, comme le fil d’un tissu se libère progressivement de sa trame. Au fur et à mesure du recul de l’enveloppe, apparaissait quelque chose de moins blanc que le blanc mais d’une couleur blanchâtre, blafarde. C’était son corps qu’il découvrait là, centimètre par centimètre. Ce fut d’abord sa poitrine, puis son ventre, ses cuisses avec, au bout, deux choses pointues qui étaient ses genoux. La vibration s’arrêta au-delà de ce qu’il pouvait voir mais qui devaient être ses pieds, et le laissa nu, assis sur une structure transparente, face au groupe l’observant avec attention.
A l’issue de cette séance, alors qu’une bonne moitié du groupe avait déjà disparu dans le blanc, Ji-Pi s’appliqua à retenir Kè-Pi.
« Kè-Pi, je voudrais… savoir quelque chose.
– Si je peux te répondre…
– Je suis… suis être femelle ?
– Hum… hum, c’est ce que tu voudrais être ?
– Je… sais pas, je…
– Et bien, il convient de constater, mon cher Ji-Pi, que tu n’en as pas pris du tout le chemin. Si tu observes bien ici, entre tes cuisses, tu verras un appendice qui constitue, en général, un attribut extrêmement masculin. Donc, au risque de te décevoir, je suis contraint de te confirmer que tu appartiens absolument à l’espèce des mâles… Nous avons, en quelque sorte, donnez naissance à un splendide garçon.
– Ah…
– Ce n’est pas, en soi, ni une bonne ni une mauvaise nouvelle, c’est. A partir de là, et dans les temps qui adviennent, peut-être pas tout de suite mais assurément dans un avenir proche, à toi de voir et de gérer les conséquences de cette appartenance à la race des garçons. Mais ne t’inquiète pas, on en est tous passé par là et on s’en est tous remis. »
J+52
Les séances d’orthophonie se poursuivirent jusqu’au moment où Ji-Pi fut en mesure de soutenir une conversation normale, bien que parfois sa recherche de mots appauvrissait l’entretien et le laissait insatisfait, énervé après lui-même. En même temps, la Machine à rêves, qu’il pouvait voir maintenant, un simple casque souple qu’on lui posait sur le crâne et qui n’était relié à rien, poursuivait son enseignement. Il découvrit une foultitude de choses, dans semble-t-il tous les domaines, histoire, géographie, science, politique, société, toutes ces données couvrant un champ historique allant de la préhistoire à l’année 2017 de la civilisation. Il en conclut, en toute logique, que si les informations n’allaient pas au-delà de cette année là, on devait être en 2017. Mais si oui, pourquoi était-il là, dans cette sorte d’hôpital futuriste, avec ses appareils sortant du néant, comme son holok, avec ses projos offrant une vision sans murs alors que les murs, il le savait, existaient bel et bien à quelques mètres de lui ? Tout cet environnement, cette technologie, il l’avait appris, n’existaient pas dans la civilisation que lui offrait, séance après séance, sa Machine à rêves.
Pourquoi était-il là, que lui était-il arrivé, quel accident, ou maladie l’avait ainsi envoyé au néant, privé de toute mémoire, pour qu’ensuite il se réveille au Jour J et qu’on doive ainsi tout lui réapprendre ? Ou lui apprendre, tout simplement. N’était-il pas un cobaye, au fond, un être issu d’un embryon créé de toutes pièces, arrivant du néant, né d’une éprouvette de laboratoire? Kè-Pi avait donné, sans le vouloir ou de façon délibérée au contraire, un indice terrible : « Nous avons donné, en quelque sorte, naissance à un beau garçon… ». Comment fallait-il interpréter ça, et quelle nuance dissimulait son « en quelque sorte » ? En somme, était-il né aujourd’hui, de quelques expérimentations secrètes, ou bien avait-il eu une existence préalable, une vie entière qu’avait soudain anéanti sa totale amnésie ?
Dès J+46, il avait entrepris de poser ces questions, d’abord de façon presque innocente à ceux de ces toubibs – il les appelait comme ça dorénavant – qui étaient le plus proches de lui. En l’occurrence à Em-Eh-Si et à Di-Ere. Elles souriaient de ces demandes, ne répondaient pas ou répondaient à côté. Il était alors devenu plus insistant, plus violent dans ses interrogations. Même réactions de fuite souriante de ses interlocutrices. A J+52, alors que depuis 5 jours on venait d’inaugurer un nouveau rituel, les repas, quelque chose d’épouvantablement difficile au début bien que ce qu’il ingurgitait ne nécessitait aucun effort, tout était liquide, sans goût et liquide, il s’était fâché en rejetant l’espèce de biberon qu’on lui mettait dans la bouche.
« Putain, c’est dégueulasse ton truc ! Pourquoi on me force à boire cette merde ! Jusqu’à présent je m’en suis passé !
– Jusqu’à présent, expliqua Di-Ere, tu étais alimenté par contact, dans ton lit, maintenant il convient de passer à l’étape suivante, adulte, c’est à dire de manger par toi-même. Je concède que la substance n’est pas appétissante mais elle est contient tout ce qui t’est nécessaire, tout ce qui indispensable pour que ton corps puisse se remodeler et que, à termes, il puisse te porter afin que tu redeviennes autonome. Ce qui n’est pas encore le cas Ji-Pi.
– M’en fout. J’ai eu un rêve sur Gandhi, il a fait la grève de la faim pour obtenir des trucs. Je vais faire de même et on va bien voir qui aura le dernier mot. Merde alors !
– Il va falloir que je fasse un rapport sur la Machine, revoir un peu sa prog, ce n’est pas normal que…
– Qu’est-ce qu’elle a la Machine !? Marche très bien, elle m’en dit plus que vous.
– Oui, mais elle t’apprend des termes qui…
– Putain, je demande des trucs et vous ne répondez que ce que vous voulez bien répondre, c’est à dire rien. Je veux juste savoir qui je suis, d’où je sors, pourquoi je suis là ? Si, en prime, on veut bien me dire où l’on est et quelle date nous sommes, je ne me plaindrais pas. Après, je bouffe !
– On dit manger…
– Et puis je te cause plus, toi ! Je fais aussi la grève du verbe, puisque ça s’appelle comme ça.
– On va devoir te remettre en perf-contacts…
– Hum hum dit Ji-Pi lèvres serrées.
– Bien, je vais parler à Kè-Pi…
Kè-Pi se matérialisait dans l’univers blanc peu de temps après.
– Ca va Ji-Pi ?
– Hum hum…
– Je comprends tes interrogations, elles sont plus que légitimes, elles sont aussi la preuve que tu es revenu à un niveau de conscience… disons normal. Mais le personnel qui t’entoure a consigne de ne pas répondre à certaines questions. Nous ne pouvons pas répondre, cela fait en effet partie intégrante de la thérapie. Je ne peux guère t’en dire plus aujourd’hui, il va falloir que tu me fasses confiance, comme tu fais confiance à toute l’équipe qui t’accompagne dans cette aventure. Toutes les questions finiront par trouver réponse, c’est une affaire de temps, mais y répondre de façon prématurée pourrait ruiner tous nos efforts, et nous n’en avons pas le droit, pour toi d’abord, et pour l’ensemble de l’équipe qui suit ton cas. Tout ce que je peux te dire aujourd’hui, c’est que ton état est satisfaisant, mieux que satisfaisant d’ailleurs, au-delà de tous nos espoirs. Nous en sommes aujourd’hui à J+52, le protocole prévoit une sérieuse modification du traitement à partir de J+65, tu n’as donc plus longtemps à attendre. Jusqu’à là, je t’en prie, soit docile et laisse toi dorloter par celle qui est en charge de toi au quotidien : Di-Ere.
– J+65… dans une semaine ? dit Ji-Pi entre ses dents.
– Oui dans une semaine il y aura une évolution qui devrait répondre à tes questions, pour partie, pour partie seulement, le reste viendra plus tard, rassure-toi.
– Ok, amenez ce putain de biberon !
– Hum… Di-Ere a raison, il va falloir sérieusement reprendre la programmation lexicale de la Machine…
– Eh, doc, soyez gentil de voir aussi du côté cuisine, qu’il foute quelque chose de bouffable dans leur sauce.
– Je vais y veiller moi-même, mieux, je goûterai avant. Une question auparavant, où en est-on côté lecture ?
– Lecture, comment ça ?
– Tu arrives à lire ?
– Lire ? Je sais pas… votre Machine à rêves m’envoie toutes sortes d’informations, d’images, et d’écrits aussi, j’imagine.
– Attends… Di-Ere, tu es là ?
Di-Ere se matérialisa à moitié dans le blanc, en femme-tronc, seul son buste apparaissant au milieu de rien.
– Oui Kè-Pi ?
– Tu peux me trouver de quoi écrire, s’il te plait ?
– Comment ça ?
– Quoi comment ça ! Du papier et un crayon…
– Mais où vais-je trouver ça ?
– Di-Ere, tu es gentille, tu me trouves du papier et un crayon, regarde à l’intendance, ils doivent bien avoir ça au fond d’un tiroir.
– Mais il n’y a pas de tiroirs à l’intendance.
– Écoute, je sais pas, cherche et tu vas trouver, j’attends ici. »
Di-Ere disparut à 100 %.
Resté seul avec Ji-pi, Kè-Pi regarda une seconde autour de lui, tâta dans le vide puis dit « siège ». JP ne vit rien apparaître de particulier mais l’instant d’après Kè-Pi s’asseyait dans le vide, étirait des bras devant lui, joignait les mains, en faisait craquer les articulations.
« Vous n’avez pas de papier et pas de crayon… commenta doucement Ji-Pi.
– Mais si mais si, mais avec toutes ces machines, on s’en sert de moins en moins.
– Au point de ne plus en trouver nulle part… En quelle année sommes-nous, Kè-Pi ?
– Tu vois, tu recommences à perdre patience… Ne vas pas trop vite, toutes les questions… »
Il fut interrompu par le retour, triomphal, de Di-Ere, papier et crayon en main. « Et vous savez où j’ai trouvé ça ? dit elle, chez Marcel, il suffisait d’y penser.
– Qui est Marcel ? demanda Ji-Pi.
– Bien, un papier, un crayon… dit Kè-Pi qui n’entendit pas la question ou ne voulut pas l’entendre. Je vais inscrire quelque chose, si je sais encore… Je n’ai plus la main aussi agile que… Bon, euh… que puis-je inscrire ? Tiens… »
Et, d’une main tremblotante, Kè-Pi traça quelque chose sur la feuille, la retourna face à Ji-Pi.
« C’est deux lettres, D et R, dit Ji-Pi.
– Ah bon… Tu vois ça comme ça… Di-Ere, vous voyez ce que je vois ?
– Oui, Kè-Pi…
– Et si je te marque ça… il traça autre chose, tu me dis quoi ? »
Ji-Pi regarda la feuille sur laquelle apparaissant deux autres lettres.
« C’est un K et un P…
– Ok, ça se confirme… murmura Kè-Pi. C’est de notre faute, manque de vigilance…
– J’ai dit une connerie ? s’inquiéta Ji-Pi.
– On dit une bêtise… commenta Kè-Pi, l’autre mot n’aurait pas dû arriver à ta connaissance. Je vais te dire moi, ce que je lis ici. En premier, je lis Di-Ere, ensuite je lis Kè-Pi…
– Ah bah oui, si l’on prononce à l’Anglaise, évidemment.
– Évidemment… fit dans un soupir Kè-Pi. Et si j’écris ça, tu lis quoi ?
– J et P énonça Ji-Pi, si l’on prononce à l’Anglaise, ça fait Ji-Pi… Comme mon nom d’ailleurs, c’est drôle.
Kè-Pi ne répondit pas mais regarda Ji-Pi d’une façon comique, le sourcil haut, les yeux exorbités, la bouche tordue, comme pour amener son interlocuteur à un effort supplémentaire.
– Quoi ! éructa Ji-Pi, qu’est-ce que j’ai raté ?
– Rien, tu as juste raté, depuis le début, nos noms, et aussi le tien d’ailleurs.
– Comment ça, Di-Ere, ne se dit pas d’hier ?
– Si, absolument, ça c’est bon, mais ça s’écrit D et R, et se prononce, à l’Anglaise, certes tu as raison, Di-Ere…
– Ah… dit Ji-Pi, mais alors mon nom se dit… enfin non, s’écrit J.P. ?
– Euh… oui. Et le mien K et P, soit Kè-Pi.
– Et Em-Eh-Si, l’ortho ?
– Ça s’écrit comme ça, et il traça les trois lettres M.A.C, ce qui veut dire, de mémoire car je n’en suis pas sûr, Marie-Anne Chaban, ou Chalan, enfin un truc du genre.
– Mais ce sont des initiales ! Vous vous appelez tous par vos initiales !?
– Euh… oui, tu as raison, on peut dire les choses comme ça. Mon nom complet est Kleber Polvinski, quant à Di-Ere, c’est… c’est comment ton nom déjà ?
– Euh… attends, D, je le sais, c’est Diane quant au R… attends, tu sais, on oublie vite… Roland, euh non, Rolando !
– Mais vous vous foutez de ma gueule, explosa Ji-Pi, vous connaissez même pas votre propre nom !? C’est pas un hôpital ici, c’est un asile de fous, c’est ça, je suis chez les frapadingues… !
– Écoute JP, dit KP en se levant de son vide, tout ça fait partie des questions auxquelles nous allons devoir, pouvoir, répondre dans peu de temps, il faut, comme je te l’ai dit, que tu prennes ton mal en patience. » Et il se dirigea vers la sortie du blanc.
– Juste une question, à laquelle vous devriez pouvoir répondre, si vous ne l’avez pas oubliée… mes initiales JP, elles correspondent à quoi ?
KP regarda une seconde DR puis, se retournant vers le lit, dit :
– Ça correspond à ton prénom, tout simplement, soit Jean-Pierre…
– Jean-Pierre, murmura JP, mon prénom… mais mon nom alors, c’est quoi mon nom ? »
Mais il était tout seul, les deux autres s’étaient déjà dissous dans le blanc.
J +65
Ce jour là, JP se réveilla en sursaut, comme n’importe qui apercevant en face de son lit une bonne trentaine de personnes, silencieuses, assises sur rien, dans le vide, vêtus de blanc, bien sûr, et tous de trente ans, naturellement. KP était à l’extrême gauche du bataillon et, voyant que JP était réveillé, il quitta son siège invisible pour se rapprocher du lit.
« Bonjour JP, bien dormi ?
– Qu’est-ce qui se passe ? C’est le grand jour ?
– Baquet ! ordonna KP » et instantanément JP se retrouva en position assise.
« Vous êtes ici, avec nous, mon cher JP, par le fait d’une seule personne au départ, c’est en effet grâce à lui que nous nous sommes intéressés à votre cas. VG – il prononçait bien sûr Vi-Gi -, s’il vous plait… »
A l’extrême droite du groupe, un homme blond, d’une trentaine d’année comme toujours, se leva, salua JP de la tête puis le reste de l’assistance et se rassit.
« VG eut la pertinence, et nous l’en remercions tous, de baser sa thèse de médecine sur un… comment dire, sur un ouvrage qu’il découvrit… VG s’il vous plait…
– Tout à fait par hasard il faut le dire, répondit l’homme blond.
– Et le hasard faisant bien les choses, on le sait, il va être à partir d’aujourd’hui, et selon les conclusions de thèse de notre ami VG, l’objet même d’un nouveau protocole, protocole qui, nous l’espérons, confirmera les théories de VG. »
KP s’éloigna du fauteuil où JP l’écoutait avec attention et se mit à arpenter l’espace devant le groupe.
« Je ne veux pas ennuyer JP avec des considérations scientifiques qui lui seraient étrangères, poursuivit KP, mais nous savons tous, ici, quels sont les enjeux de ce protocole au cœur des problématiques que nous rencontrons dans nos recherches. Le nouveau… matériel qu’a mis à jour VG, pourrait être à même de bouleverser bien des références dans notre travail, de le faire évoluer, si réussite, vers des lendemains prometteurs. »
Il revint vers JP.
« Fin des préambules, venons-en au fait. Monitoring, s’il vous plait !
Dans la seconde, un rectangle bleuté apparut au mitan de l’espace entre le fauteuil de JP et le groupe de tuniques blanches. Il se positionnait à environ 2 mètres du sol, dans le vide, mesurait 2 bons mètres également de long sur un peu moins de haut. C’était une sorte d’holok mais sans profondeur, un écran en somme. Quelqu’un, dans l’assistance, s’exclama : « Ah, Dame Nature ! de la 2D, ça existe encore ? »
KP, sans prendre garde à l’interruption, saisit l’écran par un de ses angles, le tira vers lui, sans effort aucun, exerça une simple poussée sur ses côtés, le réduisant de moitié comme on dégonfle un ballon, l’amena devant JP.
Celui-ci regarda l’écran flottant devant ses yeux, puis KP, attendant la suite.
« Jusqu’à présent, mon cher JP, vous avez été étranger à votre connaissance puisque la Machine vous insufflait des informations dans votre sommeil. A partir d’aujourd’hui, vous allez maîtriser votre propre savoir puisque vous allez, par vous-même, découvrir un nouveau monde d’informations. Envoyez datas, s’il vous plait… »
Sur l’écran apparurent des caractères, des lignes, un dessin, des images. JP retrouvait là ce qu’il avait vu, assurément en rêve, mais le souvenir lui en était flou comme peuvent l’être les rêves ; en tout cas, c’est sûr, ce qu’il avait maintenant devant lui était ce qu’on appelait de l’écrit, accolé à des images.
« Vous maitrisez, de façon encore fragile, il est vrai, la lecture, dit KP, mais, malgré votre maladresse, soyez aimable de lire à haute voix, pour tout le monde, les premières lignes que vous voyez. »
JP, s’avança dans son siège vers l’écran en s’aidant des coudes sur les accoudoirs, plissa les yeux et déchiffra la première ligne en haut de l’écran. Il n’était pas sûr de bien comprendre ce qu’il lisait, il eut un moment d’hésitation, plaça la tête de côté pour voir au-delà de l’écran le groupe qui, silencieux, attendait qu’il s’exécute, revint au texte, toussa pour s’éclaircir la voix, puis commença la lecture : « Ot… Otium, le roman-photo idéal du… du fac… du facteur Lipo… Préface… Va-t’en savoir où l’on va… où l’on va pêcher les choses… »
Quand le dernier toubib eut disparut dans le blanc et alors que KP allait prendre congé de lui, JP le saisit au bras. « KP, vous n’avez pas, loin de là, répondu à toutes les questions, mais puis-je vous en poser une à laquelle, je l’espère, vous pourrez répondre ?
– Allez toujours dit KP.
– Quel âge j’ai ?
– Mais mon cher JP, trente ans, comme tout le monde.
J+100
« Notre gros problème, insurmontable à cette heure, c’est la mémoire… Dans le processus des Revenants, nous savons ressusciter le corps, intégral, à partir d’un brin d’ADN ; nous savons rendre à ce corps son cerveau, ses fonctions vitales, nous savons comment nourrir ce Revenant d’informations, via la Machine, et faire en sorte que le nouveau cerveau mémorise les données insufflées dans le sommeil. Mais l’obstacle est la mémoire, l’amnésie générale du Revenant qui a tout oublié de sa vie antérieure. Pourquoi ? Ça, on ne sait pas. On ne sait toujours pas. Nous savons cloner un être, mais nous ne savons pas pourquoi cet être a perdu toute identité. »
A J+100, JP et VG étaient installés dans deux transats en lévitation au ras d’une pelouse et sirotaient deux boissons colorées au moyen de longues pailles plantées dans des verres eux-mêmes en apesanteur à côté d’eux. Il faisait chaud, les lentilles de soleil n’étaient pas superflues ; il faut dire que deux soleils additionnaient leurs rayons pour écraser de lumière le jardin s’étendant devant le centre de recherche.
« Vous avez fait un boulot fantastique ! poursuivit VG.
– Ah merci, merci, j’aime bien qu’on me félicite sur mon travail, comme tout auteur, mais je ne parviens toujours pas à me persuader que c’est moi qui aie écrit ça…
– Oui, et il y a de cela quatre cents dix ans maintenant…
– Je veux pas critiquer, mais, de mon temps, on imaginait que vous iriez un peu plus vite, pour les Revenants j’entends.
– Il faut compter avec la folie des hommes, n’oubliez pas que notre civilisation a eu maintes fois l’occasion de complètement disparaître, et si nous n’avions pas quitté la Terre, que resterait-il de nous aujourd’hui… ? Quand j’ai attaqué mes études, voyez-vous, j’étais déterminé à rejoindre l’équipe de KP, un grand bonhomme…
– Quel âge, véritable, a-t-il ?
– Oh, je ne sais pas, il doit s’approcher des 200, un truc comme ça. Vous l’avez compris, l’âge civil, on y prête plus guère attention de nos jours. J’avais… excusez-moi de parler de moi…
– Non non allez y, au contraire.
– J’avais le sentiment que la recherche faisait une erreur. Des erreurs… qu’ils n’en finissaient pas de reproduire. Les protocoles n’étaient pas les bons, trop risqués. Avec Einstein, avec Hawking, ils ont été trop rapides, trop brutaux, idem avec Newton, ou Kepler… On est en train d’essayer de rattraper mais va-t-on y arriver ? Je ne sais pas. Car tout tourne autour de la mémoire ; emmagasiner des données, c’est bien, mais ça ne réactive pas forcément le génie qui, lui, s’est façonné dans la première existence, fonction de myriades d’événements que, sans la mémoire première, on ne peut réinventer. Mais c’est pourquoi, avec votre Otium, cette seconde mémoire que vous avez érigée, presque ingénument, excusez-moi JP de vous dire ça…
– Non non, c’est vrai, ingénument est le mot…
– Cette mémoire, votre mémoire, que vous êtes en train de vous réapproprier, nous allons pouvoir créer un modèle, un nouveau protocole… Certes, il y a encore beaucoup de travail… mais vous allez nous aider. Je compte… nous comptons sur vous. D’ailleurs, je vous le dis, on vous espère en réunion dès la semaine prochaine, car on y arrive pas avec MP, vous devriez pouvoir nous aider.
– MP, Marcel Proust ?
– Oui Marcel. C’est sur la base des mes théories sur la mémoire, soit l’existence d’une œuvre attachée directement, précisément à un revenant, que nous l’avons ressuscité, un peu avant vous. Mais notre protocole, encore une fois, a été trop brutal, trop rapide, d’où d’ailleurs ce surcroit de précautions avec vous. On lui a dit trop vite qui il était, cela a fait traumatisme et, inimaginable car sans mémoire, comme les autres, il nous a fait brutalement, du jour au lendemain, une crise d’asthme d’une telle violence qu’on a cru le perdre.
– Bizarre…
– Oui, c’est à n’y rien comprendre. Par ailleurs, son œuvre est complexe…
– Je vous le fais pas dire, la Machine me l’a insufflée en une heure, ça m’a foutu une migraine !
– Une œuvre brillante, intrusive, d’un style… ! et qui présente des similitudes avec la vôtre…
– Y a pas photo… dit JP en ricanant.
– C’est vrai, repris VG, il n’y a pas de photos dans la Recherche…
– Non ! l’interrompit JP, quand je dis « Y a pas photo… », c’est euh… une expression, de mon époque, cela veut dire que c’est… incomparable. L’œuvre de Proust, par son introspection dans l’âme est bien au-delà de ce que j’ai pu faire… Il a pas besoin de photos lui, il va, par l’écrit, par le style, par ses descriptions, bien au-delà de l’image, c’est une psychanalyse de son temps ; comparez La Recherche et Otium, c’est vouloir mettre sur le même plan… un vélo et un Boeing.
– C’est quoi un vélo ?
– Ah oui d’accord… Non, laissez tomber…
– Mais l’œuvre de Proust, reprit VG après un silence, nous pose problème, bien plus que la vôtre, car on ne sait pas, et lui non plus de fait, quelle est la là-dedans la part du réel et celle de la fiction, tout se mélange. Ça a l’air de rien mais cela peut présenter des risques pour la reconstruction de sa mémoire. On y va doucement, on n’a pas dépassé « Du Côté de chez Swann »…
– Et Mozart au fait, quoi de neuf ?
– Une cata ! pour reprendre votre expression. Pour lui, cela apparaissait pourtant simple, on a toute sa musique. Il a tout écouté et devinez quoi, il s’en fiche ! Il ne pense qu’à une chose, euh… bon, avec vous je sais que je peux prononcer certains mots… »
Et VG de se pencher vers l’oreille de JP.
« Il ne pense qu’à baiser les filles qu’ils s’occupent de lui, la musique, il n’en a cure. Il nous a dit l’autre jour : « Avec tout ce que j’ai soi-disant écrit, c’est bon, vous en avez assez, maintenant je veux du… Je dis pas le mot, vous m’avez compris… »
Il y eut un instant de silence où les deux, tétant leur paille, restèrent à regarder au loin des R-cars passant silencieuses dans le ciel.
« Vous en êtes où dans Otium ? demanda VG.
JP soupira.
« J’ai beaucoup écrit, ça fait pas mal à lire ; et puis il y a les photos, les films… Comme KP m’a demandé de vérifier, avec le Wikiped, de croiser un maximum de références, ça me prend un temps fou. Hier j’ai lu une fiche technique, assez drôle, il faut le dire, bien que morbide, un truc sur la crémation. J’en étais là quand vous êtes venu me chercher pour boire un coup. J’y retourne après, pour le tout dernier chapitre d’ailleurs, intitulé In memoriam… J’imagine que ça traite de la mémoire, un thème qui vous est cher.
– Ah oui, je me souviens, sourit VG, je me souviens même très bien car c’est probablement ce passage d’Otium qui fait que vous soyez des nôtres aujourd’hui… »
VG se souleva de son transat, se mit debout, leva un temps son regard vers le ciel avec ses deux soleils puis, se retournant vers JP, il émit un sourire tout en plissant les yeux et pinçant la bouche.
« Si vous voulez mon avis, mon cher JP, allez-y doucement avec In memoriam, cet ultime chapitre risque quand même de vous secouer. »
Coming next au choix : comme vous n’aurez pas été sans remarquer que le présent webroman vient de se boucler sur lui-même, vous avez le choix entre un retour au début d’Otium avec le Sommaire, ou alors découvrir le roman du roman Histoire à vous couper l’envie d’être pauvre, ou bien encore plonger dans un curiculum vitae fort élastique avec la bio pas très bio de l’Auteur.