1999 – Juin, Georges Messart et le signe des cinq

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Stan-Georges-Edwige

 

 

« De toute façon, tu n’es pas mon fils ! » Cette sentence, tombée de la bouche d’un père un beau jour de crise dans la maison, un beau jour de tes quinze ans, est plus forte qu’une gifle. Une gifle, ça reste marqué sur la joue cinq minutes, et ça doit disparaître de l’esprit. Si tout va bien. Mais une gifle tapant l’esprit direct, elle laisse son empreinte toute une vie. D’autant que celui qui la reçoit a déjà cogité bien avant, par intuition, sur cette potentialité de n’être pas le fils de celui qui se doit d’être son père.

 

Vous qui connaissez maintenant mon parcours familial jalonné de virages en épingle à cheveux, vous mesurez combien ce genre d’information peut me rapprocher de celui qui me la donne, Georges Messart en l’occurrence. Dans le chapitre précédent (cf. 1999 – Juin, Camarde de fin de siècle), j’ai évoqué la quête, opiniâtre, de Georges, en voici maintenant le détail.

 

L’intuition de n’être pas l’enfant de ses parents, telle que déjà soulevée par mes soins en ce webroman, est au fond quelque chose de commun à plein de gens, un fantasme de gamin. C’est ce dont m’informera, de sa voix tombée de derrière ma tête, le psy assis au bout du divan où m’avaient allongé quatre ans d’analyse. La majorité des fantasmeurs oublie leur méfiance en vieillissant ; les photos et films d’enfance, la ressemblance avec leurs ascendants, les témoignages de la famille, le registre d’état-civil, bref, tout un faisceau de preuves vient progressivement attester qu’ils se sont foutus le doigt dans l’œil par pur élan romanesque. Une minorité, au contraire, voit s’alourdir le doute et une gifle prise à l’adolescence, telle que « Tu n’es pas mon fils », a dès lors pour eux le ton de l’aveu. Mais un aveu sans preuve, même au tribunal, ça ne marche pas, le prévenu peut se rétracter.

 

C’est ainsi que Georges Messart, de 15 à 63 ans, va ruminer le doute sur sa filiation. Uniquement sur son théorique géniteur, pas sur sa mère, contrairement à moi d’ailleurs où mon pressentiment englobait père et mère. On comprendra le coup au plexus que Georges Messart prend le jour où, devenu papa d’un garçon et d’un fille à son tour, il entend son épouse asséner à leur fils une phrase dont on se relève mal : « Des enfants comme toi me dégoûtent ! ». Pour ce qui est du fils de Georges, à ce que j’en sais, il ne s’en est jamais vraiment relevé. Il est sûrement exagéré de penser qu’une seule agression verbale de ce type suffit à être l’incident déclencheur, le trauma qui va te faire partir de travers dans la vie mais à l’heure, difficile, où se construit la personnalité, c’est une grosse météorite noire impactant d’un putain de cratère ton jardin secret.

 

Entre 15 et 63 ans, Georges remettra l’ouvrage sur le métier plusieurs fois. Auprès de sa mère ; du côté du père, il n’y songe pas. A la question « Papa est-il mon père ? », pas évidente à formuler, faut attendre les bons moments et ils ne sont pas légion, sa maman ne répond généralement pas. Ce qui est déjà une forme d’assentiment. S’il lui arrive d’insister, sa mère finit par renvoyer : « Tu te trompes. » Dire ça à quelqu’un qui estime avoir une intime conviction ne convainc pas. Donc Georges met son mouchoir par dessus et conserve le caillou au fond de sa poche. Très longtemps.

 

Alors que Georges approche de sa retraite d’ingénieur des Ponts et Chaussées : décès de son père. S’ensuivent pour lui ces moments, mélancoliques et incontournables, où l’on s’attelle à ranger les affaires du mort, des chaussures aux paperasses. Ah, le livret de famille, avec sa date de mariage : « Tiens donc, leur mariage s’est fait deux ans après ma naissance…» En soi, le fait d’être né avant mariage ne prouve rien mais, quand on est un dubitatif comme Georges, cela apporte soudain une pièce de plus au puzzle qu’on n’a pas renoncé à assembler. Du coup, Georges s’en ouvre à une sœur de sa mère. Là encore l’omerta familiale reprend le dessus : « Ce n’est pas à moi de répondre sur ce sujet, demande à ta mère. » Certes cette tante ne dit rien mais il y a des non-dits qui en disent de trop. On en arrive ainsi à cet instant T où les Athéniens s’atteignent, soit un déjeuner paisible dans la maison de Georges Messart en banlieue parisienne où sa maman, Edwige Messart née Loret, est conviée. Tous ses partenaires du secret, ses propres parents depuis longtemps au cimetière et son mari récemment disparu, autorisent-ils soudain la veuve à briser le contrat familial ? Sans doute car à la question qu’amène à table une énième fois son fils en même temps que le café, sa mère dissout soudain soixante trois ans de silence en quelques mots : « Tu veux la vérité ? La voilà : tu as raison, ton père n’est pas ton père. Ton vrai père s’appelle Stanislas de Lipowski. »

 

1932-Andree-et-Monique-de-LipowskiFévrier 1934 : Edwige Loret se rend dans un dancing de Charleville-Mézières où elle habite avec sa famille. Elle a sa sœur ainée en guise de duègne, une protection rapprochée qui va d’ailleurs remplir son rôle quand elle surprend, glissant hors du portefeuille de ce séduisant jeune homme de 23 ans qui les invite à danser, la photo d’une jeune femme tenant un bébé. Malgré l’alerte en bonne et due forme, Edwige ne veut rien entendre et visitera quelques jours plus tard la petite chambre que loue le charmant Stanislas de Lipowski, place Ducale à Charleville. Elle n’y perd pas son temps, certes, mais un peu sa virginité.

 

charleville place ducale 2

Charleville, place Ducale

 

Stanislas de Lipowski à 20 ans

Stanislas de Lipowski à 20 ans

Le beau Stanislas est drôle, insatiable, aventureux, il a ébloui Edwige qui, d’emblée, en est tombée amoureuse. Quant à l’amant, probablement est-il amoureux aussi, dans ces épanchements de l’instant où certainement on parle d’amour toujours, sans qu’aucune photo de madone-avec-enfant ne vienne assombrir cette félicité qui s’annonce, naturellement, éternelle.

 

Cette affaire de cœur, qui se consume ainsi dans la chaleur des passions compensant la froidure de février dans cette ville de l’est, durera quinze jours. Elle s’achève en même temps que prend fin le contrat d’apprenti liant Stan à la société L’Économie Sanitaire de Charleville-Mézières, il doit en effet rejoindre ses parents. Mais à propos, qu’a-t-il dit de sa famille ? A priori ses parents vivent à Paris où est né Stan. Outre l’ordinaire romantisme des adieux sur un quai de gare, Edwige n’est pas plus inquiète que ça quant elle accompagne son bel amant au train qui le remonte vers la capitale, ne lui a-t-il pas promis de bientôt revenir ?

 

Gare de Charleville-Mézières

Gare de Charleville-Mézières

 

Dans le train qui file ensuite de Paris vers Tarbes où siège désormais l’entreprise de son père, Stanislas sait qu’il aura bien du mal à tenir sa promesse en retrouvant Andrée, sa femme, et Monique, sa fille, le bébé de la photo. Amour donjuanesque sans lendemain ? Cela y ressemble fort. Un amour de passage sans conséquence en somme. On voudrait bien, mais la conséquence est, elle, déjà secrètement lovée au ventre d’Edwige.

 

Cette conséquence nait en décembre 1934 dans la tourmente qui agite la famille Loret. On la prénomme Georges. Quand on sait l’épreuve que vivent de nos jours les parents confrontés à une fille-mère, on imagine ce que pouvait être, en 1934, dans une ville de province, le scandale bourgeois d’une jeune femme accouchant de l’enfant que lui a fait un godelureau disparu dans la nature. Car quoi, as-tu quelques nouvelles !? Tu n’as pas d’adresse, d’accord, mais lui, il sait où te trouver ! As-tu reçu la moindre lettre, le moindre signe !? Non, tu t’es fait abuser ma fille, par un salaud qui n’en est pas à son coup d’essai, à preuve la photo tombée de son portefeuille. Pourquoi n’as tu pas écouté ta sœur, elle t’avait mise en garde ! Mais mademoiselle n’en fait qu’à sa tête, et voilà où en est ton ventre !

 

La mère Loret voue donc sa fille aux gémonies et entend la virer de la maison. Heureusement pour Edwige, son père détient l’autorité suprême et tonne de sa grosse voix : « Notre fille reste chez nous, on assume ! ». Et de fait, ils assumeront, durant deux ans, jusqu’à ce qu’un certain Victor Messart s’éprenne d’Edwige au point qu’il demande sa main au père Loret, ses quatre mains même, deux pour la fiancée, deux pour le charmant bambin qu’elle amène en dot. Il va de soi qu’au jour de cette union est scellé le secret où les familles enterrent, à l’époque, tout ce qui rapporte aux enfants adoptés.

 

Et la vie de famille reprend ses droits comme si, presque, rien ne s’était passé, avec ses joies et ses aigreurs, telle celle qui jaillit du puits des secrets avec ce trait de rancoeur, « Tu n’es pas mon fils », ou les mélancolies d’Edwige pour une destinée se volatilisant comme brume d’un rêve : Edwige révélera en effet à son fils, le jour même de son aveu, qu’il ne s’est pas passé un jour, en 63 ans, sans qu’elle pense à ce Stanislas de Lipowski s’évanouissant dans l’air comme se dissipe la fumée d’un train.

 

Stanislas Raoul de Lipowski, père de Stan

Stanislas Raoul de Lipowski, père de Stan

Flashback pour maintenant faire le background de Stan. Son parisien de père, Stanislas Raoul de Lipowski, s’est exilé à Tarbes pour y monter une entreprise de carrelage. On lui doit, pour mémoire, la mosaïque ornant l’autel de Bernadette Soubirous à Lourdes. Son fils Stan (il convient de le préciser dans cette famille comptant pas mal de Stanislas) est déjà bon cavalier, casse-cou, quand il entre au régiment de cavalerie de Tarbes pour honorer son service militaire. Dans une soirée probablement éméchée entre conscrits, ce jeunot de vingt ans a fait le pari de séduire une des filles du colonel Parisot, patron de la caserne. Il divise le risque par deux car le colonel a deux filles et Stan n’a pas jugé bon de préciser laquelle. Bien lui en prend car Paule Parisot va l’éconduire et notre Don Juan jette alors son dévolu sur sa sœur, Andrée. Quelques temps plus tard, Stan a visiblement gagné son pari, à tel point que ce trouffion se voit quelque peu contraint de demander audience au colonel du régiment.

Le Colonel Parisot

Le Colonel Parisot

Il entre dans le bureau de l’officier, se met au garde à vous. « Repos soldat de Lipowski. Que me vaut ? »

– Mon Colonel… euh… J’ai l’honneur de vous demander la main de votre fille.

– Pardon !? » répond le gradé justement surpris. Puis, reprenant ses esprits : « J’ai deux filles mon cher, peut-on savoir laquelle vous envisager d’épouser ?

– Euh… celle qui est enceinte.

– Quoi !? »

L’histoire dit qu’il s’est fait sérieusement virer à coup de pieds dans le cul, et une botte de colonel, ça cingle, par ce paternel apprenant deux nouvelles à la fois, dont, selon lui, aucune de bonnes.

 

 

Bernadette Soubirous enchâssée dans une mosaïque de l'entreprise de Lipowski

Bernadette Soubirous enchâssée dans une mosaïque de l’entreprise de Lipowski

 

Le colonel Parisot rencontre le père de Stan qui est un notable apprécié de la ville ; coup de chance dans cette affaire car il n’eut plus manqué que sa fille se fasse engrossée par un gueux, un gendre de basse extraction eut fait tache dans l’arbre généalogique du militaire. L’urgence aidant, le mariage est vite arrangé et Stanislas de Lipowski épouse Andrée Parisot le 31 janvier 1931.

 

Mme la colonelle Parisot, Andrée Parisot de Lipowski, Stan, colonel Parisot

Mme la colonelle Parisot, Andrée Parisot de Lipowski, Stan, le colonel Parisot

 

Sept mois plus tard, en juillet 31, nait Monique de Lipowski, premier enfant du couple Stanislas et Andrée de Lipowski, celle-là même qui posera sur la photo que son père conservait dans son portefeuille. En 1933, notre Stan qui a un côté Tom Sawyer pour ce qui est des conneries, en clair il n’en rate pas une, en produit une nouvelle qui met en vrille son paternel. Les registres familiaux n’ont pas gardé trace de la bêtise en question, sans doute qu’il en a fait de trop et qu’il a été difficile de tout retenir ; en tout cas celle-là doit être de taille car son père décide de l’expédier de l’autre côté de la France, chez son confrère de L’Économie Sanitaire à Charleville-Mézières. Son fils promet là-bas de s’y tenir en père tranquille. Le début de ce chapitre vient de nous instruire sur l’élasticité que Stan met au mot tranquille.

 

Quand il réintègre Tarbes, il n’est pas certain qu’il se vante, ni auprès de sa femme, ni auprès de son père, de ses exploits extra-sanitaires, d’autant qu’il est bon qu’il revienne auprès de son épouse Andrée qui s’est elle-même retrouvée enceinte de ses œuvres peu de temps avant qu’il ne parte pour Charleville. De fait, trois mois plus tard, en juin 1934, nait Serge de Lipowski son deuxième enfant.

 

Un peu plus tard, Serge de Lipowski, grimaçant, et Monique de Lipowski, soleil dans les yeux

Un peu plus tard, Serge de Lipowski, grimaçant, et Monique de Lipowski, soleil dans les yeux

 

Pas le temps pour Stan d’installer sa famille dans ses meubles car son père le convoque dans son bureau : « Maintenant que tu es doublement père de famille, dit Stanislas Raoul, il est temps d’arrêter tes facéties et de t’engager dans la voie de la raison. Or, ça tombe bien, j’ai quelque chose pour toi. Tu te souviendras de mon ami le docteur Schuller. Tu ne t’en souviens pas ? Peu importe. Figure-toi que Schuller, associé avec d’autres sommités parisiennes, vient d’investir dans un domaine au Portugal riche d’une eau de source médicinale. Il recherche un directeur prêt à s’expatrier là-bas pour gérer la propriété et superviser la mise en bouteille. J’ai proposé ta candidature, qu’il a acceptée, rien ne te retient en effet à Tarbes, tu peux partir sans délai, bagages et famille sous le bras, pour cette place, enviée, au Portugal, le domaine en question est en effet de toute beauté. »

 

Le papa n’avait pas menti car quand Stanislas débarque à Cambres, village à une centaine de kilomètres de Porto, il hallucine : au coeur de trente hectares de vignes, celles-là même dont on tire le vin de Porto, siège la Casa da Corredoura, une imposante demeure composée d’une petite soixantaine de pièces et offrant une domesticité d’une dizaine de personnes. Et c’est lui le patron. Inutile de dire que si un éventuel retour vers les frimas de Charleville-Mézières l’avait un tant soit peu effleuré, le soleil du Portugal éclairant sa nouvelle vie princière eut tôt fait d’effacer toute velléité.

 

 

 

Le nabab, droite cadre, avec quelques copains de l'époque (1938)

Le nabab, droite cadre, avec quelques copains de l’époque (1938)

Dans son nouveau statut d’expat’, Stanislas va apprendre le Portugais – mon père le parlait de fait très bien – et mener une vie de nabab. Le deal, arrangé par son père avec ce docteur Schuller fait qu’il n’a là-bas pas de salaire, en revanche il se paye sur la propriété, soit l’exploitation des trente hectares de vigne. Si j’en crois ce qu’il me racontera plus tard, il ne s’en est jamais plaint, sur le moment, le vignoble étant plus que rentable ; il ne paiera la facture que quatre décennies plus tard, au moment de la valorisation de sa retraite qui refuse de prendre en compte des années sans salaires donc inexistantes pour l’administration. Mais on ne peut pas avoir vin et argent du Porto, pour paraphraser ce proverbe normand nous barattant beurre et argent du beurre.

 

Tout va bien dans le meilleur des mondes possible tant qu’on est au meilleur, mais débarque soudain le pire, la guerre, et Stan, famille sous le bras qui entretemps s’est enrichie d’un troisième enfant, Jacques de Lipowski, doit rapatrier la France en 1939. Il s’installe à Vierzon, soit une ville posée sur la Ligne de Démarcation, une frontière nazie qu’il devra un beau jour – une froide nuit plutôt – franchir d’urgence en traversant le Cher à la nage, son nom étant porté sur les registres de la Gestapo. Ici, on touche à une autre aventure qui fera, peut-être, l’objet d’un nouveau chapitre.

 

ligne-demarcation

 

Retour à Georges Messart qui, à soixante trois ans, vient d’avoir confirmation que ses doutes étaient fondés. On est en 1997 et il entame alors une recherche. Mais allez trouver un Stanislas de Lipowski, dont on n’a que le nom, dans une époque où Internet est en plein essor, certes, mais où Monsieur Google ne concrétisera l’idée qui va révolutionner la planète qu’un peu plus tard. Aiguille dans une botte de foin, cette première recherche est un échec. Minitel-2Fort du minitel, cette belle initiative française qui, parce que trop française justement, ne survivra pas au bulldozer américain du web, Georges Messart reprend ses recherches deux ans plus tard. La petite boite marron lui délivre alors des de Lipowski dans le centre de la France. Il les contacte mais ceux-ci ne connaissent pas de Stanislas aussi le renvoient-ils vers une Catherine de Lipowski, parisienne, qui elle, peut-être…

 

Georges Messart appelle la Catherine en question et là, miracle, elle connaît un Stanislas de Lipowski. « Quel âge a-t-il ?

– Oh, il est âgé, 89 ans je crois.

– Vous avez ses coordonnées ? »

Catherine lui confie alors adresse et téléphone du recherché Stanislas, qu’elle détient en l’occurrence depuis peu de temps, et ce suite à mon initiative hasardeuse qui a fait se rattacher tout un pan égaré de la famille de Lipowski à l’arbre généalogique (cf. 1999 – Juin, Camarde de fin de siècle).

 

Georges Messart appelle chez Stanislas de Lipowski mais ça ne répond jamais. Mon père est en fait souvent absent de son domicile car angoissé par ma mère entre vie et mort à l’hôpital Béclère de Clamart. Afin de voir certifié que Stanislas habite bien à l’adresse indiquée, Georges appelle alors une voisine. Celle-ci lui confirme que Stan est bien là, à l’étage du dessous, mais que ses journées sont pour l’heure difficiles, sa femme a en effet été emportée par le SAMU deux jours plus tôt. Pour justifier son appel, Georges donne alors un certain nombre d’éléments à la voisine : « Économie Sanitaire, Place Ducale à Charleville-Mézières, il devait avoir une vingtaine d’année, il y aurait fréquenté une jeune femme… ». Bien qu’il souhaite ne pas trop entrer dans les détails, il en dit trop ou pas assez et la voisine comprend vite en quoi ce coup de téléphone touche au peu ordinaire. D’où le fait que, autorisée à en parler à son voisin, elle descend d’un étage pour frapper à la porte de Stan et lui faire part de l’étonnant message dont elle se fait ambassadrice. Annoncer à un homme de 89 ans qu’il a, peut-être, un cinquième enfant, au moment même où il va, peut-être, perdre sa compagne, n’est pas une mission simple, c’est ce que Stan confirme en lui claquant quasiment la porte au nez.

 

Passent alors quelques temps où Georges espère un éventuel écho, soit de la voisine, soit de Stan lui même, tandis que mon père en est aux obsèques de sa compagne, ma maman. Georges reprend alors le téléphone mais toujours sonnerie dans le vide. N’y tenant plus, il décide de faire le chemin des Mureaux, en banlieue parisienne où il réside, jusqu’à Clamart.

C'est pour quoi !?

C’est pour quoi !?

Toc, toc à la porte siglée Stanislas de Lipowski et mon père, ses maigres cheveux en bataille, pas rasé, pull fatigué dominant un caleçon à fleurs, pieds en pantoufles, lui ouvre. « C’est pour quoi !? dit-il sur le ton aimable qu’il réserve aux Témoins de Jéhovah.

– Euh, excusez-moi de vous déranger, je… je suis le monsieur qui a appelé votre voisine, l’autre jour, euh… vous savez, à propos de Charleville-Mézières…

– Ah… ah… c’est vous, euh… bah restez pas dehors, entrez. »

 

Et c’est ainsi qu’enfin, après des décennies d’interrogations, Georges Messart va prendre l’apéritif avec celui à qui, probablement, il doit d’être sur terre.

 

Si on ne l’avait pas compris encore, mon père était un personnage. Petit, râblé, il était encore costaud à 89 ans, souvenir d’une jeunesse musclée qui lui avait vu faire les quatre cent coups et pas mal d’haltérophilie, ce qui l’autorisait à pratiquer le ski en faisant le poirier, à inventer la luge à 10 places,

 

 

ou bien plus tard, quand je l’ai connu, à encore descendre un escalier sur les mains pour ses 50 ans. Bref, yeux bleus malins au-dessus d’une moustache fournie, Stan était un charmeur extraverti. Georges Messart n’en demandait pas tant et, sûrement comme sa mère soixante cinq ans plus tôt, en un apéro, il est conquis. On n’en est plus aux précautions oratoires, aussi débite-il toute l’histoire, entre deux Suze-Cassis, l’apéritif de prédilection de mon père. Stan l’écoute avec attention. « Rappelez-moi le nom de votre mère, dit-il dans un silence.

– Edwige, Edwige Messart, mais à l’époque de Charleville-Mézières, elle s’appelait encore Loret…

– Hum… »

On se doit de rappeler que Stan m’avait raconté un peu plus tôt cette surprenante visite de la voisine lui servant un cinquième enfant comme on amène le courrier. Moi, sur le coup et avec mon caractère romanesque, je l’avais engagé à aller plus loin dans cette incroyable histoire. Il avait haussé les épaules : « Qu’est-ce que vais aller m’emmerder, dans ma 90e année, avec un enfant qui débarque aujourd’hui !? »

Le laïus de Georges terminé, un nouveau silence s’installe.

« Je vais vous dire, euh… Georges, c’est ça ?

– Oui, Georges.

– Cela va peut-être vous décevoir mais en la circonstance je me dois de dire la vérité : je ne me souviens de rien. De rien du tout. Charleville-Mézières, l’Économie Sanitaire, ma chambre place Ducale, oui, c’est lointain tout ça mais j’en ai encore des bribes, des images. Mais quant au dancing, avec votre maman, sa sœur, là, vraiment, je ne me souviens de rien. Et je serais rentré sur Paris ? Elle m’aurait accompagné au train… ? Honnêtement, je ne me souviens pas. Et cela me trouble, car j’estime avoir, malgré mon âge, une assez bonne mémoire. »

Il est vrai que mon père avait une fichue mémoire et se montrait notamment peu avare d’évoquer ses conquêtes. Le fait qu’il n’ait conservé aucun souvenir d’Edwige Loret restait troublant, de fait, autant pour lui que pour moi à qui il allait très vite raconter la visite que venait de lui faire ce Georges Messart.

 

Il est utile de préciser que le blason des Lipowski était depuis longtemps désargenté ; mon père vivait dans son petit trois pièces à Clamart, vendu en viager pour étayer sa retraite, il n’y avait ni Bentley planquée dans un garage ni châteaux en Espagne, ou même au Portugal, abandonné en 1939. Son trou de mémoire ne s’entendait donc pas stratégique pour préserver à ces descendants officiels un patrimoine qui n’existait pas.

« Et elle était enceinte… reprend Stan.

– Oui, et elle ne le savait pas, tout comme vo… tout comme l’homme qu’elle a accompagné au train ne pouvait le savoir.

– Vous avez… ?

– 65 ans. Je suis né en 34…

– En 34, j’avais 24 ans. Hum, c’est terrible… pour vous j’entends. J’aimerais pouvoir vous dire « Ah, Edwige, oui, je me rappelle ! » mais là, non, ça ne me dit rien, rien du tout.

– Puis-je vous demander quelque chose ?

– Faites…

– Accepteriez vous de la rencontrer ?

– Qui, Edwige ? Elle est toujours vivante…

– Oui, ma mère a 86 ans, elle va bien et elle habite Paris.

– Ah bah écoutez… Oui, bien sûr, peut-être que, la voyant… »

 

Le-Suffren

 

Cette rencontre, peu banale, entre les deux – probables – protagonistes d’une affaire de cœur vieille de 65 ans, va avoir lieu quelques jours plus tard dans la cantine de mon père, cette grande brasserie Le Suffren en face de l’École Militaire à Paris. Ne veut-il pas de témoin à ce déjeuner ? En tout cas mon père se garde bien de m’en parler sinon mon romantisme n’eut manqué cela pour rien au monde, quand bien même eus-je dû abandonner pour quelques heures ma lourde charge de directeur de production élaborant l’un des plus gros événementiels de ma carrière, ce fameux Passage à l’An 2000 pour la mondovision évoqué au chapitre précédent. Mais Georges Messart, en vue de la rédaction de ces lignes, m’a raconté les choses.

 

Quand Georges et sa mère pénètrent au Suffren, Stan est déjà là, attablé à la terrasse de l’établissement. Il se lève pour les accueillir. Se reconnaissent-ils ? Pas vraiment, mais ce n’est plus de l’eau qui a coulé sous les ponts, ce sont les océans de deux vies et on ne peut pas demander l’impossible à nos mémoires. L’émotion s’est invitée au déjeuner, assurément pour Edwige qui chaque jour de son existence a tenté d’imaginer ce que devenait l’amant de sa Brève rencontre, sans doute moins pour Stan qui n’a dû partager les affres de la séparation que durant les quelques heures de trajet séparant Charleville de Paris. Cruauté de la vie, mais c’est ainsi, ainsi que s’écrit l’histoire, allègre pour ces hommes ayant ajouté une conquête de plus à leur tableau de chasse, vacharde pour ces femmes qui se retrouvent emprisonnées au secret de leur propre faiblesse. Mais aussi, quel aveuglement pour Edwige de ne pas comprendre que sa passion s’inscrivait dans ces amours éphémères qui n’ont aucunement la puissance de freiner la course des hommes. A-t-elle eu l’occasion de nourrir ses fantasmes au roman Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig ? A-t-elle vu le film que Max Ophüls en a adapté ? Peut-être, auquel cas elle n’a pu qu’y retrouver sa propre histoire et alors constater combien ces victoires masculines, inconscientes des dégâts collatéraux, avaient le pouvoir de se répéter, au point qu’un écrivain comme Zweig s’en empare et les fige en récit. Edwige est devenue, sans le savoir, personnage de fiction, avec une réalité toutefois, tangible comme ce fils qui, en ce jour, la ramène face à l’autre protagoniste du roman de sa propre vie.

 

lettre d'une iconnue

 

Comment reconnaître dans ce petit vieux rondouillard le souple et fringuant jeune homme qui la séduite en une seule valse ? Comment reconnaître dans cette vieille dame celle que l’on a serrée dans ses bras avec cette culpabilité qui allait ensuite œuvrer à l’effacer de vos souvenirs ? Au cinéma peut-être, avec l’aide de violoncelles en bande sonore, mais pas ce jour là, au Suffren, où deux êtres se voient de nouveau réunis sans pour autant se retrouver.

 

Ils ont quand même anticipé le fait qu’une telle distance, entre jeunesse et vieillesse, n’aide pas à se reconnaître, aussi ont-ils tous deux amené des photos de leurs vingt ans. Assis côte à côte sur la même banquette, ils les posent face à eux sur la nappe. « Là, j’ai une vingtaine d’années, dit Stan, et tous mes cheveux. » Edwige tente de retrouver son Fred Astaire du dancing mais, n’ayant jamais eu sa photo à l’époque, les strates de la vie qui s’entassent ont écrasé l’image véritable du jeune homme, ont sublimé un visage qu’elle ne parvient plus maintenant à superposer avec le cliché noir et blanc qu’elle a sous les yeux.

 

 

edwige-20-ansPareillement pour Stan qui sourit en observant le fin visage d’une Edwige jeune, son regard noir et sérieux sous une coupe de cheveux des années 30. A-t-il aimé ces yeux, a-t-il embrassé ses lèvres ? « Je suis désolé, confie Stan au bout d’un instant, on ne peut pas forcer les choses, ou la mémoire… je voudrais bien mais, sincèrement, je ne me souviens pas… ou plus peut-être. »

 

Si Edwige a du mal à retrouver son amant sur la photo qu’il lui présente, elle se souvient bien, pour l’avoir trop ressassé, de ce fugitif amour de l’hiver 34. Aussi sortira-elle peinée, fragile, déstabilisée de cette rencontre qu’elle a espérée toute une vie et qui se solde par un oubli, apparemment sincère, de cet homme, son amnésie confirmant, et sans doute est-ce là le pire, qu’elle s’est nourri d’illusions pour un amour non partagé.

 

Tout à la satisfaction d’avoir retrouvé celui que sa maman identifie comme son vrai père, Georges Messart n’a pas l’intention de lâcher si tôt l’affaire et il accepte immédiatement la nouvelle invitation que leur fait Stan au sortir du Suffren. Cette seconde rencontre, dont une fois de plus Stan évite de m’informer, se déroule quelques temps plus tard dans son appartement de Clamart.

Georges, Edwige sa maman, et la compagne de Georges

Georges, Edwige sa maman, et Elisabeth

 

Edwige, bien qu’échaudée par les retrouvailles ratées, accepte de s’y rendre, et Georges y vient avec sa compagne, Élisabeth. Y sont ressorties une nouvelle fois les photos de jeunesse, toujours pour rien, Stan campant, par honnêteté répète-t-il, sur ses positions. Revient aussi sur le tapis la chambrette de Stan donnant sur la place Ducale de Charleville, décor où selon toute vraisemblance Georges fut conçu et dont se souvient parfaitement Edwige. Si Stan ne nie pas la chambre en question, il continue à ne garder aucun souvenir d’Edwige en visiteuse. Comme on connaît ses saints on les honore, y aurait-il eu plusieurs visiteuses dans ces mêmes lieux ? Un « Quand même, tu fais fort, Stan ! » échappe à Georges qui n’y tient plus. Comment sa mère, en effet, a-t-elle connaissance de cette fameuse chambre ? Elle ne l’a pas inventée, puisqu’elle existe, dans la mémoire des deux.

 

Georges, qui ne doute pas une seconde de l’étonnante vitalité de mon père, va toutefois en avoir la confirmation au cours de ce même rendez-vous. Edwige porte ce jour là un ensemble attaché par de gros boutons. Alors qu’elle se penche au-dessus de Stan pour voir de nouvelles photos, Georges surprend, éberlué, la main baladeuse de Stan s’immisçant dans une échancrure de la robe pour aller – je le crois pas, se dit-il in petto, il le fait ! – peloter le dos de sa mère. Stan voulait-il, aidé du touché, faire rejaillir des souvenirs ? Il n’en aura guère le temps car Edwige se dégage dans l’instant avec ces mots : « Excusez-moi Stan, mais ça, ce n’est plus guère d’actualité ! »

 

Cette anecdote, qui m’est rapportée bien plus tard, soit de nos jours par les confidences de Georges m’amenant de quoi rédiger ces lignes, me pose question. Avec le recul. Stan, veuf, ne souhaitait pas finir seul ses jours. J’en eus confirmation le jour où, un an après le décès de ma mère, ne voulant pas le laisser isolé dans la canicule de son Clamart, je lui proposais de venir en vacances avec Caroline et les enfants dans la maison de la Drôme provençale que nous avions louée pour l’été. « Un taxi t’amène à la gare de Lyon, un coup de TGV et te voilà à Montélimar où je te récupère et t’installe dans notre maison de la Drôme. Elle est de plein pied, pas d’étages à monter pour tes jambes fatiguées, et tu pourras nous préparer les bons petits plats dont tu as le secret…

– Oui, t’es gentil, mais ça m’embête de laisser Mimi seule. »

Emilienne Rossignol, dite Mimi, était une amie de longue date de mes parents.

« Comment ça laisser Mimi seule ?

– Oh tu sais, elle vient souvent me voir, Mimi, elle habite Meudon et c’est à deux pas de chez moi. D’ailleurs, son Meudon lui coûte cher, et elle n’a qu’une toute petite retraite. Je lui ai dit qu’elle ferait mieux de lâcher sa location…

– Euh… attends Stan, ses mots, sa tête faisant soudain sens pour moi, qu’essayes-tu de me dire ? Tu es en train de me demander la permission de vivre avec Mimi… ?

– Pas vraiment, mais tu comprends, sa solitude… ma solitude… réunir nos deux solitudes…

– Ah oui d’accord… Mais Stan, c’est une excellente idée ! »

Et c’est ainsi qu’à 90 ans, Mimi en ayant 83, Stan se remettait en ménage.

 

Pas de mariage civil pour Stan et Mimi, juste une bénédiction

Pas de mariage civil pour Stan et Mimi, juste une bénédiction (le commentaire sur la photo est de la main de Stan)

 

Apprenant cette affaire de main baladeuse, je me dis aujourd’hui que Stan avait, si ça se trouve, déjà sérieusement cette idée là en tête, avant même que n’intervienne la Mimi. Dans la mesure où une probable ex-fiancée lui était ramenée par le destin, pourquoi ne pas reprendre avec elle une relation interrompue, selon les témoignages de tout le monde, par ce même destin ? C’est ce qu’on appelle faire d’une pierre deux coups : d’une part et ipso facto on reconnaissait, certes tardivement, être le père putatif de Georges Messart, de l’autre on convolait en nouvelles noces pour cette ultime ligne droite de la vie.

 

Mais Edwige a donné, et plus que donné dans cette malheureuse affaire et retrouver 65 ans plus tard un amant qui ne se souvient même plus de vous ne favorise pas la résurgence des passions. Si Stan envisageait ce potentiel scénario, il en sera pour ses frais et quand la famille Messart quitte Clamart ce jour là, c’est la dernière fois qu’il rencontre cette Edwige disparue de sa mémoire.

 

Georges reste par la suite régulièrement en contact par téléphone avec Stan. Dans ces conversations, mon père lui dira trois choses, marquantes. D’abord il estimera qu’il eut été préférable qu’Edwige lui dise qu’il était mort à la guerre. Sauf qu’à l’heure de la révélation, 1997, cela fait belle lurette que la guerre est classée aux archives d’une époque révolue et qu’au moment où elle sort ce père biologique du secret de famille, elle ignore si Stan est encore en vie. Inventer une mort au champ de bataille aurait recouvert d’un nouveau mensonge l’heure de la vérité, et d’ailleurs par quel miracle eut-elle été informée de sa disparition alors qu’elle n’avait plus aucune trace de cet homme ?

 

La seconde déclaration est plus ambiguë : « Si je l’avais su, j’aurais sûrement fait quelque chose ». C’est reconnaître d’une certaine façon mais sans aveu réel : « Si je suis bien celui que l’on croit, si je suis bien ton père, et si j’avais su, alors, que ta mère était enceinte, j’aurais sûrement fait quelque chose ». Ici, le sens des responsabilités de Stan reprend le dessus mais cela fait beaucoup de si. Et qu’aurait-il fait ? Quitter son épouse et mère de ses enfants, reconnaître cet enfant adultérin, lui envoyer, simplement et tristement, de l’argent ? Une accumulation de si ne permet aucunement de réécrire l’histoire.

 

La troisième déclaration de Stan ressemble à un aveu sans en être un : « Je n’en doute pas. » Il ne doute pas de quoi ? D’être le père de Georges ? Des souvenirs d’Edwige ? Du faisceau de preuves qui emplissent le trou de son amnésie ? Stan s’est visiblement ressassé l’énigme et au final semble accepter la vraisemblance, à sa mémoire défendant.

 

Survient une invitation à déjeuner chez Georges où là, informé, je vais me rendre, jouant les chauffeurs pour mon père que j’installe dans ma voiture et le caméraman pour mes archives. Au cours de ce repas où Georges a remplacé au final un doute par un autre – ce Stan, qui ne se souvient de rien, est-il bien son géniteur ? -, je vais m’évertuer à trouver des similitudes génétiques entre mes deux protagonistes : leurs visages en premier lieu qui offrent des ressemblances troublantes ; leurs grosses pattes, courtes ; leur appétit pour l’art autodidacte, musique, sculpture et peinture pour Georges, peinture pour mon père. La génétique en revanche diverge sur la taille : tous les Lipowski de la génération de mon père sont petits, leurs enfants gagnant quelques centimètres mais n’atteignant jamais le mètre quatre-vingt-cinq affiché par Georges. Et puis les cheveux : tous les Lipo présentent une calvitie dès cinquante ans alors que Georges, à 65, possède encore une conséquente crinière. Mais voyez la vidéo qui suit pour vous faire un avis ; présents à table, nous trois ainsi qu’Élisabeth compagne de Georges.

 

 

On me dira : « Mais pourquoi ne pas avoir recours au test ADN ? ». C’est exactement à la même conclusion qu’en arrivent finalement Georges Messart et sa maman. Sauf qu’en 1999, en France, cela doit s’inscrire dans une procédure judiciaire (encore aujourd’hui d’ailleurs, à l’heure où j’écris ces lignes, 2017) et que par défaut de juge pour statuer, il convient alors de le faire pratiquer – pour une somme rondelette à l’époque, aujourd’hui c’est quasi cadeau – à l’étranger. Georges téléphone alors à Stan pour obtenir son assentiment au projet et c’est Monique, sa fille et donc ma demi-sœur par adoption, qui décroche.

Monique et Stan

Monique et Stan

Monique, qui a un caractère aussi trempé que son père et qui est donc du genre à ne pas dissimuler ses sentiments quand quelque chose l’emmerde, réserve un accueil plutôt froid à ce potentiel nouveau demi-frère surgit de nulle part et qui, selon elle, embarque son père dans une affaire qui n’est plus de son âge. Elle fait donc part de ses éminentes réserves à Georges puis lui passe Stan.

« On n’est pas obligé d’avoir recours à un juge, précise Georges, je peux envoyer les éléments pour test à Londres.

– Écoute, fais comme tu sens, répond Stan, et dans la mesure où cela ne me coûte rien, j’y consens.

– Je prends tout en charge bien sûr. »

 

Et ils en restent là. Quelques jours plus tard, quand Georges rappelle pour régler les détails de procédure, Stan a changé d’avis, il refuse le test. L’intervention de Monique est-elle à l’origine de cette volte-face ? Informé du revirement, je tente de convaincre Stan d’accepter cette analyse qui définitivement lèverait le doute. Mais peine perdue avec mon père qui, quand il est fixé sur une position, n’en varie guère. Avec le recul, aujourd’hui, je pense qu’il ne souhaitait pas se lancer dans une nouvelle polémique familiale. Dix ans plus tôt, il avait informé ces trois enfants du fait qu’il m’adoptait. La nouvelle avait été correctement accueillie par Monique et Serge qui savaient pertinemment que Stan m’avait élevé depuis l’âge de onze ans, et avec lesquels j’entretenais au demeurant d’excellents rapports, moins bien en revanche par Jacques de Lipowski, le cadet, encore jeune au moment du divorce de ses parents et qui avait mal vécu le remariage de Stan avec ma mère. Que son père soudain m’adopte était pour lui cerise sur le gâteau. Fort de ce passif, il est probable que Stan ne voulait pas risquer d’officialiser un cinquième enfant, préférant en cela laisser flotter les brumes du doute.

 

Déçu, on peut le comprendre, par ce changement d’attitude de mon père, Georges Messart s’en éloigne à dater de ce jour et ne prendra plus qu’exceptionnellement de ses nouvelles, souvent d’ailleurs par mon biais puisque nous resterons toujours en contact, à preuve encore aujourd’hui ce présent chapitre dont je n’aurais pu reconstruire la chronologie sans son aide.

 

En janvier 2009, suite aux injonctions de sa Mimi qui est tombée malade, n’est plus en mesure de tenir la maison – ni de s’occuper d’un compagnon fragilisé par ses 98 ans – et qui veut donc aller dans une institution médicalisée, Stan accepte d’entrer dans la maison de retraite de Chevreuse où je leur ai déniché une grande chambre pour tous les deux.

 

Stan, 98 ans, maison médicalisée de Chevreuse

Stan, 98 ans, maison médicalisée de Chevreuse

Leur installation à Chevreuse se passera du mieux possible, grandement facilitée dès le premier jour par une infirmière tombée en pamoison devant les yeux bleus de mon père. Pour la juste compréhension des choses, il convient de dire ici que mon père, dans toute sa vie, n’a en gros jamais été malade. Vers les 80 ans, une alerte l’avait toutefois vu filer à l’hôpital pour quelques jours, suite à une anémie dans le sang, déficit en globule rouge. Ce même déficit allait réapparaître lors de ses examens à Chevreuse et il dut entrer, pour un week-end, à l’hôpital de Rambouillet. En mai 2009, coup de fil du toubib de Chevreuse qui m’informe que mon père s’affaiblit soudain. J’y file et le découvre sommeillant dans son lit. Une sonde émerge de ses draps et rejoint une poche où l’urine m’apparaît fort sombre. Je vais au renseignements et le toubib m’informe qu’une hémorragie rénale s’est déclenchée, Stan perd chaque jour du sang d’où l’affaiblissement. « Pour parler clair, je pense que nous avons affaire ici à une forme tumorale, un cancer. Il conviendrait donc qu’il retourne à l’hôpital où là ils peuvent lancer les investigations. En même temps, je ne vous cache pas que ce type d’examens, à son âge… »

 

Je suis reparti, en traînant des pieds, jusqu’à la chambre de mon père et j’ai attendu qu’il se réveille. « Ah, t’es là…

– Oui. Ça va ?

– Je suis vasouillard mais je n’ai mal nulle part.

– Tu sais Stan, il va falloir que tu retournes à Rambouillet, ils vont faire des…

– Ah non, sans moi, je bouge pas d’ici, je veux pas me faire charcuter.

– Euh… Stan, tu perds du sang, il faut aller voir ce qui se passe.

– Mais non, c’est bien comme ça.

– Attends Stan, si tu restes ici, tu vas t’affaiblir chaque jour un peu plus, tu sais ce que ça signifie… ?

– Oui oui, je sais, je suis pas bête. Écoute, je serais bien allé jusqu’à 100, mais bon, 98, presque 99, c’est déjà pas si mal. J’ai bien vécu va, j’en souhaite autant aux autres. Tiens, tu me passes un verre d’eau ? »

 

Au sortir de Chevreuse, j’ai appelé Monique pour lui faire part de la situation. Monique a téléphoné à ses deux frères puis m’a rappelé : « J’ai eu Serge et Jacques, tous trois on partage ton avis, si c’est la volonté de Papa, respectons là. »

 

Le lendemain, la mort dans l’âme, je filais vers Cannes où producteur de TV Festival, la chaîne officielle du Festival de Cannes dont j’étais en charge pour Canal + et Orange, je rejoignais les cent personnes de mon équipe m’attendant pour coordonner la mise en place de tout le barnum. En parallèle, Monique, Serge et Jacques quittaient leur province pour se rendre au chevet de leur père. J’avais laissé consigne à tout le monde de m’appeler, quelque soit l’heure, si les choses s’aggravaient. Les trois enfants de Stan, assis à côté du lit, ne pouvaient que constater la sérénité d’un père qui sommeillait les trois quart du temps, et ne se plaignait d’aucune douleur dans ces courts moments d’éveil où il se réjouissait de les avoir avec lui.

 

Puis, le mardi 19 mai 2009, veille de l’ouverture du Festival de Cannes, mon portable a sonné avec un Monique marqué sur l’écran. « Jean-Pierre ? Voilà… C’est fini. Écoute… On était là tous les trois, il dormait, puis il a eu un petit sursaut, comme s’il allait se réveiller, et… plus rien. Il était parti… »

 

Je n’ai pas vu la cérémonie d’Ouverture du Festival de Cannes cette année là, ni la Clôture d’ailleurs, m’en foutait du glamour Croisette dans l’avion qui me rapatriait sur Paris. Mon papa était parti dans des rêves sans fin, à 98 ans, sans souffrir, sans médicaments. En fait si, il avait pris deux cachets d’aspirine, huit jours plus tôt, pour une migraine. Tout lui.

 

Quelques jours plus tard, les obsèques réunirent les quatre enfants + 1, j’avais naturellement adressé un faire-part à Georges. A l’issue de la cérémonie sur les marches de l’église, je me suis isolé un instant avec lui : « Tiens Georges, prends cette enveloppe. Quand j’ai rangé les affaires de Stan, j’ai trouvé des poils de barbe dans son rasoir. Tu les as dans l’enveloppe… Tu en fais ce que tu en veux.

– Hum… fit Georges, tu sais, ma mère est désormais décédée… Si je voulais faire le test, c’était essentiellement pour elle… En ce qui me concerne, j’ai une intime conviction, et je n’ai pas besoin de test. »

 

A cette heure, la fameuse enveloppe est toujours en possession de Georges. A l’issue de notre conversation au téléphone de l’autre jour, alors que je prenais en note tous les souvenirs que vous venez de découvrir, il m’a dit : « Faut que je la retrouve, cette enveloppe, elle est paumée dans mon fouillis, et je pourrais te la donner, toi tu peux faire le test, si tu veux. »

 

Mais avons-nous besoin, il est vrai, de ça ? Pourquoi Edwige aurait-elle inventé ce père à son fils ? D’où aurait-elle sorti le nom de Stanislas de Lipowski ? Comment connaissait-elle cette chambre de la Place Ducale ? Après, tout peut s’imaginer : Edwige aurait eu plusieurs amants parmi un ensemble de jeunes gens dont l’un s’appelait Stan ? A mesurer le profil d’une Edwige Loret, provinciale de vingt ans en 1934, cela ne tient guère, elle n’apparaît pas du genre à papillonner d’un amant à l’autre. Et quand bien même, elle aurait alors menti en retenant ce Stanislas de Lipowski comme seul Don Juan ? Cela ressort de la mythomanie, et son fils Georges n’aurait pas passé toute une vie à côté d’une maman mythomane sans s’en apercevoir. Je me dois ici de m’excuser auprès de ma demi-fratrie qui, elle, n’a jamais voulu reconnaître en Georges un tardif enfant de la famille mais, dussé-je à nouveau les choquer quand ils liront ces lignes, les enseignements du présent chapitre, confinant à une véritable enquête, confirment ce que pense Georges depuis des années : il est bien le cinquième enfant de Stanislas de Lipowski.

 

Stan-Georges-Edwige

Stan, Georges et Edwige, tardivement réunis (montage photo réalisé par mon père)

 

Conan Doyle fait dire à Sherlock Homes dans Le Signe des quatre (quatre, je vous laisse apprécier l’ironie du hasard) : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. »

 

 

Coming next : 2001 – Septembre, les Quatre bacheliers.

 

Bonus

En bonus et dans le salon de Georges Messart, Stan nous raconte l’explosion de la Courneuve (1918), il avait alors 8 ans, ainsi qu’une de ses toutes premières bêtises, celle de la tortue volante. On retiendra ici son excellente mémoire… sélective donc.