Les fiançailles scellées entre personnalités et réalisateurs, les mariages n’étant consommés qu’aux tournages, reste maintenant à retenir pour chaque court-métrage un des trente cas de prisonniers d’opinion. Nos stars parcourent alors les dossiers, lourds de drames, que leur présentent Geneviève Sérieyx et Béatrice Soulé, s’émeuvent et ont à peu près tous la même réponse : « Comment choisir entre emprisonnement arbitraire, disparition, torture… c’est impossible. C’est vous qui allez choisir pour nous. Celui que vous retiendrez sera notre cas, nous nous ferons alors son avocat, du mieux possible. »
Tous ces mariages ne se sont pas faits en un tour de main, comme je l’ai dit précédemment, notre délai de folie nous contraignait à tout faire en même temps, aussi avions-nous déjà entamé les tournages que Béatrice poursuivait en parallèle sa course de fond pour finaliser sa liste des mariages. Pour le lancement, concret, de la production, soit les tous premiers tournages, ce fut chaud. Michel Deville, Emmanuelle Béart et Jane Birkin avaient planifié leur film en juin, au-delà, cela devenait très compliqué, voire impossible, les stars ont bien évidemment un planning chargé et même le tournage relativement rapide d’un court-métrage peut très vite se voir ajourné sine die si elles sont engagées sur un long. On ne pouvait plus piétiner, il fallait se jeter dans le grand bain. Artistiquement, c’était le feu vert pour lancer concrètement toute l’aventure, alors qu’en contrepartie on avait un putain de feu rouge qui nous la bloquait : le fric. Le tour des chaînes n’était pas encore achevé – le refus de TF1 nous ayant au passage foutu le moral dans les chaussettes -, le dossier n’était pas encore validé par le CNC et le mécénat, de son côté, avançait à petit pas, comprendre ici rentrées de petites sommes. Bref, on se devait de lancer la prod alors que, sur le papier, on était loin du budget nécessaire.
Réunion de crise dans le bureau de Patrice Roger. Béatrice repousse d’une main ses cheveux derrière l’oreille et : « Patrice, si on ne lance pas maintenant, on risque de perdre Deville, Béart et Birkin.
– C’est cher, leurs films ?
– Pas vraiment, Deville, c’est un tournage en extérieur, sur Paris, avec une seule interprète, Emmanuelle Béart, une équipe 35 basique, quelques projos, point barre.
– Et Birkin ?
– Birkin, c’est encore plus réduit, juste deux figurantes et pas de quincaillerie lumière ou machinerie.
– Donc, pas de studio, elle tourne aussi en extérieur…
– Oui mais… son extérieur est un peu en Asie…
– En Asie ! rit Patrice, ah oui d’accord… » et il regarde ses chaussures.
Un ange passe dans le bureau. Patrice sait qu’on a couvert financièrement même pas la moitié de la prod. La logique entrepreneuriale, au cinéma ou ailleurs, voudrait qu’il temporise.
« Béa, tu penses trouver l’argent qui manque ? dit-il en relevant la tête.
– Je vais le trouver, il me faut juste du temps.
– Ah, à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire… Alors OK, on y va, tu peux confirmer le tournage de Deville et prendre les billets d’avion pour Jane. »
Costaud le gars à ce moment là, car si on se vautre, sa prochaine voiture ne sera sûrement pas une Jaguar.
Et c’est parti, le 24 juin 1991 précisément, alors que Jane Birkin s’envole vers la Malaisie, Michel Deville et Emmanuelle Béart investissent un jardin à une portée de flèche de nos bureaux de St Cloud, celui de Bagatelle au Bois de Boulogne.
Ce film, d’une grande sobriété, quasiment composé en plans séquence, est important à deux titres : Michel Deville et Emmanuelle Béart donnent là l’exemple même de la lettre que sont appelés à rédiger les sympathisants d’Amnesty. C’est pour cette raison que ce film figure en tout premier dans la version long métrage intitulée Contre l’oubli (la série des 30 courts-métrages destinée à la télévision est sous le titre générique Écrire contre l’oubli, alors que la version long métrage est baptisée Contre l’oubli afin qu’il y ait distinguo). Par ailleurs, ce tournage sera déterminant car soudain il donne foi à toute l’équipe d’Amnesty France qui, fort inquiète comme nous l’avons compris, ne voyait pas trop jusqu’à alors comment allait pouvoir se réaliser cette production. Ce coup d’envoi, avec les films de Deville et de Birkin, rassurent les plus dubitatifs : « Mais ils sont bien capables d’y arriver ! ».
Un problème est relevé sur ce tournage : la difficulté d’Emmanuelle à prononcer correctement le nom de son prisonnier d’opinion, Nguyen Chi Thien. Pas évident pour une comédienne française, d’ailleurs, on la sent savonner à un moment. Du coup, il s’avérera nécessaire d’avoir sur chaque tournage la présence d’un responsable de la Coordination d’Amnesty afin de corriger le tir si besoin. Ces coordinateurs-trices, experts pour chaque pays concerné, vont nous être par la suite d’un grand secours pour la préparation de chaque film.
Nguyen Chi Thien sera libéré de sa prison vietnamienne le 22 octobre 1991. Geneviève Sérieyx se souvient aujourd’hui de cet homme très doux qui, un beau jour, est venu jusqu’au siège d’Amnesty International France. Bien avant sa libération et du fond de son lieu de détention, il avait eu connaissance qu’un grand réalisateur et une comédienne de renom avaient fait un film sur sa propre histoire. Après trente ans de prison (… !), c’était pour lui un geste salvateur, une nouvelle bouffée d’espoir.
J’ai un souvenir perso qui a conforté le regard que je peux avoir, parfois, sur le cinéma, un souvenir qui n’a rien à voir avec Amnesty d’ailleurs. J’adore Deville et alors qu’il était en montage, sa monteuse attitrée, Raymonde Guyot, passe boire un coup à notre bureau. Quand on connaît un peu le cinéma de Deville, on sait combien le poste de chef monteuse est important, combien cette femme à un œil redoutable avec son sens du raccord. Je me glisse à côté d’elle : « Vous avez monté quasiment tous les films de Deville, puis-je vous demander quel est votre préféré, dans toute sa carrière ?
– Ah, sans hésitation aucune Le Dossier 51.
– Mon Dieu Raymonde, moi aussi ! A tous niveaux, parti-pris caméra subjective, dramaturgie, rythme de montage… »
Vous voyez, ça se confirme, j’ai un goût exquis. Malgré ça, ils n’ont jamais voulu de moi au Cahier du Cinéma. En revanche, ceux qui ont raté Le Dossier 51 savent désormais ce qu’il leur reste à faire.
Béatrice, de son côté, se souvient de la demande de Michel Deville : « C’est demain le visionnage de notre copie de travail, j’entends que vous veniez en faire la critique, Béatrice. »
« Moi, aller critiquer un film d’un maitre du cinéma comme Deville… Ah ça commençait bien. »
Suit ici une petite séquence de making of, j’avais en effet sorti ma caméra pour ce tout premier tournage. Sur ce film, mal cadré par votre – mauvais – serviteur, on reconnaît entre autres notre assistant réalisateur Laurent Crespel (qui boîte, plâtre au pied, car il se l’est cassé juste la veille mais qui, premier assistant pour le coup d’un Deville, n’aurait manqué ce tournage pour rien au monde, dût-il venir à quatre pattes), Martine Voyeux, la photographe de plateau et de talent qui signera toutes les photos qui ouvrent chaque film, Martine Grenier et sa casquette à longue visière, et enfin Geneviève Sérieyx, Béatrice Soulé et Marc de Montalembert, président de la section française d’Amnesty de 1984 à 1989.
Et maintenant, le tout premier film de Jane Birkin réalisatrice.
Beau film, simple, efficace dans sa mission, avec une sacrée bonne idée de scénario, là aussi simple, ce parti-pris de ne filmer que les jambes des protagonistes, l’effacement du visage, la disparition, violente (Maria Nonna Santa Clara n’a jamais été retrouvée), épousant l’anonymat où les militaires philippins ont tenté d’ensevelir ces deux femmes. Sauf qu’Amnesty International est là. Je réponds à la question qu’on ne manquera pas de se poser, non, le film n’a pas été tourné aux Philippines mais en Malaisie, pas question d’envoyer une équipe au casse-pipe (cela étant dit, on verra par la suite que certaines de nos stars ont quand même pris des risques bord cadre). Hommage au passage à Jacques Monge, ce grand chef op’ qui apparaît sur la photo en début de film aux côtés de Jane ; fort de son expérience et de son steadicam, Jacques a su épauler une réalisatrice naissante (Jane a depuis signé deux longs métrages).
Monté dans la foulée, le film est projeté à Béatrice. Avec une Jane plus que traqueuse, c’est son premier public. Béa s’émeut, adore le film. Elle demande à le revoir une deuxième fois. On relance. « Très bien, Jane, très bien. Puis-je me permettre toutefois une remarque ?
– Dis, bien sûr, dis moi (lire ça avec l’accent anglais).
– Tu livres là des images simples et fortes d’émotion. Une chose toutefois me dérange, les cris des jeunes femmes quand elles sont enlevées par les militaires, je trouve cela trop… appuyé.
– No, no, Béa, c’est le réel, leur panique.
– Hum, mais je trouve cela redondant avec l’image… qui est forte et se suffit à elle-même, je pense que cela dessert la fin de ton film.
– No, je touche plus, c’est bien comme ça. »
Quelques jours plus tard, après avoir mixé le film tel qu’elle l’avait montré à Béatrice sur la table de montage, Jane appelle Béatrice : « Écoute Béa, j’ai revu le film plein de fois et je pense maintenant que tu as raison, les cris des filles, c’est too much.
– Oui, j’en suis sûr, juste ta voix au final et c’est parfait. On va refaire le mixage.
– Oh, mais ça va coûter du fric ! Je ne veux pas plomber cette prod Amnesty à cause d’une erreur de… jeunesse. No, je prends en charge le prix du remixage. »
On a donc remixé le film. Et on n’a jamais envoyé la facture à Jane, malgré son insistance.
Place maintenant à Sarah Moon et Youssou Ndour pour leur message épistolaire prenant la défense d’Augustine Eke, prisonnier d’opinion au Nigéria.
Il y eut une vraie belle émotion entre Sarah Moon et Youssou Ndour lors de ce tournage réalisé dans le grand studio Davout à Paris. Avec un interprète tel que Youssou, cette lettre se devait évidemment d’être un cri chanté, et feutré, un a capella régulièrement brisé par de longs doigts percutant le Djembé. On doit ce texte à l’éditeur Bob Delpire, fondateur du Centre national de la photographie et mari de Sarah Moon. La caméra plonge sur Youssou offrant un jeu d’ombre et de lumière, apparition, disparition, dès qu’il baisse la tête. On sent là l’empreinte de la photographe Sarah, son goût pour le noir et blanc et le clair-obscur. Chapeau au passage au chef op’ car la lumière sur une peau noire au sein d’un univers sombre n’est pas aisée à équilibrer et se doit d’être subtile. Youssou est un ami de longue date de Béatrice Soulé (quelques années plus tôt et pour Les Enfants du Rock, elle avait signé un des tous premiers films consacrés à Youssou Ndour : L’Etoile de la Médina), une productrice que l’on pourrait d’ailleurs cataloguer de Béa l’africaine car elle a une profonde affection pour ce continent, et notamment pour le Sénégal. On se souviendra du retentissant succès de l’expo du Pont des Arts (1999) qu’elle organisa pour Ousmane Sow, sculpteur africain salué par ses pairs au point d’être nommé à l’Académie des Beaux Arts. Ousmane, compagnon de Béatrice dans la vie, nous a quitté en décembre 2016.
Le film de Sarah a une telle fluidité qu’il nous laisse la mémoire d’un plan séquence alors qu’il est en fait composé de plusieurs prises. On retrouve là la patte d’un autre grand monteur (et réalisateur) : Roger Ikhlef. Profil de chef indien, voix inoubliable (il est décédé en 2011), expert en avis tranchés sur le cinéma (je l’ai eu comme prof à Jussieu et je me souviens de certains de ses réquisitoires), ce Roger-Geronimo sera également le monteur de la version long métrage de notre aventure pour Amnesty, montage où il sera assisté de Camille Cotte. Mais on aura l’occasion de reparler d’eux un peu plus loin.
Augustine Eké, condamné à mort par un tribunal nigérien, verra sa peine finalement commuée en dix ans de prison.
Je travaille gratis !
Viviane Baubry-Gautier n’est pas encore directrice de prod sur nos films que l’on vient à peine de lancer que, dans les locaux PRV de Neuilly, elle voit Raymond Depardon – un de ses dieux – s’engouffrer dans le bureau de Patrice Roger. Elle part aux infos : « Pourquoi Depardon chez Patrice, il se prépare quelque chose ? » On l’informe. « Ah ! Je veux faire ce film, je travaille gratis !
– Il y aura aussi Sami Frey dans le film.
– Sami Frey ! se pâme-t-elle, alors c’est doublement gratis. Non ! je paye pour en être. »
Elle suivra le film, et bien d’autres de la série. Je rassure les âmes sensibles et/ou syndicales, elle fut payée.
C’est au final sa propre voix que Depardon mettra sur la majorité du film, voix toute en retenue, avec son drôle d’accent qui lui fait dire aur pour eur. Pourquoi le réalisateur en voix off? Avec le recul et me souvenant d’un documentaire de Depardon – pas le plus connu, Les Années déclic – où sa voix est omniprésente et sert parfaitement l’image, je pense qu’il a simplement voulu renouer ici avec cette implication du réalisateur outrepassant la caméra pour entrer dans son propre film.
Ici, Depardon se projette dans la tête d’un type qui, ancré à la fenêtre de sa geôle, observe la vie qui fuit, ce temps qui passe aussi vite que tombe, implacable, le jour. Ce plan séquence est en fait le rush d’un de ses longs métrages, tourné dans un pays des tropiques, là où le jour le cède à la nuit en quelques minutes. Depardon ne retient donc pas l’interprétation de Sami Frey, initialement prévue, car sans doute la trouve-t-il trop sombre. Et de fait, Sami Frey, sur le tournage, était sombre, visiblement perdu dans cette désespérance d’incompréhension où vous enfonce la brutale disparition de votre compagne ; six mois plus tôt, en effet, disparaissait Delphine Seyrig à l’âge de 58 ans.
Viviane Baubry-Gautier et Laurent Crespel, en charge de la production dans le studio, se souviennent de la gentillesse de Sami Frey mais surtout de l’énormité de la dépression qui l’écrasait. A un moment, il enjambe les rails de travelling sans voir une soudaine manœuvre d’un machiniste. Viviane et Laurent l’attrapent, le tirent en arrière. « On vient de vous sauver la vie, la grue a failli vous décapiter », et tous deux de l’entendre murmurer : « Si elle avait pu ne pas me rater. ».
« J’en veux quand même à Depardon, que j’adore, dit aujourd’hui Viviane, le travelling autour de Sami Frey, celui qu’il n’a pas monté, était sublime… Dense, certes, mais sublime. »
Raymond Depardon et Samy Frey se font ici les défenseurs de l’avocat colombien Alirio de Jesus Pedraza Becerra, disparu en Colombie en juillet 1990 et qui ne sera jamais retrouvé.
S’il devait y avoir un top five, dans ces films terribles par ce qu’ils décrivent, celui-ci figurerait dans ma sélection. Magnifique texte, en simplicité, accompagnant des clichés de ce maître ès Leica. Béatrice Soulé retrouve là des amis personnels, Henri et Martine, mari et femme dans la vie, et les marie une seconde fois pour ce film où la photographe se fait réalisatrice pour la sélection des photos de son époux et pour son précis banc-titrage. J’adore, et je pense que vous partagerez mon opinion, cette photo d’espoir en toute fin où un papa tient son enfant à bout de bras.
A noter le scoop, en quelque sorte, d’avoir une photo d’Henri Cartier-Bresson aux côtés de Martine Franck – couple ici immortalisé par Martine Voyeux – car Cartier-Bresson était totalement rétif à ce qu’on le photographie ; en l’occurrence et pour exemple, il apparaît de dos dans son propre film. Déformation professionnelle ?
La photo en début de film est au demeurant la couverture du très beau bouquin Écrire Contre L’Oubli qui sera édité par Amnesty et Martine Voyeux à l’issue de notre production (Éditions Balland).
Les responsables de la mort de Mamadou Bâ, ce gamin mauritanien assassiné en juin 1989, n’ont jamais été inquiétés.
Fin de la 3e partie, à suivre : 1991 – Écrire contre l’oubli, Amnesty International 4/7