Il y a pour moi deux rencontres de Montoire, celle que retient l’histoire, sombre, de notre époque, et la mienne, bien plus heureuse, celle que je ferai au printemps 2014.
Montoire-sur-le-Loir est une petite ville du Loir-et-Cher, tranquille jusqu’au début de l’automne 1940, mais qui va brutalement rentrer dans l’histoire quand Hitler décide d’y rencontrer Pétain le 24 octobre de la même année. Pourquoi Montoire, se demande-t-on ? Tout simplement car Hitler est à classer dans les grands paranos de notre époque – la faute à lui assurément -, qu’il ne se déplace que dans son train spécial on ne peut plus blindé, et que ce parano ne faisant pas entièrement confiance au blindage, il en rajoute une couche en choisissant pour cette Entrevue de Montoire, selon l’appellation historique, une ville dont la gare est à proximité d’un tunnel long de 550 mètres. En cas d’attaque aérienne. Cette position de repli ne sera pas utilisée, pas d’avions en vue, l’entrevue se fera en gare de Montoire.
Montoire, les anciens s’en souviennent encore, n’avait jamais autant vu de Nazis au mètre carré que ce jour là.
N’étant pas historien, je ne me lancerai pas dans une évocation précise de l’entrevue dont il semble toutefois que les protagonistes n’aient pas retiré, ni l’un ni l’autre, ce qu’ils en attendaient. Suffisamment toutefois pour que Pétain fasse, une semaine plus tard, le 30 octobre, ce fameux discours radiodiffusé qui marque, d’une pierre noire, le début de la collaboration.
Voilà pour la première rencontre, la seconde, je vous rassure, est plus joyeuse.
Dans un épisode précédent (cf. 1991 – Mai, Comment je m’appelle ?), on a vu comment à la faveur de mon changement de nom, de Moreau vers Lipowski, et en vertu d’une erreur d’un fonctionnaire, je me retrouve à farfouiller dans le registre d’état civil de ma naissance où, soudain et par hasard peut-on dire, je découvre le nom de ma mère biologique : Adrienne Fourmond. Pas celui du père, inconnu au bataillon puisque disparu après ma mise en chantier.
On a vu aussi que j’entame à l’époque une recherche pour retrouver des gens de ma famille, enquête qui va dans le mur vu que, habile à ne pas manquer un acte manqué, je la conduis de travers. Ensuite les jours s’enchaînent au jour, les années font de même, et on se retrouve en janvier 2014 avant que ce cold case ne revienne sur le tapis.
Je suis alors installé, seul, dans la Drôme. J’ai plié ma carrière télévisuelle quelques mois plus tôt et ai laissé Caroline à Paris car elle y est encore bouclée dans le bouclard qu’elle essaye de vendre : Cinecitta. (Bouclard = magasin de fringues, bien qu’étymologiquement ce terme argotique vienne de l’Anglais book et désigne à l’origine une librairie.)
Un beau matin à l’heure du petit dej’, dans l’état d’esprit qui est désormais le mien, à savoir narrateur de ma propre existence, voilà-t’y pas que je convoque mes camarades Google et Pages-Blanches et que je leur demande de regarder si, par hasard, ils n’auraient pas quelques entrées à la rubrique Fourmond-Loir-Et-Cher. Envoi.
« Huit » qu’ils me répondent. La surprise m’en fait lâcher ma tartine, qui tombe du côté de la confiture. Comment ça huit ? J’ai fait la même recherche 23 ans plus tôt, avec mon ami et regretté feu Minitel, il n’en est sorti aucun. Je veux bien qu’il y ait un ou deux Fourmond qui se soit discrètement glissé sur le département entre temps, mais pas huit ! C’est quoi cette connerie !?
Mia de Lipowski
Tout en ôtant les poils de chat collés par la confiture sur ma tartine – ma chatte s’appelle Mia, c’est le seul chat qui sait dire son nom -, je m’invective : « Qu’est que c’est que cette connerie… que tu as faite !? » car, à l’évidence, ma recherche de 1991 avait mal orthographié le nom.
Huit… J’étudie la liste, attrape Google Maps par le colbac avant qu’il ne parte, avec sa bagnole à périscopes, faire les photos qui l’ont rendu célèbre.
Ma mère est née à Fontaine-Les-Coteaux… Quel Fourmond est au plus près de son lieu de naissance ? J’en repère deux, Laurent et Michel, habitant Montoire. Je retiens, pourquoi, j’en sais rien, Michel.
A partir de là, je vais tourner en rond quelques jours avant de passer un coup de fil audit Michel. Quel discours vais-je lui servir ? Je suis un fonceur, certes, mais un fonceur qui aime bien tortiller du cul avant de partir en flèche. Car pas évident, pas évident de débarquer chez les gens pour leur dire : « Salut, avec un peu de chance je suis de la famille, à quelle heure on mange ? »
La dame au téléphone (Micheline Fourmond)
Fort d’un discours absolument pas au point, je finis par appeler.
« Ah, Michel n’est pas là, c’est à quel sujet ? »
Une dame, fort aimable, son épouse j’imagine.
Comme le sujet est quand même pas simple, je m’abstiens de m’étendre dessus et lui dis que je vais rappeler. « Il sera là vers huit heures… »
Vingt heures, c’est un monsieur qui décroche.
« Michel Fourmond ?
– Oui…
– Excusez-moi de vous déranger, je… j’ai appelé tout à l’heure, j’ai eu une dame… » et je commence à m’emberlificoter dans un discours, confus, qui n’a d’abord pour seul objet que de le rassurer sur le fait que je ne viens pas lui vendre une assurance.
« Oui Monsieur Despauvreski mais je…
– De Lipowski, je… Je voulais en fait vous poser une question…
– Oui ? dit l’homme, heureusement patient et aimable.
– Voilà… Est-ce que le nom d’Adrienne Fourmond évoque quelque chose pour vous ? »
Un silence.
– Euh… Oui. C’est ma tante. »
Silence, à nouveau, mais ce coup ci de mon côté car je viens d’avaler ma glotte.
« Euh, on parle d’une Adrienne Fourmond, née en 1915, à Fontaine-Les-Coteaux… ?
– Oui, il semble bien qu’on parle de la même, elle est décédée y a bien longtemps. C’était la sœur de mon père… ma tante, quoi.
Je n’en reviens pas. Je passe un coup de fil, au hasard, géographique, je tombe, avec soixante ans de retard, direct sur mon cousin.
« Mais puis-je savoir, monsieur, pourquoi cette question ? »
Là, je suis carrément en panne de discours car je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais sûrement pas à ce que ce soit aussi simple. En revanche, ce qui ne m’apparaît pas simple du tout, là maintenant, c’est de dire à ce monsieur-cousin, que sa tante a juste abandonné un gosse à l’Assistance Publique. Donc, tortillage du cul au combiné pendant quelques secondes, puis je décide de me jeter à l’eau.
« Euh… En fait, autant dire simplement les choses, Adrienne Fourmond est ma mère… »
Je serre les dents, m’attendant au bruit du téléphone que l’on raccroche, mais non, Michel est toujours là.
« Ah… tiens donc, dit-il après un bon silence.
« Elle est décédée le 22 avril 1959, poursuis-je, à Paris 4e.
– Oui, à l’Hôtel-Dieu, c’est bien Adrienne, c’est bien ma tante… Et vous êtes son fils !? Ah bah celle-là… !
Hôtel-Dieu, cour centrale
A partir de là, je lui explique, en résumé, tout le cheminement qui m’a amené jusqu’à lui, y compris ma recherche, plantée, de 1991. On est tous deux dans l’émotion, mais sobre. Je me raconte rapidement ; lui, il évoque succinctement sa tante : la famille nombreuse, son départ pour la capitale ; il ne l’a pas vraiment connue, il ne s’en souvient guère, il était trop jeune, mais on en parlait parfois chez les Fourmond. Elle avait trouvé une place, domestique, en banlieue ; jamais toutefois la famille n’avait eu vent d’un quelconque enfant qu’elle aurait eu dans les années 50. Conscient de vivre un moment particulier, il est adorable au téléphone.
« Je vais rechercher mais je dois pouvoir retrouver des photos si vous voulez…
– Ah oui, avec plaisir car je n’ai rien si ce n’est un bout de papier. Et bien Michel, on va se rappeler, il est tard, je vous empêche de passer à table…
– Mais non, mais non, je… voulais…
– Oui ? »
Il veut me dire quelque chose, je le sens, il hésite.
– Écoutez, je… je voulais…
– Oui Michel…
– Voilà, je… je crois que… je crois que vous avez une sœur. »
J’entends la chose, j’en reste muet.
« Je vais prendre votre numéro de téléphone.
– Une sœur… ?
– Oui, écoutez, donnez-moi votre numéro, je vous rappelle très vite. »
Je lui ai donné mon 06, et on a raccroché. Ma chatte est montée sur mes genoux, je suis resté là, caressant Mia, le regard perdu sur le reflet de la baie vitrée qui, miroir sans tain avec la nuit de janvier, me renvoyait mon image.
Un peu plus tard, Mia attend que je lui ouvre le robinet
Il s’est ensuite passé deux jours. Mon 06 sonne. Quand je suis dans des phases d’écriture, je filtre, surtout les appels en provenance de gens non-répertoriés dans mon portable. Là, c’est le cas, mais l’appel, marqué d’un numéro commençant par 02, vient de l’Ouest de la France. Le Loir-et-Cher ? Je prends. Une dame.
« Monsieur de Lipowski ? Excusez-moi de vous déranger… Vous avez appelé euh… l’autre jour…
– Je vous arrête tout de suite, Madame… Vous êtes ma sœur ?
– Euh… je crois, oui. »
Je vous assure que cela fait bizarre. Je suis un dur, en tout cas de masque, pas facile à faire plier dans l’émotion, mais là, avoir en ligne, par-dessus le temps, par-delà ces fractures irréparables que te fabrique le destin, le tien, et celui d’une femme, ta mère, claquemurée dans son silence et son malheur – on n’abandonne pas un enfant sans un déchirement des tripes et de l’âme, qui que l’on soit -, avoir là la résurgence soudaine d’un lien que l’on attendait pas, telle une source surgissant au creux d’une souche depuis longtemps desséchée, ça remue sérieux.
J’ignore si tout petit j’étais fataliste, pas le genre de questions que l’on se pose alors, mais j’ai dû l’être à partir de onze ans, du jour où j’ai découvert mon abandon à la naissance. « Bah, me suis-je dit, c’est ainsi, je ne lui en veux pas, elle devait être contrainte à ça, les gens vivent, survivent, comme ils peuvent, font ce qu’ils peuvent, así es la vida¡ » Et puis, pour s’apitoyer sur son sort, encore faut-il être vivant, et là, je l’étais. On a beau dire, c’est l’essentiel. Donc à quoi bon se taper contre les murs puisque tout ça est derrière toi, que t’y peux rien, autant regarder vers demain, vers les beaux jours. C’est ce que j’ai fait. En plus, j’avais eu une sacrée veine, à tomber dans les bras d’une maman aimante, j’aurais pu, comme bien des gosses de l’Assistance, me retrouver au fin fond d’une ferme du Morvan, pièce supplétive d’une famille déjà nombreuse ne voyant en moi qu’une subvention aidant les fins de mois, et accessoirement un homme de peine meilleur marché qu’un journalier. Alors que là, non, j’avais atterris chez des petits bourgeois qui, peut-être, recherchait un joint pour cimenter leur couple. Ce béton conjugal avait fini par péter, mais y étais-je pour quelque chose ?
Elle s’appelle Fernande, Fernande Blin, née Fourmond, elle a présentement 75 ans, soit 12 de plus que moi, est née en 39. Adrienne l’avait donc eu à 24 ans. Là aussi ressortait quelque chose que j’avais mis sous le boisseau. Pour moi, dans mon romanesque, j’étais une erreur de jeunesse de ma mère : elle avait fauté avec une insouciance de gamine et avait brutalement pris un coup de vieux en constatant qu’elle était enceinte. Trop jeune pour s’occuper d’un gosse, elle l’avait abandonné. Alors que j’avais sa date de naissance en main et qu’il était plus que facile de calculer le delta entre elle et moi, j’ai passé des années à ne pas faire cette simple soustraction. Preuve de plus que j’avais enterré le passé en même temps que cette mère biologique, que je préférais m’en tenir au roman que je m’étais fabriqué. En fait, ma mère m’avait eu à 36 ans… L’erreur de jeunesse n’était plus de mise, sauf si on resté très jeune de caractère. Une nouvelle donne, amenée par Fernande, allait porter un coup supplémentaire à mon initial scénario romanesque.
« A vrai dire, me glisse t’elle au bout d’un moment de conversation, je m’attendais plutôt à une sœur qu’à un frère…
– Comment ça ?
– Il semblerait que maman, entre vous et moi, ait fait un autre enfant, une fille.
– Ah bon…
– Oui, mais on est sûr de rien.
– Abandonnée, elle aussi.
– Il semblerait bien, oui. »
J’allais obtenir le peu d’informations subsistants quelques temps plus tard mais, sur le coup, il se confirmait que la fibre maternelle n’était pas l’instinct le plus développé chez Adrienne. On est pas resté très longtemps à s’entretenir au téléphone, on ne comble pas en effet un trou de soixante ans sur un premier entretien, tout simplement car les mots vous manquent, ils vous viennent un peu, mais maladroits. « Je vais venir vous voir très vite », c’est sur cette promesse que nous avons raccroché.
Trois enfants dont deux abandonnés… Ça à l’air exceptionnel à notre époque où l’on jouit désormais du contrôle des naissances mais ça ne l’était pas il n’y a pas si longtemps. De nos jours (2015) on estime qu’il y a 500 enfants adoptables par an en France (pour 20 000 parents-candidats ayant un dossier validé par la DDASS…) ; dans les années 50, les orphelins se comptaient pas centaine de milliers. Étrangement, ces abandons en cascade par une même maman trouve un écho dans la famille de Lipowski avec la bien surprenante histoire de ma tante Christiane de Lipowski, sœur de mon père ; mais ne mélangeons pas, ceci fait l’objet d’un autre chapitre (cf. 1999 – Juin, Camarde de fin de siècle).
Très vite, je prenais la route de l’Ouest. 700 km plus loin, je garais ma bagnole devant le pavillon de Monsieur et Madame Blin à Montoire. Ayant annoncé l’heure probable de mon arrivée par téléphone depuis l’autoroute, inutile de préciser que le débarquement de ce frère, non pas prodigue mais prodigieux car sortant du néant, était attendu, le frémissement d’un rideau à une fenêtre de la maison le confirmant. J’étais encore en train de fermer ma voiture d’un coup de bip quand un autre véhicule se garait à côté. Avec une parfaite synchronisation, c’était mon nouveau cousin Michel Fourmond et son épouse. Guy Blin, le mari de Fernande est apparu sur le perron, nous a invité à entrer.
« C’est toi… dis-je, à l’apparition de Fernande dans le salon, et bien c’est moi ! »
Je la joue volontiers badin et désinvolte quand je suis étreint de l’intérieur, une façon que j’ai de dédramatiser une situation, de tricher avec l’émotion.
On s’embrasse et évidemment, avec retenue, on s’observe. Les premiers mots de telles retrouvailles, improbables, ne sont pas évidents à trouver. Guy Blin résout l’embarras premier par une proposition bien de chez nous : « Asseyez-vous, c’est l’heure de l’apéro ! Qu’est-ce que je peux t’offrir, Jean-Pierre !? »
Fernande et Guy Blin
Assise à mes côtés, Fernande regarde, silencieuse, ce frère qui lui arrive en place de la sœur qu’elle supputait. C’est une belle femme, cheveux blancs, souriante, l’œil coquin derrière ses lunettes cerclées, ne faisant pas ses 75 ans car alerte, pétante de santé. Guy, son mari, râblé, charpenté, parfaitement en adéquation avec l’entreprise de charpentes qu’il avait avant de prendre sa retraite, met tout le monde à l’aise, « Quelle histoire quand même, incroyable ! », et sert les apéros.
Verre en main, je commence par résumer ma vie, mon adoption, mon cumul de noms, les circonstances hasardeuses où je tombe sur mon état civil premier, mon ratage des Fourmond vingt ans plus tôt, et puis cette récente googleisation qui nous vaut d’être rassemblés aujourd’hui. Tout en devisant, nous continuons nos réciproques observations recherchant les liens du sang. Dans le menton, les yeux de Fernande, il y a quelque chose, assurément, mais le faciès féminin est moins prompt à se révéler que celui des hommes. En face de moi, en effet, j’ai Michel, et là, mon côté Fourmond a son content car, calvitie, regard, nez, lèvres, on ne peut renier le cousinage.
Ma mère, Adrienne, nous rejoint dans ce salon quand la famille sort un album de photos. La première a immortalisé un mariage campagnard des années 50. Une tripotée de gens sur cette photo. Où est-elle ? Fernande se penche, pointe une jeune femme : « La voilà… ».
Pour la première fois, je rencontre cette étrange étrangère qu’est ma mère. Le cheveux noir coupé, comme sa veste, à la garçonne, un nez un peu empâté sur des lèvres minces, un effort de sourire aux lèvres et un regard aux yeux noirs qui me rappelle celui que je vois chaque matin dans mon miroir. On a bien failli se rater, Adrienne, mais te voilà.
Arrive une autre photo, toujours de groupe, toujours de mariage ; dans ces années 50, on était loin du numérique qui te fait bombarder cent photos sur une cérémonie, l’instantané était rare et il fallait attendre l’événement familial pour que soit capturé tout le clan par le photographe local.
« Elle est là », précise Fernande qui me voit cligner des yeux et tripatouiller mes lunettes demi-lune à la recherche de notre maman commune.
« Ah oui… »
Là, Adrienne a fait un effort de féminité avec une longue robe sage. Pas de sourire sur celle-là où l’on ressent plutôt une tension, une tristesse.
Nouvelle photo, nouveau mariage, Adrienne, toujours garçonne, s’y rapproche ce coup-ci d’un sourire.
« Juste devant elle, c’est Thérèse, sa mère, dit Fernande jouant les sous-titres, notre grand-mère donc…
– Ah oui ça, la grand-mère, on peut deviner, dis-je, car vraie ressemblance avec Adrienne. »
La photo suivante nous ramène soudain en début de siècle. « C’est elle sur les genoux de son père, Adrien.
– La pause n’a pas l’air de l’enthousiasmer, elle fait un peu la gueule, dis-je avec l’humour provoc’ dont j’abuse parfois pour désacraliser l’instant.
– C’est vrai abonde Michel, ça rigole pas trop.
– Et puis y a aussi celle-là qui a été prise peu plus tard » dit Guy en me passant une petite photo. Trois femmes, dont Thérèse la grand-mère, Adrienne à droite, un gamin au premier plan.
« Elle date de quand, celle-là ? dis-je en glissant la photo à Fernande.
– Je dirais… euh… »
La photo passe de main en main, les Fourmond s’appliquent à identifier chaque personnage. C’est grâce au gamin qu’ils se mettent à déterminer la date de la prise de vue.
– Écoute, dit Michel en s’adressant à Fernande, il a quoi, là, cinq ou six ans… Il est né en quelle année, ce gamin ?
– 46, dit Fernande, donc cette photo doit être de 50 ou 51. »
L’année de ma naissance… me dis-je in petto. Je récupère la photo, observe attentivement Adrienne. Ne présenterait-elle pas, ici, dissimulé par sa blouse, un léger embonpoint ? Ne serait-elle pas revenue, de sa banlieue parisienne, quelque temps dans sa famille et, saisie à l’improviste par un Brownie Kodak, cette boîte à savon qui emprisonna nos clichés des années 50, n’ai-je pas ici ma première échographie, en quelque sorte, pas très nette car opacifiée par la blouse en nylon ? Tout ceci n’étant que pure supputation, je me garde d’en faire écho à la tablée.
Apéro bu, nous appareillons pour le restaurant du fils des Blin, Bruno, L’Escale Montoirienne, situé pile poil en face du site désormais historique de Montoire, la fameuse gare de L’Entrevue. On s’installe dans une salle cossue, moderne, où nous allons faire, ma foi, un excellent déjeuner.
Alors qu’arrivent les hors-d’œuvre, on se met en devoir de revisiter la vie d’Adrienne. Issue de ces familles qu’on pondait grandes à l’époque, elle est la septième d’une fratrie de onze enfants. Comment est-elle ? Gentille mais peu armée pour la dureté de l’époque, pas simplette mais disons naïve. Elle l’est encore assurément à 24 ans ou un godelureau la coince, où ? on ne sait pas, et lui fait un enfant : Fernande. On est en 1939. Était-ce un soldat partant au front ? On ignore, on a jamais su. Sur ce mystère, la famille autour de la table émet toutefois un air entendu ; il appert qu’ils ont tous une petite idée du géniteur, Montoire est une petite ville, mais qu’ils n’ont, en regard de cette suspicion, aucune preuve. Et puis il y a sérieusement prescription pour Fernande tapant maintenant ses 75 ans. Au quotidien, ce n’est pas sa mère qui va élever Fernande, ce soin étant dévolu à la grand-mère Thérèse. Il faut dire qu’elle a l’entrainement, un gosse de plus ou de moins, au-delà de 10, tu comptes plus, suffit de rajouter une assiette.
Se passent quelques années et, un beau jour, on embarque Fernande qui, selon ses souvenirs, doit avoir 8 ou 9 ans, pour une maternité des environs, notre mère Adrienne – croit-elle mais elle n’est pas sûre car il y a embargo sur l’affaire au sein de la famille – vient d’accoucher d’un second enfant. Elle croit se rappeler qu’il s’agit d’une fille mais les souvenirs de la gamine qu’elle est à l’époque étant confus, elle ne peut jurer de rien. Le père ? Comme le précédent, lui aussi aux abonnés absents.
« On m’a dit, regarde le bien, ce bébé, se souvient Fernande, tu ne le reverras plus jamais. »
Voilà donc la sœur putative qu’elle s’imaginait voir réapparaître un beau jour mais, raté, c’est un frère qui avait débarqué.
« Assistance publique pour elle, donc ? dis-je.
– Oui, a priori, ou placement chez je ne sais qui, on a jamais su.
– Mais, née à Montoire, si ça trouve Fernande, elle vit encore à trois pas d’ici…
– Bien possible, mais où ? »
Ses erreurs de jeunesse commençant à encombrer son âge adulte, des amis de la famille, faisant dans les transports en Seine et Oise et qui ont besoin d’une bonne, proposent aux Fourmond d’embarquer Adrienne vers la capitale. Affaire conclue. Adrienne fait son baluchon, les Fourmond sont rassurés, notre naïve va se retrouver encadrée et sous surveillance. Visiblement, et à en juger par ma présence aujourd’hui à cette table de resto, il y aura un peu de laisser-aller dans ladite surveillance, notamment le jour où le transporteur décide de faire repeindre son appartement et que, pris par son boulot, il n’est pas là pour s’étonner d’où le peintre fourre son pinceau. Si on prend pour argent comptant le scénario de ma mère Lisette. Sans doute Adrienne tente-t’elle de jeter le bébé avec l’eau du bain mais, n’y parvenant pas – j’ai toujours été du genre accrocheur –, elle se résout à poursuivre la grossesse tout en annonçant la couleur : « Je ne le garderai pas. » La suite, on la connaît, c’est moi.
Voilà, sa vie sera toute entière sera ainsi jouée en raccourci quand on aura précisé que cette femme, ballotée de sa famille nombreuse jusqu’à ses amants baratineurs de passage, décède en 1959 à l’Hôtel-Dieu. Elle avait 44 ans, pas un âge pour mourir ; moi j’en avais 8, et je pensais encore, à ce moment là, n’avoir qu’une seule maman.
On s’est quitté avec embrassades au sortir du resto en se promettant de se revoir bientôt. On dit souvent qu’il ne faut pas remettre au lendemain ce qu’on l’on peut faire le surlendemain, c’est un peu ce que j’avais pratiqué en lanternant durant des années sur ma recherche des Fourmond. J’ai finis par agir le surlendemain, avec donc du retard, mais il n’aurait vraiment pas fallu que j’ajourne encore plus. Cette Rencontre de Montoire se déroule au Printemps 2014, ma soeur Fernande Blin-Fourmond est alors en pleine forme ; en octobre de la même année, un AVC va l’emporter brutalement. On ne doit pas remettre au lendemain…
Avant de clore cette histoire, un appel toutefois, telle une bouteille à la mer, mais la vie est tellement surprenante, ce chapitre en témoigne : une femme est née après guerre, dans le coin de Montoire, entre 1946 et 1950, de père et de mère a priori inconnus. Si jamais elle lit ses lignes, elle peut peut-être se dire qu’elle est notre sœur. Peut-être…
Fin de l’histoire.
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