Dans le premier épisode de cette aventure pragoise, nous en étions resté à ma paranoïa « service secret »…
C’est dans cet état d’esprit, fatigue compensée par l’adrénaline, que je vais aller accueillir notre car télévision. Comme il n’est pas question d’avoir recours au car régie proposé par la télévision tchèque, a fortiori avec mon nouvel état d’âme, on a décidé de faire venir de France le tout nouveau car de Channel. Jean-Paul Fouché nous a fait l’article : « Il est flambant neuf, embarquant le top du matos actuel, et offre un potentiel de captation énorme, largement suffisant pour les 13 caméras de Renaud. »
Ok, on prend.
Je ne vais pas ici vous assommer avec les procédures douanières sophistiquées dont on doit s’acquitter quand on exporte, temporairement, du matériel de France vers un pays ne faisant pas partie de l’Union européenne (La Tchéquie et la Slovaquie font désormais partie de l’Europe) mais sachez toutefois que pour passer la douane, on se doit de remplir un beau formulaire vert (carnet A.T.A), avec plein de pages, où est listé tout le matos, dans le détail, avec date d’achat, numéros de série des machines, poids etc. Un plaisir, pour les assistants, mon poste de supervision m’ayant toujours épargné ce pensum. Quand il s’agit d’un car télévision, c’est juste pas possible, vu que ses 30 tonnes sont bourrées de machines, d’électronique, d’écrans, de câbles, on ne va pas analyser tout le biniou pour passer une frontière où, de toute manière, les douaniers sont infoutus de faire la différence entre un écran Barco d’étalonnage et la télé qu’ils ont offert à leur belle-mère pour son anniversaire. Que fait-on alors ? Et bien on va dans un service de douane, en France, où les fonctionnaires vont plomber le camion, comme on plombe un compteur électrique. Le car voyage, passe les x frontières, sans qu’on l’inspecte vu que les plombs garantissent qu’on ne l’a pas ouvert, et quand on arrive à destination, c’est la douane du pays d’accueil qui, elle, déplombe les portes. Ça, c’est dans la vie normale, sans parano. Moi, j’ai bien senti que notre car allait rester bloqué à la frontière thèque, car si pas de car pour l’émission, on est mort.
Dans cette vidéo, est évoqué le matériel technique arrivant par avion, la suite de la réunion va s’intéresser aux deux camions — le car régie et son camion d’équipements — arrivant par la route. Pour suivre en temps réel la progression des camions à travers les pays, et surtout leur passage aux frontières, Irena Placha nous envoie dans un autre bâtiment de la télé, et on se retrouve dans un cabinet dentaire. (Un cabinet dentaire au coeur de la télévision tchèque !? )
Vu que ça promet d’être long, on s’installe dans les fauteuils de souffrance, avec la lumière au-dessus, celle que le dentiste te met dans la tronche, comme au commissariat. Très vite, évidemment, entre parano et humour noir, je fais rire mes camarades en leur expliquant qu’il n’y a pas de hasard, que tout était prévu, et que c’est par cette porte, là en face, que vont arriver nos tortionnaires, tenailles en main. Puis je mime l’arrachage de dents, sans anesthésie, où je balance très vite tout le réseau, finissant par avouer que « Oui, c’est vrai, je suis un agent du contre-espionnage français ».
Les camions étaient partis la veille, et, grâce à leur jeu de doubles chauffeurs, allaient rouler non-stop pour traverser France, Allemagne et Tchéquie, soit les plus de 1000 km entre Paris et Prague. Il était prévu qu’ils arrivent vers les 20 heures, mais quand on parvient à joindre le chargé de production de Channel depuis notre cabinet dentaire, on apprend qu’à la frontière germano-tchèque il y a une queue de poids lourds de 5 kilomètres, et qu’ils vont donc être sérieusement en retard.
Personne ne viendra, à notre grande déception, nous faire un détartrage à coups de pic à glace, aussi quittons-nous la salle de torture de la télé tchèque pour rapatrier la sortie d’autoroute à la tombée de la nuit. Et on va rester là un bon moment à observer au lointain les phares des bagnoles sur l’autoroute. Pourquoi, me direz-vous ? Parce que, à l’époque, les phares allemands ou tchécoslovaques étaient blancs alors que les français étaient jaunes. Donc dès qu’on verrait du jaune, ce serait à tous coups nos camions. J’en avais mal aux yeux de ne voir que du blanc quand enfin, vers minuit, nous aperçûmes au lointain deux paires de lueurs jaunes, notre car suivi de son camion d’équipements. Nous étions sauvés.
La fin de cette non-aventure se jouera le lendemain quand l’énorme car régie, après être passé à son déplombage douanier, tentera de s’immiscer dans la vieille ville de Prague pour rejoindre l’emplacement prévu par la production, soit un petit pont en contrebas de son grand frère, le Pont Charles. Catalogué par les autorités locales de « convoi exceptionnel », le car de Channel est escorté de motards, deux devant, deux derrière, c’est eux qui vont observer, tendus, si le haut du car n’arrache pas des fils téléphoniques qui, dans cette partie historique de Prague, ne respectent pas les normes de voirie car posés au XIIIe siècle (le téléphone existait déjà en Tchécoslovaquie au 13e siècle !? Mais oui bien sûr), et si le parcours qu’ils ont prévu, soit les artères les moins étroites, fait bien la rue Michel. Après x braquages et contre-braquages du poids lourd, et deux voitures déplacées à main d’homme, le car arrivera enfin à son point d’ancrage, le petit pont.
Alors que la bête est posée, installée sur ses vérins pneumatiques, et que ses différents compartiments se sont déployés automatiquement, doublant ainsi la surface opérationnelle de la régie, survient un fonctionnaire de la voirie thèque. Il s’inquiète du poids du semi, on lui donne, et soudain rien ne va plus, il panique. « Le camion est trop lourd pour le pont ! ». Comme je ne veux pas que tout s’écroule en pliant mon car régie en deux, d’autant que, j’en suis sûr, jamais le plastiquage discret du petit pont par les agents du KGB ne sera reconnu officiellement, je demande à Channel de déplacer le car. Ils replient leur vaisseau spatial à grands coups de vérins hydrauliques, et recule. D’un mètre. « C’est tout ? dis-je, déçu.
— Bah oui, le pont étant moins long que le camion, l’essieu arrière porte maintenant sur la rue et l’avant idem, plus de souci d’affaissement. »
« Beaucoup de bruit pour rien », comme disent les Stratfordiens sur savon.
Si votre père est toubib, et que vous avez entamé des études de médecine mais que, très vite, celles-ci vous ont gavé, rassurez-vous, vous avez en effet toutes vos chances, comme Renaud le Van Kim, ou comme Jean-Bernard Andro, son assistant réalisateur sur Prague, de devenir réalisateur pour la télévision. En prime, cela vous donne un certain ascendant sur votre équipe puisque vous êtes en mesure de rédiger une ordonnance pour ceux qui craquent.
Au sein de notre émission « L’Été de Prague », étaient prévus un certain nombre de sujets. Pour évoquer Kafka et son grand admirateur Václav Havel, par exemple, Béatrice a l’idée d’une balade au sein de la vieille ville. Mais il lui faut une « belle » voix off. Comme, on le disait plus tôt, c’est un métier où il faut avoir de la chance, devinez qui est en train de tourner un film à Prague au même moment : Michel Piccoli ! Ni une ni deux, elle fonce sur ledit tournage, y déniche Piccoli (qu’elle connaît bien), lui propose l’affaire qu’il accepte immédiatement et il nous rejoint en salle de montage pour poser son magnifique timbre sur les mots de Havel et Kafka.
« Pour la balade dans les vieilles rues, il faut un stead ! » poursuit Béatrice. Comprendre Steadicam. Un « stead », comme on dit quand on est pro, c’est un harnachement technique, assez lourd, j’ai essayé, qui stabilise la caméra et offre des plans coulés magnifiques.
« J’appelle Jacques ! poursuit Béa en attrapant le téléphone. »
Là, il s’agit de Jacques Monge, un des papes de l’exercice, celui-là même qui, l’année suivante accompagnera Jane Birkin pour son film Amnesty en Malaisie (cf. 1991 – Écrire contre l’oubli, Amnesty International 3/7).
Un directeur de production qui voit chaque jour son budget aller vers une peau de chagrin ne peut pas ne pas s’interposer.
« Une seconde Béa, dis-je en posant la main sur le combiné pour couper la communication, cacheton de Jacques Monge + stead + avion + hébergement and so on, ça va faire cher le plan. Alors soit ta « balade », on se la fait caméra à l’épaule…
— Ah bah non, ça va être pourri !
— Soit on trouve un opérateur sur place.
— Ici !? »
Béatrice oubliait que Prague, dans ses belles années, possédait (et possède toujours) une des plus grandes écoles de cinéma d’Europe. Un coup de fil à Iréna Placha et une heure plus tard, nous avions booké un steadicamer tchèque, « une bête au stead » avait assuré Irena. Et de facto, c’est Jiří Pechar qui va superbement tourner le sujet que je vous offre ci-dessous, et qui, pour le rat de production que j’étais avec son budget entre les dents, nous coûta dix fois moins cher que notre ami Monge.
Sujet de « Kafka à Havel », réalisation Béatrice Soulé
Note sur la qualité d’image : il y a un paradoxe dans mon souci de raconter mes aventures de production, c’est celui de ne pas avoir accès aux images d’origine. L’Eté de Prague fait aujourd’hui partie du fonds d’archives de l’INA, et sauf à acquitter une somme conséquente à l’institut, je ne puis en disposer pour mon webroman, même si à l’époque j’étais partie prenante de cette prod. Donc, désolé, je n’ai su conserver qu’une VHS de cette émission, ce qui nous vaut des images un peu fragiles.
Le car étant en place, les cadreurs débarqués la veille, on va pouvoir passer aux répétitions. Alors, les cadreurs… Dans tous les cas de figure, c’est une bande de joyeux drilles, masculins à l’époque (y a désormais pas mal de camerawomen de talent), qui ont généralement à cœur de foutre un joyeux souk sur une prod. Sur le territoire français. Quand ils sont à l’étranger, c’est carrément la colonie de vacances. D’ados. Ce sont des pros de chez pros, hyper doués, tous, mais t’a intérêt à les bloquer sous leur casque d’ordre si tu veux du calme.
Le pire que j’ai connu s’appelait Renaud Le Van Kim… Oui, ça vous rappelle quelqu’un. Avant qu’il ne devienne réalisateur, je l’ai eu comme cadreur sur le Printemps de Bourges dans les années 80. Quand il avait fini sa journée, avec son copain Amar Arhab, il allait dans ta chambre d’hôtel et te la démontait intégralement. Tu rentrais épuisé de ta journée, heureux de rejoindre ton lit, sauf que celui-ci avait juste disparu, avec fauteuil, bureau et tout le reste, planqué dans une chambre voisine. Voilà un exemple de cadreurs, mais il est vrai qu’ici j’ai choisi le moins fréquentable.
On doit rappeler que le Printemps de Bourges, dans les années 80, a été plus que formateur. C’est là, pour ma petite personne, que j’ai découvert le métier de directeur de production télévision ; Béatrice Soulé, pour sa part, avait déjà de l’expérience puisque, dès 81, elle commençait à produire plein de trucs. Depuis la création du Printemps de Bourges (1977), elle était attachée de presse du festival, aux côtés de Nicole Higelin (avec, comme assistant, un jeunot dénommé Frédéric Vinet…) ; mais devenue productrice, elle avait, toujours avec Nicole, programmé et mis en scène, en 1986, « Couleur Printemps », un show télé riche d’un concept aussi étonnant que le casting : un orchestre composé exclusivement de stars s’accompagnant les unes les autres dans leurs titres respectifs : Mino Cinelu à la percussion, Charlélie Couture aux claviers, Manu Dibango au saxophone, Jacques Higelin au piano, Karim Kacel et Paul Personne aux guitares, Bernard Lubat et Michel Santangeli à la batterie et à l’accordéon, Didier Lockwood au violon, Murray Head et Tom Novembre aux chœurs, Eric Serra à la basse, fermer le ban. Ce concert, enregistré pour la télé, avait une sacrée gueule, et le public dans la salle, enthousiaste, a bien senti qu’il assistait là à un « one shot » exceptionnel. Et qui l’est resté, vu que jamais une émission de variétés n’a repris ce concept « d’orchestre de stars » pourtant très original (et à tous les coups gagnant puisque chaque artiste avait intérêt à être bien accompagné…).
À Bourges, Renaud Le Van Kim s’initie à la « commute » (réalisation dans un car vidéo multicaméras) pour les « Découvertes du Printemps » 1988. J’avais dealé un financement auprès de M6 et d’Europe 2 pour filmer les jeunes talents et groupes rocks émergeants, mais il me fallait deux réalisateurs. Très vite j’avais booké Dominique Colonna, mais pour le second car régie, Béatrice m’avait dit : « Prends Renaud Le Van Kim, il meurt d’envie de réaliser, il est doué, cela va lui permettre de s’entrainer. Et puis je suis sûre qu’il est temps qu’il abandonne sa caméra de cadreur pour plonger dans la réal… ». Et elle ne s’était pas trompée dans ce « marchepied » qu’elle offrait à Renaud puisque, dans les décennies qui ont suivies, il est devenu un des meilleurs réalisateurs de sa génération.
Mais revenons-en à Prague ; nos cadreurs étaient donc débarqués la veille et avait apprécié l’arrivée dans l’hôtel Hilton puisque, entre Renaud et Béatrice, additionnée de ma démoralisation quant au budget, « T’imagines, tu vas avoir 35 personnes à amener une par une chez l’habitant, tu vas devoir louer au moins deux minibus, ils vont devoir nous rejoindre en tax’, tu rajoutes le temps perdu, les retards, fais les comptes Jean-Pierre, ça va te coûter plus cher que de mettre tout le monde au Hilton. », j’avais donc lâché la rampe, définitivement perdu la bataille du « Chez l’habitant ».
Les cadreurs, ainsi que les techniciens de Channel et ceux du son — une majorité d’hommes disais-je —, avaient débarqué tard dans le quatre étoiles, et en avaient été tout émoustillés car, passée une certaine heure, le lobby était largement garni de péripatéticiennes-wonderbra attendant le chaland.
Dans toute économie chancelante, on prend l’argent où il est.
Jean-Paul Fouché, après relecture des deux présents chapitres, précise les choses : « Ces demoiselles du lobby faisaient assurément commerce de leur corps, tout comme leurs collègues qu’on retrouvait patientant sur un canapé quasiment à chaque étage, mais oeuvraient en même temps à la fluidité des échanges Est-Ouest car dealant des montres russes contre des devises. »
On attaque les répétitions et, hors les mille et un bugs ordinaires à ce type d’exercice, peu importe où tu es, la journée se déroule plutôt bien, exceptée une chaleur de folie qui nous tombe d’un ciel pragois sans nuage, genre 35° à l’ombre sur un pont où il n’y a pas d’ombre. On a prévu de faire un break pour dîner, avant de s’y remettre jusqu’aux 22 heures annoncées sur la feuille de service (traduire par minuit au réel), quand à 19H tapante, plus de jus, tous les projecteurs s’éteignent, plus de courant au son, plus rien dans le car.
« C’est quoi ça !? dis-je. »
Jacky Le Yannou part aux infos pendant qu’on rejoint le resto. Il réapparait vingt minutes plus tard pour m’annoncer qu’on a un « fucking problem » avec les groupmen : « Ils sont six électros, locaux, et la télévision tchèque leur a dit que la journée se finissait à 19H. Donc, à 19H, ils coupent.
— C’est quoi ce bazar, on avait dit 22 heures !
— Ouais, bah si tu veux tu viens te prendre le chou avec leur chef d’équipe, une tête de mule qui a dû faire sa formation en France, à la CGT ou à Sud, mais je viens de me le coltiner un bon moment et il ne veut rien entendre. »
J’ai la chance d’avoir Irena Placha en ligne depuis le resto et je lui demande de me changer ce chef d’équipe au profit d’un plus conciliant : « Ah bah ça va pas être possible, ici, on ne touche pas aux syndicats.
— Chez nous non plus, je te rassure, mais il nous fout dans la merde là ! » Je ne suis pas sûr que Jana 2, qui traduit avec combiné en main, lui ait fait une traduction mot à mot.
Coincé, je vais voir Béa qui en est au dessert. « J’appelle le Château, dit-elle en reposant sa petite cuillère.
— Tu vas appeler la Présidence de la République pour virer un chef électro ?
— T’as une autre solution ? »
Et c’est le ministre de l’Intérieur, nouvellement nommé, qui va intervenir pour calmer le jeu. Enfin presque.
Quand on réintègre le pont pour reprendre les répets, toujours pas de jus.
— Ils sont tous là les gars, prêts à s’y remettre, commente Jacky, mais ils veulent une prime, pour les heures sups.
— Mais c’est même pas à moi de les payer, c’est à la télévision tchèque !
— Oui, mais si tu veux répéter ce soir, ou même demain…
— Ok combien leur prime ? »
Et Jacky me sort un chiffre en couronne (on me pardonnera d’avoir oublié le cours du change).
« En francs, Jacky, ça fait combien ? »
Il sort sa calculette : « Euh, quelque chose comme 10 francs par tête.
— Attends, on bloque toute la prod pour 60 balles !? Mais ils l’ont leur prime, ils l’ont, cours leur dire.
— T’auras pas de reçu…
— Ça, j’avais compris. »
Voilà, l’exemple même où, pour toutes les raisons évoquées plus haut, l’infrastructure d’un pays plonge dans l’infra grave, où les courroies de transmission n’existent plus en attendant de se reconstruire. Quant aux électros tchèques, c’était de bonne guerre, on leur en a pas voulu d’avoir tiré sur la corde pour améliorer le quotidien de leurs enfants. Encore une fois, on prend l’argent où il est.
A propos d’argent, j’ai un exemple du niveau de vie au sortir de quarante ans de régime communiste :
La veille du Jour J, répétition de l’orchestre symphonique. Le ciel qui jusqu’à présent nous avait explosé de soleil, vire au sombre et annonce une douche propre à nous rafraichir. Tant mieux me dis-je en observant l’orchestre installé sur une place en contrebas du Pont Charles, ça va faire du bien, sauf qu’un violon ne pense pas comme moi, et par extension celui qui le tient, le violoniste. Aux premières gouttes nous arrivant du ciel, j’assiste à une débandade du type « Y a une bombe sous l’estrade ! », tous les musiciens, l’ensemble des cordes en premier, dégagent du plateau en courant, partent se mettre à l’abri.
« Mais qu’est-ce qui leur arrive ? »
Et c’est comme ça que j’ai appris, bien que j’eusse dû m’en douter, que le vernis sur un violon n’apprécie pas du tout la flotte.
« Jacky, tu as vu le bulletin météo pour demain ?
— Euh, on va dire que c’est moyen moyen… Je veux bien appeler Dieu, mais il faut qu’on me trouve son téléphone. »
Quand je me lève, tôt, le lendemain matin dans ma chambre 1903 et que j’ouvre les rideaux, je suis défait. Alors qu’on vient de se taper des journées de canicule, ciel bleu immaculé, des nuages noirs recouvrent maintenant Prague, à une altitude que j’estime voisine du 22e étage de l’hôtel. C’est pas possible ! comme dirait Martine Grenier. J’ai toujours détesté les shows en plein air, et Dieu sait que j’en ai fait quelques-uns ; tu as deux solutions en production dans ces cas-là : l’assurance weather day, ou le croisement de doigt. L’assurance weather day, ou assurance-intempérie, coûte une douce fortune, donc peu de prods y recourent. En prime, tu ne peux pas la dealer la veille pour le lendemain, faut pas prendre les assureurs pour des foldingues. Donc il ne te reste que le croisement de doigts et, en termes d’anxiolytique, on fait mieux. « Jacky, appelle la météo ! »
— J’appelle celle de l’aéroport, c’est le plus sûr. »
Dix minutes plus tard, j’ai le retour : « Ils disent qu’il pleuvra à 23 heures 02. »
L’émission devait se terminer à 23 heures…
« Comment ça 23 heures 02, comment ils peuvent dire ça, être aussi précis !?
— Je te répète ce qu’ils m’ont dit. »
Je vais passer toute la journée sous un ciel bas et lourd, comme disait le poète, puis toute l’émission, que je suivrais du coin de l’œil, le nez en l’air. A 22 heures 55, l’affaire est bouclée, on envoie le générique de fin sous les applaudissements de la foule, et à 23 heures 02, on va dire que j’exagère mais je vous assure que c’est vrai, il se met à pleuvoir. Tu le crois ça !?
Jana 2 Vlćková (qui a relu toutes ces lignes) me rappelle une anecdote qui survient dans l’après-midi du Jour J, où là, fait exceptionnel que j’avais oublié, le Pont Charles se voit carrément fermé au public ; en effet, compte tenu du matériel technique installé, projos, câblages multiples, il devenait dangereux que des non-professionnels circulent sur le pont. La mairie de Prague avait donc finalement accepté une totale journée de fermeture. Ce jour J là, en bout de pont, des barrières vont interdire son accès. Survient, de l’autre côté des barrières, un monsieur, tchèque, qui veut absolument passer. Face au barrage, il s’énerve très vite, devient rubicond, menaçant de frôler l’apoplexie, et se met à hurler sur nos techniciens français. Qui ne comprennent rien bien sûr à ce qu’il aboie. Jana 2 est appelé au secours. Elle écoute l’homme avant qu’il ne tombe par terre d’une crise cardiaque. Ce gars-là est en fait photographe et il a attendu toute l’année, oui toute l’année, pour faire une seule photo, une seule mais très particulière : le Pont Charles dans la lumière du solstice d’été, le 21 juin… Fort de son rêve mais avec un certain manque de chance, il se pointe au pont, et toc, s’écrase dans les barrières. Jana va expliquer le désespoir du gars à nos techniciens, et ceux-ci, pris d’empathie, finiront par le laisser passer afin que le rêve du gars ne tourne pas au cauchemar.
On se souvient du conflit qui a opposé le fameux chef-électricien hyper syndiqué à Jacky Le Yannou le jour des répétitions. Jacky est un personnage adorable, mais c’est un breton et nous Français, on le sait, il ne faut pas emmerder les bretons. Quelques heures avant le direct, Jacky prend son interprète Jana 1 sous le bras et descend sous le pont, là où sont tankés les groupes électrogènes. Et le chef-électro. D’une voix de stentor breton, Jacky lui crie : « Écoute-moi toi, si ça tombe en panne durant le direct, c’est bien simple, je te tue ! » Puis, se retournant vers Jana 1 : « Tu lui traduis les choses, mais pas d’approximation, tu lui traduis EXACTEMENT ce que je viens de dire. » Et Jana, probablement un rien gênée aux entournures, de s’exécuter. Il convient ici de rappeler que Jacky est un celte du genre grand, carré, baraqué, avec sa moustache, c’est bien simple, il m’a toujours fait penser au forgeron de Petibonum, Cétautomatix, celui qui massacre les romains à coups de massue. C’est une question de casting, c’eut été moi, avec mes 70 kilos tout nu, un physique à la Michel Blanc, le type n’en aurait eu cure ; mais une promesse faite par un Cétautomatix…
On n’a jamais eu la traduction de la traduction faite par Jana, mais une chose est sûre, on a eu du courant toute la soirée.
Mais dès le début du programme, on avait quand même eu chaud aux fesses. Les deux présidents Tonton et Václav Havel, devaient ouvrir le ban. On est à deux heures avant la prise d’antenne, Václav est encore dans son château, under control, tout va bien de son côté. Mais Christian Dupavillon, bras séculier comme dit précédemment de Jack Lang, est avec nous sur le terrain et, présentement, il parle au téléphone avec le Ministère de la Culture à Paris depuis le car régie. Quand il raccroche, il masque. « On a un problème…
— Vas-y Christian, on est chaud là, niveau problèmes.
— On a perdu le Président.
— Comment ça, Mitterrand ?
— On sait pas où il est, il avait un sommet franco-africain à la Baule, il devait en sortir pour sauter dans l’avion qui le rapatrie à Villacoublay, de là course-poursuite jusqu’au Ministère de la Culture d’où il doit faire son duplex. Sauf que, je sais pas, la conférence a pris du retard, probablement s’apprête-t-il à en sortir, mais en tout cas il n’est pas encore dans l’avion. »
Béatrice et Renaud attrapent le conducteur où, séquence après séquence, est transcrit tout le déroulement de l’émission.
— Écoute, dit Béa à Renaud, à la guerre comme à la guerre, si pas là, on envoie le top à l’heure dite et on prendra Mitterrand quand il arrive.
— En clair on improvise, dit Renaud.
— En clair, oui. »
On en est à se prendre le chou avec le conducteur quand Jean-Paul Fouché sort du car en gueulant : « C’est quoi ce bordel ! ».
Je le suis dehors alors qu’il gagne l’arrière du camion pour observer un écran de retour. « Regarde ce que les transmissions satellite nous envoient ! »
Sur l’écran, un match de foot, Milan/Berlin. Jean-Paul hurle dans le micro d’ordres : « Mais c’est quoi ce match de foot, j’attends une liaison du Ministère de la Culture ! Comment ça à Paris !? Mais putain oui, à Paris, pas à Tombouctou ! »
Une heure plus tard, Mitterrand est en vol entre la Baule et Villacoublay où les motards font chauffer leur moteur, et on ne connaîtra jamais le score Milan/Berlin car la liaison satellite avec le ministère est rétablie.
Renaud Le Van Kim est, comme son nom l’indique, d’une famille d’origine vietnamienne, en conséquence, il est quand même un peu bridé des yeux et a une peau mate, à dominante sérieusement asiatique. Cinq minutes avant la prise d’antenne, je le surprend assis sur l’escalier du car, replié sur lui-même, et blanc de visage, pour une fois. Le trac avant d’entrer en scène.
« Ça va Renaud ?
— Tu me reposes la question après, si tu veux bien. »
Finalement tout a bien décollé, Václav Havel était là à l’heure, aux côtés de Paul Amar en charge de la présentation, et Mitterrand, un rien raide, fatigué de sa cavalcade du jour, est en place pour le duplex depuis le ministère rue de Valois.
« Ah non ! dit Béatrice quand lui arrive les images de Paris, mais c’est blafard ! » Elle est en effet plus que déçue car la veille elle a pris la précaution d’appeler Serge Moatti, le réalisateur qui va filmer Mitterrand rue de Valois, pour l’informer que l’ambiance sur le Pont Charles va être douce, ambrée, bougies aidant, et qu’il conviendrait de faire quelque chose de similaire pour la lumière côté ministère. Moatti a-t-il oublié où, dans la frénésie d’avoir une vedette qui menace de ne pas être là à l’heure, n’a-t-il rien pu faire de mieux, toujours est-il qu’on nous envoie, via satellite, un Mitterrand éclairé plein pot avec, en fond, un paquet de gens dont on ne sait pas très bien ce qu’ils foutent, dont un Jack Lang assis de travers sur un flight case. Contente la Béatrice.
Cette réserve étant faite, Je vous laisse avec les Présidents car ce qu’ils se disent ce soir-là par-dessus les frontières a son importance, notamment avec le recul, trente ans plus tard, quand j’écris ces lignes, à l’heure où l’Ukraine combat pour sa liberté.
Mon métier m’a appris à être un aficionado de ce que les Anglais appellent « behind the scène » et que nous appelons, en bon Français bien sûr, « Making of ». Déformation professionnelle, je ne peux guère voir un truc à la télé sans cogiter à ce qui se passe au-delà de l’écran, au-delà des caméras, c’est-à-dire en coulisses. Là, par exemple, Mitterrand fait une conclusion, élégante, humaniste à son entretien avec Havel, puis Paul Amar conclut en envoyant la séquence suivante. Au réel, behind the scène, c’est pas tout à fait comme ça : Tonton et Havel viennent de faire plus d’un quart d’heure et on est en début de programme avec, pour suivre, un conducteur minuté. Béatrice Soulé, debout derrière Renaud assis aux manettes, regarde sa montre, puis mettant sa main sur l’épaule de Renaud, lui intime : « Dis à Paul dans l’oreillette qu’il faut désormais écourter le dialogue. »
Et Renaud, appuyant sur le bouton d’ordre, transmet le message à Paul Amar. La seconde suivante, on voit Paul accuser réception de la consigne d’un infime coup de menton. Mitterrand en arrive à « … les audacieux qui ont payé longtemps le prix de leur liberté d’aujourd’hui. » Ça ressemble à une conclusion, parfait, Paul Amar en profite pour clore ce dialogue par-dessus les frontières. Sauf qu’on voit sur l’écran de retour que Mitterrand fait signe, en tournant le doigt, qu’il souhaite encore parler. Béatrice perçoit l’intention du Président mais se dit que si on lui rend la parole, c’est reparti pour 10 minutes. « Renaud, on enchaîne : musique ! »
Un peu plus tard, in petto, Béatrice se dira : « Mais quel culot, je viens carrément de couper le Président de la République ! « . En même temps, elle reste à ce jour encore sidérée que, à ses côtés, ni Dominique Fournier, responsable du programme pour France 3, ni Christian Dupavillon, qui occupait un poste important au Ministère de la Culture — ministère dépendant juste un peu quand même du Président de la République —, n’aient moufté quand elle coupe ainsi la chique à Tonton.
Moi je pense qu’il se sont dit, à raison : « Là, on est comme sur un bateau, le seul maître à bord, c’est le capitaine. » Il est vrai qu’ici c’était « une capitaine », mais ça ne change en rien la primauté des ordres.
L’émission « L’Été de Prague » a duré 2 heures 15, sans incidents majeurs, que je serais de toute façon bien infoutu de vous raconter eu égard au fait qu’un dir’ prod comme moi, en cours de direct, abandonne l’artistique au réalisateur et à la productrice, et est plutôt en vigilance sur toutes les merdioles techniques qui peuvent survenir, d’autant que ce soir-là, le nez en l’air, je mettais à profit mes pouvoirs de super-héros pour maintenir la pluie dans les nuages. Aussi vais-je vous offrir des extraits de l’émission, ceux-ci s’avérant bien plus parlant que le récit que j’en pourrais faire, quel que soit le talent de conteur qui m’est reconnu, n’est-ce-pas.
On commence par un clip qui évoque, en accéléré, le panel artistique de la soirée, à parité entre artistes français, tchèques et slovaques.
Désolé pour le générique de fin qui couvre en partie « La Prière pour Marta », chantée par Marta Kubišová, hymne à la résistance contre l’occupation soviétique. (Et un grand merci au monteur Hugo de Lipowski qui a réalisé – bien mieux que j’aurais pu le faire – ces morceaux choisis.)
Sujet Radost
Radost est une agence photo fondées par des étudiants des Beaux-Arts. Durant la Révolution de velours, Radost a court-circuité le discours des médias officiels en informant la nation de ce qui se passait vraiment à Prague.
Sujet Radost, réalisation Eric Millot
Sujet Joska Skalník, Jazz Cession
En préambule du sujet, on retrouve Didier Lockwood accompagnant un vieux violoniste tchèque, musicien qui, comme beaucoup d’autres, enjolive la balade sur le Pont Charles. Joska Skalník, membre de la Jazz Cession, est un graphiste barbu qui enchaîne les prisons : d’abord celle d’Etat, cellule 303, puis une autre bien plus dorée, d’Etat aussi, où il est incarcéré volontaire.
Sujet Joska Skalnik, réalisation Béatrice Soulé
Sujet Půlnoc
Půlnoc est issu d’un premier groupe, Plastic People, et ses musiciens illustrent bien la répression politique qui s’est abattue sur le rock tchécoslovaque dans les années 70. Musique décadente, forcément décadente, aux yeux des autorités, les compositions de Půlnoc empruntent au « Heavy Métal » allemand, avec des guitares saturées, rugueuses, et du vocal guttural. Comme dit un des membres du groupe : « La prison, ça n’a pas été trop dur, ça fait aussi partie du rock’n roll. » Et si vous voulez voir des images du jeune comédien Vaclav Havel, vous les avez dans le sujet.
Sujet Půlnoc, réalisation Bruno Le Jean
Sujet Marta Kubišová
Le sujet Marta Kubišová est particulièrement émouvant car, sur un prétexte à grosses ficelles comme seules savent les faire les dictatures n’ayant pas peur du ridicule, le régime tchécoslovaque communiste a juste flingué la vie de cette femme. Aussi, et comme vous l’avez vu en fin des « Morceaux choisis », quand Marta Kubišová entonne « La Prière pour Marta » afin de clôturer notre Été de Prague, il devait y avoir pas mal de larmes aux yeux dans la foule.
Sujet Marta Kubišová, réalisation Patrick Volson. En voix de doublage, on reconnaît celle de Béatrice Soulé pour ce qui est de Marta Kubišová, et celle de notre regretté Timothy Miller pour les questions.
L’antenne rendue, à 22 heures 59, les équipes techniques s’attaquent au repliement du matériel, sous la pluie, tandis que l’équipe de captation, Renaud, Béatrice et Fredo en tête, rejoint le resto que l’on a réservé pour la fête de fin de tournage. En ce qui me concerne, je dois remonter au bureau pour viser une ribambelle de factures et procéder aux paiements adéquats. Quand je redescends une heure plus tard et rejoins la fiesta caméra en bandoulière (après le climax d’un direct, je sais que les gens se lâchent et qu’il y a toujours quelques scènes à immortaliser), j’ai du mal à entrer. Dans ce restaurant qui, en temps ordinaire, affiche complet avec cinquante clients, il y a bien deux cents personnes, dont cinquante dehors qui préfèrent y boire leur coup et/ou y fumer une cigarette, histoire de ne pas en rajouter dans une salle déjà envahie d’un smog de tabac.
Jouant des coudes en saluant un complice tous les mètres, je parviens jusqu’au bar où l’on me demande ce que je bois. En tchèque, mais il y des situations où tu n’as guère besoin d’interprète. Je prends la même chose que tous les autres, une vodka. Le barman attrape un verre à bière, y propulse trois glaçons, et le remplit à ras bord. « Ah oui quand même » me dis-je, en jetant un œil inquiet sur cette bière transparente, puis sans doute ai-je poursuivi in petto : « On ne vit qu’une fois ».
Et, moi qui ne bois jamais, j’ai eu tort. Sûrement pas au premier demi de vodka, mais à celui où j’avais omis de compter les précédents.
À un moment, je rejoins le paquet de gens dehors fumant, au mieux, des cigarettes, et je tombe sur Martin Brisac, patron d’Europe 2. Il a, comme moi, son verre de « bière » en main et, comme moi, est heureux de vivre. Moi qui d’ordinaire suis du genre inhibé quand il s’agit de me vendre moi-même, voilà t’y pas que je m’entends lui vanter mon premier roman, La Grande Boulange, qui va prochainement être édité aux Presses de la Renaissance (cf. Histoire à vous couper l’envie d’être pauvre). Je dois être vachement convaincant, ou alors est-il trop bourré, toujours est-il qu’il me dit : « Tu veux un parrainage Europe 2 à la sortie du bouquin ? »
— Bah je veux mon neveu !
— Alors c’est fait, tu m’appelles en rentrant à Paris. »
Et voilà comment j’ai eu une trentaine de messages vantant mon œuvre sur son antenne. En voici un pour illustration.
Le vendeur de journaux : Jean-Jacques Péroni. ; la voix d’antenne : Yann Arribard
Alors que je suis revenu m’accouder au bar dans un état proche de l’Ohio sans être toutefois encore parvenu à destination, et que je suis en train d’observer Julien Clerc et Jean-Louis Aubert, bien allumés tous les deux, embrassant dans le cou nos assistantes, un cadreur m’accroche le bras et me dit : « Amène ta caméra, y a Václav Havel, pétard en main, qui est en train de chanter Everybody’s smoking marijuana.
— Allons bon, où ça ?
— Là-bas, caché par la foule. »
J’allume la caméra et rejoue des coudes pour traverser un attroupement vocalisant, aussi aviné qu’enfumé, et je me retrouve pile poil face à Václav Havel, assis sur une malheureuse caisse en bois, de celles où l’on transporte les bouteilles ; Havel a effectivement un tarpé en main, et il est en train de chanter la chanson de David Peel, accompagné par le tchéco-barbu Jim Čert (en Français « Jim le Diable ») qui, accordéon en main, mène la danse.
Je cadre le président de la république, sans vergogne vu qu’elle a fondu comme glaçon dans vodka, et je commence à filmer. Havel lève les yeux, me découvre caméra en main, et, du geste sans équivoque de deux doigts en ciseaux, me fait signe d’arrêter. Ce que je fais immédiatement. On était encore bien loin des délations merdiques que nous font vivre aujourd’hui les Réseaux Sociaux (pourquoi mets-je une majuscule à ces horreurs qui ne les méritent pas ?), mais je le comprends, le Président, et je ne veux aucunement participer à une quelconque contre-révolution.
À peine ai-je abaissé la caméra qu’une main m’agrippe par le colbac et me tire fermement en arrière, m’épargnant de refranchir l’attroupement. Le proprio de la main fait une tête de plus que moi et est aussi large que haut. Cheveux gominés maintenus par un catogan, il fait bien dans les cent-trente kilos, et je l’identifie sans marge d’erreur comme un membre de la « protection rapprochée ».
« Give me your camera » me dit-il sans vraiment sourire.
Pas question le mec, comment je continue ce reportage dont j’aurais besoin trente ans plus tard pour illustrer les présentes lignes ? Je commence à lui expliquer que je suis dir’ prod’ de l’équipe française, que cette soirée s’est fait sous l’égide, grâce à son Président, que je suis un neveu de François Mitterrand, notre Tonton national, et que bien loin de moi l’idée de causer du tort à qui que ce soit. Tout ça dans un Anglais que, vodka aidant, je ne comprends pas moi-même.
Il tapote de son gros doigt la caméra.
« Ok, so, give me the tape ! »
Je devais avoir une bonne tête, ou alors il était aussi allumé que moi, ce bodyguard, toujours est-il que j’ai réussi à l’apitoyer et qu’il m’a tout laissé, caméra et cassette.
Honnêtement, je n’ai pas eu besoin de rentrer à l’hôtel. Consciemment s’entend. Quelqu’un, qui ? je sais pas, a dû me charger dans une Tatra (sûrement pas Renaud Le Van Kim ou Jean-Louis Aubert qui se sont réveillés le lendemain, l’un à côté de l’autre, dans une poubelle), et me traîner jusqu’à ma chambre du Hilton… Hilton toujours où, dans la nuit, Béatrice Soulé ramassera, c’est le mot, une de nos assistantes, Julie Martinovic (devenue depuis une grande chef-monteuse), carrément endormie sur le trottoir devant l’hôtel. Bref, une troisième mitan que ne saurait renier renier une équipe de rugby.
Je me suis donc réveillé le lendemain dans mon lit, étrangement clair. Je me suis bien promis de vérifier — en fait je ne l’ai jamais fait — mais il semblerait que la vodka ne laisse pas de traces au réveil — dans la tronche, côté foie je parierai pas —, sans doute est-ce dû au côté végan de sa fabrication, céréales et pommes de terre.
J’étais bien content en me brossant les dents le lendemain, j’avais un scoop, certes court mais pesant son poids de cacahuètes, pour mes futures mémoires. Et vous ne le verrez pas, comme bien d’autres choses que j’avais filmées. Pour partir à Prague, j’avais acheté une caméra VHS-C plus que bas de gamme, qui enregistrait, oui, mais qui ne faisait pas lecteur. Ce n’est qu’en rentrant à Paris que, fort d’un magnétoscope, j’ai pu relire ce que j’avais fait. Il n’y avait rien sur les bandes ! rien que de la neige, soit des petits points frétillants sur un fond gris. « Ah les salauds ! ai-je dit, retrouvant la paranoïa qui m’avait quitté en atterrissant à Roissy. Les salauds, ils sont venus dans ma chambre, avec un aimant, ils l’ont passé sur mes cassettes, ont tout effacé. Merde et remerde ! Une seule avait échappé aux services secrets, celle dont sont tirées les images de préproduction que vous avez pu voir dans ce chapitre.
Mon complotisme déclinant un peu plus tard, j’ai testé la caméra avec une cassette neuve. Neige again. Partout. En fait, j’ai dû très vite accepter l’évidence : il n’y avait pas de complot, la terre n’était pas plate, ma fucking caméra était juste tombée en panne au-delà de la première cassette que j’avais faite. J’étais tellement déçu de sortir ainsi de mon film d’espionnage, que j’ai benné cette merde sans même la faire réparer.
Voilà ce qu’on peut dire, en résumé, de cette prod de Prague, de cet Été de Prague qui nous a laissé à tous un souvenir ineffaçable, ce type d’émotion que l’on ressent quand nos petites histoires croisent, l’espace d’un instant, l’Histoire avec un H majuscule. Béatrice Soulé avait raison, et je continue, trente plus tard, à bénir son discours initial : « Rejoins-nous à Prague, plus tard, tu nous remercieras. »
L’Aveu
J’ai failli appeler ce paragraphe « Mea Culpa », ce qui aurait été plus cohérent avec ce que je vais y raconter, mais je n’ai pas pu résister à l’envie d’évoquer le film L’Aveu de Costa Gavras, dont le récit colle parfaitement avec tout ce qui vient d’être dit sur Prague et sa Révolution de velours. L’Aveu relate en effet le « Procès de Prague » avec lequel le pouvoir tchécoslovaque, en 1952, élimine des cadres du Parti communiste tchécoslovaque présentés de façon mensongère comme des opposants au régime de la République socialiste tchécoslovaque, et ce dans la droite ligne des purges staliniennes des années 30. La dramaturgie du film y retient Arthur London comme personnage principal (car adapté du roman éponyme de London), interprété à l’écran par un Yves Montand dont on peut dire qu’il est exceptionnel dans le rôle. Il faut voir, ou revoir, ce qui est un vrai chef-d’œuvre, et qui fut à l’origine d’une énorme polémique lors de sa sortie en 1970.
Donc L’Aveu, le mien. On se souviendra qu’en début de chapitre j’ai évoqué une jeune femme qui allait me foutre le nez dans mon caca. Mon caca, comme il apparaît entre les lignes de ce chapitre, résidait dans mon comportement quasi colonialiste, à moi mais aussi à une bonne partie de l’équipe de production, qui, débarquant de son confort occidental, vient juger, un peu rapidement, un pays désormais pauvre. Cette femme, les plus malins d’entre vous l’auront deviné, avait eu le temps de me jauger, vu qu’on avait travaillé ensemble durant trois semaines. Il s’agit bien sûr de Jana Vlćková, soit la Jana 2 du récit. Elle m’aimait bien Jana, tout comme j’appréciais son attitude, réservée, discrète, prenant à cœur son boulot, à tel point que, d’interprète, elle était carrément devenue mon assistante. Elle m’aimait bien, je crois, car mon charme bien connu, n’est-ce-pas, basé sur une certaine philosophie de la vie s’exprimant régulièrement par le biais de l’humour, avait agi sur elle. Mais bon, cela ne l’empêchait pas d’avoir son sentiment sur mon côté radical, sur mes critiques de « sa société », ignorant en cela qu’en France, j’avais la même dent dure. Mais c’est aussi ça l’humour. Je vais une fois de plus amener une citation de mon camarade Pierre Desproges, réflexion que j’ai d’ailleurs rapportée quelque part dans ce webroman, mais quand c’est pédagogique, on peut se répéter. A une apparemment groupie qui reprochait toutefois à Desproges de toujours dire du mal des gens, d’être négatif, Pierre avait répondu : « Mais Madame, si je suis positif, si je dis du bien de tout le monde, je ne suis pas drôle. » C’est le prix de l’humour.
Comment ça s’est passé… ? Au lendemain de l’émission L’Été de Prague, j’étais encore resté 24 heures pour régler les mille et un détails qui se doivent d’être bouclés après une production, et nous étions, Jana et moi une fois de plus, dans ma chambre 1903. De mémoire, je pense que c’est moi qui aie engagé la conversation sur ce thème, sans doute avais-je surpris certains regards, étonnés, choqués de Jana lors de x moments de la production. J’ai engagé l’interview, si l’on peut dire, car il ne fallait pas attendre de la réservée Jana qu’elle le fasse.
« Une question Jana, comment as-tu vécu cette aventure ?
— Comment ça ? dit-elle, en relevant la tête de son cahier d’écolier où elle prenait ses notes. Très bien poursuit-elle, c’était surprenant, très speed, très… comment dire…
— Adrénaline ?
— C’est ça, un peu stressant, même pas mal par moment, mais en même temps rigolo, passionnant.
— Et notre équipe de prod ?
— Oh, super sympa, et professionnelle. En même temps… »
Et elle se bloque. Comme c’est la suite qui m’intéresse, je la relance.
« En même temps ?
— Comment dire… reprend-t-elle en rougissant, ce qui sur sa peau opaline de blonde se repère immédiatement, vous avez eu une attitude… un peu…
— Mais vas-y, vas-y. »
Elle repousse ses cheveux derrière lesquels souvent elle se cache, relève les yeux, me regarde : « Un peu blessante, pour les Tchèques.
— Blessante ?
— Oui dit-elle en recollant son regard à son cahier d’écolier, vous êtes arrivés avec plein d’idées préconçues…
— Hum…
— Vous avez débarqué avec votre puissance occidentale, votre puissance d’argent… dans un pays démuni, enthousiaste oui, mais qui se heurte à la complexité d’une histoire à reconstruire. Je n’y étais pas, mais je pense que les Vietnamiens, quand ils ont vu débarquer l’armada américaine, gendarme du monde, ont dû avoir le même sentiment, paradoxal, à savoir l’espoir d’un potentiel salut, mais en même temps l’intuition que, peut-être, leur destin pouvait leur échapper.
— Ah oui quand même… Tu nous perçois comme des colons en quelque sorte.
— Non, j’ai pas dit ça mais… Par exemple, quand Irena te dit qu’ici la police n’est pas là pour aider les gens, tu as rigolé, et ça c’était blessant.
— Hum hum, y a un mot pour ça en français, c’est « suffisant ».
— L’orgueil quoi.
— Oui, un peu comme cette suffisance des touristes français qui, dès qu’ils sortent de chez eux, vont dire que dans leur pays de villégiature, rien ne marche, tandis que chez eux… Alors qu’en fait chez eux, ils sont les premiers à se plaindre de la même chose, rien ne marche.
— Peut-être, je ne sais pas, mais attends, tu as été correct, avec tous nos interlocuteurs, mais souvent…
— Suffisant.
— Oui, c’est ça. »
Dans le silence qui a suivi, je me suis remémoré en accéléré mon comportement des trois dernières semaines, mon humour à l’emporte pièce qu’elle avait en charge de traduire, probablement en l’édulcorant, pour soustraire ce qui pouvait être blessant. Elle avait protégé l’image que je projetais de moi-même.
« Je pense… ai-je repris, je pense que tu as raison. En même temps, nous avons dû avancer à marche forcée, car il n’était pas question qu’on plante cette production, non pas pour des raisons artistiques, ce n’était qu’une émission de variétés de plus, mais pour des raisons souterraines de géopolitique… Écoute, ça ne réparera pas, mais quand même, pour tous ces Tchécoslovaques que j’ai pu choquer, blesser, et pour toi-même qui a ressenti cette suffisance, je te prie d’accepter mes excuses.
— C’est gentil… sourit Jana.
— C’est la moindre des choses, d’autant que j’ai beaucoup appris en trois semaines, et ta réflexion du jour en est le point d’orgue.
— Point d’orgue ?
— Cerise sur le gâteau si tu préfères. »
Un froncement de ses sourcils m’indique que ce n’est guère plus clair.
— La cerise sur le gâteau, en Français, c’est une expression aujourd’hui plutôt péjorative, mais à l’origine, c’était le contraire. Ton regard, sensible sur mon comportement, parachève pour moi ce moment de vie, ces moments où on apprend des choses sur les autres, et accessoirement sur soi-même. Quand tu as fait un beau gâteau, et que tu sens qu’il manque quelque chose pour qu’il soit parfait, au dernier moment tu rajoutes une cerise dessus. La cerise sur le gâteau.
— J’ai appris quelque chose.
— Oui, moi aussi j’ai appris plein de choses. »
Le lendemain, avec Béatrice, on a failli rater l’avion, vu qu’on était parfaitement étanche aux haut-parleurs de l’aéroport répétant inlassablement en tchèque et en anglais : « Mrs Béatrice Soulé and Mr. Jean-Pierre Moreau are urgently awaited at boarding gate 22. » Quand une hôtesse de l’air s’est matérialisée devant les fauteuils où l’on tchatchait tranquille, on a compris qu’on allait se faire engueuler. Elle nous a fait courir sur le tarmac où le chef de cabine, à qui il manquait deux passagers, masquait sévère en haut de son escalier menant au Tupolev.
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