Je vous épargne le pensum du résumé des chapitres précédents, allons direct aux prémices de la bataille du Printemps qui va se dérouler à l’ombre de cette magnifique cathédrale de Bourges.
Bourges est une ville qui porte bien son nom car plus bourgeoise qu’elle, tu meurs. Un festival qui importe du chevelu, du beatnik, bref des gens pas comme nous, d’entrée de jeu, ça inquiète. Pas tous les Berruyers quand même, une majeure partie voit ça d’un bon œil, mais dans ces grandes villes assises sur un patrimoine, splendide pour Bourges, on a toujours une frange de la population ressortant de « ces imbéciles qui sont nés quelque part », comme dit Brassens. Les fondateurs du Printemps se souviennent de ce papier dans un journal local évoquant le buraliste tenant prêt son fusil de chasse sous le comptoir…
Ces anti-Printemps, portant le front haut – front haut, je n’ai pas dit national – vont faire la gueule un bon moment. Mais, au fur et à mesure que grandit l’événement, que s’accroit son impact médiatique – « On parle de nous à la télé !»-, leurs arguments s’émoussent… D’autant qu’en prime, ils ne sont plus maîtres dans leur propre foyer… Je m’explique : ces opposants au Printemps se heurtent en effet à un foutu problème domestico-sociologique ; si eux rechignent, il n’en va pas de même pour leurs enfants qui, du haut de leur jeunesse, trouvent ça au contraire fantastique. On est donc plein pot dans ce fameux conflit de générations que Colling évoque dans la vidéo du dessus.
« On parle de nous à la télé ! »
La grande bataille du Printemps va se jouer en avril 85 quand un sombre nuage s’étend sur la ville et que, à partir de ce moment là, bien malin qui peut dire ce que l’on va retrouver au lendemain : Waterloo morne plaine ou radieux soleil d’Austerlitz…?
Moment inoubliable que la conférence de presse en fin de Printemps 85… Colling vient d’achever le bilan artistique et chiffré du festival puis aborde ce que tout le monde attend, chaque année, pour ce festival on ne peut plus fragile dans son adolescence : « Je suis donc en mesure de vous annoncer qu’il y aura bien un Printemps l’année prochaine… il laisse un temps de silence pour que s’installe l’anticyclone dépressionnaire, puis il ajoute, mais peut-être pas à Bourges… »
Coup de tonnerre dans le ciel printanier ! Le cowboy Colling bluffe-t-il ? La Mairie de Bourges, forte des rumeurs qui vont bon train et qui chuchotent un déménagement pour une grande ville du Sud, appelle la Mairie de Montpellier. « Ah oui, dit elle, le contrat est prêt, y a plus qu’à le signer. » Colling ne bluffe pas, il a un carré d’as en main.
Si Colling fait son coup de Trafalgar à la conf’ de presse 85, c’est que, depuis des années, couve en coulisses un sacré malaise sur le dossier des subsides. A l’époque, la part de subventions du budget est de 25% (alors que le festival en nécessite 30) qui se répartissent en 15% pour l’État, 9% pour la Ville et 1% pour le Département… Point barre. La Région brille par une absence plus que remarquée. Argument de débat : à ce prix là, la Ville de Bourges, le département du Cher, et donc accessoirement la Région Centre, ont la meilleure des campagnes de communication nationale qui soit. En effet, avec la médiatisation, le mot Bourges, pour les Français écoutant la radio ou regardant la télé, est définitivement associé à celui de Printemps. Un Printemps qui, désormais installé dans le cœur des Berruyers, doit pour autant se battre chaque année pour son financement.
« Désormais installé dans le cœur des Berruyers »… certes en 85, mais l’on sait maintenant que ce cœur a connu précédemment pas mal d’arythmie ; si nombre de Berruyers ont vu d’un très mauvais œil l’arrivée des Indiens, comme ils disent, sur leur territoire, ce mauvais œil ne s’est pas cantonné à la rue ou derrière le comptoir d’un buraliste, il s’est exprimé jusqu’au Conseil d’Administration de la Maison de la Culture.
De 78 à 81, un puissant quarteron, arguant du soutien d’une part conséquente de la population et de la véritable gabegie ! qu’est ce festival pour le budget de la MC, vote en masse contre le Printemps. Seuls défenseurs du festival, arc-boutés sur des arguments irrecevables pour le Conseil, les élus de la ville avec au tout premier rang, fort de sa grande gueule, le maire de Bourges : Jacques Rimbault. Seuls défenseurs oui, car Jean-Christophe Dechico, partisan du festival en 77, a depuis lors tourné casaque, et ce sous la pression adroite – il serait plus juste d’écrire ça en deux mots : à droite – d’une part majoritaire de son Conseil d’Administration et du Préfet du moment, sérieusement adroit lui aussi…
Politiquement, ceci expliquant aussi cela, les choses ne sont guère simples. Il convient de rappeler que le mécanisme de Décentralisation, donnant plus d’autonomie (et donc de budget) aux départements et aux régions, sera lent à se mettre en place ; il ne se verra accéléré qu’avec les lois Defferre de 82. En clair et avant 82, Département du Cher et Région Centre ont encore des budgets peau de chagrin qu’ils concentrent sur leurs propres instances en plein processus d’organisation ; dans ces conditions, aller flamber pour les pow wow des indiens du Printemps de Bourges est bien le cadet de leurs soucis. On peut en rajouter une couche en rappelant la configuration politique régionale on ne peut plus tranchée de l’époque : nous sommes en des temps giscardiens ; si le diable rouge et communiste, Jacques Rimbault, a volé la mairie de Bourges en 77, le Département du Cher, la Région Centre restent bien de droite. Dialogue difficile, et c’est un euphémisme. Dans ces conditions, aller chercher les nécessaires subventions auprès d’institutions régionales qui, pour l’heure, fouettent d’autres chats et qui par ailleurs verrait bien flinguer le festival d’une ville dont le maire a un couteau entre les dents, ressort pour Daniel Colling de l’acrobatie impossible. Et encore passe-t-on sous silence le Ministère de la Culture dont le téléphone, giscardien aussi, est aux abonnés absents.
Cette situation va perdurer jusqu’au lendemain du Printemps 81 ; je peux même vous dire précisément la date et l’heure : le 10 mai 1981, 20H… Violent séisme sur la France : Mitterrand est élu (il est aujourd’hui prouvé que l’épicentre du séisme n’était pas à Bourges mais à voir la tête d’une part conséquente de la population, on peut se poser la question).
Le vent de l’Histoire vient de tourner, il amène notamment le rétablissement de la ligne téléphonique entre le Printemps de Bourges et le Ministère de la Culture ; Jack Lang promet une intervention au profit du festival, voire même dans l’élan sa visite officielle, histoire de voir si l’on dépense ses sous à bon escient. La Mairie et le Ministère sauvent le Printemps 82 mais Département et Région continuent à faire la sourde oreille.
Retournons en 85 où le coup de poker de Colling atteste que les cieux financiers ne sont toujours pas sereins. Devant l’émoi que déclenche Daniel en abattant ses cartes – la presse locale fait de pleines pages sur le potentiel départ du Printemps, des associations de défense se créent pour le soutenir -, le nouveau Préfet, Gérard Deplace, réunit une cellule de crise : autour de la table, le maire bien sûr, Jacques Rimbault (PC), Jean-François Deniau (UDF), Président du Conseil Général du Cher, et Maurice Dousset (UDF), Président de la Région Centre. Pour ceux qui ont raté les cours d’éducation civique, rappelons qu’un Préfet est juste le représentant de l’État, soit en l’occurrence celui-là même qui est entré, au lendemain de mai 81, au tour de table financier du Printemps.
A partir d’ici, il convient de faire un fichu bond en arrière, de quasi six siècles, pour tenter d’expliciter la mentalité berruyère, cette sorte d’inconscient collectif qui colle à l’âme de Bourges. Au 15e siècle, sa star locale est un aventurier qui va devenir richissime : Jacques Cœur.
Pour ce qui est de bouter les Anglais hors de France, l’Histoire (et la famille Le Pen) retient surtout Jeanne d’Arc ; en fait, Jacques Cœur fut bien plus important que la donzelle : il finança le roi Charles VII. De fil en aiguille, Bourges devint ainsi ville royale et légitimiste, au sens où elle sera toujours fidèle au pouvoir central. En contrepartie la royauté va privilégier son développement. Bourges, puissante et orgueilleuse, va donc briller de tous ses feux durant des siècles mais, effet pervers d’être sous perfusion du trône royal, elle va manquer d’autonomie. Et ce qui va avec : d’initiatives. Si ça ne lui tombe pas tout rôti de Paris, ça ne bouge guère, ou mollement. Avec le 19e et l’essor moderne, ça va devenir patent.
Je ne suis pas sûr que le Préfet Deplace soit remonté jusqu’à Jacques Coeur dans le préambule à sa cellule de crise mais il va quand même y pointer la frilosité de cette bonne ville de Bourges, reprenant notamment pour exemple une cicatrice locale toujours un peu sanguinolente : « Comme la ville de Bourges, au siècle dernier, eut bien du mal à prendre le train de la modernité en marche en restant dubitative devant ce qu’on appelait à l’époque le Chemin de fer, allons-nous aujourd’hui laisser passer l’opportunité de ce Printemps de la Chanson ? D’autant que ne vous leurrez pas, poursuit-il, si Colling et son Printemps filent à Montpellier, fief PS, le Ministère de la Culture suivra. Il n’a donc rien à perdre… Nous sommes maintenant autour de la table et en même temps au pied du mur, trouvons une solution. »
En fin de réunion, la messe est dite, Département et Région promettent de reconsidérer le dossier et donc de s’associer aux efforts de Rimbault, Colling vient de gagner son coup de poker, c’est le soleil d’Austerlitz qui s’élève sur le champ de bataille. Enfin, un rien voilé tout de même car, au final, l’addition des subventions reste en effet inférieure à ce qu’offre Montpellier… Mais Daniel ne se voit pas abandonner cette ville qui a porté le festival sur ses fonds baptismaux, le Printemps restera donc de Bourges.
On ne peut pas évoquer ces premières années du Printemps sans rendre hommage à cet authentique personnage, c’est le mot, qu’est Jacques Rimbault… Un bretteur, une bête politique, François Mitterrand l’avait surnommé le coriace ! Sa carrière prouve une fois de plus que la carpe aime se marier avec le lapin, car comment imaginer qu’une ville aussi bourge que Bourges puisse porter un communiste aussi communiste à la mairie… Conseiller régional, député, haute figure du Parti Communiste français, il est élu maire en 1977 (l’année même du premier Printemps) et grâce à ses qualités de gestionnaire, son sens de l’humain, son charisme, ce diable rouge va diriger la municipalité durant 16 ans… Si une crise cardiaque ne l’avait pas embarqué en 93, il en aurait bien fait le double. Illustration du paradoxe : un jour Colling, provoc’ comme il sait l’être, titille le patron d’un bistrot dont le profil est tout sauf de gauche : « Ça ne vous chagrine pas d’avoir un maire communiste ?
– Rimbault ? Ah lui, c’est pas pareil…
– Comment ça pas pareil ?
– Il est communiste, peut-être, mais avant tout il est berrichon, Monsieur ! »
Du Balzac dans le texte…
Il y aura pas mal de coups de chaud entre Rimbault et Colling, mais en même temps les deux hommes s’apprécient, se respectent, savent être complices. En fait, quelque part ils se ressemblent. Ajusteur en usine pour Rimbault, prof de lycée technique pour Colling, ils ne sont ni l’un ni l’autre nés coiffés, ne sortent pas d’une grande famille à réseaux. Des self made men, pour parler fairly well Français. Si l’on s’autorise à creuser encore un plus loin dans la psyché de nos deux personnages, on est en droit de se demander s’il n’y a pas quelque chose de plus : Colling a une authentique estime pour les efforts que Rimbault déploie pour sa ville, et Rimbault, fier de son Printemps, couvre de sa patte – griffue parfois – celui qui en a été l’instigateur. Tout ça pour dire que, avec le temps, s’est installée entre ces deux hommes, séparés par vingt ans d’âge, une sorte de relation… père-fils ? Oui, quelque chose comme ça. Mais, on le sait, ce type de filiation n’exclut pas les coups de gueule, si tant est qu’elle ne les favorise pas…
Je me souviens notamment d’une autre cellule de crise, au Palais d’Auron, un beau soir de 1983 soit deux ans avant le coup de semonce montpelliérain. Tous les cadres du Printemps de Bourges sont présents et attendent Jacques Rimbault. Il débarque escortés de deux de ses adjoints. S’engage un dialogue. De sourds. Colling campe sur ses positions, Rimbault sur les siennes. Colling se plaint des subventions étriquées servies par la Ville, le Département, quant à la Région… Rimbault rétorque que, en ce qui concerne la Ville, Colling fait un peu vite l’impasse sur tous les services techniques mis à la disposition du festival : « Et si on se met à les chiffrer, ça cube, Daniel, ça cube ! »
Colling garde son calme tandis que Rimbault, sanguin, s’énerve. Au bout d’un quart d’heure, les positions étant visiblement par trop éloignées, Rimbault quitte son siège, imité des deux adjoints, apostrophe Daniel : « Vous êtes aveugle, mon cher Colling (dans les coups de gueule, comme de juste, ils se vouvoient), à tout ce qui a déjà été entrepris pour le Printemps. On ne fera pas plus vu qu’on ne peut pas faire plus. Puisque personne n’est capable d’entendre ce discours, de la vérité, je préfère partir ! » Et il se barre. On reste tous un peu déconfit car on espérait que, devant la réalité des chiffres, Rimbault cède. On va pour commenter ce qui ressemble quand même à un bide quand la porte de notre salle de réu se réouvre, Rimbault passe la tête, s’adresse à Colling : « Daniel, tu passes me voir demain à la mairie ? On voit ça ensemble. »
Le lendemain matin, au calme de la Mairie, les deux cowboys remettront les guns dans leurs étuis, Jacques Rimbault accordant de nouveaux moyens au festival et s’engageant à être son avocat aux Conseils Général et Régional. On vient de le voir, ils attendront quand même 1985 pour bouger.
Ces bras de fer, récurrents, épiques et hauts en couleur, illustrent bien toute la problématique du combat continuel que nécessite l’existence même d’un festival de cet ampleur. Que ce soit Cannes, Avignon, Bourges ou tous ceux qui viendront après ce Printemps de la Chanson, les Francofolies, les Eurockéennes, Les Vieilles Charrues etc., il faut, chaque année, remettre l’ouvrage sur le métier pour que se déroule une nouvelle édition. Les recettes de la billetterie du Printemps, pour un événement pratiquant des prix populaires donc inférieurs aux grandes messes du showbiz, ne couvrent qu’une part du budget. Il faut donc se battre, toujours et encore, pour convaincre ceux qui allouent les aides publiques, et ce auprès d’institutions qui, régulièrement fonction des élections, voient évoluer les politiques culturelles, et au passage te changer tes interlocuteurs…
A côté de cela, et tout aussi indispensables, il y a les partenaires privés, le sponsoring. Là, nouveau défi, il convient de trouver le juste équilibre entre des entreprises, leurs images, et ces Printemps de la chanson auxquels on les associe. Coup de chapeau en passant à Charles Robillard (un chauve presque aussi beau que moi) qui depuis des décennies est en charge de la subtile gestion du partenariat.
Avec le recul, je pense que le combattant Colling eut la juste prémonition de ce qu’il fallait faire pour que dure, perdure, le Printemps. Passés les premiers festivals, il s’inquiète des alternances potentielles, politico-culturelles, qui ne manqueront pas de survenir. Le Printemps, pour sa survie même, ne peut plus être soumis aux aléas, bons ou mauvais, d’une institution comme une Maison de la Culture, il doit se responsabiliser, gagner son indépendance, totale, artistique et financière. C’est pourquoi, dès que passé le Printemps 82 et avec la bénédiction du Ministère de la Culture, Daniel s’éloigne de cette Maison qui a permis au Printemps de naître. Se crée alors une Association 1901, puis un peu plus tard, sur les conseils mêmes du Préfet de l’époque arguant que l’ampleur des budgets n’est plus en adéquation avec une 1901, Colling en fait évoluer les statuts vers la SARL Printemps de Bourges qui gère désormais le festival. D’aucuns à l’époque ne manqueront pas de suspecter des ambitions financières à ce glissement vers la sphère privée, chose qui fit bien sourire notre équipe plus entraînée à limiter les déficits qu’à sabler les bénéfices au champagne… On peut au passage se poser la question : si le festival était resté dans ce qu’on appelle le Service Public, aurait-il fêté en 2016 ses 40 Printemps ?
On parle soudain beaucoup d’argent… toute cette récolte de gros sous, pourquoi au fond ? Pour fabriquer de l’émotion (c’est bien un des premiers effets de la culture, y compris populaire, que de servir nos émotions) en offrant à nos âmes, émues donc, les artistes phares du moment. Mais pas seulement. Il faut en effet tenir compte de nos émotions futures, ou de celles qu’auront nos enfants. N’est-ce-pas ?
Si l’on n’a pas déjà oublié ce que je raconte au premier des chapitres consacrés au Printemps, on se souviendra de cette fameuse réunion vichyssoise où, fort des carnets d’adresses de Colling et de Frot, Écoute S’il Pleut s’est appliqué à fédérer les bonnes volontés militantes de la bonne chanson. A l’heure où j’écris ces lignes, soit 40 ans plus tard, ce réseau, alors en devenir, est advenu. Explicitons la chose…
Dès le début, le Printemps de Bourges est convaincu que, s’il doit couvrir chaque année l’actualité de la chanson, il doit aussi ne pas injurier l’avenir, comme on dit, soit s’ouvrir aux nouveaux talents. En parallèle donc de sa programmation officielle présentant des artistes confirmés, sont créées les Scènes Ouvertes ; elles accueillent des amateurs éclairés ou de jeunes pro. Sauf que problème : très vite, ces Scènes Ouvertes rencontrent un tel succès qu’elles sont débordées, ne parviennent plus à répondre à la demande de tous ceux qui souhaitent s’y inscrire.
En 83, le festival lance donc Les Tremplins du Printemps avec une programmation ce coup-ci officielle et préétablie sur la base d’écoutes de cassettes. Mais là, nouveau problème : de quelques centaines de cassettes au départ, chiffre déjà inquiétant quand elles s’amoncèlent, leur nombre va très vite se mesurer en milliers, tant et si bien que Maurice Frot, Bernard Batzen et Jacques Erwan, en charge de la sélection, s’écroulent sous la masse. Autre problématique, vu que les précédentes ne suffisaient pas, l’écoute de cassettes peut révéler de très bonnes surprises, à l’arrivée, soit en scène, mais bien sûr et à l’inverse, de sacrées mauvaises. En scène toujours…
On est en 1984 ; Frot, casque aux oreilles, est en train de s’ingurgiter des kilomètres de rubans sonores quand débarque un copain dans les bureaux parisiens du Printemps ; il s’appelle Michel Grèzes et est organisateur de concerts à Toulouse. Michel jette un œil aux piles de cassettes encombrant la table de travail de Frot, « Ah, dit-il, ce groupe là, je connais, il est de Toulouse… Pourquoi écoutes-tu ça, Maurice ? » Et Maurice, ôtant son casque, de tempêter après ces Tremplins du Printemps qui le voient enfoui sous une avalanche de K7 depuis que le festival a offert cette procédure aux jeunes talents… S’ensuit un silence puis Michel émet en réponse la juste bonne idée : « Mais pourquoi tu ne me files pas les cassettes de ma région ? J’écoute tout ça, je cherche les talents pour vous, pour le Printemps et… euh, en prime, peut-être qu’on pourrait même organiser, chez nous, des présélections, en scène et devant un vrai public… non ? Car on n’a jamais rien fait de mieux que la scène pour jauger des candidats à la scène. »
Merci Michel… De cette simple suggestion, frappée au coin du bon sens, va naître, en 85, une des plus belles initiatives du Printemps de Bourges en faveur des jeunes talents… En effet, quand Frot rapporte à Colling cette conversation qu’il a eue avec Grèzes, Daniel percute à son tour : « Bon-sang-mais-c-est-bien-sûr ! C’est ça la solution. Il faut s’appuyer sur les gens de terrain, sur nos relais en Régions, leur déléguer la recherche, en amont, des talents ! » C’est ainsi que naissent les trois premières Antennes Régionales – Toulouse, Lyon et Centre -, celles-là même qui préfigurent le maillage total du territoire que l’on connaît aujourd’hui (25 antennes en France, 3 en Francophonie, une à la Réunion) et qui alimente les Découvertes du Printemps de Bourges, les bien nommées vu qu’elles ont découvert, et continuent de découvrir chaque année une flopée de nouveaux talents.
C’est celui qui dit qu’y est, Michel Grèzes se retrouve pour deux ans patron de ces premières Antennes Régionales dont le nombre, décollant tout de suite en exponentielle, provoque une nouvelle crise de croissance pour ce Printemps encore une fois victime de son succès, car c’est bien beau de dire « Créons un réseau ! », encore faut-il l’organiser, et constamment l’irriguer. La solution va venir de là où on ne l’attend pas.
Ici, il convient de revenir à Alain Meilland. A la même époque, 1982, où le Printemps de Bourges affermit son indépendance avec de nouveaux statuts, Meilland fait de même en démissionnant de la Maison de la Culture pour devenir directeur d’un nouvel établissement, le Centre Régional de la Chanson, érigé en lieu et place de la MJC Séraucourt, CRC dont l’adjoint au maire Charles Parnet prend la présidence. Alain reste pour autant au Comité de Programmation du Printemps et son CRC (rebaptisé Germinal lors des festivals de cette époque puis le 22 pour les festivals actuels)
devient du coup une des scènes de chaque événement. En 86, au grand dam de Maurice Frot, le torchon brûle entre Alain et ses camarades du Printemps et il leur file sa dem’. Meilland reste encore un an patron du CRC mais finit par le quitter pour partir vers de nouvelles aventures, notamment à Bourges où il est nommé, en 1996, directeur de la Culture du Tourisme et du Patrimoine de la Ville par le nouveau maire, Serge Lepeltier.
Le CRC devenu bateau sans capitaine, la Mairie de Bourges et le Ministère de la Culture font appel à candidatures pour sa reprise. Colling concourt dans cet appel d’offre et, avec son éternel sens de la synthèse, leur dit : « OK pour reprendre l’ex-CRC, OK pour reprendre son passif mais à condition que sa ligne budgétaire y reste attachée, vu qu’avec ce budget nous allons 1) éponger les dettes du CRC, 2) optimiser en installant les bureaux du Printemps de Bourges dans ses locaux, et surtout le 3) organiser, structurer ce qui devenu un véritable État dans l’État au sein du festival, cet enfant du Printemps qui, en passe de devenir adulte, ne peut plus habiter chez ses parents… » Mairie et Ministère retiennent sa proposition et c’est ainsi que se crée, en 1988, l’entité qui va désormais chapoter le travail à l’année des Antennes Régionales : Réseau Printemps.
A partir de 88 et durant douze ans, c’est Mustapha Terki qui dirige ce Réseau Printemps, mais en 2000, tabernacle ! ce beur s’entraine soudain à parler joual car il part s’installer au Québec… Qui va diriger, se demande Colling, cette organisation tentaculaire car désormais présente dans tout l’hexagone et même au-delà ? Et son regard tombe sur une – belle – brune dont on a pas encore parlée puisqu’on la réservait pour ces paragraphes : Marcelle Galinari.
Depuis 1981, Marcelle tient le secrétariat général du Printemps, et est en charge, en prime, de la programmation jazz du festival : « Les Musiciens de Minuit » (sélection que Colling baptisera avec malice « Les Amants de Marcelle », suspectant sans doute je ne sais quelles turpitudes aussi amoureuses que nocturnes… évidemment sans fondement, l’équipe du Printemps de Bourges est sérieuse, les couloirs des hôtels peuvent en témoigner, points de suspension). C’est donc Marcelle Galinari qui à partir de ce moment là pourvoira au destin de ce Réseau Printemps oeuvrant toute l’année à coups de présélections, de sélections, d’auditions régionales puis nationales, de partenariats avec des instances professionnelles, pour amener la fine fleur des nouveaux talents jusqu’aux scènes Découvertes du Printemps de Bourges, programmation officielle qui aujourd’hui se dénomme Les Inouïs. On va encore dire qu’avec mon mauvais esprit j’aime à toujours tacler la télévision, mais Les Inouïs, par leur travail de fond, sur le terrain, par leur authenticité échappant à la scénarisation trichée de la Real TV, ça t’a une autre gueule, en vrai bois d’arbre, que le contreplaqué The Voice.
Comme je sais que vous êtes fervents d’anecdotes, tiens, je vous en sers une autre ; je l’ai découverte tout récemment et elle est en totale relation avec ces réseaux régionaux du Printemps. La vie est rigolote, tout le monde s’en est aperçu, et parfois cohérente : en 1977, un jeunot colle les affiches du Printemps de Bourges dans sa Bretagne natale car passionné de chansons. Ce jeunot s’appelle Gérard Pont… et il a de la suite dans les idées ; 39 ans plus tard, soit en 2015, c’est la société C2G (filiale du groupe Morgane Productions dont le même Gérard Pont est fondateur et dirigeant) et le groupe Télégramme Développement, présidé par Roland Tresca, qui reprennent les clefs du Printemps de Bourges des mains de Daniel Colling.
Forte de l’expérience qu’elle a désormais acquise avec un autre grand festival, Les Francofolies, C2G va assurer le tuilage – comme on sait dire quand on parle chébran au lieu de passation de pouvoir – sur le Printemps de Bourges jusqu’au festival 2019 ; après, c’est le Groupe Télégramme qui sera en charge d’emmener le Printemps jusqu’à son 50e anniversaire. Et bien au-delà. Pour le centième, je le dis tout de suite, ne comptez pas sur moi, je risque de n’y être qu’en pensée, des autres, ou peut-être par ce texte s’il subsiste encore.
Quand tu crées un festival, vraiment, tu ne te dis pas que, 40 ans plus tard, il sera encore là. Tu avances, pas après pas, marche après marche, effort après effort, joies après peines. Peut-être qu’il vaut mieux ne rien savoir car, si tu voyais à l’avance, 40 ans plus loin, si tu pouvais mesurer toutes les aventures, heureuses et malheureuses, qui vont ponctuer cette longue marche, peut-être que tu resterais tout simplement couché.
Bien que cette planète Chanson veut que l’on se couche souvent tard, avec Colling, grâce à Colling, les membres fondateurs de ce Printemps, puis tous ceux qui sont venus par la suite renforcer la troupe première, ont tous appris à se lever tôt.
J’ai un regret en clôturant cette histoire, celui de n’avoir pu y citer tous ceux qui, de près ou de loin, vont pousser à la roue pour que naisse ce premier Printemps, puis persévérer dans les années qui suivent pour qu’il grandisse en force ; un bazar pareil, on s’en doute, ne se fabrique pas avec une poignée de personnes mais avec des centaines de bonne volonté, d’énergie, témoin la photo du dessus prise à l’occasion du 10e anniversaire. Même si mon présent récit a dû se limiter aux cadres du festival, sans donc pouvoir citer tous les membres de l’équipe, ils savent au fond d’eux mêmes qu’ils possèdent, chacun, leur bout de Printemps, et ils savent que nous savons. Que tous soit salués et remerciés.
Fin de l’histoire. Coming next : 1980 – Avril, le Printemps, la tarte et le bouffon
Plus d’infos : mes trois chapitres sur les débuts du Printemps de Bourges ne sont ici qu’évocation rapide et anecdotique d’une aventure dont l’histoire remplit sans problème des rayons de bibliothèque. Les ceusses soucieux d’en savoir plus peuvent se reporter au bouquin de Bertrand Dicale évoqué plus haut, L’extravagante épopée du Printemps de Bourges (Edition Hugo Image).
Il convient à mon sens d’éviter le Wikipedia consacré au festival qui, pour moi qui connais l’aventure de l’intérieur, présente beaucoup trop d’approximations, pour lui préférer l’article que Roland Narboux consacre au Printemps sur son blog :