Ma maman bossait beaucoup. Du matin au soir à son usine, toute la semaine, planifiant le boulot de ses ouvriers, s’entretenant au téléphone avec clients et fournisseurs, ou le nez plongé dans sa comptabilité. Pendant ce temps là, moi, huit ans en 1959, j’étais soit à mon école Saint Edmond de Meudon, soit aux soins de ma grand-mère, puisque ma mère avait dû renvoyer toutes les bonnes pour pas que mon père ait la tentation de leur foutre la main au cul. Avec sa propre mère en charge du gamin, la mienne était, a priori, tranquille car outre que ma grand-mère était en soi un remède contre la concupiscence, selon les termes qu’emploiera à son endroit quelques années plus tard Stanislas de Lipowski, mon père n’allait pas, a priori, culbuter sa belle-mère dans le salon.
Je répète deux fois a priori car, en la matière, on n’est jamais sûr de rien. Surtout avec mon père Henri Moreau. En effet, quand trois ans plus tard ma mère fuira le domicile conjugal pour ne plus jamais y revenir et que ma grand-mère prendra alors le parti de son gendre en persistant à habiter avec lui encore une bonne année – elle avait tout son confort dans le pavillon familial et ne se voyait pas le sacrifier sous prétexte que sa fille entamait une procédure de divorce -, ma mère suspectera, à tort ou à raison, que la sienne, de mère, avait entrepris une relation tout ce qu’il y a de plus amorale avec son ex. Ma mère ne comprenait pas en effet que, témoin de tout ce qu’elle avait dû endurer elle, en femme battue, sa propre mère se fasse ainsi complice du frappeur. Sauf si Henri Moreau l’avait gagnée à sa cause par des moyens allant sérieusement au-delà du gite et du couvert. Mais comme ces deux là n’allaient pas s’en vanter, on n’a jamais eu de preuves.
Ma mère, donc, travaillait beaucoup mais s’arrangeait toutefois pour préserver le samedi à son fils. Et là, c’était soit Jardin d’Acclimatation, soit cinéma, soit opérettes à Mogador ou au Théâtre du Châtelet (je peux encore vous chanter les répertoires de Tino Rossi, Luis Mariano, Marcel Merkès et Paulette Merval).
Ce samedi de printemps là, c’était cinéma. Bien que ma mère, chef d’entreprise et femme moderne pour 1959, ait sa propre voiture, je ne sais plus pourquoi, on y était allé à pied. Le cinéma en question était au métro Marcel-Sembat à Boulogne Billancourt (il me semble qu’un supermarché a aujourd’hui pris sa place) et Meudon-Marcel-Sembat, ça fait une trotte. Mais on ne rechignait pas à la marche en ce temps là, et puis ça oxygénait le gosse.
On sort du cinéma en fin d’après-midi, l’heure où mon père a, selon son habitude, fait le plein d’apéros, et on s’applique à remonter le boulevard Jean-Jaurès vers le pont de Billancourt, que l’on finit par traverser pour déboucher sur l’Ile Saint Germain, dénommée telle car coincée entre deux bras de Seine à Issy les Moulineaux.
En plein milieu de l’ile, un putain d’attroupement. Des badauds, peu mis à distance par quelques flics débarqués d’un panier à salade gyrophare tournant, s’agglutinent autour d’un événement que l’on discerne mal au sortir de notre pont, mais qui semble bien être un accident de circulation. « Chouette ! me dis-je, y se passe un truc ». On s’approche pour épaissir le paquet de badauds et, de fait, une voiture vient de s’encastrer dans un réverbère. C’est un break Peugeot, bleu sombre, un modèle que je connais bien car mon père a le même. Le mec s’est pas raté, tout l’avant est explosé, radiateur replié en triangle dans le moteur, pare-brise en miette, le conducteur ayant probablement passé la tête à travers.
Alors qu’une ambulance quitte la scène de crime, ma mère, me tirant par la main, contourne l’attroupement pour observer la voiture par son arrière. Elle voit la plaque d’immatriculation, blêmit : « Mais c’est Henri ! C’est la voiture de ton père ! » « Chouette, me redis-je, fier pour une fois de ce père promu vedette d’un film avec flics et ambulance, et peut-être même qu’il est mort. Avec un peu de chance. »
Ma mère file vers les flics, se fait reconnaître. « Il est conscient, mais amoché. On vient de le transporter aux urgences de Corentin-Celton ». Ma forte femme de mère a l’air tellement désemparée, et à pied, que les flics proposent de la déposer à l’hosto. « Super me dis-je, on va monter dans le panier à salade. » Être embarqué par les flics, à huit ans, c’est quand même vachement bien, surtout quand ils mettent le pin-pon et qu’on est innocent.
A l’hosto, on fait le pied de grue aux urgences, ma mère fumant clope sur clope (elle fumait à l’époque, y compris dans les couloirs d’hôpitaux vu que le cancer n’était pas encore interdit). Survient un type en blouse blanche, grande enveloppe kraft sous le bras. « Reste assis sur ton banc » me dit ma mère pour me laisser à distance. Du coup je n’entends pas le détail de leur conversation mais j’en chope des bribes : « Traumatisme crânien… 3 grammes 5…». Traumatisme, c’est une maladie que je ne connais pas, mais ça sonne sérieux ; crânien, c’est clair, c’est le pare-brise. Quant aux 3 grammes 5… ? Le choc ne peut pas l’avoir fait maigrir à ce point là, donc ça doit correspondre à autre chose.
Il était dans le cirage, alors on s’est barré et on est rentré à la maison, en taxi, c’était décidément une chouette journée. En plus, durant quinze jours, il a pas été là, on était seul, avec maman et grand-mère, c’était d’un calme.
Le surlendemain, on est allé avec maman à Corentin-Celton. Mon père nous a accueilli, assis dans son lit, les yeux au beurre noir, bandeau autour du crâne. Il était pas frais mais toutefois plaisantant et plutôt sympa. En fait, il était à jeun et les alcooliques, sous perfu et calmants dans un lit blanc, c’est bien plus rigolo qu’au sortir du bistrot. Là, j’ai compris que la maladie traumatisme n’était pas toujours mortelle et que les 3 grammes 5 était le poids de son sang à l’analyse. Ils ne lui en avaient pas pris beaucoup.
En sortant de la chambre, maman a discuté avec une blouse blanche. Comme y avait plus mort d’homme, on m’a laissé écouter.
« 3 grammes 5, c’est énorme, pas étonnant qu’il n’ait pas maîtrisé son véhicule. Ca lui arrive de boire de cette manière ?
– Euh… non, ment ma mère.
– Hum… fait le toubib, en posant sur elle un œil dubitatif, a-t-il déjà fait une crise de delirium très mince ?
– Delirium ? Euh, non, pas que je sache… »
Quelle menteuse ! Du délirium très mince, il s’en était fait l’année d’avant une sérieuse, de crise, ma mère m’avait ensuite raconté qu’il avait même fait sortir du mur de leur chambre à coucher des lézards, des serpents et deux ou trois araignées. Sur le coup, si j’avais bien pigé l’aspect délire du delirium, le très mince, par son côté riquiqui, m’avait un peu rassuré, c’est mince donc c’est pas grave. En revanche, j’étais allé inspecter la chambre à coucher de mes parents, les murs, sous le lit, l’armoire en bois de ronce, pas de lézard, pas de serpent, juste une araignée, mais minuscule. Malgré cet inventaire, ma piaule étant mitoyenne, pendant quelques temps j’ai pas dormi tranquille. Son delirium, à mon père, était survenu alors qu’il était en cure de désintoxication, comme quoi il avait la volonté de se sortir de sa dope. A moins que ce soit ma mère qui ait eu la volonté pour deux. A l’issue de cette cure, il était ragaillardi, pétant le feu, voire gentil, et avec sa forte volonté, il avait tenu. Une bonne semaine.
Vous avez beaucoup de chance car vous allez pouvoir découvrir à quoi ressemblait mon père lors de sa crise de delirium très mince, je viens en effet de percuter sur le pourquoi de l’association de mon père à Yves Montand, telle qu’évoquée dans un chapitre précédent (1951 – 16 mai, Moreau ou de Lipowski ?). Certes, il y avait une certaine ressemblance physique – grand bel homme, nez conséquent, tignasse fournie – mais c’est en voyant un beau jour Le Cercle rouge de Melville que ce lien s’est en fait ancré dans mon inconscient. Et il aura fallu que je me mette à raconter cet épisode pour que ça fasse catharsis. Je vous laisse donc un instant avec le délire de mon père.
Quand on est retourné quelques jours plus tard à l’hosto, ses yeux étaient passés du beurre noir au mauve et on lui avait retiré la bande velpeau de la tête ce qui laissait voir, au mitan d’une zone rasée, une plutôt vilaine cicatrice cousue avec le même fil qu’utilisait notre boucher pour gainer le roastbeef. C’était pas très appétissant même si un peu de sang coagulé sur la plaie faisait penser à un nappage de ketchup. Là, il était moins sympa et déconnant car tendu, maudissant le régime alimentaire, pourri, assorti de jus de fruits alors que ses voisins de chambrée avaient droit à un verre de vin. Il pestait et voulait se barrer.
« Vous le gardez combien de temps encore ? s’était enquise ma mère auprès d’un toubib.
– Une bonne semaine.
– Mais il a l’air d’aller mieux.
– On préfère le garder en observation… ce qui, dans son cas et pour parler clair, Madame Moreau, va se traduire par une désintoxication. En tout cas, on va essayer. Faites-nous confiance, c’est mieux pour tout le monde… Il n’a aujourd’hui plié qu’un réverbère, c’est encore une chance. »
Ma mère n’avait pas moufté, d’autant qu’elle s’assurait d’une semaine supplémentaire de répit à la maison. Forte de l’expérience précédente, je ne suis pas sûr qu’elle ait beaucoup misé sur la réussite de cette seconde cure de désintox’ ; la suite lui donna raison.
Je me souviens aussi que ma mère a fait un faux, en la circonstance. On peut bien le dire maintenant, y a prescription. Le désordre public, conséquent à une conduite en état de haute ébriété, avait enclenché une procédure des flics dont les suites risquaient de lui voir retirer son permis. Ca existait donc déjà à l’époque. Qu’on lui retire son permis, d’un côté, l’aurait freiné dans ses cavalcades pour aller sauter des créatures ; de l’autre, en revanche, on touchait là au chiffre d’affaire car mon père, outre ses fredaines, était aussi le représentant premier de l’entreprise auprès des clients auvergnats de Paris, ainsi que son principal – et seul d’ailleurs – livreur des chaises dans leurs bistrots. Si mon angoissée de mère avait pris le parti de laver les chemises de son mec pour ôter le rouge à lèvres des cols, elle ne s’imaginait pas voir son mari tanké à la maison tandis que les livraisons en attente s’amoncelaient. C’est pour cela que, en amont du tribunal de simple police où se voyait convoqué le paternel, elle avait foncé chez le médecin de famille et, pleurant de ses deux yeux bleus, lui avait arraché un certificat de complaisance. « Je soussigné, Docteur Machin, atteste que M. Henri Moreau, suite à une piqure le portant au malaise, a ingurgité le cognac que je lui ai fait boire à titre de remontant. » Je ne suis pas très doué en taux d’alcoolémie mais selon moi, et à 3 grammes 5, le toubib pouvait se racheter une bouteille après la prétendue consultation.
Quand je repense à ce parâtre (le terme est inusité mais, j’ai vérifié, ça se dit), j’avoue n’avoir pas beaucoup d’autres souvenirs que celui que je viens d’exposer, hors ses beuglantes quotidiennes en soirée, et les gémissements de ma mère sous ses gifles. La nature est ainsi faite, de travers, que ma mère Lisette resta pourtant longtemps amoureuse de son tortionnaire. Elle était donc en avance sur ce syndrome de Stockholm qui n’apparaîtra dans le langage courant que bien plus tard. Oh, au début, tout allait bien, comme de juste. Fille de la Bastille, elle était allée danser au Balajo, rue de Lappe, un baloche qui fit beaucoup pour l’accroissement de la natalité française dans ces temps où Meetic n’était même pas dans les limbes. Henri Moreau lui était apparu, casquette de travers, superbe dans son uniforme de l’armée de l’air. Il faisait son service en rampant, soit les types qui s’occupent de l’aérodrome mais ne foutent jamais les pieds dans un avion. En une valse et deux javas, la messe était dite. Et ils s’étaient mis à la colle, vite remplacée par le ciment du mariage en octobre 41.
Je ne m’étendrai pas sur les années de guerre car j’y ai consacré un chapitre un peu plus loin (1984 – 17 février, les guerres de ma mère), la chose qui toutefois en ressort c’est que, bien que clairement cocue, ma mère était toujours amoureuse de son homme. Deux événements, selon moi, ont creusé la distance entre eux, ce fut d’abord un petit fossé qui, avec l’érosion des jours – et assurément des nuits – allait s’élargir en gouffre. Le premier facteur fut mon débarquement dans le couple, dix ans après leur mariage. Ma mère se savait trompée et surtrompée, mais elle pouvait soudain compenser avec deux jouissances : son entreprise et son gosse. Ou plutôt l’inverse, d’abord le gosse puis l’entreprise, à preuve le fait qu’elle ait plaqué l’usine sans se battre pour la conserver, alors qu’elle mettra quatre ans d’un divorce acharné pour enfin obtenir la garde dudit gosse.
Avec ce premier événement, on est en mode jour. Pour le second, on va passer au registre nuit. A force de crapahuter d’adultères en adultères, y inclus quelques coinstots bizarres, comme disait Vian, mon père ramena un beau soir un putain de cadeau à sa femme : la syphilis. Il eut quand même l’intelligence d’attraper ça après l’invention de la pénicilline. Si les antiobios permirent d’endiguer ce fléau de M.S.T., ne réduisons pas pour autant l’impact qu’il pouvait avoir, dans les années 50, sur la béatitude du couple. C’était ni plus ni moins que le sida de l’époque.
S’il devait y avoir pulsions libidineuses, et un type comme Henri Moreau, même épanchées ailleurs, en avait en réserve, je vous laisse à imaginer comme mon père devait se les garder dans le pyjama, les pulsions, au cours des nuitées nuptiales : « Tu plaisantes ou quoi !? ». Évidemment, de telles contraintes – et risques – n’arrangent pas la félicité dans ces lits où savent parfois se colmater les brèches, celui de mes parents accusant en son mitan un fossé qui n’avait rien à voir avec la fatigue du matelas. A partir du second événement, elle n’était plus amoureuse, seulement écoeurée.
Comme je ne peux pas me spoilier moi-même, je ne dirai rien, ici, de la relation potentielle entre syphilis et mon débarquement dans cette famille, vous aurez en effet la résolution de cette question lors d’une lecture attentive d’un prochain chapitre (1962 – Décembre, Hiroshima et ginkgo).
Je reste toutefois redevable d’une chose à ce fichu père : ma peur, mon dégout, ma répulsion envers les alcooliques. J’ai beau tenter de leur trouver des circonstances atténuantes, désinhibition des angoisses existentielles, atavisme familial – tel Henri Moreau sorti tout droit du ventre de deux vendéens alcooliques -, complexe identitaire d’infériorité ou, dans le meilleur des cas, quête de la muse artistique dans des paradis artificiels – mais mon père n’était ni Van Gogh ni Gainsbourg -, je ne parviens pas à les amnistier. Cette espèce de cocaïne du pauvre où l’humain balance son surmoi aux orties pour beugler une éphémère victoire sur sa condition humaine me consterne. Dans des soirées tournant à l’aviné, j’ai vite fait d’attraper chapeau et manteau en disant : « Demain est un nouveau jour, et je me lève tôt ».
Merci papa.
Pour en remettre une couche sur mon père, outre l’atavisme évoqué, il se confrontait à un vrai problème, d’ego, avec sa femme. Alors que dans cette société patriarcale il se devait de détenir le pouvoir – a fortiori dans les années 50 -, c’est ma mère qui avait l’initiative, et la détermination, sur tout : la marche de la maison, l’usine, le devenir du gosse. Elle avait la volonté, lui, il ne pouvait avoir recours qu’à l’hérédité pour compenser son complexe d’infériorité. Et cette compensation attendait sagement qu’il soit bien imbibé pour s’exercer.
Au fond, tout cela est très simple, ma mère n’aurait jamais dû s’acoquiner avec ce type. Mais si elle ne l’avait pas fait, serais-je là à vous parler ?
Avant de passer au souvenir suivant, je rassure tout le monde, je maîtrise désormais la bonne orthographe du delirium très mince, mais c’est ainsi que je l’entendais, quand j’étais petit. Il faut conserver une âme d’enfant pour trouver des titres accrocheurs aux chapitres de tes romans de vieux.
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