Tout commence le 7 mai 1991, on est au P’tit Jardin, la société de production de Béatrice Soulé. On, c’est Béatrice bien sûr, Martine Grenier son assistante, Frédéric Vinet dit Fredo, chargé de production qui durant des années sera un fidèle de toutes nos aventures professionnelles, et moi, en l’occurrence et à l’époque directeur de production. Quant au P’tit Jardin, Béatrice n’a pas été loin pour trouver le nom de sa société car elle bénéficie, en plein 15e arrondissement de Paris, d’une petite maison avec un petit jardin. Les bureaux… non j’exagère, LE bureau est en fait une authentique cabane, en vrai bois d’arbre, sise dans le jardin, pas très grande, où l’on se démerde pour bosser, serrés, autour d’une table centrale. Si l’on veut aller jusqu’à la photocopieuse, petite elle aussi, on risquait pas d’en mettre une grosse, on doit se glisser entre nos camarades et les étagères. Dans cette cabane, on a la chance de bien apprécier le passage des saisons vu que son isolation est papier de cigarette, qu’on y étouffe en été, qu’on se les caille en hiver. Mais on est jeune, on est fou et cette ambiance va nous faire des souvenirs pour des années, à preuve celui qui me revient maintenant.
On est le 7 mai et le téléphone sonne. Le contraire eut été étonnant puisque ça n’arrêtait pas de sonner, dans ce bureau, et qu’on s’entortillait les fils des combinés à force de se les passer d’un côté de la table à l’autre. Martine Grenier décroche, dit : « Allo… Ah, bonjour Madame… Béatrice ? Oui, elle est là, je vous l’appelle. »
Le « Je vous l’appelle », ça devait être pour entériner le fait qu’on avait des bureaux-paysage de 500 m2, alors que Martine n’avait juste qu’à tendre le bras. Coup d’œil de Béatrice à Martine qui, main obturant le combiné, lui renvoie : « Monique… ».
J’ai gardé l’image de Béatrice répondant debout à ce coup de fil mais ce n’est pas bien étonnant car Béa passait la moitié de ses coups de fils debout, avec toujours le même geste de la main lui faisant dégager ses longs cheveux derrière l’oreille avant d’y poser le téléphone.
« Bonjour Monique, comment allez vous ?
– Très bien ma Poule et toi ? »
Que le familier de l’interpellation ne vous fasse pas vous méprendre, il ne s’agit pas ici d’un quelconque coup de fil d’une cousine à Béatrice, familière pour autant avec la dame au bout du fil, cette Monique là s’appelle Lang et elle appelle depuis la voiture ministérielle de son mari Jack Lang.
« Tu sais, Béatrice, on arrive au 10 mai et on a décidé de fêter un bon anniversaire au Président.
– Ah, il est de mai, c’est un Taureau… sourit Béatrice, l’esprit un peu ailleurs.
– Mais pas du tout chérie, le 10 mai voyons… c’est l’anniversaire de son élection du 10 mai 81, dans trois jours, ça fera pile 10 ans.
– Ah oui pardon.
– Écoute, on va faire ça dans l’intime, le cercle très resserré. On a tout calé, lancé les invitations, bloqué le Jardin d’Hiver au Château, défini le menu, tout est en place, on a juste oublié, pour tout te dire, un truc tout bête : ça serait bien d’avoir quelqu’un, un artiste, pour chanter le bon anniversaire au moment du gâteau.
– Oui… dit Béatrice qui commence à comprendre.
– Je dis un artiste, mais ça peut être une, tu vois, une belle gonzesse, tu sais comment il est le Président…Tu peux m’arranger ça ma Poule ? J’ai toute confiance en toi, tu le sais, et en ton carnet d’adresses. Tu as tout le temps, c’est dans trois jours…
– Euh… oui, écoutez je… je vais voir, je… je vous rappelle. »
Béatrice raccroche et nous regarde, nous qui avons tous le nez en l’air car on sait qui est Monique et on attend de savoir ce qui vient de se rajouter, en prime, dans nos journées, chargées, d’Écrire contre l’oubli.
« Merde, dit Béatrice, v’la autre chose… c’est l’anniversaire du 10 mai dans trois jours et il faut que je trouve d’urgence un troubadour pour aller chanter la ritournelle au Château… » et elle en tombe sur sa chaise, soupirant et inquiète car elle a juste mille autres chats à fouetter, en l’occurrence ceux d’un autre anniversaire, celui des trente ans d’Amnesty International.
Bornons nous ici à résumer l’aventure Écrire contre l’Oubli car elle est en fait racontée dans le détail, et en 7 chapitres, dans ce même webroman (1991 – Ecrire contre l’oubli, Amnesty International). A la demande d’Amnesty International souhaitant marquer ses trois décennies d’existence, Béatrice Soulé avait pondu un concept, Écrire contre l’oubli, qui nécessitait trente stars devant la caméra filmées par trente grands réalisateurs derrière, autant de personnalités s’attachant à défendre trente cas de prisonniers à travers le monde, l’ensemble faisant au final un long métrage cinéma d’où seraient en même temps tirés trente courts métrages diffusés par toutes les chaînes de télévision françaises. Tout ce barnum, de la validation du concept à la diffusion, devant être réalisé en un an… Vous voyez l’idée ? En clair, le truc simple et facile.
Quand survient le coup de fil de Monique, la productrice Béatrice cavale toute la journée, cheveux au vent, pour convaincre 60 stars donc, comédiens, réalisateurs, personnalités people, de s’associer à l’opération, tout en s’évertuant à réunir le milliard de centimes (10 millions de francs en 1991 ou 1,5 million d’euros pour ceux qui ne veulent pas de fatiguer à transposer) que, budget prévisionnel en main, lui réclame un directeur de production angoissé : moi.
Angoissé car si, avec la force de conviction de Béatrice, les stars répondent bien à l’appel, côté gros sous, c’est une autre affaire : le tout premier tournage réunissant Emmanuelle Béart et Michel Deville est pour dans un mois – on a en effet été contraint, par la date butoir donnée par Amnesty, de lancer toute la prod – et on a réuni, en ce mois de mai, pas plus du quart de la somme indispensable. Donc, pour moi ministre des finances, c’est le stress et je ne me remonte le moral qu’à l’éternel optimisme de cette femme de ressources qu’est Béatrice Soulé me répétant dès que j’ai le front qui plisse : « T’inquiète Jean-Pierre, on va y arriver ! ».
Je vous vois impatient de savoir si on y est, de fait, arrivé. L’affiche du film ci-dessus révèle que oui, mais, pour le détail de l’aventure, il vous faudra attendre car cela fera l’objet d’un autre chapitre, ici vous n’aviez que la bande-annonce.
Impossible d’aider Béatrice dans sa recherche du ménestrel car celle-ci repose entièrement sur ses épaules, ou plus précisément dans ses mains attirant vers elle son vanté, à juste titre, carnet d’adresses. Je ne vais avoir, pour ma part, qu’à louer un piano à queue assorti de son accordeur, mais pour des pros comme nous, n’est-ce-pas, même la veille pour le lendemain, c’est l’affaire de trois coups de fil, le plus compliqué n’étant d’ailleurs pas de dealer le piano mais plutôt de faire en sorte qu’on veuille bien le laisser entrer à l’Élysée, car je vous dis pas la taille de la bombe que les services de sécurité subodorent qu’on puisse dissimuler dans un Steinway.
Dans un chapitre précédent (cf. 1988 – Le Printemps, Mitterrand et moi), j’ai démontré combien Béatrice était en cour dans ces années là avec le pouvoir socialiste, ce qui nous vaudra pas mal d’aventures de production assez singulières dont le récit, je l’espère, trouvera place dans un chapitre ou un autre du présent webroman. Elle était notamment un des bras séculiers audiovisuels du couple, aussi ministériel que culturel, Lang. Mais un bras souvent classé Brigade d’intervention d’urgence, comme ici dans le cas qui nous préoccupe : l’anniv’ de Tonton.
Béatrice commence par appeler les stars les plus évidentes pour elle, soit les gens dont elle est proche. Malheureusement, on est maintenant en 1991, soit au bout de 10 ans de présidence mitterrandienne et, on le sait (si on ne le sait pas, on n’a qu’à se mettre quelques temps en lieu et place du chef d’État), le pouvoir, ça use. A l’heure où j’écris ses lignes, soit 25 ans plus tard, Mitterrand a retrouvé sa haute figure historique mais, lors de son second septennat, le terrain est sérieusement miné sous ses pas. Pour faire clair, Tonton est devenu bien moins fréquentable que dix ans plus tôt, les Déçus du socialisme ont fait des émules.
Du coup, les artistes contactés sont soit en tournée sur Jupiter, ils ne pourront donc pas être pour le 10 mai, soit on n’on pas réussi à les joindre car ils sont en vacances sur Alpha du Centaure. Dans la soirée du 7, Béatrice est plantée avec son carnet d’adresses qui ne débouche que sur des abonnés vachement absents.
En même temps, Béa n’en veut pas plus que ça à ces fins de non-recevoir, elle les comprend même car le fait que la fréquentation mitterrandienne ne soit plus d’une extrême urgence en 91 n’explique pas tout pour autant. En effet, si nombre d’artistes avait pu faire, par leurs chants, par leurs prises de position, la courte-échelle à ce Mitterrand tentant de ravir la Présidence en 81, nombre de ces mêmes artistes s’étaient un peu retrouvés par la suite le cul par terre, la Gauche au pouvoir, oubliant un peu ces artistes gauchisants, leur avait souvent préféré les stars médiatiques, les paillettes du show-biz étant sans doute plus en phase avec les ors de la République. On comprendra donc qu’un certain nombre de manants, artistes de gauche, n’étaient plus d’humeur à jouer les pompiers quand y avait le feu au château.
La nuit portant conseil à tout le monde, et encore plus à Béatrice qui, dans ces cas-là, ne dort pas, elle met dès le lendemain en application le commentaire de Monique, « Tu le connais, le Président », car percutant au matin sur deux excellentes chanteuses, par ailleurs plus que jolies femmes : Marijosé Alie et sa grande copine Viktor Lazlo, toutes deux martiniquaises d’origine. Là, ça se passe beaucoup mieux qu’avec les astronautes précédents, Marijosé Alie étant en effet une Tonton maniaque ; cette dernière qui, coup de pot, est libre, accepte d’entrée et appelle sur le champ Viktor Lazlo, elle aussi groupie du Président. Mais là, merdouille ! Viktor Lazlo est sur la Croisette où le lendemain, le 9 mai donc, elle doit monter les Marches pour l’ouverture du Festival de Cannes. Peut-elle reprendre l’avion vers Paris pour le 10 ? « Pas simple, je vais voir, faut que je m’organise… » On sait que le monde est petit, encore plus au Festival de Cannes, Viktor monte les Marches du festival le lendemain et sur qui elle tombe ? Jack et Monique Lang. « Mais ma Poule, il faut absolument que tu sois là demain !
– Oui Monique, c’est pas simple, je suis en train de m’organiser… » Bref, elle attrape un avion à l’aube du 10 mai et se rend ainsi opérationnelle pour le soir même. Ouf… côté belles gonzesses pour Tonton, le contrat est rempli.
Le matin du 10 mai, les choses étant calées et Monique aux anges, Béatrice en est à se demander quelle robe elle va pouvoir se mettre pour la soirée à l’Élysée quand elle me dit : « Tu veux pas venir ?
– Pour quoi faire ?
– Bah, pour faire la régie.
– Quelle régie ? Y a pas de régie. Le piano est livré sur place et accordé dans la foulée, et y a deux micros à brancher dans la sonorisation qui, de toute manière, est gérée par les services techniques du Château…
– Ok, mais si tu ne veux pas être régisseur, certes pas payé puisqu’il n’y a, effectivement, rien à foutre et que tout cela est en total bénévolat pour tout le monde, peut-être peux-tu venir à titre de petite souris. On a toujours besoin d’une petite souris chez soi, même quand on habite au 55 faubourg St Honoré. »
Moi qui suis curieux de tout, vous pensez bien que je n’allais pas refuser une telle occasion de passer une soirée dans l’intimité d’un mythe sur pied comme Tonton. On pourra me dire : « Au fond, comme souvent les fiers-à-bras, tu es assez midinette… » on n’aura pas tort mais ça va plus loin que ça, l’exercice du pouvoir, ça me… fascine est peut-être excessif, ça m’interpelle. Si vous êtes comme moi, ne ratez pas une des plus grandes séries télé qui soit, la plus grande même, à mon humble avis, tant en terme de dramaturgie que de rebondissements, d’humour, de rythme, d’écriture, d’interprétation, de science politique, d’intelligence, de qualité de production – je n’ai pas assez de mots -, écrite et produite par ce génie du scénario qu’est Aaron Sorkin, j’ai nommé West Wing.
Avec West Wing qui signifie Aile Ouest, vous aviez compris, durant 7 saisons soit 155 épisodes, vous devenez petite souris dans l’aile ouest de la Maison Blanche de Washington, là où se trouve le Bureau ovale, soit l’un des lieux de pouvoir, si ce n’est LE lieu de pouvoir, le plus important de la planète. Je suis devenu complètement accroc de cette série au point de l’avoir vue deux fois ; 155 épisodes, c’est chronophage, et bien j’ai pris le temps tellement l’œuvre, c’est le juste mot, est dense et d’importance. Les experts des séries disent, avec humour j’espère mais avec une analyse qui n’est pas si bête, que West Wing a participé à l’élection d’Obama alors que House of Cards (très grande série itou) a fait la même chose mais pour Trump.
Ne me lancez pas sur West Wing car je peux jacter dessus pendant deux heures, et tout ceux qui l’ont vue partagent mon enthousiasme.
Je me souviens que, commençant à travailler avec Guillaume Gallienne, comédien-auteur-réalisateur d’un fichu grand talent (cela étant dit sans complaisance aucune vu qu’on s’est tous deux régulièrement frités durant la production des Bonus de Guillaume pour Canal + dont j’étais en charge), Guillaume Gallienne donc, apprenant que je regardais West Wing, m’avait dit : « Si tu veux un conseil, prends ton temps, moi, je viens de finir la septième saison, je suis donc allé jusqu’au bout, et bien, sans mentir, j’en suis resté dépressif pendant une semaine. Finir West Wing, c’est comme si on perdait des membres de sa famille. »
Sans me lancer dans dix pages célébrant cette série, je peux toutefois dire qu’elle change ton regard sur la politique, sur la réalité de la politique. West Wing met en scène des Démocrates à la Maison Blanche, l’équivalent de notre Gauche au pouvoir, soit des braves gens au fond, intelligents, qui essayent de faire le bien mais qui, emprisonnés dans la complexité du monde, vont avoir bien du mal à le faire. Et c’est le propre de la Démocratie, tenter de concilier l’inconciliable, le vrai quotidien du pouvoir dont les mains sont emprisonnées dans les menottes de l’intrigue et des intérêts divergents. Quel métier de merde, ingrat, que le pouvoir dans nos univers démocrates, faut des nerfs en acier, et la réflexion de Viktor Petrov – le Poutine de House of Cards Saison 3 – au Président des États-Unis Franck Underwood résume tout : « Je vous plains avec votre démocratie, moi je n’ai pas vos problèmes ».
Pour en revenir à nos moutons après cette digression, sortie de route dont je suis spécialiste, la proposition de Béatrice d’aller passer quelques heures au sommet de la pyramide, dans la salle à manger de Pharaon – ou plutôt du Sphinx puisqu’il s’agit de Mitterrand – ne pouvait rencontrer chez moi qu’un accord sans réserve.
Et c’est ainsi que, en fin de journée, je me pointe à la guérite rue de Marigny, celle où, petite souris ou pas, t’as plutôt intérêt à montrer patte blanche, quand bien même ton nom est porté au registre des gendarmes. Connaissant déjà les lieux, pas si gigantesques que ça, vu que je suis déjà venu trois ans plus tôt pour tourner ma pub Printemps de Bourges (cf. 1988 – Le Printemps, Mitterrand et moi), je file jusqu’au Jardin d’Hiver où doit se tenir le raout, et m’applique à faire cette régie complexe consistant à vérifier que le Steinway noir est noir, et que les câbles des micros sont nickels, ce qui là aussi ne va pas me poser de problèmes insurmontables vu qu’ils sont HF et n’ont pas de câbles.
Cintrée dans un ensemble Jean-Paul Gaultier rose, Monique arrive sur mes talons pour vérifier de son côté que tout le reste est en place, les petits plats dans les grands sur un buffet central surmonté d’un dais et entouré d’une dizaine de tables où sont appelés à dîner 60 convives. Car l’intimité quand tu es Président de la République, et que du coup t’as quand même pas mal de copains, c’est tout de suite beaucoup moins intime que quand tu l’es pas.
Sur le coup des 19 heures, Béatrice débarque escortée de ses deux belles gonzesses suivies de leur pianiste. On disparaît tous dans les loges qui se trouvent un étage au-dessus d’une sorte de grande alcôve au mitan du Jardin d’Hiver, un renfoncement avec estrade qui fait office de scène pour les spectacles donnés à l’Élysée, le plus récurrent étant le traditionnel Arbre de Noël fêté chaque 25 décembre pour une ribambelle de gamins.
Coincée par les circonstances, Béatrice Soulé a juste renoncé à aller à Montreux où, le même jour, on devait lui remettre la Rose d’Or que lui a value son très beau doc sur Manu Dibango, Silence. Guillaume Gronier, le patron de l’Unité Arts et Spectacles d’Arte pour lequel ce film a été produit, est consterné que Béatrice ne vienne pas chercher son prix, mais bon, nécessité fait loi.
Dans leurs loges, les filles sortent les robes. Le mot d’ordre étant au Vampirisons Tonton, nos antillaises ont fait péter le dressing. Pour Viktor Lazlo, c’est un fourreau sombre qui ressort plus d’une seconde peau, tellement ça colle à la sienne, que de la robe, le genre de truc où tu ne peux mettre qu’un string, une culotte fait relief. Le haut de cette combinaison à la Catwoman consiste en un décolleté en « U » qui n’a nullement l’ambition de dissimuler sa poitrine. Dans un souci assurément géométrique, son couturier a redonné du « U » pas bien loin, dès les cuisses, ce qui fait que, là encore, ça n’occulte pas grand chose des superbes jambes de cet oiseau des îles.
Je m’en souviens bien, de cette robe, car passé ma cavalcade dans les services techniques pour récupérer un fer à repasser, j’ai eu le tort de frapper à la porte de Viktor pour lui demander si tout allait bien. « Euh… oui et non, tu peux venir un instant ? »
J’entre et je me retrouve face à cette femme tentant d’enfiler sa peau d’anaconda. « J’ai un peu forci, à mon avis… Putain de robe, j’ai du mal à caler les nichons pour pas qu’ils ressortent. Faut pas que je respire… Je vais tirer sur le haut, et toi tu tires sur la fermeture éclair.
– Quelle fermeture éclair ? dis-je en avalant ma salive.
– Dans le dos. »
J’ai réussi à remonter la fermeture, on est professionnel où on ne l’est pas, mais ce métier de régisseur général n’est fait que d’abnégations.
Marijosé Alie, de son côté, a fait plus sobre, ce qui en la circonstance n’est pas difficile, mais quand elle sort de sa loge, sa robe va assécher le peu qu’il me reste de salive : sombre elle aussi, elle ne repose que d’une seule bretelle sur ses magnifiques épaules, miracle d’un couturier qui a le sens des économies en tissu, et ouvre sur un décolleté n’ayant rien à envier à celui que je viens de quitter. Pour le bas, son couturier a poussé l’économie jusqu’au fil car il a omis de coudre tout un pan de la robe ce qui dévoile, des chaussures jusqu’à la taille, sa longue et bronzée jambe gauche. Pour tout le monde, et surtout pour moi qui aie la bouche sèche, il est temps d’aller boire le champagne.
Quand notre petite troupe descend dans le Jardin d’Hiver, tous les convives sont déjà là, coupe en main, hors Mitterrand que je n’aperçois pas. Dans la seconde où nos deux chanteuses débarquent dans ce salon de réception, un paquet de ministres se détachent des conciliabules de leur apéro pour se précipiter vers elles, avec à leur tête Michel Rocard (mais sans doute s’inscrit-on là dans la hiérarchie vu que Rocard est Premier Ministre à cette époque… Un Premier Ministre qui ne sait pas encore qu’il sera remplacé cinq jours plus tard par Édith Cresson à laquelle succèdera moins d’un an après ce pauvre Bérégovoy, paix à son âme et à son honneur).
Tous ces hommes politiques, qui sont quand même des quinquas, si ce n’est plus, plantent donc sur place leurs épouses qui, de fait, ont leur âge, pour converger vers la chair jeune fraîche et bronzée de nos deux chanteuses. Je garde encore en tête l’image de Michel Rocard se plantant devant Viktor Lazlo. Rocard, on s’en souvient, n’est pas grand ; Viktor, elle, rehaussée de ses talons aiguilles, tape facile le mètre quatre vingt. Ce qui fait que Rocard, tchatchant avec Viktor, a le nez calé dans le « U » de son décolleté.
Ce groupe d’hommes de pouvoir jouant les charmeurs autour de nos belles plantes se dissout quand survient le Président. Mitterrand salue ceux qui sont à sa portée et prend la parole pour un court laïus : « Bonsoir à tous, et merci pour votre présence, amicale. Alors ce soir, pas de protocole, pas de places à table déterminées, vous vous installez comme bon vous semble et, selon mon habitude, j’irai de table en table. Bonne soirée à tous. » Et un majordome, plateau en main, présente un coupe de champagne au Président.
L’apéro se poursuit sous les lustres dans un bavardage que feutrent tentures et moquette de haute laine. Tout ce qui compte en pouvoir à gauche est là. Donnez moi un nom au hasard : il est là. Jacques Delors : présent. Laurent Fabius : présent. Michel Rocard, déjà cité, Jean-Pierre Chevènement, Édith Cresson, Pierre Joxe, les Lang bien sûr, Georges Fillioud, Michel Jospin, Pierre Bérégovoy, Henri Emmanuelli, Roland Dumas, etc. ils sont venus, ils sont tous là. A ceux-ci se rajoutent les proches, avec notamment le beau-frère, Roger Hanin, accompagné de son épouse la productrice Christine Gouze-Rénal, ou Michel Piccoli, un peu plus loin, bavardant avec la Première Dame, Danielle. Bref, tout l’aréopage qui compte ou a compté dans les deux septennats de Tonton est là, c’est plus un album de famille, c’est le journal télévisé.
Moi, petite souris noire (j’ai sorti costume sombre et cravate pour l’occasion) postée à côté du groupe formé par Béatrice et les chanteuses discutant avec Jack Lang, j’avale le champ’, gorgée après gorgée, en me dissimulant derrière mon verre pour observer ceux qui concourent, avec bonheur ou pas, à écrire l’Histoire de France.
J’en viens à m’arrêter sur Mitterrand et Fabius qui entretiennent une conversation à l’écart. De quoi causent-ils ? D’un prochain remaniement ou du planning pour une nouvelle ascension de Solutré ? Ils sont à dix mètres de moi, je ne risque pas d’entendre. Mitterrand se met soudain en marche et, poursuivant sa conversation avec Fabius, il avance droit devant lui. Camouflé dans ma panoplie de voyeur-petite-souris, me considérant donc totalement hors du jeu et en quelque sorte invisible pour toutes ces sommités, je vais mettre un certain temps – je sais pas moi, genre cinq secondes – pour m’aviser que droit devant Mitterrand, c’est juste moi. Alors que Mitterrand continue d’avancer, je vous jure, je manque de me retourner pour voir s’il il n’y a pas derrière moi un Premier Ministre, un Secrétaire d’État ou le Pape, enfin bref un truc qui justifie que le Président vienne dans ma direction. J’ai pas le temps de me retourner que Mitterrand, arrivé devant moi, me tend la pogne : « Bonsoir Monsieur. ». Que voulez répondre d’autres que : « Bonsoir Président » ? C’est ce que j’ai fait, sans même avoir la présence d’esprit de décliner mon nom et mon emploi justifiant ma présence à sa soirée. J’étais scotché, tout simplement, car je ne m’attendais pas à ce que le Président de notre République, repérant cette humble tête de petite souris, vienne lui dire bonsoir. Et c’était pas de l’électoralisme, il était un peu au-delà de ce type de stratégie avec deux septennats au compteur et un cancer assombrissant son avenir. Non, c’était juste élémentaire politesse pour un hôte recevant des convives.
Et puis on est passé à table, notre petite bande s’installant à celle réservée aux artistes. On ne servait personne à table, il convenait que chacun se lève pour aller taper dans les victuailles s’alignant sous le dais central. Donc, je fais comme tout le monde, je me mets dans la queue piétinant devant le buffet, élégamment garni – on est à l’Élysée quand même et on y fait plus dans la demi-langouste que dans la cochonnaille Justin Bridou.
Avançant de plat en plat, je me fais l’effet d’être un gentil membre d’un Club Med’ peu banal, car coincé entre Jospin qui hésite entre asperges et melon-parme et Piccoli qui n’arrive pas à choper sa langouste avec les couverts appropriés et qui finit par y mettre les doigts. Seul le Président est exempté de buffet, son maître d’hôtel personnel lui ayant confectionné une assiette selon les goûts qu’il est payé pour connaître, assiette qu’il va d’ailleurs déplacer toute la soirée au rythme de Tonton passant d’une table à l’autre.
Vantant les mets et le vin, causant de tout et de rien, on en arrive au fromegi. L’étape suivante est le gâteau d’anniv’ donc il est temps que je justifie le salaire que je n’ai pas. Je file en dégagement de scène pour retrouver le technicien son qui me remet deux micros HF et me rappelle leur manip : « Tu pousses sur le bouton, apparaît le point rouge, c’est open ; tu repousses en arrière, ça coupe. »
Les filles ont leur micro. A un coup d’œil de Monique Lang vers Béatrice, feu vert est donné et nos deux chanteuses entament un pot pourri de chants d’anniversaire. Elles commencent ça assises à notre table, avec une tonalité feutrée, leur musicien soutenant le chant de quelques accords doux sur son piano installé sur scène. Ce début de ballade, tombant à l’improviste de la sonorisation du Jardin d’Hiver, va freiner les conversations aux différentes tables, installer le silence nécessaire à l’opération. Marijosé et Viktor se lèvent et poursuivent la sérénade en glissant entre les tables ; point d’arrêt devant Michel Rocard, Jack Lang, cette déambulation les rapprochant progressivement de leur cible présidentielle.
Face à Tonton qui arbore son sourire sphinxois (de Sphinx…), les deux antillaises vont clôturer leur pot-pourri par un Happy Birthday version créole, leur interprétation se faisant plus que sensuelle aux oreilles du Président qu’elles finissent par, gauche-droite, serrer de très près, tels deux gardes du corps régalien, protection rapprochée dont l’intéressé n’a pas l’air de se plaindre.
Applaus, le contrat est rempli, on peut amener le gâteau.
Alors que les filles viennent de rejoindre notre table, Chevènement se matérialise derrière Viktor Lazlo, se penche sur son épaule et lui dit : « Vous avez une très jolie voix, mademoiselle, bravo ! ». Avec mon mauvais fond toujours prêt à surprendre on ne sait quelle lubricité dans l’œil de mes frères masculins félicitant une jolie femme, je prends ce compliment du Ministre de la Défense pour une litote car, du fait de sa position stratégique, il a une vue plongeante dans le décolleté. Mais il est vrai que la voix vient de la gorge.
Chevènement nous quitte mais il se voit très vite remplacé par Dieu lui-même. Élégant dans son costume bleu-nuit, cravate assortie, légion d’honneur à la boutonnière, il s’appuie des deux mains sur les dossiers des nos artistes, s’applique à les féliciter pour la grâce de cet impromptu chanté, puis demande à Marijosé : « Mais qui a donc eu l’idée de ce duo de bon anniversaire célébré par deux aussi charmantes interprètes ? »
– Jack Lang, Monsieur le Président, répond Marijosé pour simplifier, ne souhaitant sans doute pas se lancer dans le détail de tout le processus qui l’a amenée avec sa copine à cette soirée.
– Ah… Je reconnais bien ici l’esprit d’à propos de mon ministre. »
La conversation se poursuit un instant puis Mitterrand s’éloignant, Viktor, Béatrice et moi, on décide d’aller vérifier si le gâteau du maître-pâtissier de l’Élysée est à la hauteur de l’enjeu du jour. C’est l’instant que choisit le Président pour revenir vers Marijo seule à table :
« Si M. Lang a su vous convier à cette soirée, cela signifie, Mlle Alie, qu’il a vos coordonnées…
– Mais Monsieur le Président, sourit Marijosé, où irait donc la République si le Ministre de la Culture n’avait pas mes coordonnées ?
– Il est vrai, il est vrai… » et il s’éloigne pour rejoindre ce coup-ci Viktor qui, au buffet, est en train de se demander s’il est bien raisonnable, pour sa ligne, de tester l’œuvre du pâtissier. Nouvel entretien dont là je ne saurais rien car occupé à réceptionner la part de gâteau que me sert un maître d’hôtel, puis Mitterrand convoque d’un doit levé son attachée de presse et, avec elle, repart vers Marijosé.
« Jack Lang a donc votre téléphone… Auriez-vous la gentillesse d’également me le donner ? »
Et Marijosé de s’exécuter sur une boîte d’allumette qu’elle remet à la collaboratrice du Président.
Quand, assiette en main, on rejoint notre table, Marijosé se penche vers nous et, sur le souffle : « Devinez ce que Tonton vient de me demander ? » En chœur, Béatrice et moi de lui répondre : « Ton numéro de téléphone, bien sûr !
– Ah oui d’accord… » fait-elle perplexe. Puis, voulant se rassurer : « Il veut sans doute m’entretenir des problèmes de la Martinique…
– C’est cela oui… rit Béatrice.
– Rien n’est moins sûr, conclue-je, circonspect, en engouffrant élégamment une bonne cuillère de gâteau.
Notre réaction l’ayant quelque peu inquiétée, Marijosé file vers alors Emmanuelli qu’elle connaît bien depuis son passage à l’administration de l’Outre-Mer. « Henri, rends-moi un service, débrouilles toi comme tu veux, mais il faut absolument, urgemment, passer un message au Président.
– Lequel ?
– Je n’aime que les femmes.
– Tu es homosexuelle, toi ?
– Radicalement. Depuis cinq minutes. »
On connaît la réputation, usurpée ou pas, des gens de pouvoir en matière de sexualité, Mitterrand ayant pour sa part largement prêté le flanc aux rumeurs. Relativisons toutefois le propos en rappelant que, en 1991, la prostate présidentielle avait sérieusement dû calmer le jeu. Mais Mitterrand était un charmeur, il avait su draguer la France, aussi, en cette soirée, il ne faisait que garder la main en s’attachant à séduire une jolie femme ; arrivé à son âge (75 ans en 91), le seul plaisir de la séduction devait lui suffire.
Comme je vous devine friands d’anecdotes égrillardes, a fortiori s’il s’agit de Président de la République, je consens à vous narrer l’épilogue de cette histoire. Quelques années plus tard, en avril 1994 précisément, Béatrice Soulé produit une soirée thématique en direct du Printemps de Bourges pour Arte, opération dont, encore une fois, je suis directeur de production. Ce grand direct est animé par deux belles présentatrices, chanteuses : Marijosé Alie et Viktor Lazlo. Durant un break des répétitions, je m’assoie à côté de Marijosé : « Alors, lui dis-je, raconte-moi la fin de l’histoire…
– Quelle histoire ?
– Mitterrand qui prend ton téléphone. Il t’a rappelé ?
– Euh, oui, il m’a rappelé.
– Et alors ? fais-je avec ce ton probablement aussi libidineux que l’éclair que j’avais cru voir briller dans l’œil de Chevènement.
– Et alors, rit-elle, j’ai été invitée à l’Élysée…
– Tu m’étonnes…
– Mitterrand est un des hommes les plus habité, intimidant et intelligent qu’il m’ait été donné de rencontrer…
– Oui mais encore ?
– Mais encore ? Rien… si j’imagine ce que tu imagines, on a déjeuné et on parlé de la Martinique, un point c’est tout. »
– Ah… ! »
Moi qui espérais détenir un scoop croustillant pour mes mémoires, j’étais un peu déçu, il faut bien le dire, mais je ne me suis pas rangé pour autant dans les Déçus du socialisme.
Coming next : 1991 – Juin, Camarde de fin de siècle
Bonus
Comme toute histoire se doit de finir en chanson, je ne résiste pas à l’envie de partager avec vous un double bonus : d’abord le clip « Paloma » de Elle et elles, soit le trio formé par Marijosé Alie et deux de ses filles, puis « Lola & Jim », by Viktor Lazlo, autant de séquences propres à détendre le stress des hommes de pouvoir, passés et futurs.