A moins de figurer parmi les passionnés de mon existence – il doit bien y en avoir, en dehors de moi -, à moins d’être meudonnais et/ou amnésiques, le présent chapitre n’offre guère d’intérêt ; en conséquence, si vous n’appartenez pas aux catégories précitées, vous êtes tout à fait autorisé à sauter cet épisode.
Je ne suis pas sûr qu’il y ait d’études fiables en la matière mais il semblerait bien que, en moyenne, nos premiers souvenirs remontent à l’âge de deux ans. Avant, le disque dur de notre mémoire a planté ses fichiers, ou s’il en sauvegarde quelques uns, ils sont copieusement corrompus, comme dit le sabir informatique, donc quasiment illisibles. Bizarre d’ailleurs, on ne débarque pourtant pas du néant dans l’univers connu, de pied en cap, à deux ans…
Pour ma part, le tout premier souvenir fait partie de ces fameux fichiers corrompus vu que j’y suis vraiment tout petit. Y a des arceaux en osier blanc tout autour de moi, au-dessus de moi pour être précis, vus en contre-plongée si vous préférez. Pourquoi de l’osier ? Parce que mon père, du moins celui tenu pour tel au départ, était ataviquement vannier. Plier l’osier, en faire des paniers par exemple, ça lui venait de sa famille, des vendéens du côté de la Roche-sur-Yon. Pourquoi certains ressortissants de Vendée, une contrée historiquement plus connue pour son royalisme revanchard et son outré catholicisme, font-ils dans la vannerie ? Va savoir. Peut-être le voisinage du marais poitevin et sa richesse en rotin ? Je n’y connais foutre rien à cet art paysan, et je n’ai, dans mes rares passages en cette région, jamais eu la curiosité d’y dénombrer le nombre des vanniers subsistants. D’ailleurs, si ça se trouve, y avait qu’un seul vannier en Vendée, et il a fallu que ce soit mon grand père. Donc, mon grand père vannier se marie avec qui il veut, une femme en l’occurrence, ma grand mère en quelque sorte, fait des enfants, deux je crois, je suis pas sûr, dont l’un, ça c’est sûr, me sera présenté plus tard comme mon père. Un père avec des prix sur tous les articles en vannerie, quand il ne les fabriquait pas lui-même. D’où mon berceau en osier. Blanc. Ceci explique cela.
Au-delà des arceaux en osier blanc de mon berceau, il y a un rideau, translucide, vibrant au souffle d’une brise légère. Pour être plus balzacien, soit précis dans la description, je dirais bien que ce rideau est en tergal mais cette fibre n’étant arrivée en France qu’en 1954 – j’ai vérifié -, on va s’en tenir au rideau en coton, fin, comme quoi on avait pas attendu le tergal pour diffracter la lumière à nos fenêtres. Pour être honnête, à l’instant T de ce souvenir, coton ou tergal, je m’en fous complètement, d’autant que la notion même de tissu, dans les limbes d’où nous venons tous avant naissance, n’est pas primordiale ; quand bien même il y aurait du coton ou du tergal dans le néant, cette existence ne prouverait aucunement celle de Dieu… Ontologiquement parlant, ça présente aussi peu d’intérêt que le présent chapitre.
Si le rideau bouge, cela induit que la fenêtre devant laquelle il est tiré est ouverte, donc qu’on est aux beaux jours. D’ailleurs, dans la photo de ma mémoire, y a pas mal de lumière. Fait jour, fait doux. Comme je suis né en mai et que les arceaux de mon berceau m’apparaissent démesurés, je ne dois pas être bien gros sur la couche. Très jeune, assurément. Disons que j’ai un an, histoire de dater cet épisode, et n’en parlons plus. De dehors, issus de ce que j’appellerai plus tard le jardin, me parviennent les bruits du dehors. Normal. C’est pas violent, c’est léger, comme cette brise qui soulève régulièrement le rideau, c’est indéfini, avec, pour quelqu’un qui saurait sur l’instant définir les choses, un adulte au hasard, un mélange de bribes de voix humaines, de chants d’oiseaux et, diffus car distant, l’écho plaintif d’une scierie sise en contrebas de notre rue. Scierie sise… allitération quand tu nous tiens ! Tout ça est lointain, impalpable, sans contour. Ceux qui naissent dans le bruit des bombes ont grâce à ça, voyons le côté positif des choses, un vacarme pour accrocher leurs souvenirs. Moi, je baignais dans un flou calme. A cette époque, ça s’est gâté par la suite.
Avec ce que j’apprendrai plus tard sur la maison de mon enfance, je puis dévoiler aujourd’hui que mon berceau est présentement dans la chambre de mes parents, au pied de leur lit, futur terrain de leurs déchirements, et du côté de la fenêtre donnant sur l’allée du jardin, futur terrain de jeux pour moi. Dans les yeux du lecteur qui a eu la bonne volonté de nous suivre jusqu’ici, je relève la consternation face à l’insignifiance de la révélation qui vient de lui être faite. Malgré la fade description de ce décor de mon enfance, j’ai toutefois le sentiment, voire l’honneur, de m’inscrire dans cette haute tradition littéraire qui voit nombre d’auteurs, et pas des moindres, nous asphyxier à longueur de lignes avec une foultitude de détails ne faisant aucunement avancer l’intrigue. La seule grandeur de ma description de berceau est sa brièveté ; au fond, à comparer à un Zola (que j’adore…), je m’en sors bien. Et vous aussi. Dans un scénario de film, le présent chapitre, et a fortiori le présent paragraphe, seraient classés au registre des scènes inutiles, soit celles n’apportant rien à l’histoire. Partant de là, on est quand même autorisé à s’interroger sur l’inutile. Si on établit un parallèle avec notre société, on y trouvera plein de gens utiles, des scientifiques, des artistes, des politiques, bref, autant de personnalités qui font avancer l’Histoire. Restent tous ceux qui n’y font rien, à l’Histoire, voire même qui la subissent, et qui s’inscrivent donc, a contrario, en inutiles. Est-ce une raison pour les rayer de la carte ? Non, d’autant que les utiles ont besoin des inutiles, sinon à quoi servirait leur ambition de bouger l’Histoire ? Fort de ce raisonnement qui peut s’apparenter, je le concède, à un pur sophisme, il faut se garder de trop tôt jeter les choses inutiles, on finit toujours par leur trouver une utilité. Pour peu que l’on sache où on les a rangées.
(Récréation avec l’art de l’inutile, ou l’inverse : Xylophone en forêt.)
(… ! C’est en fait une pub de l’opérateur japonais NTT Docomo pour un téléphone Sharp avec coque en bois.)
Notre maison domine. Elle domine un val. D’ailleurs, ce quartier de mon enfance s’appelle Le Val. C’est à Meudon. Banlieue sud-sud-ouest de Paris. Un territoire qu’au début du vingtième siècle, nos grands parents, en tout cas les miens, investissaient comme lieu de villégiature en y plantant leur résidence secondaire, un peu comme aujourd’hui les TGV nous offrent les nôtres à x centaines de bornes de la capitale. C’est vrai que, via chemin de fer et autobus, rallier Meudon en 1900 était un vrai voyage. Il y a peu, mais c’est dorénavant rasé, le Bas-Meudon conservait des traces des ces guinguettes de la Belle Époque dont les terrasses avaient les pieds dans l’eau de Seine. Plus tard, Louis Renault y avait réquisitionné une île, la Seguin, pour y construire un monstre de technique d’où allait sortir de quoi trimbaler des tripotées de générations sur quatre roues. Puis l’île Seguin a vu raser ses usines et est longtemps restée en carcasse, tel un dinosaure empaillé, vide à l’intérieur avec seuls les os et la peau pour rappeler sa mémoire. Faute d’une nostalgie d’ancien tourneur qui n’est pas mienne, je ne suis jamais parvenu à verser une larme sur le destin de Billancourt. La grosse carcasse de béton, bien laide, des usines Renault va disparaître au profit de nouvelles carcasses vitres et béton se voulant plus harmonieuses. L’industrie a dégagé au profit de résidences pour cadres. Un des projets d’aménagement prévoyait un parc en lieu et place de l’usine Renault. Un parc ! A Boulogne ! Au prix du mètre carré, vous rêvez, les contribuables !? Cela dit, n’habitant plus dans le coin, ils peuvent bien y mettre Euro Disneyland, sur leur île, je m’en tape.
Pour le nom de Meudon, étymologiquement, on est sûr de pas grand chose. Depuis le passage de Jules César par ces terres, la ville a connu moult appellations, Metiosedum, Moldunum, Meodum, Modunum, Meudum, Meudun… D’un exposé que j’avais dû pondre pour l’école, je me souviens que ce patelin tirerait, probablement et sous toutes réserves, son nom de la colline de sable sur laquelle il a été est érigé.
A Meudon, on vit séjourner plein de gens illustres, tel Molière, quand il venait s’accoupler à sa maîtresse Armande Béjart, mais aussi Rabelais, Rousseau, Balzac, Wagner, Rodin, Manet, Céline qui, du parapet de son jardin, surplombait d’ailleurs la grande bâtisse du M. Renault que l’on vient d’évoquer pas plus tard que tout de suite, le couple Vanessa Paradis Johnny Depp, Lionel Jospin et moi. Dans les pas illustres, il y a plein de monde, mais là je vous renvoie à l’annuaire, ici on a pas la place.
Meudon est aujourd’hui une cité dortoir. De luxe, le terrain y vaut la peau du cul. C’est plein de villas, autant de pavillons autrefois ouvriers et modestes et qui, à la faveur du site privilégié et des envolées immobilières, sont devenues aujourd’hui des résidences pour petits rupins banlieusards ; on y compte aussi de belles bâtisses bourgeoises, grosses bicoques restant dans les familles par héritage, avec de grands jardins planqués derrière des grilles opaques et vertes ; l’ensemble est ceinturé de bois ne fleurant pas plus le muguet que ceux voisins de Chaville. De la fenêtre où, à l’heure de mon berceau, je ne suis pas encore en mesure de me pencher, les humains qui m’ont précédé dans cette vallée de larmes peuvent appréhender un val, en bas, avec une route filant à gauche vers la gare dite du Val Fleury, à droite vers Paris. De chaque côté de cette route, des maisons, comme souvent dans une ville, une école où je pointerai un peu plus tard, et, sur l’extrême droite de cet horizon, un viaduc, imposant, reliant les deux collines. La mienne et celle d’en face.
Le viaduc. Ah, costaud la bête ! C’est le train qui passe dessus. Haut de quoi ? Une bonne quarantaine de mètres. Tout en pierre, avec plusieurs arcs, et, à la base, une route se séparant en deux voies pour se glisser entre les pieds du monstre. Ils ont sérieusement souffert lors de sa construction au 19e à cause de la colline de sable justement. Le terrain glissait au fur et à mesure que s’élevait la maçonnerie. Un peu plus tard, l’ensemble enfin stabilisé et opérationnel, Meudon s’enorgueillit d’y avoir connu en 1842 le premier accident ferroviaire français. Alors que le train roule à la vitesse folle de 40 kilomètres heure, un essieu de la locomotive pète, la loco déraille et les wagons suivants lui montent dessus. Incendie pour arranger le tout alors que les voyageurs sont prisonniers des wagons : on bloquait à l’époque les compartiments de l’extérieur pour éviter que les voyageurs, grisés par la vitesse, n’aient l’envie de sortir ; le mieux étant l’ennemi du bien, résultat des courses : 50 morts, 100 blessés.
Retour dans mon berceau. On vient se pencher sur moi, on n’est pas indifférent à ma personne. Ce sont des ombres qui se penchent sur moi, ma mémoire est infoutue d’identifier qui que ce soit. Le rideau qui flotte est beaucoup plus intéressant que ces choses sans substances, évanescentes, que sont mes parents m’adressant des sourires que ma mémoire est aujourd’hui inapte à retrouver.
Cette image ressortant blanchie de ma mémoire est fugitive. S’y associe un sentiment flou, celui d’être malade, ou de sortir d’une maladie, une fièvre de bébé, dont l’issue est ma première conscience, mémorable, à la vie. Cette habituelle sensation qui vous assaille quand on se réveille, à la faveur d’un voyage, dans une chambre étrangère, et que, l’espace d’une seconde, on a certes conscience d’être, mais plus du tout d’où l’on est, et à quel instant de votre vie ce soudain réveil vous replace. Cette sensation fugitive de n’être qu’une conscience et rien d’autre, sans attache, sans histoire, sans mémoire, cet anonymat s’accompagnant d’un sentiment d’éternité ne durant qu’une seconde. Bébé, on a ça quand on s’éveille à la conscience entre deux arceaux d’osier et un rideau de coton-tergal, mais, contrairement à l’âge adulte, ce sentiment d’éternité dure puisque, bébé, on a pas encore de mémoire, soit cette conscience du passé et du futur prenant le présent en sandwich ; en même temps, et pour la même raison, pas de passé, pas de futur, que du présent, le bébé que nous sommes est totalement incapable de mesurer cette éternité qui nous entoure, cette éternité d’où l’on arrive. Dommage.
Et voilà. Avec ce chapitre, un nouvel éboulis de souvenirs vient de tomber au fond du gouffre ; plus qu’une bonne quinzaine de mille comme ça, et l’amnésique abime de ma mémoire sera comblé.
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