On se disait, l’autre jour, avec Caroline, qu’on avait eu de la chance avec nos enfants. Mais est-ce vraiment de la chance ? Je fais partie des gens qui estiment qu’on se fabrique – ou qu’on favorise, pour être moins radical – sa chance. Concrètement et sur le thème des enfants, cela signifie être à l’écoute, vigilants, présents mais pas trop, guides dans leur émancipation mais pas dictatoriaux… En clair, on reste toujours sur le fil du rasoir, entre enfance et adolescence, sans avoir vraiment de mode d’emploi car c’est pas ton statut d’ancien enfant qui te l’a laissé en pogne, ce manuel. Donc on joue de l’élastique entre rigueur et souplesse, sans trop savoir si ce que tu appliques sur le moment est le bon comportement, il n’y a en effet que le recul des années pour t’enseigner à quel moment tu as bien joué la balle et à quel moment tu l’as mise dans le décor.
Quand tu en as quatorze, enfants, comme un couple de voisins, des gens de notre âge, tu n’as pas de mode d’emploi pour les deux premiers, au troisième, tu commences à avoir le pli. Arrivé à quatorze, tu ne fais même plus attention, d’autant que c’est les grands qui gèrent les petits et qui se substituent, pour partie, aux parents. Heureusement d’ailleurs. Mais bon, quatorze ! de nos jours, au 21e siècle, en France, je le crois pas… !
Y a un proverbe qui dit : « Le premier, tu le brodes ; le second, tu le couds ; le troisième, tu le bâtis » (du verbe bâtir, soit coudre à gros points, pas du verbe battre, je précise pour ceux qui lisent trop vite car je ne voudrais pas avoir des enfants martyrisés sur la conscience). C’est un peu vrai : le premier, tu est tendu car tu te soupçonnes d’être en capacité de faire toutes les conneries possibles, de la couche-culotte mise à l’envers jusqu’à l’achat du premier jeu vidéo dont ce connard de Père Noël te contraint à faire le chèque.
Au second, tu te dis : « Bon, j’ai eu apparemment le permis de conduire pour l’aîné, et, même sans grande expérience de la route, je devrais moins caler dans les démarrages en côte pour le second. Sauf que le second, bien que sorti de la même usine d’amour que le premier, n’est pas du tout, mais alors pas du tout du même modèle. C’est un peu comme si tu avais appris à conduire une berline boite auto à Paris et que tu te retrouves soudain au volant d’un 4X4 boite mécanique sur une route enneigée de montagne. Il faut désapprendre, plus que rapidement, ce que tu as appris tout en te remontant le moral en te disant que l’expérience acquise l’est, acquise, ce qui est vrai et faux car tu sais mettre le contact et enclencher la première, mais quand t’arrives sur un plaque de verglas, tu ne sais plus très bien si tu dois braquer ou contre-braquer pour rester sur la route. L’allégorie développée ici n’est que pure littérature et ne s’applique pas à nos deux garçons car, petits, le premier n’était pas une sage berline pas plus que le second n’était un 4X4 en montagne. En fait, ils tenaient un peu des deux – pas dans les mêmes circonstances et pas au même moment, histoire de te simplifier la vie -, disons que, jeunots, c’était ce qu’on appelle maintenant des SUV, soit mi-berline mi-4X4.
Pour résumer, en gros et avec deux enfants, tu navigues à vue avec pour toute boussole l’amour et la tendresse, et ce pour un grand et long voyage dont le but reste d’ailleurs aussi obscur que la navigation qui t’y mène. En clair tu y vas, ça c’est sûr, mais où ? tu ne sais pas. Christophe Colomb partant vers les Indes, pour faire image.
Pour ce qui du troisième, celui que l’on doit soi-disant bâtir, nous, on ne saura jamais car on a sagement décidé de s’en tenir à deux. L’indice conjoncturel de fécondité, en France, dans nos années propres à la reproduction était à 1,8. Un point huit, pour suivre les statistiques, c’était pas évident à réaliser, d’autant que le premier étant complet, il eut alors fallu qu’il manque un bras ou une jambe au second. La mère ne le sentant pas, on a décidé de faire le second aussi complet que le premier. On a donc outrepassé les statistiques de deux dixièmes, mais que l’on ne vienne pas me retirer des points sur le permis pour ça.
Freud aurait répondu à l’une de ses patientes lui demandant comment être une bonne mère: « Élevez-le bien ou mal, de toute façon, ça sera mal. » Merci du conseil, Sigmund, c’est le genre de diagnostic qui te remonte bien le moral. Donc, amour, tendresse, attention, et enfin chance, comme dit plus haut, ou fortune comme se plaît à répéter Montaigne, celle à qui tu dois vite ouvrir la porte car c’est rare qu’elle sonne deux fois.
La vie n’est pas toujours une partie de rigolade, on le sait, mais il peut y survenir de vraies grandes catastrophes (j’étais tenté d’écrire de vraies merdes, mais je me suis dégonflé, bien que je persiste à penser que c’était la juste expression). Et tout ce qui touche aux enfants est, en premier chef, de cet ordre. Quand tu fabriques des gosses, c’est soudain une partie de toi-même qui t’échappe, c’est de toi, en toi, mais en même temps complètement autonome. Tu peux te protéger des coups de la vie, ou tenter de le faire pour ce qui est de ta propre personne mais comment le faire pour ce qui est de toi et que tu ne contrôles pas ? Insoluble. Et tu dois vivre avec. Bon, nos deux garçons sont grands maintenant, ils sont dans leur propre vie, bien avec à ce que l’on peut en juger, et vogue la galère, aussi les parents que nous sommes se sont sérieusement détendus. Mais ça n’a pas toujours été le cas, il y eut quelques coups de chaud. Je vous rassure – ou vais au contraire décevoir votre appétit pour le drame -, rien de gravissime, que du banal au bout du compte, genre routine que connaissent d’une manière ou d’une autre tous ceux qui constatent que le mode d’emploi pour enfant n’est pas livré avec, vu qu’il s’écrit au jour le jour.
Pourquoi étions-nous, mon fils aîné et moi, seuls dans la voiture sur l’autoroute nous ramenant de la Drôme vers Paris en cette fin août 2001 ? Il avait alors quinze ans. D’ordinaire, nous faisions le retour de vacances en famille, à cinq dans la voiture, les deux parents, les deux enfants et la chatte (capable de miauler sans interruption, Drôme-Paris, durant 600 kilomètres).
Caroline, sans doute tenue de réceptionner sa collection de fringues automne-hiver pour sa boutique, avait dû remonter en TGV quelques jours plus tôt en compagnie d’Hugo, le cadet, huit ans à l’époque. Bref, le papa et son fils aîné taillent la route en tchatchant et en écoutant de la musique. On devait avoir la chatte avec nous et la musique tentait de couvrir ses pleurs suraigus nous provenant du fond du break. J’avais une spécificité musicale dans ces années là, c’était de mettre Brassens en boucle. Des amis gardent un souvenir ému – au sens traumatisme – de vacances communes en Ardèche où ils eurent droit, non-stop, à l’intégrale des quatorze albums. On est resté amis mais désormais, quand nous voyageons de conserve, ils ont la prudence de nous accompagner avec leur propre voiture.
Brassens, mon fils, il aimait bien, il découvrait, se faisait expliquer les termes moyenâgeux ou désuets qui pullulent chez le poète, et tous deux nous chantions au fil des kilomètres. On en arrive ainsi à la chanson Les Quatre Bacheliers. Que je vous sers ci-dessous, pour les plus jeunes, ou pour les plus vieux qui ont raté Brassens vu qu’ils n’écoutaient que feu Johnny Hallyday. Allez, plongée de 5 mn aux archives.
Crédits images : les photos, le manuscrit sont naturellement des archives issues de la famille Brassens ; les dessins sont de Joann Sfar ; couverture de la biographie « J’aurais pu virer malhonnête » de Bernard Lonjon (Gallimard) et l’ultime peinture est de Francis Moreeuw.
« Vois-tu, dis-je à mon aîné, sur le ton paterno-pédagogique qui me sied dans ces moments là, cette histoire que raconte Brassens est en fait un authentique souvenir de jeunesse. Ado, Brassens avait déconné : Pour offrir aux filles des fleurs, sans vergogne, nous nous fîmes un peu voleurs… En clair, il a volé je ne sais quoi, s’est fait chopé par les gendarmes et se retrouve en taule. On fit venir à la prison, sans vergogne, les parents des mauvais garçons… Les parents sont donc convoqués à la gendarmerie pour venir récupérer leur engeance…
– C’est quoi une engeance ?
– Euh… c’est ta progéniture, tes enfants quoi. Tous les parents disent : Fils indigne, je te renie ! Tous, sauf le père de Georges Brassens, le plus gros le plus grand… Quand il vint chercher son voleur, on s’attendait à un malheur. Mais quand le plus gros le plus grand débarque, c’est le contraire qui se passe : Dans le silence on l’entendit lui dire « Bonjour Petit »… On le vit, on le croirait pas, lui tendre sa blague à tabac.
– Il le réconforte au lieu de l’engueuler, ponctue mon fils.
– Et oui, avec la suite, significative, quand on sait ce que donnera Brassens adulte : Mais je sais qu’un enfant perdu a de la chance quand il a un père de ce tonneau là. Puis vient la fin, magnifique : Et si les chrétiens du pays jugent que cet homme a failli, ça laisse à penser que pour eux, l’évangile, c’est de l’hébreu… Fermer le ban, tout est dit. Brassens, quoi. »
L’explication de texte terminée, on passe à la chanson suivante tandis que s’enquillent les kilomètres. Péage de Fontainebleau, sortie Porte d’Orléans à Paris, périphérique, appart du 20e arrondissement où l’on retrouve le reste de la famille et où la chatte maugrée en sortant de son panier, fin du voyage. Point.
Trois, quatre jours plus tard, il doit être sur le coup des 13 heures, je suis sur le périphérique, dans un embouteillage Porte d’Italie – je m’y vois encore – entre deux rendez-vous quand sonne le portable. « Monsieur de Lipowski ?
– Oui.
– Lieutenant Machin, commissariat Lescot, 1er arrondissement.
– Euh… oui.
– Nous avons dans nos locaux un dénommé « de Lipowski »… C’est votre fils ?
– Oui… dis-je en même temps que me raidit un jet d’adrénaline.
– Rassurez-vous, Monsieur, pas d’accident sur la voie publique, il est dans le bureau d’à côté, tout va bien… Sauf qu’il a été pris en flagrant délit de vol dans un magasin et donc récupéré par nos soins. Il conviendrait que vous passiez au commissariat pour les formalités liées aux mineurs dans ce cas de figure.
– J’arrive aussi vite que je peux, je partais à un rendez-vous et je…
– On vous attend, on est au 10 rue Pierre Lescot, dans le premier. Cela dit, y a pas urgence, on est ouvert H24 et, si vous voulez mon avis, laissez-le un peu avec nous, de voir l’ambiance du commissariat, ça fait leçon. C’est mon avis, hein, je vous le donne. »
Là, tu regrettes de ne pas être toi-même de la police pour pouvoir sortir le bleu magnétique, le coller sur le toit et, gyrophare tournant, t’échapper de l’embouteillage. Pare-choc contre pare-choc, me reste que le téléphone. Mon coup de fil suivant est pour la mère : « Devine où est ton fils ? »
Caroline est un peu comme moi, dans les moments difficiles, pas de cris, pas de larmes, elle garde son sang froid. « Tu y vas ?
– Bah oui, mais avant ça, je vais appeler Richard car le coup du flag m’inquiète.
– Tu crois qu’il peut intervenir ?
– Je sais pas, je vais voir, je te tiens au courant. »
Alors que j’attaque une bretelle de sortie du périph, mon coup de fil suivant est pour le portable de Me Richard Malka, un copain, cador du barreau. Coup de pot, il n’est pas en audience dans un quelconque tribunal, il décroche. Je lui fais le topo, lui évoque le terme de flag. Il se marre carrément : « Holà, t’angoisse pas, les flics, ils s’en coltinent à la pelle tous les jours des histoires comme ça.
– Mais s’il passe en flag, à quinze ans, t’imagine ! Se faire un casier judiciaire, à son âge !
– Mais ils ont autre chose à foutre les condés, ils vont le sermonner, lui passer un savon et te le rendre. Ça serait un multirécidiviste, je dis pas, mais c’est pas le cas. Au pire, t’auras une main courante. T’angoisse pas. Vois avec eux sur place et tu me rappelles si tu sens un loup mais, vraiment, ça m’étonnerait fort. »
Du coup, un tantinet rassuré, j’ai rappelé Caroline, lui ai fait part de l’avis de l’expert judiciaire. « Tu y vas maintenant ?
– Écoute… je me tâte. J’ai des rendez-vous importants cet après-midi et c’est galère si je ne les honore pas. En même temps, le flic me dit que c’est bien de le laisser sécher au poste un moment.
– Il doit s’angoisser…
– Peut-être mais il aurait sans doute dû envisager ce genre de scénario avant de faire ses conneries.
– Fais comme tu sens, mais arrange-toi quand même pour me ramener mon fils. Je fais une raclette, ce soir, avec des frites, ils adorent ça, les deux. »
J’ai tenu jusqu’à 18H30, heure à laquelle je me garais, je tentais de me garer plutôt, à proximité du Forum des Halles, secteur du commissariat Lescot. « Monsieur, c’est pour quoi ? me dit le planton de garde à l’entrée des lieux.
– Je viens pour mon fils qui est chez vous.
– Allez-y. »
Il est là mon fils, sur un banc, au-delà du comptoir où se tiennent deux agents, tout sourire il me sert un coucou de la main. Je décline mon identité. « Je vous fais patienter un moment, je vais voir qui peut vous recevoir. » A proximité de mon gosse, cinq ou six gamines, visiblement roumaines, entre 12 et 15 ans, sèchent elles aussi sur un banc. Au fond de la pièce, un couloir néon triste avec des cages où l’on distingue des types, accrochés aux grillages ou avachis probablement d’ivresse sur un bat-flanc.
« Monsieur de Lipowski, vous pouvez monter au premier, un inspecteur vous attend, bureau 14. » Le bureau 14, resserré entre quatre murs autrefois blancs mais désormais cassés par les strates de nuages de clopes, affichettes t’engageant avec un talent douteux à rejoindre les forces de l’ordre, un type d’une quarantaine d’années derrière un bureau. Il m’invite à m’asseoir en face de lui. « de Lipowski, 15 ans, le bon âge pour les bêtises… Donc votre fils a été retenu par les vigiles de la FNAC au passage des portiques magnétiques. Dans son sac à dos, un paquet de jeux vidéos pour un total de 1 000 Franc (150 €).
– Écoutez, je reste un peu sidéré de l’affaire, c’est la première fois…
– Vous savez Monsieur, on a la malchance d’être le commissariat en charge du Forum des Halles, aussi, c’est tous les jours qu’on nous les livre, on n’arrête pas de faire la navette entre le poste et la FNAC. On ne l’a pas mis en cage car il est mineur et le règlement nous le déconseille, c’est en effet pas idéal pour un gamin de côtoyer des dealers ou des ivrognes.
– Effectivement, je remercie ce bon sens.
– Bon… Votre fils étant un gamin sympathique, et visiblement de bonne famille, on va vous le rendre, sans autre forme de procès, je ne ferai même pas une main courante, que la journée qu’il a passé au poste, à attendre sur son banc, lui serve de leçon. En ce qui vous concerne, je laisse à vos soins paternels les remontrances que vous jugerez bon de lui faire.
– Merci Monsieur. »
Et, accompagné de cet homme, je suis redescendu prendre livraison de mon fils.
On était pas plus tôt sorti du commissariat que mon délinquant avise le McDo à proximité : « Ah Papa, je meurs de faim, j’ai rien mangé à midi vu qu’ils m’ont chopé à c’te heure là. Tu m’achètes un Big Mac ?
– Alors là mon fils, tu pousses un brin. Si le père Brassens a offert du tabac à son fils Georges, autre temps, autre mœurs, il est 19H15, tu vas filer illico dans la voiture, direction maison où t’attend une raclette.
– Avec des frites ?
– Et de la ketchup, oui. »
Il secoue son sac à dos, vide.
« Ils ne m’ont même pas laissé les jeux vidéos…
– Partant du principe que tu avais omis de les payer, la FNAC n’aura sans doute pas jugé bon de te les offrir. »
Et voilà. Retour silencieux dans la voiture, maman soulagée de voir son délinquant engouffrer raclette et frites en racontant, star du jour, surtout pour son petit frère, l’atmosphère policière avec ce qui l’avait le plus impressionné, en l’occurrence ces gamines roumaines promues pickpockettes par la grâce de la misère.
Je ne sais pas, et ne saurais jamais, quel fut l’état d’esprit réel du papa Brassens. A l’évidence, il n’aimait pas les gendarmes, cet atavisme se retrouve chez le fils qui chante dans Hécatombe : « Moi, je bichais car je les adore sous la forme de macchabées » mais le même Brassens, dans L’Épave, sait aussi relativiser ses humeurs quand il dit à propos d’un représentant de la loi :
« Tonnerre !
On est en plein hiver et si vous vous geliez !
Et de peur que j’n’attrape une fluxion d’poitrine,
Le bougre, il me couvrit avec sa pèlerine.
Ça n’fait rien, il y a des flics bien singuliers. »
puis il finit ainsi :
« Et depuis ce jour-là, moi, le fier, le bravache,
Moi, dont le cri de guerr’ fut toujours » Mort aux vaches ! »
Plus une seule fois je n’ai pu le brailler.
J’essaye bien encor, mais ma langue honteuse
Retombe lourdement dans ma bouche pâteuse.
Ça n’fait rien, nous vivons un temps bien singulier. »
Je ne saurais donc jamais ce que pensait papa Brassens, en revanche je sais qu’elle fut notre ligne de comportement face aux conneries de nos gosses : quand elles étaient petites, ça pouvait brasser, le niveau de brassage se proportionnant au dérapage du moment ; quand les conneries s’approchaient du plus grave, il n’y avait a contrario pas d’engueulade, remplacée alors par de la tchatche et un encerclement par la morale. Instinctivement, car sans mode d’emploi, nous avions mis en place un principe d’anticipation à savoir que le jour où l’un ou l’autre des garçons se retrouveraient dans une situation vraiment difficile, suite à des frasques inconsidérées, ils devaient, pour nous, avoir le réflexe de venir s’épancher dans le giron familial sans redouter cris et fureurs assortis d’une condamnation parentale sans appel.
Cette affaire de commissariat qui, sans toucher au gravissime, s’en approche, ne connut donc au final aucune engueulade, si ce n’est un briefing moral de circonstances. On dit que la chanson est un art mineur, sous-entendant peu culturel, soit du pur divertissement sans rien d’instructif. C’est sûrement vrai pour une bonne majorité des chansons où l’on apprend qu’il – ou elle – l’aime mais que, sans trop comprendre pourquoi, on découvre que tout est fini et que ça rime avec Capri. Avec Brassens, c’est une autre paire de manches, 95 % de son œuvre (on peut lui laisser une marge de 5% de droits à l’erreur, et c’est peu quand on considère l’ensemble du répertoire) nous racontent une histoire où il y a tout à retenir pour notre propre gouverne, où son humanisme sait prendre les idées reçues à contre-pied, et qui en prime nous initie aux trésors d’une langue française que l’on croyait pourtant connaître. Et je vous passe là l’agacement parallèle, voire la jalousie, des gens qui comme moi se piquent d’écrire quand ils constatent comment le Georges atteint à une idée, à un concept, en fort peu de mots. Énervant, les bras et la plume t’en tombent.
Avec ses Quatre Bacheliers, offrant un blanc-seing de vol à l’étalage à mon fils, on peut estimer que, certes, Brassens ne m’a pas rendu service, mais ce à condition de penser qu’il y a un lien direct entre vol et chanson entendue trois jours plus tôt, soit une influence du poète sur la délinquance, vision des choses où se complait mon esprit romanesque, mon réflexe de dramaturge revisitant le passé. Si ça trouve, ce n’est que pure coïncidence, car on peut aussi interpréter cette affaire comme tout simplement l’esprit rebelle d’un ado redécouvrant la récupération individuelle, prônée par les mouvements anarchistes, et qui l’amène donc à taxer la FNAC, icône pour lui de la grande distribution donc de la Consommation avec un grand C. Dans ce cas là, c’est guère mieux, civiquement parlant, car l’esprit rebelle trouvant souvent source chez les parents, du coup, c’est plus Brassens qui est en cause mais le père. Au hasard. On pourra me dire, à juste titre, que c’est sans doute pour ne pas incriminer mon caractère libertaire que je préfère ici voir l’influence de Brassens. Libertaire, lui aussi. Le libertarisme du poète influence le père qui, par ruissellement, influence le fils. On est tous le produit d’une culture, reste à savoir laquelle.
Dans tous les cas de figure, cet incident où mon fils se confronte à la vie, non plus rêvée mais réelle, lui sert de vaccin, tels ceux qui fabriquent les anticorps qui vont t’immuniser contre les virus d’une rébellion immature et te permettre de jouer plus tard un rôle dans une société, imparfaite certes, mais que tu t’attacheras à rendre meilleure. Si tu y arrives. Plus communément, on appelle ça l’expérience, en gros celle que les parents s’évertuent sans trop de succès à transmettre vu que, comme on le sait, elle ne sert qu’à soi.
Si vous avez quelques lacunes côté Georges Brassens, venez faire un peu de route avec moi, j’ai aujourd’hui tout ce qu’il faut dans mon smartphone connecté bluetooth sur la sono du SUV.
Addendum
Il y a une grenade, une formulation piégée, au sein de ce chapitre, l’avez-vous remarquée ? Si vous repérez cet explosif, si vous le manipulez, vous ne risquez pas grand-chose, sauf de vous poser des questions. En revanche, c’est moi qui risque d’en prendre plein la tête, ça va toucher à mon image. Mais c’est ma faute aussi, j’aurais dû dégoupiller la grenade, la rendre inerte. Bien, avez-vous repéré de quoi il s’agit ? Oui, non ? On ne va pas vous contraindre à relire toute le chapitre, aussi on vous la donne, cette formule : c’est l’inspecteur du commissariat qui parle : « Votre fils étant un gamin sympathique, et visiblement de bonne famille, on va vous le rendre, sans autre forme de procès… »
Visiblement de bonne famille… l’a-t-il vraiment formulé comme ça, le flic ? Avec le recul, je ne suis pas sûr. L’a-t-il seulement formulé ? Peu importe, c’était induit dans son comportement, dans sa façon de parler à un de Lipowski, et ici je fais passer le sentiment que j’avais, sur le coup, en lui mettant en bouche, vite fait, sans m’étendre dessus, sans dégoupiller la grenade. Quand il aura les parents roumains en face de lui, aura-t-il la même mansuétude ? Bien sûr que non, tout simplement parce qu’il sait que ce ne sont pas des gamines, entre 12 et 15 ans, qui soudain se disent « Tiens, aujourd’hui on ne sait pas quoi faire, on va aller faire les poches dans le métro. » Leurs bras sont armés par les parents, pour des raisons de misère, bien sûr, mais aussi sans beaucoup de scrupules, avec plutôt une stratégie éprouvée car que pourra faire la police, la justice, la loi face à des délinquantes téléguidées par leur famille ? Que dalle. Si les parents s’y collent, au vol à la tire, et qu’ils se font choper, ils risquent bien autre chose que de rester à sécher un après-midi sur les bancs d’un commissariat. Donc on envoie les gamines en première ligne. Un retour en accéléré à la Cour des Miracles de notre moyen-âge.
NB : Si l’on veut éviter d’écrire des bêtises, ou du moins des choses approximatives, il est bon de les vérifier. Googleisant « roumaines, métro », on plonge vite dans une bouteille à l’encre avec toutefois du factuel : dans les années récentes, les trois quarts des vols dans le métro parisien étaient le fait d’une organisation maffieuse dont le parrain, Féhim Hamidovic, ressortissant de Bosnie-Herzégovine, a finalement été arrêté à Rome en 2010, en même temps que vingt-et-une autres personnes, dont bon nombre membre de sa famille. En fait de roumaines dans le cas présent, les gamines sont bosniaques, réduites en esclavage, dressées à voler dès l’âge de dix ans, et punies – coups, tortures, viols – si leur chiffre d’affaire est inférieur à celui que l’on attend d’elles. Si Féhim Hamidovic et sa femme Behija sont entaulés à Fresnes pour respectivement 12 et 8 ans, cela n’empêchera pas l’organisation maffieuse de renaître de ses cendres puisque des antennes Hamidovic sont à nouveau interpellées en 2012 et 2013.
Si vous n’aviez pas repéré la bombe à retardement dans mon chapitre, peut-être de la même manière ne verrez vous pas les oreilles du lièvre que je lève ici dans cet addendum. Putain de gros lièvre. Sortons le de sa tanière. S’il s’agit d’un ado beur, issu de ces quartiers dits difficiles, quelle sera l’attitude de l’inspecteur ? Problématique à mesurer car, là, notre flic a en face de lui des parents d’origine maghrébine qui se sont intégrés, depuis sans doute belle lurette, dans la société française, qui y ont fait leur trou, tant bien que mal, et qui ne contrôlent pas plus leur gamin que d’ailleurs je ne maîtrise le mien. Pourtant de bonne famille. La seule chose positive, au bout du compte, c’est qu’ils s’en tirent bien, il est en effet sérieusement préférable d’aller récupérer son rebelle au poste, même s’il y a humiliation, que de ne jamais le revoir vu qu’il s’est fait flinguer en Syrie en combattant dans les rangs de Daech. On m’objectera qu’il n’y a pas que des beurs au sein de Daech, c’est vrai, mais il est aussi vrai que cette objection n’en réduit guère leur nombre. Vous commencez à voir la taille du lièvre ici levé ? Entre l’inspecteur et les parents maghrébins se glisse tout un sombre historique de colonisation, d’immigration, d’intégration. Dans le cas fictif ici présenté, si les parents maghrébins ont réussi à s’intégrer, en se crevant le cul au boulot, quid de leurs rebelles qui se fabriquent soudain une identité en entendant venger leur famille de la colonisation ? alors qu’ils ne sont que les marionnettes de nihilistes oeuvrant pour un retour au moyen-âge.
Toute cette affaire repose sur cette putain d’idée de nation, un truc éminemment culturel et qui nous pollue la tête depuis l’aube des tribus. Avant d’être des Français, des Roumains, des Algériens, avant d’être des chrétiens, juifs, arabes, athées ou autres, le préambule certain c’est qu’on est des terriens. Des terriens condamnés à se démener si l’on veut bouffer, se protéger du froid, et rouler accessoirement en SUV pour peu qu’on ait eu la chance de régler auparavant le minimum vital. Moi, je suis un partisan de la connaissance, sans laquelle tu restes un con de chez bourrin. Qui dit connaissance dit culture, évidemment, mais là où le bât blesse, c’est quand cette culture s’attache à l’idée de nation, de race, pour employer un mot qui, pour moi terrien, ne veut rien dire si de cette notion on en soustrait la culture. La culture, c’est bien, c’est indispensable, c’est ce qui fait que l’homme oublie qu’il descend du singe. La culture, c’est ce qui va développer ton intelligence. Mais être intelligent, n’est-ce pas être cultivé ? Non, pas vraiment, on peut être intelligent et inculte – bien qu’il faille alors être plutôt sensible et pas trop abruti. L’intelligence, c’est la capacité à s’adapter à son environnement, la culture, l’apprentissage, et au passage la mémoire, ne viennent que plus tard pour t’aider à maîtriser ce même environnement.
Il faut donc entendre qu’il y aurait bonne et mauvaise culture ? Oui, il faut apprendre à les repérer. La bonne sert à te libérer, la mauvaise à te contraindre. Suivez mon regard jusqu’aux religions. Si l’humain les a créés, c’est qu’il lui fallait des lois, dans ses sociétés tribales. Il fallait légitimer les lois alors, faisons efficace, on a qu’à dire que les lois viennent de Dieu, elles seront ainsi indiscutables. Ça a fonctionné pendant bien longtemps, étonnamment longtemps d’ailleurs, puis les lois des hommes sont venues supplanter les lois divines, et Dieu, pour ceux qui s’organisaient avec les lois des hommes, a progressivement perdu le marché. En France, il aura quand même fallut attendre 1905 pour que l’on sépare les choses, les lois de la République d’un côté, les religions de l’autre, religions qui pour autant se voyaient garder une autonomie dans les principes de la République ; mais cette intégration dit bien ce qu’elle entend vouloir dire, séparation de l’Église et de l’État certes, mais séparation promulguée par l’État ce qui induit que la loi des hommes devient prédominante sur la loi divine. Les sociétés tribales sont devenues matures, autant qu’elles peuvent l’être, on remercie Dieu pour services rendus, mais, c’est bon, il peut lâcher la barre, on n’a plus besoin de lui.
Faisons un peu de science-fiction. Disons qu’on est quelques décennies plus tard et que, pour x raisons, la France, ex-pays riche, s’est désormais écroulée. Économiquement, socialement, politiquement, tous les ment que vous voulez. Pour survivre, il faut s’expatrier, émigrer sinon tu crèves sur les reliques du passé. Seule région du monde où il paraît que l’on peut trouver de quoi bouffer : l’Asie. La Chine, au hasard. Comme tu as de la chance, tu arrives à peu près entier à Shanghai, mégalopole ayant déjà un pied dans le 22e siècle. Là-bas, tu vas trouver un logement d’immigré insalubre, des boulots pourris, ceux dont ne veulent plus les Chinois, et tant bien que mal tu vas survivre, avec des larmes mélancoliques sur ton enfance autrefois heureuse. C’est là où, pour moi, doit intervenir l’intelligence, soit la faculté d’adaptation. Si c’est de moi qu’il est question, c’est clair, je m’intègre, avec tous les efforts possibles, à la société chinoise, fermant les yeux sur le probable racisme des yeux bridés sur le non-bridé que je suis. Car j’ai la chance d’être vivant, dans une cité de la planète, c’est déjà ça (ici, je fais référence à un tube de Souchon, dont j’ai été sans le vouloir l’artisan, où il chante l’immersion difficile d’un Soudanais à Paris, cf. https://faisonssimple.com/ecrire-contre-l-oubli-6-7/).
Immigré français en Chine, tu n’es pas à l’abri d’y faire des enfants qui, si l’on respecte le verlan de frenchy, ne s’appelleront plus des beurs mais des chyenfs, terme qui au demeurant épouse la réputation de chiants qu’ont les Français partout dans le monde. Cette seconde génération, née en Asie, se fera-t-elle rebelle au bon âge de la révolte, l’adolescence, pour venger ce coup-ci ses parents de la colonisation économique que la Chine a imposée à l’Europe quelques décennies plus tôt ? Sociologiquement parlant, y a des chances… Si votre rejeton de chyenf se met à manifester dans les rues de Shanghai, espérons pour lui que la Chine du futur soit plus tolérante que celle qui envoya les chars Place Tian’anmen en 1989, espérons qu’elle ait glissé entre temps vers une démocratie à l’occidentale. La rébellion peut parfois être légitime mais se doit d’être proportionnée à ce qui est vécu comme une contrainte. Les émules de Daech, en tirant dans le tas à coups de kalachnikov ne sont plus en rébellion mais prônent la guerre civile, oubliant en cela qu’ils s’attaquent aux fondements mêmes d’un système, la démocratie, qui aime à encadrer une manif’, certes, mais qui toutefois les autorise. Grande différence avec la dictature qu’ils appellent, consciemment ou non, avec leur rêve de guerre, celle qui ne s’encombre jamais de libéralisme et qui envoie les chars face aux étudiants. Tirer avec une kalachnikov, ce n’est plus se tirer dans le pied mais bien en pleine tête.
En début de chapitre, je faisais une allégorie, un peu grossière je le concède, comparant enfants et automobiles. L’évolution des voitures, contrainte par le ratio énergie-pollution, est désormais aux moteurs hybrides, en attendant le tout électrique (électricité que, entre nous marchands de balais, il faudra bien sortir de quelque part ; en effet, on annihile pas la pollution avec la bagnole électrique, on la déplace, espérons-le en l’atténuant ; mais c’est un autre débat, ne nous lançons pas là-dedans alors qu’on atteint la fin du chapitre…). Abusant sans vergogne de la métaphore, j’épouse alors le pronostic des futurologues prévoyant qu’à long terme la population terrienne sera hybride, métisse. Je ne sais pas si nous y perdrons quelque chose, mais il me semble que nous y gagnerons l’effacement de cette putain de notion de nations et de races. Peut-être serons nous tous alors de bonne famille.
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