1980 – Avril, le Printemps, la tarte et le bouffon

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Trophee de chasse

 

Il y a des jours où l’écriture est ampoulée ; en même temps cela correspond peut-être au fait que l’on a moins à raconter, d’où l’affectation du style qui, par enluminure, vient alors compenser la légèreté du propos.

 

Si cela commence par des alexandrins façon La Fontaine, il faut se méfier :

 

On ne doit pas rater l’occasion de se taire

Nous l’allons démontrer dans la présente affaire,

Si le ridicule sut ne pas m’y tuer

J’y pris néanmoins cher en addition salée.

 

R5 verte

 

On est début avril 1980 et je roule dans ma Renault 5, verte et fragile, pour rejoindre le Printemps de Bourges où s’activent les préparatifs de ce 4e festival dans lequel je dois officier. A bord de la voiture, outre votre serviteur qui tient le volant, deux journalistes et néanmoins amis : Frank Tenaille et Jacques Vassal.

 

 

Frank Tenaille

Frank Tenaille

 

Dans ces années 80, l’accès à Bourges depuis Paris ne bénéficie pas encore de l’autoroute qui reliera plus tard Orléans à Clermont-Ferrand, aussi empruntons nous les routes tout à fait nationales d’abord, puis départementales ensuite.

 

Il doit se faire dans les 13 heures, on a dépassé La Ferté-Saint-Aubin depuis un moment, on file sur une de ces routes rectilignes que sait offrir la plaine arborée de Sologne, et il commence à se faire faim. On débouche dans une petite ville sise à 50 km de Bourges et il me semble alors imprudent de pousser jusqu’au chef-lieu du Cher pour notre déjeuner car je sais que, passée une certaine heure en France, pays de la baguette, il n’est pas rare d’entrer dans un restaurant pour s’entendre dire : « Trop tard, y a plus de pain ! »

 

Si Jacques Vassal avait pris ce jour là sa 750 Honda, il eut déjeuné à Bourges sans problème...

Si Jacques Vassal avait pris ce jour là sa 750 Honda, il eut déjeuné à Bourges sans problème…

 

Aussi décide-t-on, de conserve, de s’arrêter maintenant tout de suite et on se met en demeure d’observer de chaque côté de cette rue traversant le village les restaurants dont l’apparence répond aux exigences contraires de notre appétit et de nos bourses : prometteur dans sa façade mais pour autant pas coup de fusil, surtout en Sologne, contrée où le gibier peut aussi s’avérer touristique. En face de la gare, on avise un établissement de taille respectable qui évoque le relais pour chasseurs joviaux et pansus.

 

av-de-vierzon

 

On abandonne la voiture au parking de la gare et on traverse tous trois la départementale pour rejoindre l’auberge, l’estomac réjoui d’avance. Avant de pénétrer, nous jetons toutefois un coup d’œil au menu extérieur pour voir s’il respecte les frontières de nos ressources ; ses prix apparaissent un peu au-delà de notre seuil ordinaire, mais on ne vit qu’une fois… Et on a vraiment faim. Par ailleurs, ne va-t-on pas célébrer un nouveau Printemps, ceci pouvant autoriser quelques excès, d’autant qu’on risque de souvent sauter des repas dans la tension de ce prochain festival, ces économies forcées sur toute une semaine sauront donc largement compenser l’outrance d’un jour.

 

hall TatinOn pénètre dans un accueil cossu, sans luxe excessif mais néanmoins bourgeois, et nous y sommes accueillis par un maître d’hôtel dont le sourire retenu se garde bien de tomber dans l’obséquiosité. Il nous guide à une table pour quatre vu que nous sommes trois, et fait prestement disparaître le couvert en trop. Nous sommes installés à proximité d’une cheminée où brûlent ces bûches rappelant que la Sologne est riche en arbres et qu’il est de bon aloi, en avril dans cette région, qu’un tel rougeoiement tellurique accueille le chasseur bredouille, tout en permettant il est vrai qu’il ne se gèle pas les couilles.

 

La salle à manger est tout aussi confortable que l’accueil, chaises tendues de satin autour de nappes blanches, ainsi que tableaux supportables aux murs qui, une fois n’est pas coutume dans une auberge solognote, nous épargnent les trophées de chasse que sont cerfs ou sangliers dont on ne voit généralement que la tête passe-muraille, tout en se demandant où peut bien être le reste du corps.

 

salle hotel tatin

 

Menus en main et bouches salivantes, nous venons de finir l’inventaire des différentes réjouissances qu’ils nous promettent quand arrive une soubrette, naturellement accorte, qui, stylo dressé sur carnet, s’apprête à noter nos désirs. Ce serait ici mentir avec mes souvenirs si je révélais ce que nous retînmes comme mets, j’ai oublié, me reste seulement en mémoire la fin de cette commande.

 

« Et comme dessert, Messieurs, vous prendrez des tartes Tatin ? »

 

Devant notre hésitation s’installant, silencieuse, après sa demande, elle croit bon d’ajouter : « Nous préférons le savoir à l’avance car en effet ce dessert nécessite un peu de préparation… »

 

Ce souci de la domesticité, cette pertinence dans la planification, l’annonce de cette préparation qui augure du soin qui peut y être mis, malmène notre incertitude assurément sous-tendue par le souci de ne pas accroître, du coût d’un dessert, le dépassement de nos moyens que nous envisageons pour lors de cantonner au raisonnable en clôturant nos agapes d’un simple café.

 

– Allez ! fais-je soudain en grand prince à mes camarades, je vous invite ! » tout en me disant secrètement que je ferai passer cette addition en note de frais… N’ai-je pas en effet avec moi, attaché de presse, deux journalistes censés bientôt encenser mon festival ? « Donc, Messieurs, tarte Tatin ?

 

– Et bien pourquoi pas, répondent en cœur mes deux gourmands, probablement soulagés que ma soudaine générosité éloigne d’eux l’épreuve, douloureuse même si partagée, menaçant d’entraver leur digestion.

– Donc trois Tatin Mademoiselle. »

 

bas-1Et l’avenante soubrette de disparaître vers les cuisines, ses fines jambes n’échappant pas au regard en biais du célibataire que je suis devenu. Il convient ici de préciser que si je voyage avec mes deux camarades sans la compagnie de ma compagne, celle-là même évoquée dans les chapitres précédents consacrés au Printemps de Bourges, Viviane, c’est que notre couple s’est dissous l’année précédente ; en conséquence, mon tempérament de chasseur a toujours son arme – son âme plutôt, pour rester dans le lyrisme qui prévaut à ce texte – prudemment chargée. A fortiori en Sologne.

 

 

Et nous allons déjeuner de bon cœur et de bon appétit des mets, succulents de mémoire, arrosés d’un petit Menetou rouge. Arrêtons nous un instant pour spécifier que le Printemps de Bourges fit beaucoup pour le Menetou dans ce pays où le Sancerre, jusqu’avant notre arrivée, semblait régner en maître. Le Menetou-Salon peut-être considéré, à tort, comme un sous-Sancerre. C’est faire un mauvais procès à ce vin gouleyant qui jouit des mêmes cépages que son concurrent mais qui n’as pas rencontré le même bonheur en matière de publicité. Jusqu’à l’arrivée du Printemps de Bourges et de sa cohorte de professionnels de tout horizon… Ceux-ci, ayant besoin de se rafraîchir les papilles au sortir de concerts les asséchant, découvrirent le Menetou au hasard des restaurants locaux ou de pince-fesses à la Mairie de Bourges – garnis de kir berrichon, un trait de sirop de mûre dans du Menetou-Salon – , et leur bouche à oreille fut donc déterminants pour la réputation du vignoble hors de son Berry où il était resté jusqu’à présent secret jalousement gardé.

 

Menetou pb

 

Passé l’épisode des miettes, soit celui où un élégant petit râteau, dans un bruit râpeux, s’applique à débarrasser la nappe des débris de pain consécutifs à la bonne chère, ustensile adroitement tenu par la toujours accorte soubrette qui, penchée pour officier, dévoile aux trois faibles hommes que nous sommes son soutien-gorge blanc tranchant sur l’échancrure noire de son corsage, passé donc cet épisode suggestif, nous en venons au dessert. Il nous est servi par la même jeune femme qui, ce coup ci et malgré nos sens en alerte, n’aura plus le penchant de nous dévoiler autre chose que son sourire.

 

Elle a bien fait d’insister à la commande car ce qu’elle pose devant nous est stupéfiant. Tout le monde connaît, a dégusté, apprécié une tarte Tatin. Mais là, avant même de plonger la cuillère, on sent qu’on va toucher au sublime. L’édifice dépasse, en épaisseur, tout ce que l’on a pu rencontrer précédemment dans l’exercice. La couleur même, celle du caramel, amoureusement torturé, est une violente atteinte à toutes les précautions triglycéridiques liées, on le sait, à l’excès de cholestérol. Nous ne pouvons décemment rester plus longtemps en admiration et nous y plongeons notre cuillère, avalons la première bouchée. Combien ai-je été avisé d’avoir, par cette promesse de gratuité sur l’addition, incliné mes camarades à accepter l’invitation au dessert qui nous a été faite ! Après l’espoir de saveur arrivant avec l’assiette posée devant nous, la dégustation qui suit ressort de la perfection.

 

tarte-tatin 1

 

Je ne me souviens plus, honnêtement, si nous osâmes parasiter cette pureté d’une accessoirisation de glace vanille ou de chantilly, seule me reste en mémoire la suavité, quasi pècheresse, de cette sublime dégustation.

 

Quand, un peu plus tard et après les nécessaires cafés, m’est apportée l’addition, celle-là même qui me vaudra probablement un étonnement, voire une remontrance, du trésorier du festival, je ne peux retenir mon enthousiasme et dis à l’avenante soubrette alors qu’elle glisse la note sur la nappe : « Votre Tatin, Mademoiselle, holà là… c’est quand même un fichu régal ! »

 

regard-6La jeune femme se fige et émet alors un regard… étrange, très difficile à ici rapporter, un mélange d’étonnement… teinté peut-être d’un soupçon de mépris, à moins qu’il ne soit veiné d’une certaine suffisance. Elle m’observe donc une seconde puis murmure simplement : « Oui… oui Monsieur, je sais… merci. » Mais, je le sens bien, ce merci est forcé, évidemment subséquent à l’obligation de politesse due aux clients.

 

Je n’ai compris la subtilité de ce quasi malaise que quelques instants plus tard quand, quittant l’établissement pour rejoindre la voiture de l’autre côté de la départementale, je me suis retourné machinalement. Mais pourquoi me suis-je retourné aussi ?! J’aurais dû monter tout dret dans ma Renault 5, mettre le contact et quitter cette ville, dont j’appris au sortir qu’elle se nommait Lamotte-Beuvron, afin de poursuivre ma route vers Bourges, sans surtout regarder en arrière… Ainsi n’aurais-je pas eu à porter, jusqu’à aujourd’hui où la présente confession tente d’exorciser cette faute impardonnable, le ridicule qui s’attache aux gens perdant une belle occasion de se taire.

 

Quand je me suis en effet retourné vers le restaurant, j’y ai vu, peint en toutes lettres au fronton de l’établissement, Hôtel Tatin

 

hotel tatin 2

 

L’inculte gastronome, que j’étais à l’époque et que je redoute d’être encore aujourd’hui, venait juste de déjeuner dans l’auguste laboratoire où les soeurs Tatin, avec le même effet du hasard que l’on prête à Alexandre Fleming découvrant la pénicilline, créèrent la tarte qui allait faire que leur nom propre ne le soit plus et devienne, à jamais, commun !

 

 

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Caroline et Stéphanie Tatin

On le sait, maintenant que les historiens ont pu établir l’enchaînement des faits, un beau jour d’ouverture de la chasse de cette fin du 19e siècle, Stéphanie Tatin, étourdie, oublia dans le feu de l’action de mettre une pâte dans le moule d’une tarte et l’enfourna avec ses seules pommes. S’apercevant de son oubli, elle décida de camoufler la bévue en ajoutant la pâte a posteriori, par dessus les pommes, et finit ainsi la cuisson de sa pâtisserie. Enfin retourné avant d’être servie aux chasseurs avec l’inquiétude des cuisinières que l’on imagine, ce dessert rencontra un tel succès qu’elles se sentirent contraintes de reconnaître : « Effectivement, c’est une toute nouvelle recette… », sans pouvoir pressentir sur l’instant combien l’écho de cet engouement allait se répercuter, partout dans le monde, pour les siècles à venir.

 

Quand, avec l’ingénuité qui parfois me caractérise et peut-être procède, malgré moi, de mon charme, je félicite notre soubrette sur la qualité de sa tarte, je ne peux que recueillir d’abord son rictus de consternation, puis ce sourire forcé qui n’est au fond que la mansuétude, l’indulgence qu’une âme noble se doit d’avoir devant la médiocrité d’esprit de ses contemporains.

 

Le ridicule ne tue pas, certes, mais il peut coûter cher… Honteux, pénitent en quête d’un juste châtiment, je n’ai jamais osé passer l’addition en note de frais.

 

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