1983 – 20 décembre, La Voie du Guerrier

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Si le vent de cette fin d’année 83 est plutôt favorable à l’amour, il l’est moins pour le boulot. Malgré les satisfécits qu’on s’auto-décerne, je trouve pour ma part que l’émission hebdomadaire sur Europe 1, celle de Michel Lagueyrie, Le Syndrome de ma sœur dans la caravane passe, pour laquelle je suis auteur, n’est pas de niveau. On a hérité du créneau du dimanche fin de matinée, créneau occupée par le passé par un déchaîné nommé Coluche, et c’est un bien lourd héritage derrière un tel missile ; malgré la présence à nos côtés de Jean Willar, qui assure la continuité d’antenne avec Michel tout comme il le faisait précédemment avec Coluche, on peut dire que c’est pas ça. On sort de sacrés bons moments de rigolades, certes, mais la mayonnaise générale peine à prendre, on n’a pas trouvé le bon tempo. Et on est à l’antenne depuis septembre, quatre mois à tâtonner pour trouver le rythme.

 

Bernard Haller et Raymond Devos font une courte échelle à Michel Lagueyrie

Bernard Haller et Raymond Devos font la courte échelle à Michel Lagueyrie

 

Philippe Gildas, patron d'Europe 1 dans ces années 80

Philippe Gildas, patron d’Europe 1 dans ces années 80

Philippe Gildas, le patron d’Europe 1, est adorable, comme d’habitude, et nous encourage : « J’ai écouté dimanche, c’était super ! En revanche, je me demande, vu que Michel est quand même un gars de scène, n’est-ce-pas Michel ? si vous n’auriez pas intérêt à faire ça en public, ainsi auriez-vous un retour immédiat, du rire en face de vous, une matérialisation des auditeurs de l’autre côté du poste. Non ? »

C’est ce qu’on va finir par faire quelques semaines plus tard et, de fait, avec une trentaine de personnes en face, bien que le public en studio de ce genre d’émission avoisine les soixante ans de moyenne d’âge, notre happening radiophonique s’avèrera plus fluide.

En cette veille de Noël, y a pas trop la pêche dans l’équipe, Michel s’angoisse, et moi, qui aie la tête ailleurs, je culpabilise un brin en me disant que mes textes pourraient être meilleurs.

 

Mais revenons à la tête ailleurs.

 

Au lendemain du semi-bide qu’avait subi mon enquête, je connaissais son adresse mais point barre, impossible de l’identifier via le minitel et l’annuaire. J’avais relevé un certain nombre de prénoms en face de noms à sonorité italienne dans l’immeuble cible, et avais dès le lendemain, soit le 19 décembre, tenter de jouer l’erreur de téléphone en appelant le magasin Benetton. « Allo, je voudrais parler à Catherine… Ah, vous n’avez pas de Catherine… Alors, passez-moi Julia… Vous n’avez pas de Julia non plus… J’ai dû me tromper de numéro… » Tu peux faire ça une fois mais guère renouveler le tir.

Annik monte au front

Annik monte au front

Or il me restait encore deux autres prénoms potentiels dans l’annuaire. J’avais donc demandé à Annik, une copine qui m’avait sérieusement chauffé les sens deux ans plus tôt mais avec qui j’étais resté très bien et complice – on se racontait tout de nos respectives tentatives amoureuses -, j’avais demandé à Annik de poursuivre le test à ma place. Elle s’était ramassée elle-aussi, aucun des prénoms ne répondaient à l’appel.

 

Vous allez revenir à l’attaque en me disant : « Mais pourquoi ainsi tortiller du cul ? autant y aller direct ! » Je sais que vous avez raison mais je sais aussi que je suis un garçon tortueux, d’où cette valse-hésitation tenant d’ailleurs plus du simple trouillard que du pur tordu. Le surlendemain au matin, j’ai enfin défini la stratégie du baigneur, à savoir que je suis prêt à me foutre à l’eau, à y aller tête première, à jouer le tout pour le tout, en espérant quand même qu’il y ait de l’eau dans cette fichue piscine ou je m’apprête à plonger les yeux fermés.

 

Boulangerie 15eLedit surlendemain, chapeau fendu au crâne et col de mon trench coat toujours relevé, je file vers la sortie du métro desservant le magasin Benetton sur le coup des 10 heures, soit l’heure où je présume que la belle inconnue débarque pour ouvrir sa boutique. Je suis à deux pas de la bouche de métro quand, dans une boulangerie, je crois la reconnaître au comptoir à croissants. Je ne la vois pas très bien, elle est de dos, mais couleur de cheveux, queue de cheval, silhouette, il me semble bien que c’est elle.

Elle est ce coup ci vêtue d’une veste en jean et porte un pantalon de la même couleur, chose qui lui fait d’ailleurs un très beau petit cul. Je vais avoir le temps de l’observer vu que je la suis au sortir de la boulangerie. Elle ne va pas au Benetton mais s’enfile dans l’immeuble d’une rue adjacente. Elle ne s’est pas retournée et, du coup, j’ai un doute ; malgré le look général, je ne suis plus sûr du tout que ce soit la bonne fille. Pourquoi va-t-elle dans cet immeuble alors qu’elle devrait aller au magasin ? Perplexe, je file me poster à la sortie du métro.

 

La cible en jean

La cible en jean

Et je fais le bon choix car, cinq minutes plus tard, je la vois émerger de la station ; sauf que je vais m’enfoncer dans de l’encore plus perplexe car, queue de cheval veste et pantalon de jean, j’ai devant moi la sœur jumelle de celle qui l’instant d’avant achetait ses croissants. Pile poil. Je lui emboite le pas et je ne suis pas au bout de mon étonnement car ma belle inconnue, cette fois, c’est sûr, c’est elle, pénètre dans le même immeuble que sa jumelle cinq minutes plus tôt. J’en désire une, on m’en sert deux, je suis tombé sur un banc.

 

Je ne comprends plus rien ; déjà qu’emprunté et timoré, cette gémellité me déstabilise complètement. Hum hum, bizarre l’affaire, serais-je tombé, par hasard, sur un gang de queue-de-cheval-auburn-jean ? Cette filature, paraissant banale au début, prendrait-elle un tour surprenant ?

 

Planqué sous un porche d’immeuble, j’en suis là de mes supputations quand la belle ressort, file vers sa boutique, y arrive, enfile une clef dans la serrure du moteur d’un rideau de fer, relève la ferraille grillagée. Elle est dedans.

 

Il est 10H35… J’y vais ou pas ? Quel trouillard ! me tancé-je, et je saute dans le grand bain, rentre dans le Benetton.

 

 

 

Elle est au mitan de la boutique, checkant dans un miroir son look du jour. Elle se retourne vers ce premier client.

«  Bonjour ! Je peux vous aider ? » Ce coup-ci j’ai le droit au bonjour.

« Euh… »

Putain qu’elle est mignonne ! J’observe son œil pour voir si y luit l’éclair du «  Je connais ce client, je l’ai repéré, il est super beau gosse ». Hors son sourire on ne peut plus commercial, rien dans l’œil, elle n’a apparemment pas imprimé le sublime presque chauve que je suis.

«  Euh, je voulais un… » au fait, qu’est-ce que je veux, en dehors d’elle ? J’ai tout préparé en ce qui la concerne mais j’ai carrément oublié que je suis censé acheter quelque chose. J’avise un empilage de pulls, « Un pull, oui, c’est ça, je veux un pull…

– Coup de chance, vous m’auriez dit un aspirateur, j’aurais été en peine car, chez Benetton, on a décidé de ne plus en faire… »

JP echarpe Benetton V2Elle se fout de ma gueule en plus !

Je ris, jaune, comme l’écharpe que, j’ai oublié de préciser, j’arbore au cou.

 

Elle se met à genoux pour attraper sur une étagère basse un paquet de pulls. Dans le mouvement sa jupe par trop mini me dévoile une vision de collant qui me frappe direct dans le cerveau limbique qui, si j’en crois les études de médecine que je n’aie pas faites, correspond à la part la plus active de ma tête ailleurs du moment, soit l’encéphale reptilien.

 

Dans les cinq minutes de flottement que j’ai vécues avant d’oser pénétrer dans l’établissement, elle a eu le temps de se changer et a quitté le jean pour cette mini-jupe en charge de me flinguer le limbique.

 

Je choisis vite fait – mon courage a une autonomie de cinq minutes, pas plus – une sorte de gilet avec boutons nacrés, un truc avec des carreaux, de toutes les couleurs, épouvantable, qu’avec ça tu peux jouer le rôle d’Arlequin dans la première comedia del arte que tu croises.

 

Le fameux gilet Arlequin

Le fameux gilet Arlequin

Elle me sourit en ayant la prudence commerciale de ne toutefois pas me dire « Vous avez un goût de chiotte », d’autant qu’elle le vend, son Arlequin. Pour la petite histoire dans l’histoire, je me souviens avoir perdu ce pull quelques semaines plus tard, à moins qu’une main secourable, que je crois connaître, l’ait discrètement foutu en l’air.

 

Nous sommes à la caisse, elle derrière, moi devant. Elle tape des touches, ça fait bing ! et 550 francs. Je sors mon carnet de chèque et, voilà… j’y suis. Mais vais-je y aller ? Si j’y vais, là, plus jamais rien ne sera comme avant… Si je fais ce que j’ai imaginé, si j’ai le simple courage de le faire, plus jamais je ne pourrai me représenter devant elle de façon anonyme, simple, il y aura éternellement ça entre nous. Et je ne sais pas à quel point cet instant, que je peux rejouer aujourd’hui au ralenti, cet instant où je n’ai encore rien fait, où j’hésite à faire, est fatidique.

« Vous avez de quoi écrire ? » dis-je. Ca y est, c’est parti, rivière sans retour.

– Hum, dit elle en me tendant un stylo.

– Euh non, le stylo, je l’ai, un bout de papier, pour écrire.

– Ah… Ça, ça vous va ? elle me tend un bloc.

– Parfait. »

Je prends le bloc, j’écris le texte que, depuis ce matin 8 heures, j’ai testé, raturé, repris x fois, en soupesant chaque mot, et ce afin qu’il soit précis tout en apparaissant spontané, cri du cœur. Puis je rédige le chèque. Je détache la feuille de papier où j’ai rédigé mon poulet, comme on disait à l’époque galante, plie ce poulet en quatre, lui rend son bloc, lui donne le chèque.

« Voilà les sous, et ça, je tends le poulet, c’est pour vous.

– Ah… » fait-elle, surprise, en prenant le papier.

A cet instant même ma jauge de courage tombe à zéro, et, sac Benetton en main, je tourne les talons, sort sans me retourner.

sac benetton

 

 

Je remonte la rue en me projetant le film. Elle déplie le papier, lit : « Ceci n’était qu’un prétexte, accepteriez-vous de dîner avec un monsieur que vous ne connaissez pas ? Si oui, appelez le… – mon numéro de téléphone de l’époque -, une machine enregistrera votre réponse. A bientôt j’espère. Jean-Pierre Moreau. »

 

Je file à Europe où je passe une journée de merdouille. On était loin d’inventer le téléphone portable donc il me fallait rentrer à la maison pour relever les filets. Suis de retour vers les 17 heures, messages sur le répondeur. Deux, des conneries de copains dont présentement je n’ai rien à foutre. On arrive à 19H30, heure de fermeture de la boutique, pas d’appel. Je me dis « Bon, c’est foutu, on s’en remettra, c’est dommage car quand même elle est… ». OK… allons dormir, demain il devrait faire jour.

 

repondeur V2Le lendemain matin, Europe again, ne suis de retour at home que sur le coup des 13 heures. La diode clignote sur le répondeur, une fois, il y a 1 message. J’écoute. Un bruit de fond de ligne, silence, puis un brouillamini de rires étouffés, deux rires apparemment, deux filles, puis une voix : « Ah bah… j’ai cru que c’était une blague, j’appelais pour… », rires retenus à nouveau puis « C’est tout, au-revoir », schlack, tut, tut, tut.

 

« Bonjour, euh, voilà… J’ai acheté un pull, avant-hier matin et… je voulais parler à la personne qui me l’a vendu…

– Vous avez un problème avec le pull, monsieur ? Si vous avez gardé le ticket, vous nous le ramenez et…

– Non, c’est pas ça, euh… non, je voulais parler à la personne qui m’a vendu le…

Silence de la fille – c’est une fille – en bout de ligne.

– Avant-hier… vers quelle heure ?

– Il était euh… 10H30, à l’ouverture.

– A l’ouverture… hum… Elle était brune, blonde ?

– Brune.

– A l’ouverture, brune… Ah bah c’est Lydia ou alors euh… Caroline. »

Elle ne peut pas s’appeler Lydia, elle ne peut que s’appeler Caroline, je veux qu’elle s’appelle Caroline.

« C’était Caroline, dis-je d’une voix ferme, mais en croisant les doigts, une chance sur deux.

– Caroline… ? Elle est partie déjeuner. Elle sera là dans… Vous pouvez rappeler dans une demi-heure ?

Tu parles si je peux. Et si elle s’appelait Lydia ?

 

« Bonjour, je voudrais parler à Caroline ?

– Hum… Oui, c’est moi. Une seconde, ne quittez pas… ? »

Bruit de caisse enregistreuse, retour : « Allo ?

– Je suis le monsieur qui vous a donné le bout de papier, avant-hier.

– Oui…

– Vous n’avez pas répondu à la question qui était de savoir si vous accepteriez de dîner avec un monsieur que vous ne connaissez pas.

– Hum… Écoutez… hum… Oui mais… pas cette semaine, j’ai beaucoup de travail, c’est les soldes et…

– Mais on peut boire un pot…

– Hum hum… Bon… OK, rappelez vers sept heures, je saurais à quelle heure je sors.

 

PM, sept heures, les mêmes.

« Qu’est-ce que vous préférez, dis-je ? Montparnasse ou Beaubourg ? » On remarquera l’habileté de cet homme, il sait qu’elle habite Beaubourg mais il noie le poisson avec l’option Montparnasse. Quel stratège !

– Euh, Beaubourg, c’est bien.

– Le Tribulum ?

– Non, je préfère pas le Tribulum… La Fontaine Stravinsky, à côté du Musée Pompidou, vous voyez où c’est ?

– Très bien, 20H30 ?

fontaine stravinsky

 

Fontaine Stravinsky, entre l’IRCAM et le Musée Pompidou, j’y suis à 20H15 ; j’ai sorti le grand jeu : tenue classe et youpi, à savoir loden bleu sombre sur jean et boots, mon vétiver tue une mouche à trente pas et j’ai, bien sûr, l’écharpe jaune Benetton négligemment posée, soit parfaitement apprêtée, autour du cou. Pour trancher sur le sombre du manteau. Il est 20H30, je clope. Rien. 20H35, rien. J’en rallume une autre. 20H40, toujours rien. Je pense à ce fameux dessin de Reiser avec le Gros Dégueulasse et ses fleurs attendant une fille à un rendez-vous. La fille est en retard, chaque minute qui passe voit le Gros monter progressivement dans les tours. « Vingt minutes de retard au premier rendez-vous, qu’est-ce que ce sera dans dix ans ! » La fille finit par arriver, mignonne, souriante et… le Gros Dégueulasse lui fout les fleurs à travers la gueule.

 

20H42. Elle vient de passer le coin du Musée Pompidou, elle s’avance vers moi, cheveux auburn au vent, blouson et pantalon jean, elle est superbe.

« Bonsoir. On va manger quelque chose ?

– Ah, je ne peux pas, il faut que je sois chez moi à 21H… »

Il est 20H43, j’ai 17 minutes, il va me falloir du génie. Ah la chienne ! En même temps, je la comprends, elle ne peut pas savoir qu’elle tombe sur un mec absolument génialissime, si elle tombe sur un bas du front, elle se protège, elle pose le garde-fou des 21 heures.

 

conway'sOn s’installe au Conway’s, un pub de la rue St Denis – il disparaîtra quelques années plus tard, remplacé par une des sempiternelles boutiques de fringues de cette rue piétonne. Ambiance irlandaise claire-obscure, cosy, on est assis l’un en face sur une banquette style Chesterfield. Elle se prend un whisky coca, moi un gin tonic.

« Vous faites ça souvent ? »

Je vois très bien ce qu’elle veut dire mais je lève un sourcil d’incompréhension.

« Filer des petits mots pour draguer dans un magasin ?

– Ah… Vous me croirez si vous voulez, mais non, c’est la première fois. » Ce qui est vrai. Cela a d’ailleurs été la dernière. « Je suis nul en drague, pour parler franc, et comment aborder une femme… qui vous plait, dans un magasin rempli de jolies filles, l’oreille aux aguets ? Je ne me voyais pas vous dire : vous habitez chez vos parents ?

– Oui, pas évident… Mais drôle. »

Je lui offre une cigarette, qu’elle prend, je m’en colle une au bec, j’allume l’ensemble – 1984, on était loin du medically correct, on pouvait fumer dans les bistrots.

«  Vous avez vu, dis-je en montrant l’écharpe, j’arbore vos couleurs.

– Hum hum… »

 

Caro cigaretteElle est tellement mignonne, avec son menton posé dans sa main tenant la clope, l’œil amusé, gentille, attendant ma drague, tellement belle que, si je mesure ma chance, j’en perds pour autant ma tchatche. Dans le silence qui s’installe, elle vient à mon secours. « Et vous faites quoi, dans la vie… quand vous n’achetez pas de pull ? »

 

Ah là, c’est du bonus, je vais pouvoir prendre la main car le terrain est propice pour vendre le bonhomme, frimer. De l’air aussi simple que possible, le genre humble du type qui annonce qu’il est manoeuvre chez Renault, je dis : « Je bosse à Europe.

– Europe… Europe quoi ?

– Europe 1, dis-je en rajoutant le numéro, comme si c’était évident.europe-1-entree-V2

– Ah… Et vous faites quoi à Europe 1 ?

– Je suis coproducteur d’une émission, une émission d’humour… Ça se voit pas, là, car j’ai le trac, mais j’ai vachement d’humour… »

Elle se marre.

« Si si, je vous assure, au bout de vingt ans de vie commune, vous verrez, vous en serez convaincue. »

Elle se remarre : « Vous voyez loin.

– On est fait l’un pour l’autre, dis-je d’un air hyper sérieux.

– Si vous le dites… dit-elle hilare. »

Je sens que j’ai quand même marqué un point avec le producteur Europe 1, plus flatteur que syndicaliste désespéré à Billancourt.

Un temps où elle tapote sa clope dans le cendrier. « Vous étiez déjà venu chez Benetton ?

– Oui, pour l’écharpe.

– Ah bah oui…

– En fait, j’habite à deux pas de votre magasin rue du Commerce, je suis rue de la Croix-Nivert. »

Ca à l’air de rien, mais d’avoir un appart à deux pas de son boulot, si on couche ensemble, ce qui est l’étape suivante, espérée, après le on boit un verre ? elle n’aura pas à cavaler loin au lendemain de nos nuits d’amour.

 

A partir de là, je mentirais un rien en refaisant toute la conversation que j’ai un peu oubliée depuis. Je me souviens quand même de deux ou trois choses. 1) J’ai vu un éclat à l’annulaire de sa main gauche, un anneau que les gens mariés appellent une alliance. Ostensiblement ou pas, elle jouait un peu nerveusement avec. Cela m’a refroidit l’espace d’un instant mais, comment dire ? confusément, car ce n’était pas très clair dans ma tête, cette alliance ne collait pas avec la démarche paisible observée lors de sa filature, pas la démarche d’une fille rentrant vers son mari. Ou alors il est ingénieur au Baloutchistan, ou alors ils sont divorcés. Quel âge a-t-elle cette fille au fait ? 25 ? Max. On a largement le temps de divorcer entre un mariage et 25 ans. Donc j’ai décidé de faire l’impasse sur ce mari fantomatique. 2) J’étais dans ma grande époque chamane, ou castanédienne pour être précis – je me suis soigné depuis mais j’ai en toutefois conservé de beaux restes.

 

Une des rares photos de Carlos Castaneda

Une des rares photos de Carlos Castaneda

Une digression sur Castaneda. Carlos de son prénom. Je me souviens que la première fois que j’ai entendu parler de ce type qui affichait le statut d’anthropologue, un titre qui fera pour le moins polémique en ce qui le concerne, et ce dans une mouvance qui participera à ce que l’on allait appeler plus tard le new age, version drogue douce côte West des États-Unis, je me souviens donc que la première fois où j’en ai entendu parler, c’était dans une bagnole, la mienne, sur l’autoroute du Sud. Et c’est Brigitte Fontaine qui cause.

« Castaneda, tu connais pas ? »

– Non, lui dis-je en tenant le volant de la voiture du secrétaire-régisseur que je suis sur cette tournée Areski-Fontaine. « Et c’est quoi Castaneda ?

– Houlà, si tu la lances là-dessus, dit Areski assis à ma droite à la place du mort, on est pas couché ! Elle est intarissable.

– Castaneda… reprends Brigitte, en tirant sur sa clope qui empuantit la voiture, c’est… c’est compliqué. Je suis peut-être intarissable, mais c’est un univers tellement complexe… je peux pas résumer. Ce soir, à l’hôtel, je te filerai son premier bouquin L’Herbe du diable et la petite fumée…

– Je vois bien le genre, Brigitte, dis-je en rigolant, petite fumette…

– Oui, si on veut, mais au réel, ça va bien plus loin que ça. Tu liras, après on en cause. »

 

Brigitte Fontaine au petit dej' lit Gaston Bachelard

Brigitte Fontaine au petit dej’ lit Gaston Bachelard

 

On était en 1978… J’ai lu, j’ai vu, j’ai été vaincu, pour paraphraser l’autre Jules. Et, à partir de cette autoroute là et durant des années, j’ai été castanédien. Les années – et la raison – ont ensuite flingué le mythe mais, à mon corps défendant et à ma plus grande honte, j’avoue que, parfois, j’ai encore des retours poétiques de sa flamme. Personne n’est parfait, ce qui quand je m’observe me déçois, car j’espérais l’être.

 

En tout cas, en 1984, je suis en plein dedans, Castaneda, et c’est notamment m’inspirant des préceptes de sa Voie du guerrier que je me suis mis sur le sentier de la guerre pour traquer la belle inconnue qui, ce soir, finalement, est assise en face de moi, au Conway’s. Merci Carlos.

 

Tonal Nagual

Tonal vs Nagual

Ce qui nous ramène au 2) interrompu par la digression : une essentielle partie de la discussion qui suit est consacrée au chamanisme, au transcendantal, aux expériences extra-sensorielles ; elle me raconte notamment une observation du troisième œil qu’elle a tentée, en mettant une bougie derrière un miroir, pour se protéger. Je ne comprends pas tout de l’expérience, au même titre qu’elle ne doit pas tout saisir du cours que je lui sers sur le tonal et le nagual, ces deux ensembles qui se partagent notre univers selon Castaneda.

 

 

Soudain je prends conscience de deux choses, d’abord qu’il est 22 heures, et qu’elle devrait être partie depuis une heure, selon le préavis de départ, chose qui signifie que j’ai passé, absolument s’en m’en rendre compte car j’ai oublié le temps depuis que je suis assis en face d’elle, que j’ai passé haut la main le premier examen, en clair : « Ce mec n’est pas un bas du front, donc je reste » ; et, deuxième chose confirmant la première, que l’alliance à son annulaire s’est soudainement transformée en bague, avec une pierre. En effet, la belle Caroline, à force de tripatouiller l’anneau tout en étudiant le bonhomme, « bas du front ou pas bas du front ? », a finalement tranché et, faisant pivoter l’anneau pour que disparaisse l’alliance au profit d’une bague ornée d’une aigue-marine, vient de me faire un superbe langage du corps disant : « Mon gars, c’est pas une alliance, je ne suis pas mariée, tu peux y aller. » Holà, champagne ! Ou alors la même chose ? Whisky coca, gin tonic ?

 

Si je m’en réfère aux notes de l’époque, je vais apprendre ce soir là qu’elle s’appelle Caroline – et pas Lydia, quel feeling j’ai ! -, nom de famille : Incanella ; se confirme donc ici ma déduction sur l’origine italienne et le caractère mafieux des castings Benetton, d’autant plus camorra qu’elle est précisément de père sicilien. Elle a 28 ans… Je n’ai jamais su donner d’âge aux femmes, a fortiori quand elles sont jeunes et qu’elles font encore plus jeune. Elle vient de vivre deux ans avec un certain Paolo, dossier qui est, ou semble être, clôt ; elle habite pour l’heure chez sa sœur. A un moment, toujours dans nos divagations transcendantales, elle me parle de son corps physique, qu’elle voudrait ne pas avoir de corps, n’être qu’esprit. Ça m’inquiète un peu. Avec la sensualité qui émane d’elle, ça fait hiatus. Je subodore un problème sexuel, un quelconque blocage. Avec un tel châssis, ça serait un gâchis ! Je me demande s’il ne faut pas mettre un sous-titre du genre : « Tu veux coucher avec moi alors que j’ai besoin de beaucoup de spiritualité. » T’inquiète ma belle, on couchera ensemble et ça n’enlèvera rien à l’élévation d’esprit, d’autant qu’une fois au septième ciel, on peut rester en palier, philosopher et métaphysiquer comme des bêtes, on est pas obligé de redescendre tout de suite.

 

Je lui pose une question aussi fondamentale que simple : « Tu aimes la vie ?

– Oui ! dit elle en riant, et toi, tu aimes rire ?Caro NB Croix-Nivert

– Oui, dis-je en riant. »

Tâtons côté matérialisme. « Demain tu gagnes x millions au Loto, tu fais quoi ? »

Elle reste silencieuse une seconde, le nez en l’air, puis « Je voyage, après je me pose et je réfléchis au pourquoi je suis là. Sur cette terre, j’entends.

– J’avais bien compris. »

 

A 22H30, soit bien au-delà de l’initiale frontière des 17 minutes, je l’ai raccompagnée chez elle, en faisant gaffe de ne pas me couper, c’est à dire en partant dans la mauvaise direction au sortir du pub. « Non, pas par là, j’habite par ici ». Va, je sais bien où tu habites, petite, mais je ne peux pas me dévoiler, me mettre à nu, pas tout de suite.

 

Je suis rentré dans le hall de l’immeuble avec elle, elle a pris son courrier dans la boîte pendant que j’appelais l’ascenseur, je lui en ai ouvert la porte, elle m’a fait une bise sur la joue, s’est enfilée dans le lift, j’ai refermé la porte, elle s’est envolée vers sa soeur…

 

J’ai bien fait de te suivre, Caroline, car tu es la femme… à suivre…

 

Pascaline

Pascaline

Presque fin de l’histoire mais il y a toutefois deux notes, explicatives. Les jumelles d’abord. J’en aurais l’explication, simple, un peu plus tard. Celle qui achetait des croissants, sa copie assez conforme, Pascaline, était en fait la comptable du proprio des deux magasins Benetton, et son bureau se trouvaient dans la fameuse rue adjacente. Logique que Caroline passe y dire bonjour avant d’aller ouvrir sa boutique. Ensuite, elles étaient fringuées exactement de la même manière pour deux raisons : la première, évidente, c’est qu’elles s’habillaient chez Benetton, à un prix de gros défiant toute concurrence, la seconde, c’est qu’il y avait, par osmose, un certain mimétisme entre elles, un art de la réplique confirmé par leur queue de cheval, leurs queues de chevaux même, puisque selon cette blague éculée que l’on peut toutefois ressortir pour ceux qui ont raté le film : « On dit chevaux quand y a plusieurs chevals ».

 

Pull-arlequin-serre-V2Autre explication de texte : je continue à être persuadé, malgré les dénégations réitérées, que c’est Caroline qui, par la suite, a rangé à la poubelle le magnifique pull arlequin acquis dans son magasin. Je l’ai un peu regretté mais j’avais tellement gagné au change.

 

La suite : 1984 – 19 janvier, Aragon et nous