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Clone de 1983 – 5 novembre, Reiser ou la perversité de Dieu

reiser portrait

 

 

Le 5 novembre 1983, c’est la date de disparition d’un grand bonhomme. Pas par la taille, il devait faire dans les 1 mètre 60, par le talent, voire le génie. Je n’aime pas trop employer ce terme de génie car il est galvaudé ; tu fais trois conneries sortant de l’ordinaire, tu te rajoutes une plume dans le cul, de préférence verte, t’es un génie. Mais pour ce petit homme, pour son œil perçant la nature humaine et ses paradoxes, pour la maîtrise de sa plume, le mot talent est insuffisant. Coincé chacun dans sa génération, on rate tous des grands hommes. Pour ma part, j’en ai raté un paquet, de Montaigne à Molière en passant par tout ce que tu veux, Balzac, Proust… je ne vais pas vous faire la liste, faite la vous même fonction de vos engouements. Heureusement, ils ont laissé des traces, écrites, et on peut s’y référer, entre autres pour mesurer tout ce qu’on a raté de ne pas prendre ne serait-ce que l’apéro avec eux. Pour les récemment atterris sur la planète, ne ratez pas les traces, dessinées, qu’a laissées Jean-Marc Reiser. C’est de l’empreinte, profonde.

 

J’ai découvert Reiser, comme tous les gens de ma génération, dans le Hara-Kiri des années 60, puis ne l’ai plus lâché dans le Charlie Hebdo des années 70, sans bien sûr deviner que mon parcours allait m’amener un beau jour à bosser avec lui. Je ne me souviens pas avoir bu l’apéro avec lui à vrai dire, peut-être un café dans son tout nouveau – et malheureusement dernier – loft.

 

En 1973, avec la troupe de Patrick Font et Philippe Val, on investit le Théâtre de Dix Heures, à Pigalle, pour le tout premier spectacle de la compagnie : En ce temps là les gens mouraient. Font et Val s’étaient rencontrés quatre ans avant sur cette même scène du Théâtre de Dix Heures, un repaire de chansonniers où Patrick Font partageait la scène avec des Jean Amadou, Jacques Grello, Maurice Horgues, Robert Rocca ou un Thierry Le Luron en début de carrière. De son côté, Philippe Val faisait nuitamment le mur de chez lui – ses parents étaient peu enclins à favoriser sa carrière artistique naissante – et, guitare au dos sur sa Bleue (mobylette Motobécane AV88 pour les puristes), partait faire le tour des cabarets – Chez Georges, Le Bateau Ivre, La Contrescarpe, Le Lapin Agile – pour de maigres cachetons et pour quelques beignes d’applaudissements quand le public clairsemé de ces lieux de chanson dite Rive Gauche s’avérait ému par ce chevelu qui, déjà, s’attachait à pourfendre la konnerie, telle qu’orthographiée par Vian.

 

Mobylette bleue

 

Sa mobylette l’amène un beau jour de 1969 jusqu’à une audition au Théâtre de Dix Heures où il y a une place à prendre dans le programme, pas tous les soirs mais seulement en alternance, les jours où en effet Le Luron, qui commence à cartonner, a contracté des galas en province. C’est ainsi que Val devient poto de Font, d’où également leur accointance avec Le Luron pour lequel par la suite ils écriront des textes, ou participeront à une émission, au demeurant et avec le recul pas terrible, Le Luron du Dimanche (TF1), émission qui me verra d’ailleurs faire mes premiers pas à la télé. Qui seront aussi les derniers. A l’aune de mon génie d’interprétation que vous allez entrevoir dans l’archive ci-dessous, je peux dire comme Néron au jour de sa mort : « Quel artiste le monde va perdre ! »

 

Extrait de « Le Luron du Dimanche » (1973, TF1), sketch tiré du spectacle « En ce temps là les gens mouraient », inspiré d’une émission quotidienne et assez représentative des variétés à la télé dans les années 70, « Midi Première », animée par Danièle Gilbert. On y retrouve Nadine Mons, Patrick Font, Patrice Mahéo, Lucien Ancinel et moi-même dans un personnage récurrent au sein du service public, le technicien syndicaliste.

 

En traversant la Seine, Val change aussi de public car celui des chansonniers est autant à droite que la rive où sont situés ses deux théâtres de prédilection, Les Deux Ânes et donc le Théâtre de Dix Heures. Dans ces années 70, le public des chansonniers est plus souvent qu’à son tour composé de provinciaux qui viennent s’encanailler à Pigalle au sortir du Salon de l’Auto. Font, avec son outrecuidance et sa puissance de feu humoristique, parvient généralement à les dérider, pour Val, c’est moins évident. Bien que tordant le cou à son répertoire pour en extraire les chansons les plus satiriques, il n’en reste pas moins que, entre les lignes, il continue à remettre en question une société devant des spectateurs qui, au fond, estiment que tout roule plutôt bien dans cette même société, hors ces putains d’embouteillages parisiens pour rejoindre Pigalle.

 

Comme son nom l’indique, le Théâtre de Dix Heures jouait à dix heures, pm, 22 heures en clair. Horaire un rien tardif me direz-vous, sans doute, mais il faut s’en plaindre à Courteline qui, dans une de ces pièces du début du siècle, fait dire à un de ses personnages : « Je vous dis que l’homme qui fondera un théâtre de Dix-Heures pratique, confortable, élégant et où on ne jouera que des pièces gaies – car les heures ont leurs exigences – gagnera une fortune par la force même des choses, par le seul fait qu’il aura étanché une soif ». Et c’est fort de ce concept, comme on dirait aujourd’hui, que Roger Ferréol ouvre un Théâtre de Dix Heures, sur l’emplacement de l’ancien cabaret Les Arts. On est en 1925.

Raoul Arnaud

Raoul Arnaud

En 41, c’est Raoul Arnaud qui en reprend la direction. Durant l’Occupation, le public s’y presse pour retrouver l’esprit montmartrois des chansonniers qui, profitant que les nazis ont un peu de mal avec les finesses et jeux de mots de la langue française, s’en donnent à cœur joie, pour le plus grand bonheur des spectateurs qui prennent ainsi une discrète revanche sur l’occupant. Dans les années 50, Raoul Arnaud programme la comédienne Oléo qui a une petite carrière cinéma – on la retrouve aux génériques d’une vingtaine de production des années 30, notamment dans des films de Renoir, Duvivier ou Guitry – mais qui a aussi une forte personnalité et la langue bien pendue, si bien qu’elle va rejoindre sans problème la scène des chansonniers, puis s’y installer à demeure vu que le patron en tombe amoureux et l’épouse.

 

Oléo Arnaud

Oléo Arnaud

En 1973, c’est donc Oléo Arnaud, veuve de Raoul disparu en 67, qui est la patronne du théâtre. Coup de chance pour Patrick Font et Philippe Val, Oléo, qui n’est plus toute jeune pour la gestion au quotidien de son théâtre, appelle à la rescousse son fils Jean-Loup. Jean-Loup Arnaud (il coproduira la pièce Le Roi des Cons, de Georges Wolinski et Claude Confortès, au Théâtre de la Gaîté Montparnasse en 1976 et on verra un peu plus loin combien, une fois encore, le monde est petit) tente alors l’aventure de doubler le potentiel du théâtre de sa maman en ouvrant le créneau du 20 heures. Il est conforté en cela par une nouvelle génération d’humoristes qui s’attaque à pousser l’ancienne vers la retraite, en premier lieu ceux qu’il a repérés dans son propre programme, soit Font et Val qui n’est encore qu’un duo en puissance.

Jean-Loup Arnaud

Jean-Loup Arnaud

Jean-Loup leur propose d’écrire un spectacle pour inaugurer la nouvelle tranche horaire.

Ce sera donc En ce temps là les gens mouraient, une pièce d’esprit café-théâtre et de… science-fiction. En quelque sorte. Deux historiens du futur ont retrouvé un lot de photos des années 70 et, grâce à un diaporama sur un écran en fond de scène, ils tentent de reconstituer, mais surtout de comprendre, ce qu’était la vie au 20e siècle dans une l’époque où, vous n’allez pas me croire mais pourtant c’est vrai, les gens mouraient. Si, si. Je n’ai sauvegardé, malheureusement, aucune vidéo de ce spectacle mais en revanche j’ai retrouvé du son ; je vous en livre ci-dessous un extrait de deux minutes ; vous n’y aurez pas, de fait, les projections sur écran mais peu importe elles s’imaginent fort bien, sachez simplement que le dialogue du début commente la photo d’une mêlée de rugby avec un arbitre à proximité.

 

 

Arrivait ainsi le Déconoscope soit un empilage de scénettes en fausses pubs, parodies télé (telle celle de Midi Première vue précédemment) et de chansons. Sur une mise en scène bricolée tenant, il est vrai, plus du patronage que de la Comédie française, c’était outrancier, ubuesque, écolo avant l’heure (mais d’un écologisme bien éloigné du rousseauisme prônant un « Mon Dieu que la nature est belle ! »), anticlérical évidemment, anti-beaufs, libertaire à donf’ et quand même, il faut bien le reconnaître, hyper gauchisant (réaction épidermique au libéralisme giscardien de l’époque) donc truffé de mauvaise foi avec toutefois des relents de lucidité rappelant que tout ce discours relevait d’une indéniable utopie… Mais, comme dit je ne sais plus qui : « L’utopie, il en faut beaucoup car ça réduit au lavage ».

 

Avec ce cours magistral donné par ses deux historiens entrecoupé de sketches, En ce temps là les gens mouraient reposait donc sur un concept malin, à tiroirs, simple et efficace, et permettait d’aborder tous les travers d’une société, celle qu’on a tellement le nez dessus qu’on en oublie qu’elle est tordue. La troupe de l’époque était composée des Font et Val, Nadine Mons, Lucien Ancinel, Patrice Mahéo et moi-même, l’ensemble se voyant accompagné au piano par un musicien au nom prédestiné : Jean Schoubert.

 

Moi, là dedans, je faisais essentiellement la régie lumière et son, et un peu aussi comédien, pour quelques apparitions, fugitives. De toute façon fallait pas que je traine en scène vu que c’ était moi qui gérait bande son et projos, notamment les noirs en fin de sketches, et comme on peut pas être partout…

 

Passées les premières soirées avec passablement de monde, conséquence des invits dont on avait bombardé les copains, les clients ne se pressaient pas au guichet. On ramait devant 4, 6 ou 8 personnes, ce qui est peu dans une salle de 200 places, et on arrivait à battre des records le samedi, jour de sortie parisienne, avec une trentaine d’égarés. Évidemment, on était à la recette et donc aussi maigre qu’elle. En même temps, on ne pouvait pas en vouloir au public de notre spectacle de 8 heures de se pointer à 10 heures puisque c’était le nom du théâtre. Il eut fallu renommer ce théâtre, ce qui, à l’heure où j’écris ces lignes soit plus de 40 ans après, n’est en l’occurrence toujours pas fait (en même temps, le nom Théâtre de Dix Heures est patrimonial, attaché à l’histoire du quartier).

 

francoise canettiJean-Loup Arnaud engage alors une attachée de presse complètement allumée : Françoise Canetti. Elle porte le même nom que Jacques Canetti, ce qui est un peu normal car c’est sa fille, un type un rien têtu qui, contre vents et marées car personne n’y croyait, a poussé sur le devant de la scène d’illustres inconnus tels qu’Édith Piaf, Charles Trenet, Juliette Gréco, Félix Leclerc, Charles Aznavour, Georges Brassens, Jacques Brel, Serge Gainsbourg… et on s’arrête là car si je cite tous les gens qu’il a mis en selle, on va sérieusement allonger le paragraphe. Quand on est attachée de presse d’une troupe aussi peu fréquentable qu’inconnue, dans un théâtre environné de péripatéticiennes et référencé pour ses chansonniers, la mission est plus qu’ardue, elle est quasi impossible. Ayant sans doute hérité de la ténacité de son paternel, l’allumée Françoise Canetti ne va pas lâcher les journaleux et progressivement parvenir à ce que paraissent, à droite, à gauche, quelques papiers, vantant la troupe ou au contraire consternés par elle. La mayonnaise commence toutefois à prendre le jour où Claude Fléouter place le spectacle en sélection plusieurs semaines de suite dans son journal Le Monde. Rendons grâce ici à des José Artur, Jean-Louis Foulquier et Franz Priolet qui embrayent sur le mouvement en invitant ensuite Font et Val dans leurs émissions de nuit sur France Inter. Renaud78En évoquant cette époque, je me souviens maintenant avoir découvert, dans le studio de ce Foulquier, un gamin – jean troué, perfecto tranché d’un foulard rouge et gratte crasseuse – chantant un truc assez marrant qui s’appelait « Laisse béton ». Ça m’a bien plu mais j’ai douté que ça marche : sous des allures de loubard, le gars avait l’air tellement timide et fragile…

 

Mais bon, au Théâtre de Dix Heures, on n’en est pas encore à refuser du monde. En me brossant les dents, comme toujours – Signal fit beaucoup pour ma créativité -, j’ai un beau matin un flash : « Compte tenu de la tonalité iconoclaste-mouvance-gros-mots du spectacle écrit par Font et Val, s’il y a un canard dont il faut tirer les plumes, c’est bien Charlie Hebdo. » Je me paye alors de culot et je me pointe un jour de bouclage, ça devait être un lundi, à sa rédaction rue des Trois Portes. Stressé d’avance car n’ayant pas une once d’expérience du haut de mes 22 ans, je me dis : « A peine entré, ils vont me lourder… ». En poussant la porte de Charlie, je commets en fait un acte dont je ne mesure qu’aujourd’hui, soit 40 ans plus tard, les imprévisibles conséquences. Un peu d’humilité quand même, si je n’étais pas entré ce jour là dans Charlie Hebdo, certes Font et Val, qui émargeaient dans les mêmes registres que les mécréants de ce brûlot hebdomadaire, auraient fini par nouer des accointances avec eux ; disons que j’ai juste donner un coup de pouce à l’Histoire, mais la vie est pour le moins étrange car comment imaginer que, précisément 18 ans plus tard, Philippe Val deviendrait le patron du Charlie Hebdo 2.0 !?

 

Couverture historique du numéro 1 du Charlie Hebdo 2.0

Couverture historique du numéro 1 du Charlie Hebdo 2.0

 

J’ai donc poussé la lourde lourde* en bois d’arbre du journal, m’attendant à la prendre dans la seconde en retour dans la tronche, mais non, rien, et je me suis introduit dans une grande pièce où trônait une longue table du même bois que la porte d’entrée, encombrée de verres et de bouteilles, alors que le Professeur Choron pestait contre je ne sais plus quoi en faisant des moulinets vengeurs avec son porte-cigarette. J’aurais été là ou pas, c’était tout comme, personne ne faisait attention à moi, planté et gauche en bout de table. Tout le canal historique était là : Cavanna, Cabu, Wolinski, Willem, Siné etc. soit rigolant aux gueulantes de Choron, soit gratouillant, à la bourre comme d’hab’, leurs dessins. (* Lourde lourde : suite à remarque de la correctrice, Caroline de Lipowski, je précise que c’est une répétition volontaire, licence d’auteur, leur porte était vraiment lourdingue.)

 

La rédac' à l'époque de la rue des Trois Portes, gauche cadre, le Professeur Choron, au fond Reiser, Wolinski, Gébé, Cavanna, Cabu.

La rédac’ à l’époque de la rue des Trois Portes, gauche cadre, le Professeur Choron, au fond Reiser, puis Wolinski, Gébé, Cavanna, Cabu.

« T’as amené la doc ? me demande une brune surgissant derrière moi.

– Euh… non, quelle doc ?

– Bah tu viens bien de chez Hachette ?

– Ah non, pas du tout.

– Mais t’es là pour quoi alors ?

– Euh… En fait, je m’occupe d’un spectacle… et…

– Ah oui d’accord, je vois… Eh, Delfeil ! y a un mec pour toi ! »

M’arrive un binoclard râblé, grosses lunettes noires sous une calvitie prometteuse : Delfeil de Ton, une signature que je connais, il s’occupe notamment des spectacles. Ma cible.

Delfeil de Ton

Delfeil de Ton

« Qu’est-ce que tu viens me vendre ? »

Probablement habitué à se faire harceler par des attachés de presse pro, je pense que le mec a dû être ému, a contrario, par mon laïus aussi embrouillé qu’amateur.

« Bon, comment ça s’appelle ton truc ? » Et il note le nom de la pièce sur un bout de papelard que je suis sûr qu’il va immédiatement paumer dans les bouts de saucisson jonchant la table. « Ça se joue où ?

– Au Théâtre de Dix Heures.

– Ah, au Dix Heures, ok…

– Vous connaissez ?

– Un peu mon neveu, Jean-Loup Arnaud voudrait monter une pièce d’après mes textes… Mais faudrait que je bosse là dessus, j’ai pas le temps… »

Il se retourne, m’oublie dans la seconde : « Eh Reiser, tu me le fais ce crobard pour mon papier ou je demande à Cabu ? »

– Oui attends, j’ai une idée, pas sûr qu’elle soit terrible. Je finis ça et je m’y mets. »

En bout de table, sur la banquette côté mur, un petit mec, tire la langue en dessinant un mec qui tire la langue. Ah d’accord, il a cette tête là le fameux Reiser, je le voyais pas du tout comme ça.

 

 

Trois jours plus tard, Delfeil de Ton est dans le théâtre. Je vais passer une bonne partie de la représentation à le zieuter par le judas dont je dispose en régie pour observer la salle. Il se marre, souvent, pas toujours, mais enfin il a pas l’air de s’emmerder. Et il se lève alors que mes camarades sont en train de saluer, sort de la salle avant même que ne tombe le rideau. Le mercredi suivant, j’ai mon article, tout petit mais super engageant, et c’est donc signé Delfeil, c’est dans Charlie Hebdo, la bible du moment pour un certain public, pour notre public. En fin de papier, l’espéré « Salut les radins, allez-y avec Charlie Hebdo sous le bras, c’est moitié prix ». Le jour de sortie du canard, je vous jure, je baratine pas, on a déjà une vingtaine de radins brandissant Charlie Hebdo à la caisse du théâtre. Le lendemain, on passe à 40, le samedi, on refuse du monde. Nom de Dieu, j’étais pas peu fier. De mémoire, Font et Val m’ont même offert une quatre fromages à la pizzeria d’à côté.

 

Se passent quatre ans et on en arrive au Printemps de Bourges 1977, premier du nom. Font et Val y sont à l’affiche, d’autant que le patron du festival, Daniel Colling, est devenu entre temps leur producteur de disques (là, je ne vous refais pas tout le film Printemps de Bourges, ceux qui ont raté les épisodes précédents peuvent se remettre à niveau en allant lire 1977 – Avril (1), Un Printemps… à Bourges ?). A ce premier festival, on a Trenet, et qui Trenet traine-t-il dans son sillage, en groupie ? Cabu. A la faveur du backstage Trenet, Val sympathise avec ce Cabu qu’il n’avait jamais rencontré avant, et nait là une amitié, profonde, une complicité totale qui ne se verra rompre que par une kalachnikov, le 7 janvier 2015.

 

J’ai du mal, encore, à croire en ce qui reste un cauchemar, pour nous tous. Quant à écrire dessus… Peut-être un de ces jours. Pas maintenant.

 

Il faut une couverture pour un disque Font et Val ; en toute logique, on la demande à Cabu. Ce dessinateur, de génie – comme pour Reiser, le terme est le bon -, va devenir dès cette époque l’illustrateur attitré de ce duo à la dent dure, tant pour une tripotée de disques que pour les affiches de leurs spectacles.

 

 

Le duo Font et Val tiendra la scène 22 ans, de 1973 à 1995. Bien que rencontrant un vrai grand succès et explosant de rire leur public (ils bourreront quand même trois semaines les 1600 places du Casino de Paris lors de leur dernier spectacle), Patrick et Philippe, par leurs propos mêmes, resteront toujours en marge du show business et des grands médias. Comme ces duettistes n’atteignent pas la notoriété de Simon et Garfunkel, je m’avise que certains lecteurs, dont les jeunots, les connaissent peu, voire pas du tout. Aussi, ci-dessous, je vous sers leur tube, On s’en branle, titre qui présente l’avantage de résumer le profil particulier de leur carrière.

 

Captation du spectacle au Casino de Paris en 1994, coproduite par le Vrai Chic Parisien et Gilbert Rozon, réalisateur Alain Vandercoille, à la basse Emmanuel Binet, au piano Françoise Pujol.

 

Je reviendrai sur Font et Val dans un autre chapitre, mais faut que je prenne mon élan car la fin de leur histoire à deux finit quand même dans ce que j’appellerais, pudiquement, un drame humain. Ce n’est pas l’objet du présent chapitre dont je dérive, déjà et selon mon habitude, sérieusement. Bossant avec le producteur Colling et désormais coutumier des éditions du Square où sévit le Professeur Choron et son équipe infréquentable, c’est moi qui suis systématiquement en charge de courir après Cabu,

William Leymergie, Dorothée, Cabu

William Leymergie, Dorothée, Cabu, Récré A2.

lui-même courant du Canard Enchainé à Charlie Hebdo, en passant par Antenne 2 où il intervient dans l’émission Récré A2 de Dorothée. Je cavale aux fesses de Cabu pour lui faire parachever ses dessins Font et Val avant qu’ils ne partent chez l’imprimeur qui les attend comme de juste pour l’avant-veille. Car Cabu est toujours en retard. Stressé par Colling, lui-même faisant des promesses jamais tenues à l’imprimeur précité, j’appelle en général chez Cabu et tombe, toujours, sur le barrage de son épouse, la très grande attachée de presse, aussi adorable que redoutée, Véronique Brachet-Cabut (la bonne orthographe d’état civil de son mari est Jean Cabut). Véronique fait barrage pour protéger Jean car c’est toute la journée que sonne le téléphone, avec toujours au bout des gens qui attendent un crobard. Jean est un amour d’homme, d’une gentillesse extrême – contrastant avec le tranchant de son œuvre – et il ne sait pas dire non. Donc il dit oui à tout le monde et comme déjà il est en retard pour les canards qui le salarient, je vous laisse à imaginer pour ceux à qui il a promis un dessin gratuit. Car il a aussi la particularité d’être aucunement vénal. Pour une pochette de disque, qui s’inscrit dans une démarche commerciale, il fallait le supplier pour qu’il accepte du fric. A force d’insistance, il finissait par dire : « Bon OK, tu me donnes ce que tu peux. »

 

cabu-duduche Patientant sur la banquette de Charlie Hebdo, buvant l’apéro avec l’équipe (ah bah oui, j’ai donc bu l’apéro avec Reiser, j’avais oublié), je finissais par voir débarquer mon Cabu, sortant du métro, crinière à la Jeanne d’Arc au-dessus de ses éternelles lunettes rondes, sac en bandoulière gonflé de paperasses en désordre, pour se faire admonester – gentiment – par la grosse voix de Cavanna : « C’est à c’t l’heure là qu’t’arrive !? Magne, on cherche la Une ! ». Quand tu possèdes un talent comme Cabu, tu peux te permettre d’être en retard car 1) tu as des idées à foison et 2) tu les dessines à la vitesse de l’éclair. Pour faire mon portrait, celui là même que je vous ressers ici, il a bien dû mettre… quoi ? Une minute. Peut-être deux avec une éventuelle correction. Pour une caricature, il fallait qu’il trouve l’élément à amplifier. Pour ma pomme, ce sont les oreilles façon Spok, le vulcain de Star Trek, qui ont dégustées.

 

Portrait-by-Cabu-2

 

En 1981, je le rappelle pour ceux qui n’ont pas de mémoire, je suis attaché de presse et programmateur du Théâtre de la Gaîté Montparnasse que mon copain le producteur Daniel Colling, toujours le même, a loué à son propriétaire, le metteur en scène Michel Fagadau. A la vérité, Colling assure les grosses affiches du programme, moi je me fais tête chercheuse pour dénicher le talent sur les scènes parisiennes. Pour ce faire, je voyais six spectacles par semaine, tous les soirs quoi, sauf le lundi jour traditionnel de relâche. J’étais pas mécontent, ces fameux lundis, de m’écrouler devant un plateau télé à la maison. Car quelque soit le type de spectacle, du café-théâtre à la variétoche en passant par le théâtre dit normal, le dénominateur commun à tous ces genres, c’est que tu t’infuses quand même beaucoup de merdes. Pour parler grossier mais clair et simple. Les premières fois, je me plaçais en bonne position, en milieu d’orchestre, mais ainsi coincé, pas moyen de se barrer si ce que tu vois est épouvantable, casse-couilles, sans talent ou incompréhensible, et qu’en prime ça dure trois heures. Très vite j’ai changé de tactique : je m’installais en fond de salle, sur un strapontin en bout de rang, et donnait vingt minutes au spectacle pour me convaincre. Si dans ces vingt minutes les gens sur scène ne réussissaient pas à me scotcher à mon siège, discrètement, je m’éclipsais. Mais bon, le temps de garer la voiture à l’endroit où elle va se prendre un PV, le temps de rentrer dans le théâtre en tentant d’éviter l’attachée de presse du lieu informée de ma venue puisqu’invit’ à mon nom au contrôle, vingt minutes de spectacle suivies d’une sortie discrète pour rejoindre la voiture et ôter le PV de sous l’essuie-glace + temps de retour à la maison, le tout multiplié par six, ta semaine est bouffée.

 

J’ai quand même vu de très bons spectacles mais là survenait une nouvelle question : est-ce que c’est un chef-d’œuvre, ou sans atteindre à cela, est-ce un très très bon spectacle ? Et là, tu est seul à juger, en ton âme, expérience et conscience. Pas évident. J’ai donc mis au point une martingale qui tenait en deux questions. La première question : « Est-ce que tu as envie de revoir ce spectacle ? » ; la seconde : « Conseillerais-tu à tes amis de voir ce spectacle ? » Si je répondais Oui aux deux questions, je tenais un show qui lui tenait la route. Vous pouvez essayer vous même cette martingale au sortir d’un théâtre, d’un film, elle fonctionne à mort. A mon rythme de six spectacles/semaine, j’ai donc quand même rencontré des choses dont, sortant, je répondais Oui aux deux questions. Par exemple Philippe Caubère, au Théâtre d’Ivry avec sa Danse du diable, qui durait trois heures mais là, tu en redemandais, Caubère que je ne parviendrai d’ailleurs pas à signer pour la Gaîté Montparnasse, à mon grand désespoir ; Riou Pouchain aussi, des foldingues, des burlesques, les seuls mimes qui, à ma connaissance, parlent, découverts un beau soir au Café d’Edgar d’Alain Mallet, enrôlés par mes soins dans les artistes de notre production et qui vont très vite devenir deux amis intimes ; Michel Lagueyrie, l’humoriste, avec lequel par la suite je vais mener diverses aventures, dont celle d’Europe 1, ou enfin, mais la liste n’est pas exhaustive, Le Père Noël est une ordure de l’équipe dénommée aujourd’hui Les Bronzés mais qui à l’origine portait le nom de son théâtre : Le Splendid.

 

 

La bande du Splendid, avec ces Thierry Lhermitte, Gérard Jugnot, Christian Clavier, Michel Blanc, Marie-Anne Chazel, Anémone, Josiane Balasko, Bruno Moynot, je la connaissais mieux que bien ; ils étaient en effet nos voisins de palier, en 1975, dans l’impasse d’Odessa (Montparnasse) où notre propre compagnie, celle de Font et Val, avait élu domicile dans son café-théâtre du Vrai Chic Parisien. Avec notre théâtre de 250 places, on les énervait un peu, ceux du Splendid qui n’avaient alors qu’un lieu accueillant max cent personnes. Gérard Jugnot, qui est un angoissé de première, biglait les longues queues qui s’allongeaient à notre caisse – pour La Démocratie est avancée, notre troisième spectacle qui marchait du feu de Dieu – alors qu’eux n’avaient pas encore la notoriété qui allait venir avec leur première pièce à succès Amour, coquillages et crustacés, celle là même qui, reprise au cinéma sous le titre Les Bronzés, fit d’eux des stars.

 

Quand je vais voir leur Père Noël est une ordure dans le Splendid n° 2, rue des Lombard, pour lequel ils ont déménagé, c’est par pur plaisir, en même temps que pour draguer une superbe blonde aux yeux bleus que j’invite à la soirée, la journaliste de TF1 Christine Weinberger.

Christine Weinberger

Lipo aura toutefois des bises de la belle Christine Weinberger

J’en serai d’ailleurs pour mes frais – du dîner, je ne payais pas mes places au Splendid – car la magnifique Christine refusera toujours d’aller jusqu’à mon lit puisque amoureuse ailleurs. Ah là là… je regrette hein, car canon quand même. Bon, revenons en à ce fameux Père Noël ; je vois ça, je rigole mais je n’ai pas une seconde à l’esprit d’aller proposer la botte à cette équipe car ils sont dans leur propre théâtre et je ne vois pas pourquoi ils viendraient dans le mien pour y partager la recette.

 

Il arrive souvent, trop souvent, que tu te ramasses avec une programmation. Si au bout de trois semaines, tu ne fais pas une jauge minimum (un remplissage de la salle qui paye au moins tes frais), il est temps que tu t’inquiètes. Je n’ai pas gardé en mémoire le spectacle qui était en train de se ramasser dans notre Gaîté Montparnasse mais, bref, il est là depuis trois semaines, joue devant une salle quasi vide, c’est un bide. Réunion de notre cellule de crise, « Faut trouver d’urgence autre chose », et Nicole Charmant,

Nicole Charmant en compagnie de sa très jolie nièce, Béatrice Caudwell.

Nicole Charmant en compagnie de sa très jolie nièce, Béatrice Caudwell.

notre grande administratrice du théâtre – grande en taille et en talent – me dit : « Jean-Pierre, vous êtes copain avec l’équipe du Splendid ? Ils jouent à guichet fermé leur Père Noël, et ce dans une salle de 200 places. Ils n’auraient pas envie de déménager pour un théâtre du double ?

– Nicole, ils sont chez eux, conservent 100 % de la recette, qu’auraient-ils à gagner en allant chez les autres ?

– Deux fois plus de recettes.

– Écoutez, je veux bien les appeler, ça mange pas de pain, mais je n’y crois pas. » Et je décroche dans la foulée le téléphone, tombe direct sur Thierry Lhermitte. lhermitte-phone« Ah Moreau, comment vas-tu yau de poèle ?

– Et toile à matelas ? Patati-patata. Dis donc Thierry, une question : vous n’avez pas songé à déménager votre spectacle, de votre salle trop petite pour contenir tout votre public.

– Alors ça, c’est marrant que tu appelles, je suis justement en réu avec les autres pour évoquer le problème. »

Comme disait Pierre Desgraupes (mais je ne suis pas sûr qu’il soit à l’origine de la formule) : « Ne pas avoir de chance est une faute professionnelle. » Ce jour là, visiblement, j’étais plus que pro car peu de temps après Le Père Noël est une ordure s’installait pour des mois à la Gaîté. Et pour un carton mémorable, réservation des semaines à l’avance sinon t’avais pas de place.

 

pere noel afficheL’équipe des Bronzés arrive avec décor, accessoires et une affiche, pour sa pub, signée Reiser. Le dessinateur y a fait simple mais redoutablement efficace car, en une image, coup de poing, il dit tout ou presque. C’est ça le talent. Du coup, il faut modifier cette affiche et je repars jouer les pieds de grue à la rédaction de Charlie Hebdo pour avoir la nouvelle version de la patte de Reiser. La première vague d’affichage, pour annoncer le déménagement du spectacle, se passe sans anicroches. Mais au mois de décembre, pour relancer la sauce en amont des fêtes de fin d’année, on décide de faire une nouvelle campagne en visant les colonnes Morris, le métro et les gares parisiennes. Je suis dans mon bureau quand le téléphone sonne, c’est Annik Charpentier, ma copine en charge de la pub avec son agence de com’ Skanda, et elle m’annonce une mauvaise nouvelle : « Y a un pain, sérieux, sur la campagne.

La - craquante - Annik Charpentier

La – craquante – Annik Charpentier

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Colonnes Morris et France-Rail pour les gares, no problemo, en revanche pour le métro, c’est non.

– Comment ça, non ?

– Ils refusent l’affiche de Reiser, arguant que, en cette période de fête, ça va choquer tout le monde, mais surtout les enfants attendant le Père Noël comme le messie, un Père Noël que, nous, on affiche en ordure. »

J’éclate de rire : « C’est vrai que s’il n’amène pas les jouets espérés, ils vont vite le considérer comme tel…

– Rigole, rigole me dit Annik, mais on est quand même sérieusement emmerdés, pas de présence dans le métro, c’est pas terrible pour une campagne. »

L’attaché de presse que je suis réfléchit une seconde et, tout de suite, vient l’idée : « Tu peux leur demander de mettre leur refus par écrit ?

– Ouwwff, je vois où tu veux en venir, mais ils ne vont jamais vouloir, ils ne sont pas fous… »

Je ne sais pas comment se démerde Annik – c’est une maligne – toujours est-il que trois jours après j’ai ma lettre, circonstanciée. J’ai retourné tous mes papiers, impossible de remettre la main sur cette fichue lettre que je pensais bien avoir conservée en archive. J’ai demandé à Annik avant d’attaquer ce chapitre, elle ne l’a pas non plus. Et c’est bien dommage que vous ne l’ayez pas ici en document, car sous un entête de Métro-Bus, j’avais reçu un beau courrier, très bien écrit au demeurant, où la régie publicitaire de la RATP justifiait sa censure par tout ce qu’on a dit précédemment, sensibilité des familles, gosses ne pouvant pas comprendre ce Père Noël avec une femme nue dans sa hotte, etc. etc.

 

Dans la seconde où j’ai la lettre, évidemment bien sûr qu’elle repart dans toutes les rédactions de presse parisiennes, qu’elle fait éclater de rire, et se trouve reprise immédiatement, affiche à l’appui, dans une tripotée de canards. A la grande réjouissance de son auteur, Reiser, qui, gentil comme tout, s’inquiétera tout de même du préjudice que nous vaut la vigueur de sa plume. « Tu plaisantes Jean-Marc, ça nous fait une pub phénoménale, et qui plus est, gratuite ! »

 

Six mois après cet incident, je m’avise que l’imprimeur ne m’a pas renvoyé l’original de l’affiche de Reiser qui lui a servi pour ses typons d’offset. J’appelle le patron de l’imprimerie, il fouille, me dit qu’il ne la retrouve pas, que probablement il me l’a retournée. Tu parles comme il me l’a renvoyée, un original de Reiser, star du dessin, je l’aurais pas laissé passer, ça a de la valeur. Je profite donc de ses lignes pour lancer un appel à l’enfoiré ouvrier imprimeur qui me l’a tirée : « Tu vas me la rendre cette affiche, voleur ! même si pas dans l’état où je te l’ai confiée, car cela fait assez longtemps que tu l’as sur le mur de ton séjour pour frimer devant tes copains, il est temps désormais que je puisse frimer devant les miens. »

 

claude-confortesDans cette rédaction du Charlie Hebdo que je continue donc à fréquenter pour les besoins de la cause, y a un autre gars que je croise régulièrement : Claude Confortès. Comédien ayant commencé sa carrière au TNP sous la direction de Jean Vilar, assistant de Peter Brook, il se fait ensuite auteur pour différentes pièces de théâtre à succès dont celles co-écrites avec Georges Wolinski : Je ne veux pas mourir idiot, Je ne pense qu’à ça ou Le Roi des cons joué en 1976 au Théâtre de la Gaîté Montparnasse (la boucle ouverte en début de chapitre, Confortès-Jean-Loup-Arnaud-Gaîté-Montparnasse, s’avère donc bouclée et confirme que le monde est petit, encore plus dans le milieu des théâtres parisiens). L’adaptation au théâtre de BD est une des spécialités de Claude, autant dire qu’il est comme un poisson dans l’eau dans l’aquaculture Hara-Kiri-Charlie-Hebdo. Fort de ses aventures avec Wolinski, ça n’étonnera personne qu’un beau soir, à l’heure de l’apéro, il propose une aventure théâtrale à Reiser, son idée étant d’adapter pour la scène x situations issues de ses BD et de rassembler ça sous le titre générique Vive les femmes, un des albums à succès du Jean-Marc (à succès… en fait, toutes les BD de Reiser étaient des succès d’édition).

 

C’est Dagmar Meyniel, compagne à l’époque du comédien Raymond Pellegrin, qui va coproduire la pièce Vive les femmes dans notre théâtre de la Gaîté Montparnasse. Dagmar est essentiellement productrice de films mais, avec le Reiser, elle voit loin, en l’occurrence et au-delà de sa production théâtrale, son adaptation au cinéma. Alors que la pièce est en pleines répétitions, son metteur en scène Claude Confortès nous fait un caca nerveux, il vient en effet de s’aviser que sa générale de presse est programmée le jour même où commence un autre spectacle : le one-man-show de Michel Lagueyrie (on présentait en effet deux spectacles par soir, à 20H et 22H). Ayant toujours dans ces années 80 un magnéto tournant discrètement – à fin d’archives, dont acte -, j’ai sauvegardé la réunion, un peu chaude par moment, et je vous en livre ci-dessous un extrait de deux minutes où Confortès, carrément surexcité par la proximité de sa première, vire au mégalo en estimant que ce spectacle est l’événement de l’année et que rien ne doit freiner l’impact de sa générale, surtout pas une autre première, celle de Michel Lagueyrie. Dans cet enregistrement, on entend la voix de Claude Confortès donc, mais aussi de Daniel Colling, patron de la Gaîté, et la mienne.

 

 

Dans ce que vous venez d’entendre, Confortès déclare que Reiser est un génie, ce dont tout le monde convient, sauf que pour l’adaptation de ce génie on redescend d’un cran avec Claude, qui lui a du talent. Tout metteur en scène et/ou artiste se doit, à un moment où à un autre, d’être mégalo, ça je l’avais souvent vécu, mais que la mégalomanie de Claude élève sa pièce au registre des quelques événements du siècle (les autres n’étant au final que les précédentes pièces qu’il a signées) avait le don de m’échauffer un brin, d’où la tension un rien palpable entre nous. D’autant que j’avais assisté aux répétitions et que sa direction d’acteur, il les poussait à marquer les effets, voire à surjouer, me laissait circonspect. Adapter une œuvre littéraire, ou en l’occurrence une BD, n’est pas facile, chaque lecteur se fait le cinoche dans sa tête et, aidé du dessin, est son propre metteur en scène ; l’incarnation sur scène revient donc à une transfiguration des personnages et situations, on passe des deux dimensions à la 3D, cette élévation n’étant pas sans risques. Sur le plan purement comique, Vive les femmes, bien qu’enlevée dans son rythme, m’apparaissait toutefois inférieure à la spontanéité – apparente -, et à la cruauté sardonique d’un Père Noël est une ordure (je parle ici de la pièce, pas du film de Jean-Marie Poiré qui est pour moi inférieur ; j’ai toujours plaisir à retrouver les répliques cultes du Père Noël lors d’une énième diffusion de la pièce de théâtre à la télé, alors que j’ai tendance à changer de chaîne si c’est le film).

 

Malgré ces réserves qu’en tant qu’attaché de presse je dois garder pour moi, la pièce de Claude Confortés rencontrera un véritable succès, pas aussi important que le Père Noël certes mais beau carton quand même, mérité. Lors de la promotion du spectacle, j’ai le bonheur de me rapprocher de Reiser pour les différentes interviews que je lui déniche, pas tant que ça d’ailleurs pour les raisons qui seront expliquées plus loin. Je me souviens notamment d’un sujet produit pour l’émission de Soizic Corne sur TF1 qui m’amène à visiter le tout nouveau loft où Reiser vient d’emménager, rue des Archives, dans le Marais. On doit tourner dedans et avant que n’arrive le réal et son équipe, Jean-Marc me fait visiter sa toute nouvelle acquisition, superbe, haute de plafond, poutres apparentes quand on lève le nez, plancher de bois rare et rouge quand on le baisse, sol dont le propriétaire des lieux est très fier, à raison, il l’a fait venir d’Afrique et ça lui coûte un bras. Je vous laisse ci-dessous avec l’interview que j’ai su conserver dans mes archives ; les dessinateurs en herbe y ont, en raccourci (11 mn), une véritable masterclass de Monsieur Reiser et on y retrouve des extraits de Vive les Femmes à la Gaîté Montparnasse (je vous dirai ensuite quel bon souvenir j’ai gardé de ce reportage).

 

 

A l’issue du tournage, l’équipe repliant son matos, je vois Reiser se mettre à rouler le dessin qu’il vient de faire devant la caméra pour expliciter l’évolution de son trait. « Tu en fais quoi, du dessin ? lui dis-je.

– Euh rien, tu le veux ?

– Ah bah oui que je le veux, en souvenir.

– Bon, OK, alors attends, que je te le signe. » Et de s’exécuter.

 

Ce dessin, le voici ci-dessous, il m’accompagne depuis des décennies, a ornementé le mur de mes différentes maisons et trône encore aujourd’hui dans celle de la Drôme. En plus, non seulement j’ai l’œuvre d’un maître, mais j’ai aussi l’archive télé où on le voit la faire. Pas mal, non ? Beau cadeau que tu m’as fait là, Jean-Marc, à chaque fois que je m’y attarde, j’ai une pensée émue vers toi. Parti trop tôt.

 

Il est un peu gondolé mais c'est le travail de la gouache avec le temps

Il est un peu gondolé mais c’est le travail de la gouache avec le temps.

 

Parti trop tôt… Coup de fil un beau matin de la productrice Dagmar Meyniel qui est en train de préparer le tournage de la version cinéma de Vive les femmes, également réalisée par Claude Confortès. « Jean-Pierre, pour ce qui est de la promo, va falloir oublier Jean-Marc… Il ne va plus être trop dispo… ».

 

Que s’est-il passé ? Un truc tout bête, mais vraiment tout bête : Reiser traverse un beau jour une rue, se tord la cheville sur le trottoir, schlac, fracture de la jambe. A l’hosto, les toubibs s’inquiètent de cette fracture survenant sur une simple torsion. Ils poussent un peu les investigations, le diagnostic tombe très vite, lugubre, épouvantable : cancer des os. Le ratage du trottoir survient au printemps, en novembre, il est mort. Dégagé en six mois, exactement le même timing qui se renouvellera cinq ans plus tard pour Desproges en 1988. Comme dit l’autre, « L’éternité, c’est long, surtout vers la fin », et Dieu devait s’emmerder comme pas deux sur son nuage, en atteste le nombre d’humoristes qu’il a rapatrié au paradis dans ses années 80 pour se faire des shows privés. Faisons les comptes : Reiser en novembre 83, Coluche en juin 86, Le Luron en novembre 86, Desproges en avril 88… Du coup, Guy Bedos, déjà à la base hypocondriaque, a dû se faire deux check up par an. Bonne idée, il est ainsi toujours des nôtres. A l’heure où j’écris ces lignes.

 

Dagmar m’a rapporté ces mots de Reiser alors qu’il se baladait avec deux béquilles : « Tu vois, j’ai toujours rêvé d’acheter une Porsche, un beau coupé Porsche, mais avec mes convictions d’écolo, je me suis toujours interdit de le faire et du coup je me balade dans ma vieille BM jaune pourrie de partout. Aujourd’hui, tu vois, le temps m’étant compté, je me ferai bien plaisir en craquant sur une Porsche, sauf que maintenant, je peux plus la conduire… »

 

Comme quoi, enjoy, comme disent les Américains, ou carpe diem comme disait Horace.

 

Par une pluvieuse journée de novembre 83, on enterra Reiser au cimetière du Montparnasse. Une foule de personnalités, impers, parapluies et lunettes noires était là, y compris bien sûr tous ses copains des Editions du Square qui sur le coup n’avait pas démérité dans cet humour une fois de plus politesse du désespoir, car outre le dessin signé de la main même du défunt et que l’on retrouve ci-dessous, leur couronne de fleurs portait la mention « De la part d’Hara Kiri, en vente partout. »

 

reiser-va-mieux

 

Pour ne pas clore ce chapitre sur une note funèbre, ça ne plairait pas à Reiser, je me dois de vous ressortir une séquence qui fait toujours rire mes gosses. Confortès n’avait pas un budget mirobolant pour son film Vive les femmes, aussi, autant par souci d’économie que pour le plaisir d’y faire jouer les copains, il a convoqué tout le petit monde autour de lui pour le tournage. Comme il n’y a pas encore de prix d’interprétation aux César pour ce qu’on appelle les silhouettes (silhouette = 3e rôle, muet), je tiens toutefois à remercier Claude Confortès de m’avoir offert mon premier et dernier rôle au cinéma. Dans la séquence qui suit, on retrouve les deux copines pivot du film dont l’une vient de vivre une folle nuit d’amour qui l’a transportée sous les cocotiers du Pacifique. Elles prennent là leur petit dej’ en calculant où pourraient, sexuellement, les transporter les consommateurs accoudés au bar. Béret basque et baguette de pain, je suis l’ancien combattant. Hors cette prestation remarquée, on notera également la magnifique serveuse qu’est Pauline Lafont, fille de Bernadette, une comédienne d’une gentillesse absolue en même temps qu’excellente actrice, qui disparaîtra cinq ans plus tard, en 1988, au summum de sa beauté comme on dit, suite à une chute aussi bête que mortelle dans les Cévennes. Comme je le dis au titre de ce chapitre, faut pas trop se faire repérer par Dieu, c’est un pervers.

 

Extrait de Vive les femmes de Claude Confortès, à l’image la blonde Michèle Brousse et la brune Catherine Leprince (elle reprend ici le rôle tenu par Cécile Magnet à la Gaîté Montparnasse).

 

Bonus

On retrouve Catherine Leprince dans ce nouvel extrait de Vive les femmes. Ici se mêlent grandeur et petitesse de l’âme humaine, autant masculine que féminine, un partout balle au centre. Du grand Reiser.

 

 

Coming next : 1983 – 18 décembre, la Campagne d’Italie

1984 – Octobre, de Jussieu au Cric

 

En juin 1984, l’émission de Michel Lagueyrie sur Europe 1, Le Syndrome de ma sœur dans la caravane passe, pour laquelle j’occupe trois postes, auteur, attaché de presse, voix à l’antenne (c’est d’ailleurs là que j’ai appris que je ne n’ai pas une voix blanche, les voix dites blanches passant mal en radio), l’émission disais-je n’est pas renouvelée. On aura fait dix mois, soit une saison, point barre.

 

 

 

En bas Michel Lagueyrie, Robert Willar, Jimmy Levy ; au-dessus Lipo, Jean-Jacques Péroni, Marc Prique, Anne Burah, Christian Mousset, Marie Lefebvre.

Toute l’équipe est abattue par cette décision de Philippe Gildas, patron d’Europe à l’époque, mais moi pas car guère étonné. Notre émission hebdomadaire — ça passait le dimanche en fin de matinée — n’est pas de niveau : je me souviens d’une ambiance mitigée dans l’équipe, de l’autoritarisme de notre camarade Jimmy Lévy qui, par son statut de producteur de scène de Michel Lagueyrie et par le fait qu’il établit nos feuilles de paye pour la radio, s’est positionné en patron du show, imposant ses vues sur les textes préparés pour l’émission, et qui coache Michel dans le sens qu’il imagine parfait pour lui mais qui, à mon sens à moi, n’est pas le bon. Ah Jimmy… Adorable dans le privé (on a été coloc pendant des mois) mais redoutable au sein d’une équipe. Il n’y a que lui qui a la juste vision des choses et tout écart à ses principes se fait railler d’une ironie mordante, quand elle n’est pas blessante. Je l’ai revu, notre Jimmy, pas plus tard que l’autre jour — 34 ans ont passé et refermé les cicatrices — , et je l’ai trouvé changé, assagi, au sens pur du terme : plus sage. Mais sans doute moi aussi ai-je changé. La vie lui a filé, comme à nous tous, quelques bonnes baffes dans la gueule, dont certaines violentes et qui lui ont été utiles, par exemple pour son roman Adoration (Éditions Le Cherche-Midi, http://urlz.fr/7Jcm), car cet auteur, faisant dans le sketch badin en 1984, est devenu depuis un authentique écrivain.

 

Au passif de notre équipe sur Europe 1, il faut aussi compter Michel lui-même. A l’époque, c’est un angoissé de première et, du coup, il retient les chevaux, ne se lâche pas à l’antenne comme pourtant il savait le faire en scène. Dans ce bilan général débouchant sur une non-reconduction de notre émission, il y a enfin et tout simplement la matière première de ce qui la compose soit la qualité des sketches, parfois bonne, de temps à autres magique, mais trop souvent lourdingue (dont certains des miens, mea culpa). D’autant que, dans ce registre d’humour radiophonique, on avait dû relever un sacré challenge : quelques temps plus tôt, c’était en effet un certain Coluche qui occupait notre tranche, Coluche qui, à l’antenne d’Europe et aux côtés, comme nous d’ailleurs, de l’animateur Robert Willar, avait tout osé et avait scotché les auditeurs par son talent, son culot, son outrecuidance. Pour survivre derrière un tel héritage, faut taper fort, plus fort que nous n’avions su frapper. Donc virés, nous sommes.

 

 

Pas plus ému que ça, outre donc que je m’y attendais, car j’avais déjà la suite en tête. Quelques temps plus tôt, mon ami Gil Cortési m’avait dit : « Pourquoi ne fais-tu pas la même chose que moi ? Tu profites d’un stage offert par la formation professionnelle, et tu t’inscris à la fac de Jussieu Paris VII au cursus audiovisuel, agréé AFDAS, et tu fais un an là-bas, subventionné à 100 % par ton chomdu. » Moi qui, depuis l’adolescence, louchait sur l’écriture et qui par ailleurs ne souhaitait plus replonger dans le spectacle vivant, ou dans le job de loufiat artistique qu’est le boulot d’attaché de presse, je me voyais bien partir dans la carrière télévision, un milieu qu’au titre d’attaché de presse, justement, j’avais côtoyé durant des années ; l’univers de la télé, pour moi, devait être en mesure de me rapprocher de mes ambitions d’écriture. Sorti d’Europe, je fonce aux Assedic, remplit ma demande de formation où j’argue de mon expérience professionnelle liée aux médias, dossier validé illico ; je me précipite ensuite à la fac de Jussieu Paris VII où, coup de pot, il reste une place dans le cursus audiovisuel. J’en ressors inscrit.

 

J’ai alors 33 ans, je me fabrique le look de l’étudiant au long cours (battledress version Manhattan de Woody Allen) et, le 1er octobre 1984, me voilà pour la première fois de ma vie sur les bancs d’un amphi universitaire. On était combien, dans ce cursus ? une quinzaine, moitié filles, moitié garçons, des gens grosso merdo de mon âge, issus du monde de l’entreprise, des assurances, de l’éducation nationale, d’associations culturelles, de je-ne-sais-où, qui tous souhaitent entamer un virage professionnel les embarquant, en sortie de courbe, vers le miroir aux alouettes qu’est la télévision de ces années 80. Combien ont pu trouver leur place dans cet univers par la suite ? Fort peu à ma connaissance, les plus motivés sans doute, le monde de la télé ne se laisse en effet pas pénétrer facilement, il faut pour cela détenir un bon carnet d’adresses, un tissu relationnel, choses que j’ai la chance de déjà posséder, avant même d’entrer à la fac.

 

La France, on a sérieusement tendance à l’oublier, est un pays quand même exceptionnel, combien d’autres t’offrent, pour peu que tu es bien sûr la volonté de rebondir, la possibilité t’incurver ton parcours ? Et c’est une vraie chance car quoi, hors une minorité qui d’entrée de jeu est déterminée sur son avenir d’adulte, la majorité se retrouve coincée dans le boulot que leur impose le dur précepte Il faut gagner sa vie, ce qui, pour la plupart, se traduit au final par la perdre. Quand on a l’opportunité, dix ans après la fin ordinaire des études, sur la trentaine donc, de replonger à la Connaissance, avec un grand C, il ne faut évidemment pas la rater.

 

Durant un an, je vais m’affubler, avec un plaisir ineffable, du costume de l’étudiant, payé pour l’être, et donc heureux car échappé du STO (Service de Travail Obligatoire des années 40) auquel étaient contraints mes contemporains. Rassurez-vous, ma mémoire n’ayant pas retenu le quotidien estudiantin, je vous épargnerai le détail de cette saison à Jussieu, sachez seulement qu’on y avait des cours, en amphis ou en classes, sur l’histoire du cinéma, sur l’analyse de l’image, sur ses techniques, avec des profs issus du milieu professionnel. Je me souviens notamment de Françoise Berdot qui aimait à disséquer une image tel un chirurgien professant un cours d’anatomie en fac de médecine,  de Michel Genoux, réalisateur télé arrondissant ses fins de mois avec des piges d’enseignant, de François Migeat, réal cinéma que l’on va évoquer un peu plus loin dans ce chapitre et aussi de Roger Ikhlef, chef monteur entre autres d’une star du documentaire : Raymond Depardon. Quel personnage que ce Roger ! avec son profil de grand chef indien et au discours aussi rageur que tranchant sur le métier.

Roger Ikhlef

Un vrai rebelle, un personnage de roman. Je vais le retrouver 7 ans plus tard pour ma production d’Écrire contre l’oubli au profit d’Amnesty International. Ne manquez pas un des chapitres d’Otium où je l’évoque, Ecrire contre l’oubli 7-7, vous l’avez même en vidéo et ça vaut le détour. C’est à la faveur de ce cursus que je vais voir confirmer ce que j’avais déjà un peu pressenti, à savoir le dédain des gens de cinéma pour les pégriots de la télévision. Le cinéma est tenu par les aristocrates de l’image, la télé, c’est juste bon pour la valetaille peu soucieuse d’œuvres éternelles. Enfin, c’était vrai dans ces années 80, aujourd’hui les choses ont bien évolué car, outre que la pellicule 35 a carrément disparu au profit de caméras numériques — en clair électronique vidéo, comme à la télé — , la plupart des techniciens savent désormais manger aux deux râteliers, celui de la télé leur offrant d’ailleurs bien plus de foin que celui du 7e art. Mais bon, à Jussieu en 84 et hors Michel Genoux, on en venait à parler télévision qu’avec des pincettes que les profs s’empressaient de stériliser, d’une sentence persifleuse, en sortie de cours.

 

En fac, très vite, je me suis rapproché de deux camarades car atomes crochus : le barbu Pierre Ingold, œil malin et discours construit, et Fernando Ladeiro Marquès, un type un cran plus jeune que moi et pilotant une assoc’ musicale de banlieue oeuvrant dans le rock’n’roll.

 

Pierre Ingold

Fernando Ladeiro Marques

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pierre Ingold, je l’ai perdu de vue par la suite mais Fernando ne va pas me quitter pour des années. Quelques temps après notre sortie de Jussieu, je l’introniserai en effet au grade d’assistant lorsque je m’attacherai à la direction de communication du Printemps de Bourges, poste de dir’ com’ qu’il reprendra à ma suite quand je quitterai le festival et qu’il occupait encore vingt ans plus tard. Parmi mille autres activités car Fernando a quatre bras et n’arrête pas.

 

L’université de Jussieu Paris VII, dédiée aux sciences, a été inaugurée en 1959 et, quand j’y débarque en 84, ses bâtiments — béton, acier, verre — ont déjà pris un sacré coup de vieux. C’est la procédure de désamiantage de 96 qui va amener sa remise aux normes. S’entame alors un énorme chantier qui, fonction des aléas des travaux, de l’explosion des budgets et surtout des chicanes politiques, va durer 20 ans. Au final, après une facture avoisinant les 2 milliards d’euros, c’est François Hollande qui inaugurera la nouvelle fac en septembre 2016.

 

 

A l’époque, et en sous-sol, on bénéficiait d’une régie vidéo équipée d’un matériel pas folichon mais suffisant pour de l’enseignement, couplée à un petit plateau avec cyclo pour fond bleu d’incruste et, de mémoire, trois caméras.

 

 

Passés les cours des premiers mois, les projections de films, de documentaires, les analyses théoriques de l’image, on piaffait un brin de se retrouver en exercices pratiques. Comme, déjà évoqué, la spécificité du webroman est de pouvoir amalgamer des films, vous n’allez pas y couper, car c’est essentiellement les souvenirs qui me restent de cette année là. J’aime autant prévenir tout de suite les cinéphiles, ce ne sont pas des chefs-d’œuvre — bien que parfois il y ait quelques bonnes idées, faute de bonne réalisation — et les vidéos qui vont suivre risquent plus d’amuser, voire de surprendre, les lecteurs d’Otium que de les subjuguer ; en revanche je suis certain qu’elles sauront émouvoir les étudiants de l’époque qui, au hasard de cette machine à remonter le temps qu’est ce webroman, vont s’y reconnaître.

 

Pochette Surprise

Le tout premier film a été tourné en extérieur, sur un scénario d’Anne Coutine, la blonde que vous allez voir dans le film. J’avoue n’avoir pas vraiment compris le scénario d’Anne quand elle me le soumit, et de toujours n’y pas tout comprendre aujourd’hui. Mais comme on offrait à celui qui avait une vague expérience de comédien un des deux premiers rôles, dans un film qui n’en comporte d’ailleurs que deux, mon goût pour faire le guignol devant une caméra n’allait pas rater cette occasion. Le film s’appelle Pochette Surprise, et son titre a l’intelligence de ne pas préciser si elle va être bonne ou mauvaise, la surprise. Au registre « Dieu comme le monde est petit », il convient de noter qu’Anne Coutine-Albert était la fille d’Édouard Albert, un des grands architectes français de l’après-guerre. Édouard Albert avait notamment conçu le tout premier IGH (Immeuble de Grande Hauteur) de Paris, qui dresse toujours ses 67 mètres et ses 23 étages au 33 rue de Croulebarbe à Paris 13e, et qui, compte tenu de son avant-gardisme technique et esthétique pour les années 50, s’est vu inscrire à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques en 1994. C’est dans un appartement de cet immeuble que j’eus la chance de tourner ma première (et dernière) scène d’amour cinéma, aux côtés de l’Anne précitée. Mais nous avions gardé moi mon slip, elle sa culotte. Ne ratez pas ladite scène dans le film qui suit, elle est courte. Où le monde se rétrécit, c’est quand on sait qu’Édouard Albert fut aussi (à la demande d’André Malraux) un des architectes de cette fac de Jussieu (où sa fille et moi-même, bien des années plus tard, allions donc vivre une folle histoire d’amour de 2 minutes 30 secondes), concevant entre autres la Tour Zamansky qui pousse ses 90 mètres de haut en plein cœur de l’université, building que l’on voit toujours gratter le ciel au-dessus des toits parisiens. Pour être précis dans l’historique, car puisqu’on a fait le voyage jusqu’au père d’Anne autant aller jusqu’au bout, Édouard reniera par la suite ce gigantesque chantier de Jussieu, estimant en effet n’avoir pas eu les moyens de le mener à terme dans des conditions acceptables.

 

Je vous laisse avec cette Pochette Surprise, tournée en Super 8 car l’enseignement se devait de nous confronter à différents supports de tournage, en l’occurrence Super 8, 16 mm et vidéo. Le film d’origine est donc aussi muet que l’ordinaire Super 8 mais j’y ai rajouté a posteriori une musique d’humeur ragtime, façon préhistoire du cinéma, afin d’enluminer cette œuvre aussi obscure que romanesque.

 

Pour ceux qui n’ont pas tout compris, voici l’explication apportée par le premier rôle masculin qui lui-même n’est pas sûr d’avoir tout saisi, bien que coréalisateur de cette œuvre collégiale (j’avais carrément oublié mais c’est le générique de fin qui me l’a rappelé) : une photographe fait des photos d’un canal où d’ordinaire l’on pêche. Lui vient l’idée d’appâter non pas un poisson mais le premier beau (…) brun passant par là avec une pochette à surprises. Fort des polaroïds qu’il découvre aux côtés de chaussures abandonnées — évoquant plus le suicide qu’autre chose —, le beau brun se met à fantasmer (au lieu d’appeler la police) : dépression d’amour suite à une scène torride ou tentative de meurtre ? Quand il relève la tête, il comprend qu’il a été berné par la fille d’un architecte. Elle rit, il rit, ont sent bien que ça ne va pas s’arrêter là et que ça risque de finir dans une chambre d’un immeuble de grande hauteur, d’autant que la bienvenue péniche nous signifie que ce n’est qu’un début. Continuons le combat.

 

Lipo, Pascal Janny, Evelyne Cotinet, Liliane Charbit en fin, transie, de tournage.

 

La péniche finale ne faisait pas du tout partie du scénario initial. Pur hasard, elle nous est passée sous le nez juste en fin de tournage et, sans le réflexe du premier rôle masculin, « Tourne, tourne, c’est génial d’avoir un tel début en fin de film ! », on n’aurait raté cette chute.

 

Orangina

Un beau jour, Françoise Berdot, notre chirurgienne de l’image, nous annonce : « On va faire une analyse sémantique d’une pub, merci d’amener au prochain cours quelques pubs de votre choix ». Pour moi, ça tombait pile poil ; en effet quelques temps avant d’entrer à la fac, j’avais travaillé avec deux amis, Frank Tenaille et le Gil Cortési déjà cité, à mon projet Temps Forts.

Gil Cortési et Frank Tenaille sur le tournage de Temps Forts

Pour expliquer Temps Forts, rien de plus simple. Vous voyez le Zapping de Canal + ? Et bien c’était le même concept mais j’étais juste en avance de quelques années, d’ailleurs quand le zapping a débarqué sur Canal, je me suis dit qu’ils m’avaient piqué l’idée, d’autant que mon projet avait été présenté à la chaîne bien avant l’apparition du zapping à l’antenne. Mais toute cette histoire fera l’objet d’un autre chapitre car si je digresse là-dessus maintenant, on n’est pas couché. Pour notre Temps Forts, on avait en l’occurrence pris les séquences les plus étonnantes pêchées dans un mois de télévision, et, parmi celles-ci, quelques pubs originales.

 

Le cours suivant me voit donc ramener, en VHS, une pub que j’avais trouvée superbe, en création, en tempo de montage, en esthétique, bref une pub qui, au sein du bombardement quotidien des spots plan-plan à la télé, me semblait sortir du lot car annonçant une nouvelle génération de films dédiés à un produit. Après visionnage des différentes pubs amenées par mes camarades, Françoise Berdot décide de retenir la mienne, un spot Orangina signé par un certain Jean-Paul Goude. J’ai par ailleurs apporté à ce même cours un magnétophone — et pas n’importe lequel, un Nagra pro de chez pro que j’ai emprunté à Daniel Colling, le patron du Printemps de Bourges, souvent évoqué dans Otium. Pourquoi ai-je amené un magnéto en cours ? tout simplement car j’ai une idée en tête.

 

Un mot sur Jean-Paul Goude, compagnon dans la vie, et à cette époque, de la chanteuse américaine Grace Jones : Goude, dans ce début des années 80, commence à être sérieusement à la mode. Directeur artistique, écrivain, metteur en scène et réalisateur, il finira par l’être tellement, à la mode, que le Ministère de la Culture et la Mission du Bicentenaire célébrant celui de la Révolution française, lui confieront en 1989 la chorégraphie d’un défilé bien différent de tous ceux du 14 juillet : La Marseillaise.

 

Cet Opéra-Ballet, descendant les Champs-Élysées, comportait une douzaine de tableaux, servis par des orchestres et danseurs, destinés à évoquer la vocation universelle de la Révolution. À l’issue de la parade sur les Champs-Élysées, la soprano afro-américaine Jessye Norman interprétait La Marseillaise sur la place de la Concorde, drapée dans une robe bleu blanc rouge. L’armée française du 14 juillet, qui avait défilé en matinée cède donc la place en soirée à un gigantesque carnaval associant musique et danse sur des rythmes joyeux, chose qui, au fond, est la première expression de la liberté.

 

Un des multiples storyboards de la Marseillaise

 

C’était un énorme bazar, avec des milliers de participants internationaux, le tout réglé de main de maître par Jean-Paul Goude. Malheureusement, la retransmission à la télé, pourtant dirigée par un réalisateur ordinairement de talent, Jean-Paul Jaud, tournera à l’incompréhensible, Jaud ayant été débordé par l’ampleur de la tâche et livrant en direct un salmigondis d’images incompréhensible. Je me souviens, j’ai vécu ça chez moi, devant mon poste, et moi qui était informé du projet, je suis resté sidéré devant le gâchis de cette réalisation. Goude, ulcéré du résultat de cette retransmission, reprendra d’ailleurs en montage l’ensemble de sa Marseillaise pour le refondre au final en un documentaire rendant vraiment grâce à sa création. Suit maintenant, en 9 minutes, le résumé que je vous ai concocté à partir des images de cette incroyable et bigarrée parade.

 

Extrait de La Marseillaise de Jean-Paul Goude (coproduction Charles Gassot/Téléma et Arcanal)

 

J’ai vu pas mal d’événement du genre au cours de mon existence, en ai même produit quelques uns, mais La Marseillaise de Jean-Paul Goude, par sa créativité, sa folie, son côté barré et ses étonnants paris artistico-techniques, arrive pour moi largement en tête des productions françaises de l’époque.

Retour en 1984 avec la dissection de la pub Orangina qui va se concrétiser par un tour de table animé par la prof. Très vite, les étudiants se séparent en deux clans : le plus petit, dont moi, appréciant la pub, le plus important la détestant. Au milieu de tout ça, la prof qui tente de rester arbitre du débat mais qui en même temps nous titille, nous pousse à la polémique. A mon grand étonnement, moi qui pensais faire consensus avec cette pub originale, mon Nagra va majoritairement enregistrer les élucubrations intellectualisantes de gens qui parlent comme il est de bon ton, selon eux, de penser. En clair ils passent à la trappe la réalité, soit la qualité de cette pub, au profit d’un discours sous-tendu par la morale, pour ne pas dire l’idéologie.

 

Vient la finalité de l’idée : allez soumettre l’enregistrement de ce paquet de critiques à celui qui en est la principale cible, son réalisateur Jean-Paul Goude. Homme passablement occupé, il aura toutefois la gentillesse de m’accorder un rendez-vous où, face caméra, je vais le soumettre aux griefs des étudiants de Jussieu. Voici, ci-dessous, le résultat ; encore une fois on pardonnera d’imperfection du tournage dû à mon amateurisme de l’époque. La qualité d’images du sujet, malheureusement sauvegardé en VHS, est épouvantable, aussi ai-je ici pris soin de remonter les images de la pub — d’où l’alternance couleur/noir et blanc — afin que ce soit un peu moins catastrophique à revoir aujourd’hui.

 

 Casse-croûte

Dans le cursus, on devait aussi se confronter au diaporama. Pour rien d’ailleurs car cette technique se verra très vite remplacée par la gestion informatique des images, mais, on le sait, l’Éducation nationale vogue sur ses acquis et n’a pas coutume d’anticiper l’avenir. Qu’est-ce qu’un diaporama dans les années 80, c’est un principe de projection sur grand, voire très grand écran, d’une multitude d’images servie par un ensemble de projecteurs diapo synchronisés. Aujourd’hui, on obtient la même chose, et de bien meilleure qualité avec une potentialité supérieure d’effets spéciaux, grâce à un seul et unique ordinateur couplé à des vidéoprojecteurs ; c’est ce qu’on retrouve un peu partout dans nos musées, salles d’expo ou symposium d’entreprises.

 

A Jussieu, l’équipement idoine était maigre, en tout et pour tout deux carousels Kodak ; avec deux malheureuses machines, fallait être malin pour obtenir quelque chose d’un rien percutant. Je ne sais plus quel prof s’inquiète de savoir qui d’entre nous a une idée de scénario. Évidemment bien sûr, Jean-Pierre lève la main et propose son scénario Casse-croûte. Avec le recul et en écrivant ses lignes, je me dis — un peu tard — que je devais fatiguer mes collègues à ainsi me mettre en avant, tout en phagocytant les exercices pratiques. Mais bon, ils n’avaient aussi qu’à avoir des idées, j’allais pas me censurer, et est-ce ma faute si les profs abondaient dans mon sens en validant mes propositions ? Fin des scrupules.

 

Casse-croûte, je n’ai pas été le chercher loin, la trame en était pour ainsi dire quasi écrite. Quelques temps auparavant, j’avais accouché d’une pièce de théâtre Louvre Story. Malgré l’offre d’une maîtresse fortunée, j’avais refusé qu’elle finance la production de la pièce car c’eut été un deal contractuel ressemblant à s’y méprendre à un contrat de mariage. Et je n’étais pas suffisamment amoureux.

Version roman

N’ayant rien fait finalement avec ce projet théâtral, je l’adapte quinze ans plus tard en scénario de long métrage. Je ne vais pas vous refaire ici tout le film, c’est le cas de le dire, de cette aventure, les plus curieux iront le découvrir dans le chapitre que j’ai consacré à Louvre Story, cette très belle idée, après être née en pièce de théâtre, avoir grandi en scénario de long métrage, finissant quand même par exister avec le roman éponyme que j’édite en 2018.

Pour le diaporama Casse-croûte, je développe en fait une des scènes de cette pièce Louvre Story, celle tournant autour du gigantesque — et magnifique — tableau de Véronèse : Les Noces de Cana. Avec le magnéto Nagra, toujours le même, je file au Louvre avec mes deux camarades, Pierre Ingold et Fernando Ladeiro Marquès, afin d’enregistrer des ambiances. En parallèle, on s’emploie à photographier moult tableaux. Viendra ensuite la séance d’enregistrement de la bande sonore à laquelle vont participer tous les étudiants du cursus ainsi même que mon père Stan et ma mère Lisette. On a bien rigolé, enfin moi moins que les autres car, quand je suis en metteur en scène, je passe en mode stressé, tendance autoritaire, et j’aime bien que ça s’amuse, pour la bonne atmosphère générale, mais faut pas que ça dure trop, surtout si ça prête à une sortie des rails où j’entends maintenir le train.

 

Pierre Ingold et Lipo-Moreau en « prépa » au Louvre

 

Pour sauvegarder un diaporama, y a pas trente-six solutions, soit tu recharges les diapositives et tu le rejoues, mais ça à condition d’avoir conserver diapos, carrousels Kodak et boîtier de synchro, ce qui n’est aucunement mon cas, soit tu le filmes in situ sur l’écran de projection. C’est ce que nous fîmes à l’époque, avec une caméra de la même époque, soit pas terrible. Quand j’ai revisionné la sauvegarde VHS, je me suis dit : « On ne peut pas soumettre ça, malgré leur indulgence, aux lecteurs d’Otium » , aussi me suis-je astreint à reprendre tout ce qui pouvait être remonté en conservant toutefois l’esprit et le cadre des diapos initiales. C’est pourquoi on retrouve ici certaines images d’origine et bien sûr la bande-son du diaporama, aux côtés des toiles du Louvre aujourd’hui recadrées numériquement sur Photoshop. Mais, rassurez-vous, le caractère iconoclaste de cet hommage véronésien — témoin de mon mauvais esprit apte à détourner les mythes, façon Art Vulgaire d’Hara Kiri —, est ici parfaitement préservé. Vous n’étiez pas inquiets sur cet aspect des choses, vous aviez raison.

 

Respire

Une fois n’est pas coutume, l’idée de reprendre le titre de Julien Clerc Respire pour en faire un clip n’est pas de moi. Sans avoir une passion pour ce chanteur, j’appréciais ledit titre ; non, je pense que ce choix fut l’affaire d’un consensus des étudiants, auquel les filles surtout — le beau brun Julien Clerc oblige — firent très vite un sort (correction : à l’origine de l’idée, c’était Sylvie Peyrou, elle me l’a rappelé après lecture de ce texte). Là, et sous l’égide du réal Michel Genoux, on entrait dans le lourd de la technique, à savoir la régie vidéo couplée au studio sur cyclo d’incruste. Le terme lourd est au réel un peu excessif pour les équipements de l’époque à Jussieu car ladite régie était basique, un total dinosaure par rapport à ce que j’allais connaître les années suivantes en matière de technologie télévision, mais bon, ça nous familiarisait au minimum avec les trucages vidéo.

 

N’allez pas chercher un sens au film qui suit, ça reste un pur exercice propre à manipuler les machines vidéo ce qui, au final, nous donne un catalogue des effets spéciaux qu’on pouvait sortir d’une régie analogique peu équipée, à qui nous fîmes d’ailleurs rendre gorge car, avec de l’ingéniosité et des bidouilles, on finit par réaliser quelques effets que les techniciens du lieu nous avaient d’emblée annoncés impossibles. En revanche, la qualité du film est ici acceptable car tourné avec des moyens pro. Et puis c’est à nouveau l’occasion de faire le guignol devant une caméra, chose pour laquelle j’étais toujours client. (J’ai rajouté ici les noms des intervenants dont je me souviens.)

 

Le Cric

Au chapitre 1983 – 18 décembre, la campagne d’Italie de ce webroman, on voit un extrait du court métrage Le Cric. Ici, vous allez avoir l’intégrale. Toute une histoire que ce Cric, une histoire qui remonte à Léo Ferré, pas moins. Se faire un cric est au départ une expression issue du métier de saltimbanques. Pourquoi ? Je ne sais pas, d’autant que se faire un cric peut s’appliquer à mille situations du quotidien autant professionnelles que privées. Mais voilà, si je m’en réfère à Léo Ferré, ça vient au départ du métier de scène. Un beau jour, Léo raconte cette histoire drôle à son secrétaire aussi particulier que préféré : Maurice Frot (cf. 1975 – Automne, les copains d’la neuille). Des années plus tard, Maurice Frot me la raconte à son tour. C’est l’histoire d’un type qui crève un pneu. Manque de pot, manque de cric plutôt, quelqu’un a oublié de remettre dans la bagnole le kit nécessaire à changer une roue. Voilà t’y pas notre homme, d’assez mauvaise humeur, crapahutant à travers la campagne dans l’espoir de tomber sur un ferme où il pourra emprunter un cric. Chemin faisant et surtout boueux, il se monte progressivement la tête contre les culs terreux en général, ceux qui vivent au fin fond d’un bled pourri — gens à qui il ambitionne pourtant de demander un service — , mais qui pour lui sont tous des tarés, se mariant entre cousins avant d’aller voter à l’extrême-droite. « Et que va-t-il se passer quand ils vont me voir débarquer, venu de nulle part, dans leur ferme de merde ? Ils risquent fort de me tirer dessus, ces dégénérés ! » Ainsi avance-t-il dans la pampa en se faisant un cric, qui, on l’aura compris, signifie se monter le bourrichon. Sur rien bien sûr, pure paranoïa. Quand il débarque dans la ferme, remonté à bloc, il ouvre la porte à la volée, tombe sur une famille de paysans tranquillement à table et leur hurle : « Et bien, votre cric, vous pouvez vous le foutre au cul ! ».

 

Bien racontée, avec les délires et rajouts de Maurice Frot, je vous assure, ça m’a fait rire.

 

François Migeat

Quand notre prof cinéma, le réalisateur François Migeat, nous annonce que l’on va attaquer le gros morceau de fin d’études avec le tournage, en 16 mm, d’un court métrage de fiction et que, pour se faire, il faut un scénario, devinez qui lève la main une nouvelle fois en disant : « Moi, j’ai une idée ». Coup de chance, Migeat, saltimbanque lui-même, connaissait l’histoire drôle. Aussitôt dit aussitôt dealé : « Pas bête ça, Le Cric, on pourrait effectivement tourner l’idée de Jean-Pierre ». Et nous voilà partis en écriture de scénario, storyboard, repérages, accords pour lieux de tournage, enregistrement de la musique, bref, tout le bataclan et son train pour la prépa d’un film, fut-il court. Je dis on car la particularité du cinéma, contrairement à ces lignes que je rédige tout seul au fin fond de la Drôme, c’est que l’on est nombreux sur le taf. C’est, en digression, ce que m’avait répondu Pierre Desproges quand je lui avait demandé pourquoi il n’écrivait pas pour le cinéma : « Quand j’écris mes textes, je suis seul avec moi-même ; au cinéma, tu as tout de suite 50 personnes qui donnent leur avis. Ça, je ne supporte pas. »

 

C’est Pierre Ingold qui supervisera la réalisation du film ; je m’y serais bien vu mais, jouant une fois de plus le guignol devant la caméra 16, je ne pouvais pas être au four et au moulin. En revanche, la postproduction du film, je m’en souviens bien, ça m’avait passionné, et c’est là, avec un chef monteur qui avait passé l’âge de la retraite, que j’ai découvert que l’on pouvait jouer en nocturne jusqu’à plus d’heure sur une table de montage avec le souci de toujours faire mieux. J’y ai de fait passé plusieurs nuits, reprenant le flambeau derrière un Pierre Ingold qui préférait partir se coucher et me lâcher la bride tellement j’étais épuisant au registre enculage de mouches.

 

Voici donc Le Cric qui, compte tenu des aléas de notre amateurisme, reste pourtant un authentique court métrage, dont le plan final, il est vrai, doit plus à Peckinpah qu’à Léo Ferré.

 

 

 

On avait cru faire une œuvre dramatique car ce pauvre type, perdu au milieu de nulle part, blessé, stressé, était pour nous l’expression même de l’infortune. On a dû déchanter très vite, soit au bout d’une minute de la projection qui se déroula, en fin d’année, devant un public conséquent réunit dans un amphi de la fac. On s’attendait à tirer les larmes, se fut tout de suite des éclats de rire. On voulait émouvoir, on avait réussi, toute la salle était pliée. On était un peu surpris, voire vexé mais bon, face au quasi triomphe qui se matérialisa par une flopée d’applaudissements au générique de fin, on a souri, l’air modeste, comme si tout cela était programmé, voulu, en comédie.

 

Le public n’a pas de cœur.

 

Fin de l’histoire et coming next now avec 1988 – Le Printemps, Mitterrand et moi

 

 

 

 

 

1983 – 5 novembre, Reiser ou la perversité de Dieu

reiser portrait

 

 

Le 5 novembre 1983, c’est la date de disparition d’un grand bonhomme. Pas par la taille, il devait faire dans les 1 mètre 60, par le talent, voire le génie. Je n’aime pas trop employer ce terme de génie car il est galvaudé ; tu fais trois conneries sortant de l’ordinaire, tu te rajoutes une plume dans le cul, de préférence verte, t’es un génie. Mais pour ce petit homme, pour son œil perçant la nature humaine et ses paradoxes, pour la maîtrise de sa plume, le mot talent est insuffisant. Coincé chacun dans sa génération, on rate tous des grands hommes. Pour ma part, j’en ai raté un paquet, de Montaigne à Molière en passant par tout ce que tu veux, Balzac, Proust… je ne vais pas vous faire la liste, faite la vous même fonction de vos engouements. Heureusement, ils ont laissé des traces, écrites, et on peut s’y référer, entre autres pour mesurer tout ce qu’on a raté de ne pas prendre ne serait-ce que l’apéro avec eux. Pour les récemment atterris sur la planète, ne ratez pas les traces, dessinées, qu’a laissées Jean-Marc Reiser. C’est de l’empreinte, profonde.

 

J’ai découvert Reiser, comme tous les gens de ma génération, dans le Hara-Kiri des années 60, puis ne l’ai plus lâché dans le Charlie Hebdo des années 70, sans bien sûr deviner que mon parcours allait m’amener un beau jour à bosser avec lui. Je ne me souviens pas avoir bu l’apéro avec lui à vrai dire, peut-être un café dans son tout nouveau – et malheureusement dernier – loft.

 

En 1973, avec la troupe de Patrick Font et Philippe Val, on investit le Théâtre de Dix Heures, à Pigalle, pour le tout premier spectacle de la compagnie : En ce temps là les gens mouraient. Font et Val s’étaient rencontrés quatre ans avant sur cette même scène du Théâtre de Dix Heures, un repaire de chansonniers où Patrick Font partageait la scène avec des Jean Amadou, Jacques Grello, Maurice Horgues, Robert Rocca ou un Thierry Le Luron en début de carrière. De son côté, Philippe Val faisait nuitamment le mur de chez lui – ses parents étaient peu enclins à favoriser sa carrière artistique naissante – et, guitare au dos sur sa Bleue (mobylette Motobécane AV88 pour les puristes), partait faire le tour des cabarets – Chez Georges, Le Bateau Ivre, La Contrescarpe, Le Lapin Agile – pour de maigres cachetons et pour quelques beignes d’applaudissements quand le public clairsemé de ces lieux de chanson dite Rive Gauche s’avérait ému par ce chevelu qui, déjà, s’attachait à pourfendre la konnerie, telle qu’orthographiée par Vian.

 

Mobylette bleue

 

Sa mobylette l’amène un beau jour de 1969 jusqu’à une audition au Théâtre de Dix Heures où il y a une place à prendre dans le programme, pas tous les soirs mais seulement en alternance, les jours où en effet Le Luron, qui commence à cartonner, a contracté des galas en province. C’est ainsi que Val devient poto de Font, d’où également leur accointance avec Le Luron pour lequel par la suite ils écriront des textes, ou participeront à une émission, au demeurant et avec le recul pas terrible, Le Luron du Dimanche (TF1), émission qui me verra d’ailleurs faire mes premiers pas à la télé. Qui seront aussi les derniers. A l’aune de mon génie d’interprétation que vous allez entrevoir dans l’archive ci-dessous, je peux dire comme Néron au jour de sa mort : « Quel artiste le monde va perdre ! »

 

Extrait de « Le Luron du Dimanche » (1973, TF1), sketch tiré du spectacle « En ce temps là les gens mouraient », inspiré d’une émission quotidienne et assez représentative des variétés à la télé dans les années 70, « Midi Première », animée par Danièle Gilbert. On y retrouve Nadine Mons, Patrick Font, Patrice Mahéo, Lucien Ancinel et moi-même dans un personnage récurrent au sein du service public, le technicien syndicaliste.

 

En traversant la Seine, Val change aussi de public car celui des chansonniers est autant à droite que la rive où sont situés ses deux théâtres de prédilection, Les Deux Ânes et donc le Théâtre de Dix Heures. Dans ces années 70, le public des chansonniers est plus souvent qu’à son tour composé de provinciaux qui viennent s’encanailler à Pigalle au sortir du Salon de l’Auto. Font, avec son outrecuidance et sa puissance de feu humoristique, parvient généralement à les dérider, pour Val, c’est moins évident. Bien que tordant le cou à son répertoire pour en extraire les chansons les plus satiriques, il n’en reste pas moins que, entre les lignes, il continue à remettre en question une société devant des spectateurs qui, au fond, estiment que tout roule plutôt bien dans cette même société, hors ces putains d’embouteillages parisiens pour rejoindre Pigalle.

 

Comme son nom l’indique, le Théâtre de Dix Heures jouait à dix heures, pm, 22 heures en clair. Horaire un rien tardif me direz-vous, sans doute, mais il faut s’en plaindre à Courteline qui, dans une de ces pièces du début du siècle, fait dire à un de ses personnages : « Je vous dis que l’homme qui fondera un théâtre de Dix-Heures pratique, confortable, élégant et où on ne jouera que des pièces gaies – car les heures ont leurs exigences – gagnera une fortune par la force même des choses, par le seul fait qu’il aura étanché une soif ». Et c’est fort de ce concept, comme on dirait aujourd’hui, que Roger Ferréol ouvre un Théâtre de Dix Heures, sur l’emplacement de l’ancien cabaret Les Arts. On est en 1925.

Raoul Arnaud

Raoul Arnaud

En 41, c’est Raoul Arnaud qui en reprend la direction. Durant l’Occupation, le public s’y presse pour retrouver l’esprit montmartrois des chansonniers qui, profitant que les nazis ont un peu de mal avec les finesses et jeux de mots de la langue française, s’en donnent à cœur joie, pour le plus grand bonheur des spectateurs qui prennent ainsi une discrète revanche sur l’occupant. Dans les années 50, Raoul Arnaud programme la comédienne Oléo qui a une petite carrière cinéma – on la retrouve aux génériques d’une vingtaine de production des années 30, notamment dans des films de Renoir, Duvivier ou Guitry – mais qui a aussi une forte personnalité et la langue bien pendue, si bien qu’elle va rejoindre sans problème la scène des chansonniers, puis s’y installer à demeure vu que le patron en tombe amoureux et l’épouse.

 

Oléo Arnaud

Oléo Arnaud

En 1973, c’est donc Oléo Arnaud, veuve de Raoul disparu en 67, qui est la patronne du théâtre. Coup de chance pour Patrick Font et Philippe Val, Oléo, qui n’est plus toute jeune pour la gestion au quotidien de son théâtre, appelle à la rescousse son fils Jean-Loup. Jean-Loup Arnaud (il coproduira la pièce Le Roi des Cons, de Georges Wolinski et Claude Confortès, au Théâtre de la Gaîté Montparnasse en 1976 et on verra un peu plus loin combien, une fois encore, le monde est petit) tente alors l’aventure de doubler le potentiel du théâtre de sa maman en ouvrant le créneau du 20 heures. Il est conforté en cela par une nouvelle génération d’humoristes qui s’attaque à pousser l’ancienne vers la retraite, en premier lieu ceux qu’il a repérés dans son propre programme, soit Font et Val qui n’est encore qu’un duo en puissance.

Jean-Loup Arnaud

Jean-Loup Arnaud

Jean-Loup leur propose d’écrire un spectacle pour inaugurer la nouvelle tranche horaire.

Ce sera donc En ce temps là les gens mouraient, une pièce d’esprit café-théâtre et de… science-fiction. En quelque sorte. Deux historiens du futur ont retrouvé un lot de photos des années 70 et, grâce à un diaporama sur un écran en fond de scène, ils tentent de reconstituer, mais surtout de comprendre, ce qu’était la vie au 20e siècle dans une l’époque où, vous n’allez pas me croire mais pourtant c’est vrai, les gens mouraient. Si, si. Je n’ai sauvegardé, malheureusement, aucune vidéo de ce spectacle mais en revanche j’ai retrouvé du son ; je vous en livre ci-dessous un extrait de deux minutes ; vous n’y aurez pas, de fait, les projections sur écran mais peu importe elles s’imaginent fort bien, sachez simplement que le dialogue du début commente la photo d’une mêlée de rugby avec un arbitre à proximité.

 

 

Arrivait ainsi le Déconoscope soit un empilage de scénettes en fausses pubs, parodies télé (telle celle de Midi Première vue précédemment) et de chansons. Sur une mise en scène bricolée tenant, il est vrai, plus du patronage que de la Comédie française, c’était outrancier, ubuesque, écolo avant l’heure (mais d’un écologisme bien éloigné du rousseauisme prônant un « Mon Dieu que la nature est belle ! »), anticlérical évidemment, anti-beaufs, libertaire à donf’ et quand même, il faut bien le reconnaître, hyper gauchisant (réaction épidermique au libéralisme giscardien de l’époque) donc truffé de mauvaise foi avec toutefois des relents de lucidité rappelant que tout ce discours relevait d’une indéniable utopie… Mais, comme dit chez plus qui : « L’utopie, il en faut beaucoup car ça réduit au lavage ».

 

Avec ce cours magistral donné par ses deux historiens entrecoupé de sketches, En ce temps là les gens mouraient reposait donc sur un concept malin, à tiroirs, simple et efficace, et permettait d’aborder tous les travers d’une société, celle qu’on a tellement le nez dessus qu’on en oublie qu’elle est tordue. La troupe de l’époque était composée des Font et Val, Nadine Mons, Lucien Ancinel, Patrice Mahéo et moi-même, l’ensemble se voyant accompagné au piano par un musicien au nom prédestiné : Jean Schoubert.

 

Moi, là dedans, je faisais essentiellement la régie lumière et son, et un peu aussi comédien, pour quelques apparitions, fugitives. De toute façon fallait pas que je traine en scène vu que c’ était moi qui gérait bande son et projos, notamment les noirs en fin de sketches, et comme on peut pas être partout…

 

Passées les premières soirées avec passablement de monde, conséquence des invits dont on avait bombardé les copains, les clients ne se pressaient pas au guichet. On ramait devant 4, 6 ou 8 personnes, ce qui est peu dans une salle de 200 places, et on arrivait à battre des records le samedi, jour de sortie parisienne, avec une trentaine d’égarés. Évidemment, on était à la recette et donc aussi maigre qu’elle. En même temps, on ne pouvait pas en vouloir au public de notre spectacle de 8 heures de se pointer à 10 heures puisque c’était le nom du théâtre. Il eut fallu renommer ce théâtre, ce qui, à l’heure où j’écris ces lignes soit plus de 40 ans après, n’est en l’occurrence toujours pas fait (en même temps, le nom Théâtre de Dix Heures est patrimonial, attaché à l’histoire du quartier).

 

francoise canettiJean-Loup Arnaud engage alors une attachée de presse complètement allumée : Françoise Canetti. Elle porte le même nom que Jacques Canetti, ce qui est un peu normal car c’est sa fille, un type un rien têtu qui, contre vents et marées car personne n’y croyait, a poussé sur le devant de la scène d’illustres inconnus tels qu’Édith Piaf, Charles Trenet, Juliette Gréco, Félix Leclerc, Charles Aznavour, Georges Brassens, Jacques Brel, Serge Gainsbourg… et on s’arrête là car si je cite tous les gens qu’il a mis en selle, on va sérieusement allonger le paragraphe. Quand on est attachée de presse d’une troupe aussi peu fréquentable qu’inconnue, dans un théâtre environné de péripatéticiennes et référencé pour ses chansonniers, la mission est plus qu’ardue, elle est quasi impossible. Ayant sans doute hérité de la ténacité de son paternel, l’allumée Françoise Canetti ne va pas lâcher les journaleux et progressivement parvenir à ce que paraissent, à droite, à gauche, quelques papiers, vantant la troupe ou au contraire consternés par elle. La mayonnaise commence toutefois à prendre le jour où Claude Fléouter place le spectacle en sélection plusieurs semaines de suite dans son journal Le Monde. Rendons grâce ici à des José Artur, Jean-Louis Foulquier et Franz Priolet qui embrayent sur le mouvement en invitant ensuite Font et Val dans leurs émissions de nuit sur France Inter. Renaud78En évoquant cette époque, je me souviens maintenant avoir découvert, dans le studio de ce Foulquier, un gamin – jean troué, perfecto tranché d’un foulard rouge et gratte crasseuse – chantant un truc assez marrant qui s’appelait « Laisse béton ». Ça m’a bien plu mais j’ai douté que ça marche : sous des allures de loubard, le gars avait l’air tellement timide et fragile…

 

Mais bon, au Théâtre de Dix Heures, on n’en est pas encore à refuser du monde. En me brossant les dents, comme toujours – Signal fit beaucoup pour ma créativité -, j’ai un beau matin un flash : « Compte tenu de la tonalité iconoclaste-mouvance-gros-mots du spectacle écrit par Font et Val, s’il y a un canard dont il faut tirer les plumes, c’est bien Charlie Hebdo. » Je me paye alors de culot et je me pointe un jour de bouclage, ça devait être un lundi, à sa rédaction rue des Trois Portes. Stressé d’avance car n’ayant pas une once d’expérience du haut de mes 22 ans, je me dis : « A peine entré, ils vont me lourder… ». En poussant la porte de Charlie, je commets en fait un acte dont je ne mesure qu’aujourd’hui, soit 40 ans plus tard, les imprévisibles conséquences. Un peu d’humilité quand même, si je n’étais pas entré ce jour là dans Charlie Hebdo, certes Font et Val, qui émargeaient dans les mêmes registres que les mécréants de ce brûlot hebdomadaire, auraient fini par nouer des accointances avec eux ; disons que j’ai juste donner un coup de pouce à l’Histoire, mais la vie est pour le moins étrange car comment imaginer que, précisément 18 ans plus tard, Philippe Val deviendrait le patron du Charlie Hebdo 2.0 !?

 

Couverture historique du numéro 1 du Charlie Hebdo 2.0

Couverture historique du numéro 1 du Charlie Hebdo 2.0

 

J’ai donc poussé la lourde lourde* en bois d’arbre du journal, m’attendant à la prendre dans la seconde en retour dans la tronche, mais non, rien, et je me suis introduit dans une grande pièce où trônait une longue table du même bois que la porte d’entrée, encombrée de verres et de bouteilles, alors que le Professeur Choron pestait contre je ne sais plus quoi en faisant des moulinets vengeurs avec son porte-cigarette. J’aurais été là ou pas, c’était tout comme, personne ne faisait attention à moi, planté et gauche en bout de table. Tout le canal historique était là : Cavanna, Cabu, Wolinski, Willem, Siné etc. soit rigolant aux gueulantes de Choron, soit gratouillant, à la bourre comme d’hab’, leurs dessins. (* Lourde lourde : suite à remarque de la correctrice, Caroline de Lipowski, je précise que c’est une répétition volontaire, licence d’auteur, leur porte était vraiment lourdingue.)

 

La rédac' à l'époque de la rue des Trois Portes, gauche cadre, le Professeur Choron, au fond Reiser, Wolinski, Gébé, Cavanna, Cabu.

La rédac’ à l’époque de la rue des Trois Portes, gauche cadre, le Professeur Choron, au fond Reiser, puis Wolinski, Gébé, Cavanna, Cabu.

« T’as amené la doc ? me demande une brune surgissant derrière moi.

– Euh… non, quelle doc ?

– Bah tu viens bien de chez Hachette ?

– Ah non, pas du tout.

– Mais t’es là pour quoi alors ?

– Euh… En fait, je m’occupe d’un spectacle… et…

– Ah oui d’accord, je vois… Eh, Delfeil ! y a un mec pour toi ! »

M’arrive un binoclard râblé, grosses lunettes noires sous une calvitie prometteuse : Delfeil de Ton, une signature que je connais, il s’occupe notamment des spectacles. Ma cible.

Delfeil de Ton

Delfeil de Ton

« Qu’est-ce que tu viens me vendre ? »

Probablement habitué à se faire harceler par des attachés de presse pro, je pense que le mec a dû être ému, a contrario, par mon laïus aussi embrouillé qu’amateur.

« Bon, comment ça s’appelle ton truc ? » Et il note le nom de la pièce sur un bout de papelard que je suis sûr qu’il va immédiatement paumer dans les bouts de saucisson jonchant la table. « Ça se joue où ?

– Au Théâtre de Dix Heures.

– Ah, au Dix Heures, ok…

– Vous connaissez ?

– Un peu mon neveu, Jean-Loup Arnaud voudrait monter une pièce d’après mes textes… Mais faudrait que je bosse là dessus, j’ai pas le temps… »

Il se retourne, m’oublie dans la seconde : « Eh Reiser, tu me le fais ce crobard pour mon papier ou je demande à Cabu ? »

– Oui attends, j’ai une idée, pas sûr qu’elle soit terrible. Je finis ça et je m’y mets. »

En bout de table, sur la banquette côté mur, un petit mec, tire la langue en dessinant un mec qui tire la langue. Ah d’accord, il a cette tête là le fameux Reiser, je le voyais pas du tout comme ça.

 

 

Trois jours plus tard, Delfeil de Ton est dans le théâtre. Je vais passer une bonne partie de la représentation à le zieuter par le judas dont je dispose en régie pour observer la salle. Il se marre, souvent, pas toujours, mais enfin il a pas l’air de s’emmerder. Et il se lève alors que mes camarades sont en train de saluer, sort de la salle avant même que ne tombe le rideau. Le mercredi suivant, j’ai mon article, tout petit mais super engageant, et c’est donc signé Delfeil, c’est dans Charlie Hebdo, la bible du moment pour un certain public, pour notre public. En fin de papier, l’espéré « Salut les radins, allez-y avec Charlie Hebdo sous le bras, c’est moitié prix ». Le jour de sortie du canard, je vous jure, je baratine pas, on a déjà une vingtaine de radins brandissant Charlie Hebdo à la caisse du théâtre. Le lendemain, on passe à 40, le samedi, on refuse du monde. Nom de Dieu, j’étais pas peu fier. De mémoire, Font et Val m’ont même offert une quatre fromages à la pizzeria d’à côté.

 

Se passent quatre ans et on en arrive au Printemps de Bourges 1977, premier du nom. Font et Val y sont à l’affiche, d’autant que le patron du festival, Daniel Colling, est devenu entre temps leur producteur de disques (là, je ne vous refais pas tout le film Printemps de Bourges, ceux qui ont raté les épisodes précédents peuvent se remettre à niveau en allant lire 1977 – Avril (1), Un Printemps… à Bourges ?). A ce premier festival, on a Trenet, et qui Trenet traine-t-il dans son sillage, en groupie ? Cabu. A la faveur du backstage Trenet, Val sympathise avec ce Cabu qu’il n’avait jamais rencontré avant, et nait là une amitié, profonde, une complicité totale qui ne se verra rompre que par une kalachnikov, le 7 janvier 2015.

 

J’ai du mal, encore, à croire en ce qui reste un cauchemar, pour nous tous. Quant à écrire dessus… Peut-être un de ces jours. Pas maintenant.

 

Il faut une couverture pour un disque Font et Val ; en toute logique, on la demande à Cabu. Ce dessinateur, de génie – comme pour Reiser, le terme est le bon -, va devenir dès cette époque l’illustrateur attitré de ce duo à la dent dure, tant pour une tripotée de disques que pour les affiches de leurs spectacles.

 

 

Le duo Font et Val tiendra la scène 22 ans, de 1973 à 1995. Bien que rencontrant un vrai grand succès et explosant de rire leur public (ils bourreront quand même trois semaines les 1600 places du Casino de Paris lors de leur dernier spectacle), Patrick et Philippe, par leurs propos mêmes, resteront toujours en marge du show business et des grands médias. Comme ces duettistes n’atteignent pas la notoriété de Simon et Garfunkel, je m’avise que certains lecteurs, dont les jeunots, les connaissent peu, voire pas du tout. Aussi, ci-dessous, je vous sers leur tube, On s’en branle, titre qui présente l’avantage de résumer le profil particulier de leur carrière.

 

Captation du spectacle au Casino de Paris en 1994, coproduite par le Vrai Chic Parisien et Gilbert Rozon, réalisateur Alain Vandercoille, à la basse Emmanuel Binet, au piano Françoise Pujol.

 

Je reviendrai sur Font et Val dans un autre chapitre, mais faut que je prenne mon élan car la fin de leur histoire à deux finit quand même dans ce que j’appellerais, pudiquement, un drame humain. Ce n’est pas l’objet du présent chapitre dont je dérive, déjà et selon mon habitude, sérieusement. Bossant avec le producteur Colling et désormais coutumier des éditions du Square où sévit le Professeur Choron et son équipe infréquentable, c’est moi qui suis systématiquement en charge de courir après Cabu,

William Leymergie, Dorothée, Cabu

William Leymergie, Dorothée, Cabu, Récré A2.

lui-même courant du Canard Enchainé à Charlie Hebdo, en passant par Antenne 2 où il intervient dans l’émission Récré A2 de Dorothée. Je cavale aux fesses de Cabu pour lui faire parachever ses dessins Font et Val avant qu’ils ne partent chez l’imprimeur qui les attend comme de juste pour l’avant-veille. Car Cabu est toujours en retard. Stressé par Colling, lui-même faisant des promesses jamais tenues à l’imprimeur précité, j’appelle en général chez Cabu et tombe, toujours, sur le barrage de son épouse, la très grande attachée de presse, aussi adorable que redoutée, Véronique Brachet-Cabut (la bonne orthographe d’état civil de son mari est Jean Cabut). Véronique fait barrage pour protéger Jean car c’est toute la journée que sonne le téléphone, avec toujours au bout des gens qui attendent un crobard. Jean est un amour d’homme, d’une gentillesse extrême – contrastant avec le tranchant de son œuvre – et il ne sait pas dire non. Donc il dit oui à tout le monde et comme déjà il est en retard pour les canards qui le salarient, je vous laisse à imaginer pour ceux à qui il a promis un dessin gratuit. Car il a aussi la particularité d’être aucunement vénal. Pour une pochette de disque, qui s’inscrit dans une démarche commerciale, il fallait le supplier pour qu’il accepte du fric. A force d’insistance, il finissait par dire : « Bon OK, tu me donnes ce que tu peux. »

 

cabu-duduche Patientant sur la banquette de Charlie Hebdo, buvant l’apéro avec l’équipe (ah bah oui, j’ai donc bu l’apéro avec Reiser, j’avais oublié), je finissais par voir débarquer mon Cabu, sortant du métro, crinière à la Jeanne d’Arc au-dessus de ses éternelles lunettes rondes, sac en bandoulière gonflé de paperasses en désordre, pour se faire admonester – gentiment – par la grosse voix de Cavanna : « C’est à c’t l’heure là qu’t’arrive !? Magne, on cherche la Une ! ». Quand tu possèdes un talent comme Cabu, tu peux te permettre d’être en retard car 1) tu as des idées à foison et 2) tu les dessines à la vitesse de l’éclair. Pour faire mon portrait, celui là même que je vous ressers ici, il a bien dû mettre… quoi ? Une minute. Peut-être deux avec une éventuelle correction. Pour une caricature, il fallait qu’il trouve l’élément à amplifier. Pour ma pomme, ce sont les oreilles façon Spok, le vulcain de Star Trek, qui ont dégustées.

 

Portrait-by-Cabu-2

 

En 1981, je le rappelle pour ceux qui n’ont pas de mémoire, je suis attaché de presse et programmateur du Théâtre de la Gaîté Montparnasse que mon copain le producteur Daniel Colling, toujours le même, a loué à son propriétaire, le metteur en scène Michel Fagadau. A la vérité, Colling assure les grosses affiches du programme, moi je me fais tête chercheuse pour dénicher le talent sur les scènes parisiennes. Pour ce faire, je voyais six spectacles par semaine, tous les soirs quoi, sauf le lundi jour traditionnel de relâche. J’étais pas mécontent, ces fameux lundis, de m’écrouler devant un plateau télé à la maison. Car quelque soit le type de spectacle, du café-théâtre à la variétoche en passant par le théâtre dit normal, le dénominateur commun à tous ces genres, c’est que tu t’infuses quand même beaucoup de merdes. Pour parler grossier mais clair et simple. Les premières fois, je me plaçais en bonne position, en milieu d’orchestre, mais ainsi coincé, pas moyen de se barrer si ce que tu vois est épouvantable, casse-couilles, sans talent ou incompréhensible, et qu’en prime ça dure trois heures. Très vite j’ai changé de tactique : je m’installais en fond de salle, sur un strapontin en bout de rang, et donnait vingt minutes au spectacle pour me convaincre. Si dans ces vingt minutes les gens sur scène ne réussissaient pas à me scotcher à mon siège, discrètement, je m’éclipsais. Mais bon, le temps de garer la voiture à l’endroit où elle va se prendre un PV, le temps de rentrer dans le théâtre en tentant d’éviter l’attachée de presse du lieu informée de ma venue puisqu’invit’ à mon nom au contrôle, vingt minutes de spectacle suivies d’une sortie discrète pour rejoindre la voiture et ôter le PV de sous l’essuie-glace + temps de retour à la maison, le tout multiplié par six, ta semaine est bouffée.

 

J’ai quand même vu de très bons spectacles mais là survenait une nouvelle question : est-ce que c’est un chef-d’œuvre, ou sans atteindre à cela, est-ce un très très bon spectacle ? Et là, tu est seul à juger, en ton âme, expérience et conscience. Pas évident. J’ai donc mis au point une martingale qui tenait en deux questions. La première question : « Est-ce que tu as envie de revoir ce spectacle ? » ; la seconde : « Conseillerais-tu à tes amis de voir ce spectacle ? » Si je répondais Oui aux deux questions, je tenais un show qui lui tenait la route. Vous pouvez essayer vous même cette martingale au sortir d’un théâtre, d’un film, elle fonctionne à mort. A mon rythme de six spectacles/semaine, j’ai donc quand même rencontré des choses dont, sortant, je répondais Oui aux deux questions. Par exemple Philippe Caubère, au Théâtre d’Ivry avec sa Danse du diable, qui durait trois heures mais là, tu en redemandais, Caubère que je ne parviendrai d’ailleurs pas à signer pour la Gaîté Montparnasse, à mon grand désespoir ; Riou Pouchain aussi, des foldingues, des burlesques, les seuls mimes qui, à ma connaissance, parlent, découverts un beau soir au Café d’Edgar d’Alain Mallet, enrôlés par mes soins dans les artistes de notre production et qui vont très vite devenir deux amis intimes ; Michel Lagueyrie, l’humoriste, avec lequel par la suite je vais mener diverses aventures, dont celle d’Europe 1, ou enfin, mais la liste n’est pas exhaustive, Le Père Noël est une ordure de l’équipe dénommée aujourd’hui Les Bronzés mais qui à l’origine portait le nom de son théâtre : Le Splendid.

 

 

La bande du Splendid, avec ces Thierry Lhermitte, Gérard Jugnot, Christian Clavier, Michel Blanc, Marie-Anne Chazel, Anémone, Josiane Balasko, Bruno Moynot, je la connaissais mieux que bien ; ils étaient en effet nos voisins de palier, en 1975, dans l’impasse d’Odessa (Montparnasse) où notre propre compagnie, celle de Font et Val, avait élu domicile dans son café-théâtre du Vrai Chic Parisien. Avec notre théâtre de 250 places, on les énervait un peu, ceux du Splendid qui n’avaient alors qu’un lieu accueillant max cent personnes. Gérard Jugnot, qui est un angoissé de première, biglait les longues queues qui s’allongeaient à notre caisse – pour La Démocratie est avancée, notre troisième spectacle qui marchait du feu de Dieu – alors qu’eux n’avaient pas encore la notoriété qui allait venir avec leur première pièce à succès Amour, coquillages et crustacés, celle là même qui, reprise au cinéma sous le titre Les Bronzés, fit d’eux des stars.

 

Quand je vais voir leur Père Noël est une ordure dans le Splendid n° 2, rue des Lombard, pour lequel ils ont déménagé, c’est par pur plaisir, en même temps que pour draguer une superbe blonde aux yeux bleus que j’invite à la soirée, la journaliste de TF1 Christine Weinberger.

Christine Weinberger

Lipo aura toutefois des bises de la belle Christine Weinberger

J’en serai d’ailleurs pour mes frais – du dîner, je ne payais pas mes places au Splendid – car la magnifique Christine refusera toujours d’aller jusqu’à mon lit puisque amoureuse ailleurs. Ah là là… je regrette hein, car canon quand même. Bon, revenons en à ce fameux Père Noël ; je vois ça, je rigole mais je n’ai pas une seconde à l’esprit d’aller proposer la botte à cette équipe car ils sont dans leur propre théâtre et je ne vois pas pourquoi ils viendraient dans le mien pour y partager la recette.

 

Il arrive souvent, trop souvent, que tu te ramasses avec une programmation. Si au bout de trois semaines, tu ne fais pas une jauge minimum (un remplissage de la salle qui paye au moins tes frais), il est temps que tu t’inquiètes. Je n’ai pas gardé en mémoire le spectacle qui était en train de se ramasser dans notre Gaîté Montparnasse mais, bref, il est là depuis trois semaines, joue devant une salle quasi vide, c’est un bide. Réunion de notre cellule de crise, « Faut trouver d’urgence autre chose », et Nicole Charmant,

Nicole Charmant en compagnie de sa très jolie nièce, Béatrice Caudwell.

Nicole Charmant en compagnie de sa très jolie nièce, Béatrice Caudwell.

notre grande administratrice du théâtre – grande en taille et en talent – me dit : « Jean-Pierre, vous êtes copain avec l’équipe du Splendid ? Ils jouent à guichet fermé leur Père Noël, et ce dans une salle de 200 places. Ils n’auraient pas envie de déménager pour un théâtre du double ?

– Nicole, ils sont chez eux, conservent 100 % de la recette, qu’auraient-ils à gagner en allant chez les autres ?

– Deux fois plus de recettes.

– Écoutez, je veux bien les appeler, ça mange pas de pain, mais je n’y crois pas. » Et je décroche dans la foulée le téléphone, tombe direct sur Thierry Lhermitte. lhermitte-phone« Ah Moreau, comment vas-tu yau de poèle ?

– Et toile à matelas ? Patati-patata. Dis donc Thierry, une question : vous n’avez pas songé à déménager votre spectacle, de votre salle trop petite pour contenir tout votre public.

– Alors ça, c’est marrant que tu appelles, je suis justement en réu avec les autres pour évoquer le problème. »

Comme disait Pierre Desgraupes (mais je ne suis pas sûr qu’il soit à l’origine de la formule) : « Ne pas avoir de chance est une faute professionnelle. » Ce jour là, visiblement, j’étais plus que pro car peu de temps après Le Père Noël est une ordure s’installait pour des mois à la Gaîté. Et pour un carton mémorable, réservation des semaines à l’avance sinon t’avais pas de place.

 

pere noel afficheL’équipe des Bronzés arrive avec décor, accessoires et une affiche, pour sa pub, signée Reiser. Le dessinateur y a fait simple mais redoutablement efficace car, en une image, coup de poing, il dit tout ou presque. C’est ça le talent. Du coup, il faut modifier cette affiche et je repars jouer les pieds de grue à la rédaction de Charlie Hebdo pour avoir la nouvelle version de la patte de Reiser. La première vague d’affichage, pour annoncer le déménagement du spectacle, se passe sans anicroches. Mais au mois de décembre, pour relancer la sauce en amont des fêtes de fin d’année, on décide de faire une nouvelle campagne en visant les colonnes Morris, le métro et les gares parisiennes. Je suis dans mon bureau quand le téléphone sonne, c’est Annik Charpentier, ma copine en charge de la pub avec son agence de com’ Skanda, et elle m’annonce une mauvaise nouvelle : « Y a un pain, sérieux, sur la campagne.

La - craquante - Annik Charpentier

La – craquante – Annik Charpentier

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Colonnes Morris et France-Rail pour les gares, no problemo, en revanche pour le métro, c’est non.

– Comment ça, non ?

– Ils refusent l’affiche de Reiser, arguant que, en cette période de fête, ça va choquer tout le monde, mais surtout les enfants attendant le Père Noël comme le messie, un Père Noël que, nous, on affiche en ordure. »

J’éclate de rire : « C’est vrai que s’il n’amène pas les jouets espérés, ils vont vite le considérer comme tel…

– Rigole, rigole me dit Annik, mais on est quand même sérieusement emmerdés, pas de présence dans le métro, c’est pas terrible pour une campagne. »

L’attaché de presse que je suis réfléchit une seconde et, tout de suite, vient l’idée : « Tu peux leur demander de mettre leur refus par écrit ?

– Ouwwff, je vois où tu veux en venir, mais ils ne vont jamais vouloir, ils ne sont pas fous… »

Je ne sais pas comment se démerde Annik – c’est une maligne – toujours est-il que trois jours après j’ai ma lettre, circonstanciée. J’ai retourné tous mes papiers, impossible de remettre la main sur cette fichue lettre que je pensais bien avoir conservée en archive. J’ai demandé à Annik avant d’attaquer ce chapitre, elle ne l’a pas non plus. Et c’est bien dommage que vous ne l’ayez pas ici en document, car sous un entête de Métro-Bus, j’avais reçu un beau courrier, très bien écrit au demeurant, où la régie publicitaire de la RATP justifiait sa censure par tout ce qu’on a dit précédemment, sensibilité des familles, gosses ne pouvant pas comprendre ce Père Noël avec une femme nue dans sa hotte, etc. etc.

 

Dans la seconde où j’ai la lettre, évidemment bien sûr qu’elle repart dans toutes les rédactions de presse parisiennes, qu’elle fait éclater de rire, et se trouve reprise immédiatement, affiche à l’appui, dans une tripotée de canards. A la grande réjouissance de son auteur, Reiser, qui, gentil comme tout, s’inquiétera tout de même du préjudice que nous vaut la vigueur de sa plume. « Tu plaisantes Jean-Marc, ça nous fait une pub phénoménale, et qui plus est, gratuite ! »

 

Six mois après cet incident, je m’avise que l’imprimeur ne m’a pas renvoyé l’original de l’affiche de Reiser qui lui a servi pour ses typons d’offset. J’appelle le patron de l’imprimerie, il fouille, me dit qu’il ne la retrouve pas, que probablement il me l’a retournée. Tu parles comme il me l’a renvoyée, un original de Reiser, star du dessin, je l’aurais pas laissé passer, ça a de la valeur. Je profite donc de ses lignes pour lancer un appel à l’enfoiré ouvrier imprimeur qui me l’a tirée : « Tu vas me la rendre cette affiche, voleur ! même si pas dans l’état où je te l’ai confiée, car cela fait assez longtemps que tu l’as sur le mur de ton séjour pour frimer devant tes copains, il est temps désormais que je puisse frimer devant les miens. »

 

claude-confortesDans cette rédaction du Charlie Hebdo que je continue donc à fréquenter pour les besoins de la cause, y a un autre gars que je croise régulièrement : Claude Confortès. Comédien ayant commencé sa carrière au TNP sous la direction de Jean Vilar, assistant de Peter Brook, il se fait ensuite auteur pour différentes pièces de théâtre à succès dont celles co-écrites avec Georges Wolinski : Je ne veux pas mourir idiot, Je ne pense qu’à ça ou Le Roi des cons joué en 1976 au Théâtre de la Gaîté Montparnasse (la boucle ouverte en début de chapitre, Confortès-Jean-Loup-Arnaud-Gaîté-Montparnasse, s’avère donc bouclée et confirme que le monde est petit, encore plus dans le milieu des théâtres parisiens). L’adaptation au théâtre de BD est une des spécialités de Claude, autant dire qu’il est comme un poisson dans l’eau dans l’aquaculture Hara-Kiri-Charlie-Hebdo. Fort de ses aventures avec Wolinski, ça n’étonnera personne qu’un beau soir, à l’heure de l’apéro, il propose une aventure théâtrale à Reiser, son idée étant d’adapter pour la scène x situations issues de ses BD et de rassembler ça sous le titre générique Vive les femmes, un des albums à succès du Jean-Marc (à succès… en fait, toutes les BD de Reiser étaient des succès d’édition).

 

C’est Dagmar Meyniel, compagne à l’époque du comédien Raymond Pellegrin, qui va coproduire la pièce Vive les femmes dans notre théâtre de la Gaîté Montparnasse. Dagmar est essentiellement productrice de films mais, avec le Reiser, elle voit loin, en l’occurrence et au-delà de sa production théâtrale, son adaptation au cinéma. Alors que la pièce est en pleines répétitions, son metteur en scène Claude Confortès nous fait un caca nerveux, il vient en effet de s’aviser que sa générale de presse est programmée le jour même où commence un autre spectacle : le one-man-show de Michel Lagueyrie (on présentait en effet deux spectacles par soir, à 20H et 22H). Ayant toujours dans ces années 80 un magnéto tournant discrètement – à fin d’archives, dont acte -, j’ai sauvegardé la réunion, un peu chaude par moment, et je vous en livre ci-dessous un extrait de deux minutes où Confortès, carrément surexcité par la proximité de sa première, vire au mégalo en estimant que ce spectacle est l’événement de l’année et que rien ne doit freiner l’impact de sa générale, surtout pas une autre première, celle de Michel Lagueyrie. Dans cet enregistrement, on entend la voix de Claude Confortès donc, mais aussi de Daniel Colling, patron de la Gaîté, et la mienne.

 

 

Dans ce que vous venez d’entendre, Confortès déclare que Reiser est un génie, ce dont tout le monde convient, sauf que pour l’adaptation de ce génie on redescend d’un cran avec Claude, qui lui a du talent. Tout metteur en scène et/ou artiste se doit, à un moment où à un autre, d’être mégalo, ça je l’avais souvent vécu, mais que la mégalomanie de Claude élève sa pièce au registre des quelques événements du siècle (les autres n’étant au final que les précédentes pièces qu’il a signées) avait le don de m’échauffer un brin, d’où la tension un rien palpable entre nous. D’autant que j’avais assisté aux répétitions et que sa direction d’acteur, il les poussait à marquer les effets, voire à surjouer, me laissait circonspect. Adapter une œuvre littéraire, ou en l’occurrence une BD, n’est pas facile, chaque lecteur se fait le cinoche dans sa tête et, aidé du dessin, est son propre metteur en scène ; l’incarnation sur scène revient donc à une transfiguration des personnages et situations, on passe des deux dimensions à la 3D, cette élévation n’étant pas sans risques. Sur le plan purement comique, Vive les femmes, bien qu’enlevée dans son rythme, m’apparaissait toutefois inférieure à la spontanéité – apparente -, et à la cruauté sardonique d’un Père Noël est une ordure (je parle ici de la pièce, pas du film de Jean-Marie Poiré qui est pour moi inférieur ; j’ai toujours plaisir à retrouver les répliques cultes du Père Noël lors d’une énième diffusion de la pièce de théâtre à la télé, alors que j’ai tendance à changer de chaîne si c’est le film).

 

Malgré ces réserves qu’en tant qu’attaché de presse je dois garder pour moi, la pièce de Claude Confortés rencontrera un véritable succès, pas aussi important que le Père Noël certes mais beau carton quand même, mérité. Lors de la promotion du spectacle, j’ai le bonheur de me rapprocher de Reiser pour les différentes interviews que je lui déniche, pas tant que ça d’ailleurs pour les raisons qui seront expliquées plus loin. Je me souviens notamment d’un sujet produit pour l’émission de Soizic Corne sur TF1 qui m’amène à visiter le tout nouveau loft où Reiser vient d’emménager, rue des Archives, dans le Marais. On doit tourner dedans et avant que n’arrive le réal et son équipe, Jean-Marc me fait visiter sa toute nouvelle acquisition, superbe, haute de plafond, poutres apparentes quand on lève le nez, plancher de bois rare et rouge quand on le baisse, sol dont le propriétaire des lieux est très fier, à raison, il l’a fait venir d’Afrique et ça lui coûte un bras. Je vous laisse ci-dessous avec l’interview que j’ai su conserver dans mes archives ; les dessinateurs en herbe y ont, en raccourci (11 mn), une véritable masterclass de Monsieur Reiser et on y retrouve des extraits de Vive les Femmes à la Gaîté Montparnasse (je vous dirai ensuite quel bon souvenir j’ai gardé de ce reportage).

 

 

A l’issue du tournage, l’équipe repliant son matos, je vois Reiser se mettre à rouler le dessin qu’il vient de faire devant la caméra pour expliciter l’évolution de son trait. « Tu en fais quoi, du dessin ? lui dis-je.

– Euh rien, tu le veux ?

– Ah bah oui que je le veux, en souvenir.

– Bon, OK, alors attends, que je te le signe. » Et de s’exécuter.

 

Ce dessin, le voici ci-dessous, il m’accompagne depuis des décennies, a ornementé le mur de mes différentes maisons et trône encore aujourd’hui dans celle de la Drôme. En plus, non seulement j’ai l’œuvre d’un maître, mais j’ai aussi l’archive télé où on le voit la faire. Pas mal, non ? Beau cadeau que tu m’as fait là, Jean-Marc, à chaque fois que je m’y attarde, j’ai une pensée émue vers toi. Parti trop tôt.

 

Il est un peu gondolé mais c'est le travail de la gouache avec le temps

Il est un peu gondolé mais c’est le travail de la gouache avec le temps.

 

Parti trop tôt… Coup de fil un beau matin de la productrice Dagmar Meyniel qui est en train de préparer le tournage de la version cinéma de Vive les femmes, également réalisée par Claude Confortès. « Jean-Pierre, pour ce qui est de la promo, va falloir oublier Jean-Marc… Il ne va plus être trop dispo… ».

 

Que s’est-il passé ? Un truc tout bête, mais vraiment tout bête : Reiser traverse un beau jour une rue, se tord la cheville sur le trottoir, schlac, fracture de la jambe. A l’hosto, les toubibs s’inquiètent de cette fracture survenant sur une simple torsion. Ils poussent un peu les investigations, le diagnostic tombe très vite, lugubre, épouvantable : cancer des os. Le ratage du trottoir survient au printemps, en novembre, il est mort. Dégagé en six mois, exactement le même timing qui se renouvellera cinq ans plus tard pour Desproges en 1988. Comme dit l’autre, « L’éternité, c’est long, surtout vers la fin », et Dieu devait s’emmerder comme pas deux sur son nuage, en atteste le nombre d’humoristes qu’il a rapatrié au paradis dans ses années 80 pour se faire des shows privés. Faisons les comptes : Reiser en novembre 83, Coluche en juin 86, Le Luron en novembre 86, Desproges en avril 88… Du coup, Guy Bedos, déjà à la base hypocondriaque, a dû se faire deux check up par an. Bonne idée, il est ainsi toujours des nôtres. A l’heure où j’écris ces lignes.

 

Dagmar m’a rapporté ces mots de Reiser alors qu’il se baladait avec deux béquilles : « Tu vois, j’ai toujours rêvé d’acheter une Porsche, un beau coupé Porsche, mais avec mes convictions d’écolo, je me suis toujours interdit de le faire et du coup je me balade dans ma vieille BM jaune pourrie de partout. Aujourd’hui, tu vois, le temps m’étant compté, je me ferai bien plaisir en craquant sur une Porsche, sauf que maintenant, je peux plus la conduire… »

 

Comme quoi, enjoy, comme disent les Américains, ou carpe diem comme disait Horace.

 

Par une pluvieuse journée de novembre 83, on enterra Reiser au cimetière du Montparnasse. Une foule de personnalités, impers, parapluies et lunettes noires était là, y compris bien sûr tous ses copains des Editions du Square qui sur le coup n’avait pas démérité dans cet humour une fois de plus politesse du désespoir, car outre le dessin signé de la main même du défunt et que l’on retrouve ci-dessous, leur couronne de fleurs portait la mention « De la part d’Hara Kiri, en vente partout. »

 

reiser-va-mieux

 

Pour ne pas clore ce chapitre sur une note funèbre, ça ne plairait pas à Reiser, je me dois de vous ressortir une séquence qui fait toujours rire mes gosses. Confortès n’avait pas un budget mirobolant pour son film Vive les femmes, aussi, autant par souci d’économie que pour le plaisir d’y faire jouer les copains, il a convoqué tout le petit monde autour de lui pour le tournage. Comme il n’y a pas encore de prix d’interprétation aux César pour ce qu’on appelle les silhouettes (silhouette = 3e rôle, muet), je tiens toutefois à remercier Claude Confortès de m’avoir offert mon premier et dernier rôle au cinéma. Dans la séquence qui suit, on retrouve les deux copines pivot du film dont l’une vient de vivre une folle nuit d’amour qui l’a transportée sous les cocotiers du Pacifique. Elles prennent là leur petit dej’ en calculant où pourraient, sexuellement, les transporter les consommateurs accoudés au bar. Béret basque et baguette de pain, je suis l’ancien combattant. Hors cette prestation remarquée, on notera également la magnifique serveuse qu’est Pauline Lafont, fille de Bernadette, une comédienne d’une gentillesse absolue en même temps qu’excellente actrice, qui disparaîtra cinq ans plus tard, en 1988, au summum de sa beauté comme on dit, suite à une chute aussi bête que mortelle dans les Cévennes. Comme je le dis au titre de ce chapitre, faut pas trop se faire repérer par Dieu, c’est un pervers.

 

Extrait de Vive les femmes de Claude Confortès, à l’image la blonde Michèle Brousse et la brune Catherine Leprince (elle reprend ici le rôle tenu par Cécile Magnet à la Gaîté Montparnasse).

 

Bonus

On retrouve Catherine Leprince dans ce nouvel extrait de Vive les femmes. Ici se mêlent grandeur et petitesse de l’âme humaine, autant masculine que féminine, un partout balle au centre. Du grand Reiser.

 

 

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1980 – Avril, le Printemps, la tarte et le bouffon

Trophee de chasse

 

Il y a des jours où l’écriture est ampoulée ; en même temps cela correspond peut-être au fait que l’on a moins à raconter, d’où l’affectation du style qui, par enluminure, vient alors compenser la légèreté du propos.

 

Si cela commence par des alexandrins façon La Fontaine, il faut se méfier :

 

On ne doit pas rater l’occasion de se taire

Nous l’allons démontrer dans la présente affaire,

Si le ridicule sut ne pas m’y tuer

J’y pris néanmoins cher en addition salée.

 

R5 verte

 

On est début avril 1980 et je roule dans ma Renault 5, verte et fragile, pour rejoindre le Printemps de Bourges où s’activent les préparatifs de ce 4e festival dans lequel je dois officier. A bord de la voiture, outre votre serviteur qui tient le volant, deux journalistes et néanmoins amis : Frank Tenaille et Jacques Vassal.

 

 

Frank Tenaille

Frank Tenaille

 

Dans ces années 80, l’accès à Bourges depuis Paris ne bénéficie pas encore de l’autoroute qui reliera plus tard Orléans à Clermont-Ferrand, aussi empruntons nous les routes tout à fait nationales d’abord, puis départementales ensuite.

 

Il doit se faire dans les 13 heures, on a dépassé La Ferté-Saint-Aubin depuis un moment, on file sur une de ces routes rectilignes que sait offrir la plaine arborée de Sologne, et il commence à se faire faim. On débouche dans une petite ville sise à 50 km de Bourges et il me semble alors imprudent de pousser jusqu’au chef-lieu du Cher pour notre déjeuner car je sais que, passée une certaine heure en France, pays de la baguette, il n’est pas rare d’entrer dans un restaurant pour s’entendre dire : « Trop tard, y a plus de pain ! »

 

Si Jacques Vassal avait pris ce jour là sa 750 Honda, il eut déjeuné à Bourges sans problème...

Si Jacques Vassal avait pris ce jour là sa 750 Honda, il eut déjeuné à Bourges sans problème…

 

Aussi décide-t-on, de conserve, de s’arrêter maintenant tout de suite et on se met en demeure d’observer de chaque côté de cette rue traversant le village les restaurants dont l’apparence répond aux exigences contraires de notre appétit et de nos bourses : prometteur dans sa façade mais pour autant pas coup de fusil, surtout en Sologne, contrée où le gibier peut aussi s’avérer touristique. En face de la gare, on avise un établissement de taille respectable qui évoque le relais pour chasseurs joviaux et pansus.

 

av-de-vierzon

 

On abandonne la voiture au parking de la gare et on traverse tous trois la départementale pour rejoindre l’auberge, l’estomac réjoui d’avance. Avant de pénétrer, nous jetons toutefois un coup d’œil au menu extérieur pour voir s’il respecte les frontières de nos ressources ; ses prix apparaissent un peu au-delà de notre seuil ordinaire, mais on ne vit qu’une fois… Et on a vraiment faim. Par ailleurs, ne va-t-on pas célébrer un nouveau Printemps, ceci pouvant autoriser quelques excès, d’autant qu’on risque de souvent sauter des repas dans la tension de ce prochain festival, ces économies forcées sur toute une semaine sauront donc largement compenser l’outrance d’un jour.

 

hall TatinOn pénètre dans un accueil cossu, sans luxe excessif mais néanmoins bourgeois, et nous y sommes accueillis par un maître d’hôtel dont le sourire retenu se garde bien de tomber dans l’obséquiosité. Il nous guide à une table pour quatre vu que nous sommes trois, et fait prestement disparaître le couvert en trop. Nous sommes installés à proximité d’une cheminée où brûlent ces bûches rappelant que la Sologne est riche en arbres et qu’il est de bon aloi, en avril dans cette région, qu’un tel rougeoiement tellurique accueille le chasseur bredouille, tout en permettant il est vrai qu’il ne se gèle pas les couilles.

 

La salle à manger est tout aussi confortable que l’accueil, chaises tendues de satin autour de nappes blanches, ainsi que tableaux supportables aux murs qui, une fois n’est pas coutume dans une auberge solognote, nous épargnent les trophées de chasse que sont cerfs ou sangliers dont on ne voit généralement que la tête passe-muraille, tout en se demandant où peut bien être le reste du corps.

 

salle hotel tatin

 

Menus en main et bouches salivantes, nous venons de finir l’inventaire des différentes réjouissances qu’ils nous promettent quand arrive une soubrette, naturellement accorte, qui, stylo dressé sur carnet, s’apprête à noter nos désirs. Ce serait ici mentir avec mes souvenirs si je révélais ce que nous retînmes comme mets, j’ai oublié, me reste seulement en mémoire la fin de cette commande.

 

« Et comme dessert, Messieurs, vous prendrez des tartes Tatin ? »

 

Devant notre hésitation s’installant, silencieuse, après sa demande, elle croit bon d’ajouter : « Nous préférons le savoir à l’avance car en effet ce dessert nécessite un peu de préparation… »

 

Ce souci de la domesticité, cette pertinence dans la planification, l’annonce de cette préparation qui augure du soin qui peut y être mis, malmène notre incertitude assurément sous-tendue par le souci de ne pas accroître, du coût d’un dessert, le dépassement de nos moyens que nous envisageons pour lors de cantonner au raisonnable en clôturant nos agapes d’un simple café.

 

– Allez ! fais-je soudain en grand prince à mes camarades, je vous invite ! » tout en me disant secrètement que je ferai passer cette addition en note de frais… N’ai-je pas en effet avec moi, attaché de presse, deux journalistes censés bientôt encenser mon festival ? « Donc, Messieurs, tarte Tatin ?

 

– Et bien pourquoi pas, répondent en cœur mes deux gourmands, probablement soulagés que ma soudaine générosité éloigne d’eux l’épreuve, douloureuse même si partagée, menaçant d’entraver leur digestion.

– Donc trois Tatin Mademoiselle. »

 

bas-1Et l’avenante soubrette de disparaître vers les cuisines, ses fines jambes n’échappant pas au regard en biais du célibataire que je suis devenu. Il convient ici de préciser que si je voyage avec mes deux camarades sans la compagnie de ma compagne, celle-là même évoquée dans les chapitres précédents consacrés au Printemps de Bourges, Viviane, c’est que notre couple s’est dissous l’année précédente ; en conséquence, mon tempérament de chasseur a toujours son arme – son âme plutôt, pour rester dans le lyrisme qui prévaut à ce texte – prudemment chargée. A fortiori en Sologne.

 

 

Et nous allons déjeuner de bon cœur et de bon appétit des mets, succulents de mémoire, arrosés d’un petit Menetou rouge. Arrêtons nous un instant pour spécifier que le Printemps de Bourges fit beaucoup pour le Menetou dans ce pays où le Sancerre, jusqu’avant notre arrivée, semblait régner en maître. Le Menetou-Salon peut-être considéré, à tort, comme un sous-Sancerre. C’est faire un mauvais procès à ce vin gouleyant qui jouit des mêmes cépages que son concurrent mais qui n’as pas rencontré le même bonheur en matière de publicité. Jusqu’à l’arrivée du Printemps de Bourges et de sa cohorte de professionnels de tout horizon… Ceux-ci, ayant besoin de se rafraîchir les papilles au sortir de concerts les asséchant, découvrirent le Menetou au hasard des restaurants locaux ou de pince-fesses à la Mairie de Bourges – garnis de kir berrichon, un trait de sirop de mûre dans du Menetou-Salon – , et leur bouche à oreille fut donc déterminants pour la réputation du vignoble hors de son Berry où il était resté jusqu’à présent secret jalousement gardé.

 

Menetou pb

 

Passé l’épisode des miettes, soit celui où un élégant petit râteau, dans un bruit râpeux, s’applique à débarrasser la nappe des débris de pain consécutifs à la bonne chère, ustensile adroitement tenu par la toujours accorte soubrette qui, penchée pour officier, dévoile aux trois faibles hommes que nous sommes son soutien-gorge blanc tranchant sur l’échancrure noire de son corsage, passé donc cet épisode suggestif, nous en venons au dessert. Il nous est servi par la même jeune femme qui, ce coup ci et malgré nos sens en alerte, n’aura plus le penchant de nous dévoiler autre chose que son sourire.

 

Elle a bien fait d’insister à la commande car ce qu’elle pose devant nous est stupéfiant. Tout le monde connaît, a dégusté, apprécié une tarte Tatin. Mais là, avant même de plonger la cuillère, on sent qu’on va toucher au sublime. L’édifice dépasse, en épaisseur, tout ce que l’on a pu rencontrer précédemment dans l’exercice. La couleur même, celle du caramel, amoureusement torturé, est une violente atteinte à toutes les précautions triglycéridiques liées, on le sait, à l’excès de cholestérol. Nous ne pouvons décemment rester plus longtemps en admiration et nous y plongeons notre cuillère, avalons la première bouchée. Combien ai-je été avisé d’avoir, par cette promesse de gratuité sur l’addition, incliné mes camarades à accepter l’invitation au dessert qui nous a été faite ! Après l’espoir de saveur arrivant avec l’assiette posée devant nous, la dégustation qui suit ressort de la perfection.

 

tarte-tatin 1

 

Je ne me souviens plus, honnêtement, si nous osâmes parasiter cette pureté d’une accessoirisation de glace vanille ou de chantilly, seule me reste en mémoire la suavité, quasi pècheresse, de cette sublime dégustation.

 

Quand, un peu plus tard et après les nécessaires cafés, m’est apportée l’addition, celle-là même qui me vaudra probablement un étonnement, voire une remontrance, du trésorier du festival, je ne peux retenir mon enthousiasme et dis à l’avenante soubrette alors qu’elle glisse la note sur la nappe : « Votre Tatin, Mademoiselle, holà là… c’est quand même un fichu régal ! »

 

regard-6La jeune femme se fige et émet alors un regard… étrange, très difficile à ici rapporter, un mélange d’étonnement… teinté peut-être d’un soupçon de mépris, à moins qu’il ne soit veiné d’une certaine suffisance. Elle m’observe donc une seconde puis murmure simplement : « Oui… oui Monsieur, je sais… merci. » Mais, je le sens bien, ce merci est forcé, évidemment subséquent à l’obligation de politesse due aux clients.

 

Je n’ai compris la subtilité de ce quasi malaise que quelques instants plus tard quand, quittant l’établissement pour rejoindre la voiture de l’autre côté de la départementale, je me suis retourné machinalement. Mais pourquoi me suis-je retourné aussi ?! J’aurais dû monter tout dret dans ma Renault 5, mettre le contact et quitter cette ville, dont j’appris au sortir qu’elle se nommait Lamotte-Beuvron, afin de poursuivre ma route vers Bourges, sans surtout regarder en arrière… Ainsi n’aurais-je pas eu à porter, jusqu’à aujourd’hui où la présente confession tente d’exorciser cette faute impardonnable, le ridicule qui s’attache aux gens perdant une belle occasion de se taire.

 

Quand je me suis en effet retourné vers le restaurant, j’y ai vu, peint en toutes lettres au fronton de l’établissement, Hôtel Tatin

 

hotel tatin 2

 

L’inculte gastronome, que j’étais à l’époque et que je redoute d’être encore aujourd’hui, venait juste de déjeuner dans l’auguste laboratoire où les soeurs Tatin, avec le même effet du hasard que l’on prête à Alexandre Fleming découvrant la pénicilline, créèrent la tarte qui allait faire que leur nom propre ne le soit plus et devienne, à jamais, commun !

 

 

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Caroline et Stéphanie Tatin

On le sait, maintenant que les historiens ont pu établir l’enchaînement des faits, un beau jour d’ouverture de la chasse de cette fin du 19e siècle, Stéphanie Tatin, étourdie, oublia dans le feu de l’action de mettre une pâte dans le moule d’une tarte et l’enfourna avec ses seules pommes. S’apercevant de son oubli, elle décida de camoufler la bévue en ajoutant la pâte a posteriori, par dessus les pommes, et finit ainsi la cuisson de sa pâtisserie. Enfin retourné avant d’être servie aux chasseurs avec l’inquiétude des cuisinières que l’on imagine, ce dessert rencontra un tel succès qu’elles se sentirent contraintes de reconnaître : « Effectivement, c’est une toute nouvelle recette… », sans pouvoir pressentir sur l’instant combien l’écho de cet engouement allait se répercuter, partout dans le monde, pour les siècles à venir.

 

Quand, avec l’ingénuité qui parfois me caractérise et peut-être procède, malgré moi, de mon charme, je félicite notre soubrette sur la qualité de sa tarte, je ne peux que recueillir d’abord son rictus de consternation, puis ce sourire forcé qui n’est au fond que la mansuétude, l’indulgence qu’une âme noble se doit d’avoir devant la médiocrité d’esprit de ses contemporains.

 

Le ridicule ne tue pas, certes, mais il peut coûter cher… Honteux, pénitent en quête d’un juste châtiment, je n’ai jamais osé passer l’addition en note de frais.

 

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1984 – Juin, le junky chauve

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Vu de loin, tout à l’air rose dans le couple Caroline et Jean-Pierre, mais la vérité c’est qu’il y eut quand même de sérieuses épreuves, enfin une surtout. Et ça remonte au tout début de leur union.

 

Rappelons les faits, mais vus du côté de Caroline.

 

Elle s’était fait draguer, de façon inaccoutumée, voire même romanesque, au sein de son magasin. Elle avait accepté de boire un pot avec ce type, en gardant ses distances au départ, puis, le soir même de ce premier rendez-vous, elle avait abandonné ses défenses et s’était laissée aller au charme évident de ce trentenaire assez sûr de lui, malgré le soi-disant trac qui, disait-il, l’étreignait.

 

JP-regard-noirIl n’était pas un parangon de beauté, ce grand garçon à la tonsure déjà prononcée, malgré son âge, mais, coup de chance pour lui, Caroline avait un faible pour les hommes à calvitie. Non, pas un canon de beauté mais de grands yeux noirs, perçants, un mélange d’autorité et de tendresse, et de l’humour à revendre ! (Que l’on s’entende bien, c’est moi qui écris, donc je fais penser ce que je veux à Caroline, c’est la licence de l’auteur !)

 

 

Au moment d’aller plus loin, de concrétiser pour parler clair, il avait disparu pour une semaine à Madrid, voir des amis, selon ses dires. Elle était restée un peu surprise mais pourquoi pas, elle débarquait dans la vie de ce type, elle n’allait pas déjà régenter son emploi du temps.

 

Ensuite il y avait eu ce fameux dîner dans un restaurant japonais… Ah, le côté cru du poisson cru… ! Faut faire des efforts parfois, mais la compagnie de ce type lui avait fait avaler le caractère indigeste du menu. Puis il lui avait proposé non pas d’aller boire un verre chez lui, comme eût fait le commun des hommes, mais d’aller fumer un joint. C’était déjà un peu plus transgressif. Elle ne lui avait pas dit que jamais de sa vie elle n’avait goûté à ce genre de choses, que cela allait être son premier joint. Mais il en avait tellement envie, ça se voyait, tellement envie qu’elle vienne, tellement envie d’elle. Et puis les choses étaient parfaitement fluides entre eux, évidentes, il n’y avait aucune inquiétude à avoir, d’autant que ce type était rassurant… drôle, tendre et rassurant, voilà c’est ça… (J’aime bien la manière de penser de Caroline.) Donc elle avait dit oui.

 

JP-sauvagePuis il y avait eu cette première nuit où elle avait découvert en lui un amant extraordinaire, inventif, attentionné et sauvage à la fois (ah oui, oui, ça c’est bien vrai, c’est tout moi).

 

Le lendemain, elle était revenue, dans son appartement, dans ses bras, dans son lit, puis le surlendemain de même, et les jours suivants pareils. En même temps, c’était bien pratique pour son boulot, il habitait à deux pas de son magasin, elle pouvait se lever chaque matin bien plus tard.

 

 

 

 

 

Ambiguïté

Balayons toute ambiguïté

Certes il y avait le coloc, pas très dérangeant, il s’enfermait en général dans sa chambre dès qu’elle arrivait, mais la personnalité de cet Alphonso, très affectée, l’avait laissée perplexe les premiers temps. Bien que d’entrée de jeu Jean-Pierre ait balayé de la main toute ambiguïté, « C’est mon coloc, point barre », n’y avait-il pas une zone grise, non avouée, non avouable ? La bisexualité, de nos jours, était non pas monnaie courante mais passée dans les mœurs. Non, au bout d’un certain temps elle en était sûre, Jean-Pierre était un pur hétéro, il aimait les femmes, elle en avait la preuve, à répétitions, tous les soirs (à répétitions… j’étais jeune).

 

Et les jours s’enchaînaient aux jours, les semaines aux semaines, l’idylle s’installait, forte, même qu’on aurait pu parler, sans prendre le risque de prononcer le mot, de cette chose insaisissable et fragile que l’on nomme amour. Ils avaient un code entre eux, non exprimé, non défini, de l’ordre du non-dit, comme si le dire pouvait briser un espace magique : ils vivaient leur amour sans projeter au lendemain, un jour après l’autre, simplement ; jamais ils ne disaient « Dans trois mois on fera ça ; pour les vacances, allons là ; veux-tu t’installer ici, dans cet appartement ? », non, ils étaient là, ensemble, au quotidien, ils étaient bien, et demain serait comme aujourd’hui. Por qué no ?

 

Sexualité de groupe à Fontainebleau, Pascale Neyron, Alphonso, Caroline, Frank Tenaille

Sexualité de groupe à Fontainebleau, Pascale Neyron, Alphonso, Caroline, Frank Tenaille

Puis un jour, tout naturellement, Alphonso, qui devait rentrer dans son pays, quitta l’appartement. De l’émotion à son départ pour le Honduras, oui, mais pas de crises, pas de malaise, non, tout fluide, comme le reste. La chambre d’Alphonso s’avérant libre, Caroline y amena, là aussi tout naturellement, ses affaires. Jean-Pierre l’avait aidé pour son déménagement ; il avait débarqué chez sa sœur, rassemblé ses vêtements à la va-vite, claqué la valise, et ils étaient repartis au bout de cinq minutes, sa sœur n’avait même pas eu le temps de leur offrir quelque chose à boire.

 

Caroline avait un lit, dans sa nouvelle chambre, mais elle n’y fatigua guère le matelas (tu parles, elle n’y a jamais dormi, dans sa chambre… Ou si, une fois, mais je l’y avais rejointe ; à propos, ça me rappelle que, au titre de coloc, elle me doit 31 ans de loyers impayés…).

 

Commençons par la cuisine

Commençons par la cuisine

Or donc tout était bien au pays du bonheur. Jusqu’au jour où Caroline s’attaqua à ranger la salle de bain. Cet homme, qu’elle s’était choisie, était parfait, exceptionnel, comme on l’aura compris. Enfin presque parfait et exceptionnel, toute divinité présentant des failles. En l’occurrence, celles de Jean-Pierre n’étaient pas difficiles à repérer, il suffisait de passer son doigt sur le gras autour de la cuisinière, d’observer la poussière sur la bibliothèque, poussière qu’on aurait été bien en peine de combattre pour la bonne raison que Jean-Pierre ne connaissait pas cet appareil bruyant qu’on nomme un aspirateur, sous prétexte qu’il était méfiant avec le contrat de confiance de Monsieur Darty (c’est très exagéré, j’avais un balai… je concède que ce n’est guère pratique sur la moquette).

 

 

 

 

cuisine saleCaroline, éponge et détergent en main, après avoir entrepris de déplacer la cuisinière – effort qui lui livra une vision dégoulinante d’horreur -, après avoir karcherisé le frigo, aseptisé les toilettes, désacariannisé la moquette avec un aspirateur amené de son magasin, cheveux en bataille et consternation au front devant l’étendue du laxisme ménager de la gent masculine célibataire, décida de s’attaquer à la dernière poche de résistance, non la moindre : la salle de bain. Mal lui en pris.

 

aspirine-GerhardtAu-delà de la baignoire et du lavabo fort décontenancés de découvrir l’existence du Cif ammoniaqué, il y avait, enchâssée dans le mur, une armoire avec pas mal de choses non identifiées, ainsi qu’un amoncellement de produits pharmaceutiques entassés sur une étagère. Caroline, faisant partie de ces femmes ayant le souci de limiter les risques létaux, s’attaqua à l’inventaire des médicaments, visant-là leurs dates de péremption. Après avoir jeté les trois quarts de ceux-ci et notamment l’aspirine achetée en 1843, soit précisément dix ans avant le dépôt de brevet de l’acide acétylsalicylique par le chimiste Charles-Frédéric Gerhardt, elle découvrit, camouflée derrière l’amoncellement, une seringue…

 

seringue-de-remplissage

Une seringue… ! Elle resta là, statufiée un instant devant l’armoire à pharmacie. Très vite, la stupeur fit place à l’abattement. Cheveux défaits, assise sur le rebord de la baignoire, elle contemplait là, dans sa main, la fin de ses espoirs.

 

junkyUne fois de plus les choses étaient avérées, la pente était immuable. On commence par un joint, drogue dite douce, aussi douce que cette pente irréversible, puis, sans même s’en rendre compte, on arrive vite à l’horreur. Cet homme auquel elle commençait à s’attacher, cet homme tendre, drôle, amant d’exception, voué à un avenir prometteur, cet homme était en fait un junky !

 

Il fallait se résoudre à l’évidence, la preuve était là, au creux de sa paume, dans ces quelques grammes de plastique qui, en une seconde, venaient d’avoir raison de son amour. Car la seringue n’était pas à vue ; elle eût été à vue, il n’y avait pas de dissimulation, pas de tentative d’escamotage ; non, la seringue était parfaitement dissimulée, preuve qu’il y avait rouerie, mensonge, honte devant l’inavouable.

 

Caroline étant un personnage fort, radical, passé l’abattement sa décision est prise ; quand elle se relève de sa baignoire, les choses sont claires. Elle remet en place la seringue derrière le stock de médicaments, il ne doit pas savoir qu’elle l’a trouvée, elle referme la porte de l’armoire, arrête là son ménage de la salle de bain, à quoi cela servirait-il désormais, à quoi cela rimerait de rendre habitable cet appartement qu’elle va devoir quitter ?

 

Associer sa vie à une future loque humaine ?

Associer sa vie à une future loque humaine ?

 

Elle est à deux doigts de rassembler ses affaires et de disparaître, mais elle se ravise. Partir comme ça, sans explications, sans dire à cet homme pourquoi elle le fuit, pourquoi, malgré leurs mille et une affinités, tout est irrémédiablement fini entre eux ? Car pas une seconde elle ne se battra. Se battre contre ça, contre la dissimulation, jouer les héros contre l’héroïne ? Non, elle n’en pas l’envie, pas le désir. Car quand bien même y parviendrait-elle, quel nouveau mensonge demain ? En revanche, se payer d’une vérité tranchante, sans appel, ça oui ! Mettre cet homme face à sa duperie, oui, elle s’en sent le courage.

 

Mais quand même, quelle déception, quel désastre ! Alors qu’elle…

 

Le soir survient avec le retour du junky, souriant, détendu, il ne sait pas encore que la main de la fatalité va s’abattre, froide, inflexible sur son bonheur. Caroline joue le jeu, secrète, tendue à l’intérieur d’elle-même mais affable autour du dîner qu’elle a préparé. Puis vient l’heure du coucher, le moment difficile mais nécessaire, incontournable, cet instant qu’elle a envisagé, répété, ressassé toute la journée.

 

Jean-Pierre est dans la chambre, elle dans la salle de bain. Elle ouvre l’armoire, se saisit de la seringue au-delà des médicaments, respire profondément, sort de la salle de bain, entre dans la chambre.

« Dis-moi Jean-Pierre, j’ai trouvé ça, en rangeant l’armoire de la salle de bain… »seringue-fille

Jean-Pierre regarde l’objet du malheur. Croyez-vous qu’il blêmît, que son regard vacille ? Pas du tout. Elle l’entend lui dire : « Oui, c’est une seringue…

– Je vois bien que c’est une seringue. Mais la bonne question c’est pour quoi faire, cette seringue… ?

– Ca, c’est pour mon Bépanthène.

– Ton quoi !?

– Mon Bépanthène.

– Et c’est quoi ton Bé-machin ?

– Un produit pour les cheveux.

– Et tu t’injectes un produit pour les cheveux avec une seringue !!?

– Je ne m’injecte pas, je me masse avec.

– Tu te masses avec une seringue !?

– Non, avec le Bépanthène…

– J’ai peur de ne pas comprendre.

– En fait, il faut une fleur de prunier…

– Qu’est-ce que tu me racontes !?

– Un marteau fleur de prunier. »

 

Caroline, seringue en main, s’affaisse sur le coin du matelas.

« Euh… explique car là, j’ai un peu de mal… »

 

Jean-Pierre se lève, disparaît dans la salle de bain, on l’entend ouvrir l’armoire, y prendre quelque chose tandis que Caroline, regard vide, observe la moquette. Désormais propre.

 

 

marteau fleur de prunierJean-Pierre s’encadre dans la porte de la chambre, montre le truc en plastique blanc qu’il a en main. « Ça, c’est un marteau fleur de prunier, c’est le nom chinois.

– Et ça sert à quoi ?

– Pour ma calvitie, qui m’est quand même un vrai problème, ça dégage vite sur le dessus… Je suis allé voir un acupuncteur, un Chinois de chez Chinois, Maitre Yang. Il m’a foutu des aiguilles partout puis, pour la suite du traitement, il m’a vendu, la peau du cul d’ailleurs, ce marteau fleur de machin. Avec ça, tous les matins, je me tape des petits coups sur la peau du crâne pour la sensibiliser, activer la circulation. Tu vois, y a des petites pointes sur le marteau. Ensuite, je me mets du Bépanthène et je me masse le crâne. Mais pour gérer ce Bépanthène et ne pas en foutre partout, il faut faire du goutte-à-goutte, d’autant que ce foutu Bépanthène, c’est comme le marteau du chinois, ça vaut la peau des fesses. Donc, pour le goutte-à-goutte, j’utilise la seringue, c’est nickel. Enfin j’utilisais, car j’ai arrêté tout ça depuis un moment, les picots du marteau avaient tendance à me foutre des boutons… Aussi j’ai lâché l’affaire, j’ai pas racheté de Bépanthène. J’y crois plus à cette connerie. »

 

Un silence où Caroline reste sans expressions, et sans voix, puis elle explose de rire.

« Mais, dit Jean-Pierre devant cette hilarité, qu’est-ce que tu as imaginé ?

– Rien, juste que tu te droguais.

– Moi, avec une seringue !? Une seringue dans le bras !? Qu’à l’idée de faire une simple prise de sang j’en suis malade huit jours avant, et qu’ils sont deux au labo à m’empêcher de m’évanouir !? »

 

Caroline est restée dans l’appartement, on sait qu’elle a fait deux enfants à Jean-Pierre, l’hérédité étant en ce qui les concerne tombée du bon côté, ils ont tous deux les cheveux magnifiques de leur mère.

 

hugo-arthur-ete-2015

 

Happy end pour cette histoire, mais on a eu chaud.

 

Note de la correctrice : la description de l’appartement du célibataire, au-delà d’une certaine emphase assurément liée au souci humoristique, n’est ici guère exagérée, notamment pour l’arrière de la cuisinière. J’ai mis une bonne heure pour dégraisser cuisinière et mur autour.

 

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1984 – 17 février, Les guerres de ma mère

1946 Lisette

 

En février 84, ma mère a de gros problèmes avec ses yeux, elle note quelque part dans son journal qu’elle subira 9 opérations des yeux en trois ans. L’origine du problème vient de cataractes mais aussi de glaucomes qu’on n’a pas su déceler et traiter à temps. L’idée de peut-être finir aveugle, pour elle si active, la panique. Elle me confiera, lors d’entretiens enregistrés, que si elle doit se réveiller aveugle, elle préfère mourir sur la table d’opération. Malheureusement, la vie n’épouse pas toujours vos souhaits, fussent-ils funèbres. Ma maman décédera des suites d’un AVC, mais elle ne se verra pas mourir, si je puis dire, car les glaucomes ont eu raison depuis un moment de l’essentiel de sa vue et les dernières années ne la laissent pas aveugle, certes, mais la plonge dans un brouillard où elle ne distingue plus que des silhouettes.1986 Lisette grosse lunettes

 

En février 84, elle est à l’hôpital Necker, pour donc une énième opération des yeux, et je vais la visiter avec un magnéto sous le bras. Pour cet enregistrement, le magnéto est à vue, posé sur le lit. Ici, elle revient sur les années autour de la guerre. La seconde bien sûr. C’est toujours marrant de dire la seconde, comme si la France n’en avait connues que deux au cours de son histoire…

 

 

Maman : En 1941, il n’y avait plus rien. On aurait vendu ce que je pense, ça se serait vendu. (Note de l’auteur : Maman est polie, quand elle peut éviter de dire merde, surtout avec le magnéto qui attrape tout, elle évite). On se met à notre compte, un copain nous prête 5000 Francs. 5000 Fr, ça faisait pas grand-chose. Henri (son mari et accessoirement mon père) a pu acheter des bottes d’osier et de l’outillage, c’est tout. On habitait rue Saint Sabin, dans le 11e, à la Bastille. Le copain, Joseph, menuisier du quartier, lui avait donné un petit coin de son atelier pour qu’il fasse ses tressages. Henri avait appris la vannerie à l’école de Fayl-Billot (Haute-Marne), une école d’osiériculture. Tout ce coin là, ce ne sont que des vanniers.

Note de l’auteur : vive le numérique, on va même pouvoir écouter cette séquence dans la voix de ma mère :

 

Ecole Nationale d'Osiériculture et de Vannerie

Ecole Nationale d’Osiériculture et de Vannerie de Fayl-Billot

 

JP : Ce patelin, Fayl-Billot, j’en ai entendu parler pendant toute mon enfance.

M. : Maintenant, c’est plus pareil, les vanneries, les paniers, sont faits ailleurs, en Asie, et des vanniers, en Haute-Marne, y en a plus beaucoup… (un silence) J’ai connu Henri au mois de mars 1938. Mon père est mort 15 jours après cette rencontre. En septembre 38, drôle de guerre… Moreau fait son service, il est sergent dans l’aviation, à Étampes. Quand j’ai connu Fernand, mon premier mari avant Henri, j’avais pris mon studio ; pour toutefois ne pas contrarier mon père, je prenais tous mes repas chez mes parents, et rentrais ensuite coucher chez moi. Je travaillais à l’OCP (Office Commercial Pharmaceutique, toujours existant en 2015). On s’est donc connu en 38, avec Henri, et je ne me suis mis en ménage avec lui qu’en 39. Il est libéré de l’armée, il fait ensuite 18 mois comme flic, puis il est renvoyé des flics… Ensuite on se met dans le commerce car partout où il allait, rien ne lui plaisait. Mes paniers, ça marchait. Il arrivait même pas à fournir, tellement j’en vendais. Et puis j’avais mon petit genre de parigote, tu sais, pour les vendre.

La Parigotte

Lisette la Parigotte

 

JP : C’est là où Mémé te disait : « Ne passe pas dans le quartier pour pas que tes sœurs te voient et aient honte de toi, et si on se croise dans la rue, je change de trottoir ». Ambiance…

 

M.: Hum… Là-dessus, en 41, on fait la connaissance de M. Ours (Note de l’auteur : orthographe de Ours non garantie, j’ai beau être l’homme qui a vu l’ours, je n’ai jamais connu celui-là). Il venait d’acheter un cinéma à Lambesc (Bouches-du-Rhône) ainsi qu’une villa. Il nous dit : « Si vous veniez là-bas, avec vos paniers, vous feriez de l’or, et vous auriez des ouvriers car il y a de la main d’œuvre dans ce métier, j’en suis convaincu. En plus, vous seriez au-delà de la ligne de démarcation, en zone libre ». Il nous dit ça à Noël. Henri avait fait un peu de résistance, il était recherché par la Gestapo (elle prononce jessetapo). Il me dit : « Il faut que ça se fasse très vite ». Le lendemain, on louait un wagon, on mettait tous nos meubles dedans, et on est parti à Lambesc.

 

(Ma maman racontant…)

 

Lambesc

Lambesc

M. : Pour M. Ours, cela avait été trop rapide, il n’avait pas encore trouvé de logement pour nous. Henri, faut dire ce qu’il est, il était démerdard. Moi, ça m’avait rendu malade, tu sais comment je suis, inquiète, pas d’argent, rien, fallait qu’on travaille tout de suite pour manger… Un paysan lui parle de sa villa Saint Mitre, libre. Jolie petite villa, avec un grand jardin, qui touchait la ferme du paysan. Lisette Lambesc

Il y avait un cellier pour faire l’atelier. M. Ours nous avait fait bon effet à Paris, mais arrivé là bas, il ne s’occupait que de son cinéma. Tu sais, j’étais dynamique, je t’assure. Je dis à Henri : « On va faire un tour à Marseille pour voir si on peut avoir des commandes ». Marseille était à 25 km. On n’avait pas de camion, pas de voiture, on avait rien, on prenait l’autocar.

 

 

Aux Trois-Quartiers

 

M. : A Marseille, on va au magasin des Trois quartiers et on voit que, en effet, on peut y avoir des commandes. Je dis à Henri : « Tu vas aller à Fayl-Billot, tu vas tâcher d’avoir un ou deux petits gars. » La villa Saint Mitre était grande, avec son premier étage, on pouvait coucher deux gars : « On mettra des matelas par terre, on se débrouillera ». Il revient tout de suite avec deux gars, deux petits jeunes de 16 ou 17 ans. Je leur dis : « On lance l’affaire, on va se débrouiller, on va essayer que tout le monde soit heureux ici ». Et le père Ours regardait ça de loin, ne disait rien. On fait livrer de l’osier, il nous dit pas : « Avez-vous besoin d’argent ? » Vu la différence d’âge, on était gêné pour lui demander. On nous fait confiance, on nous livre de l’osier, sans avance… car avant de partir, sur mes bénéfices des paniers, j’avais rendu ses 5000 Fr au Joseph. Je dis à Henri : « Tu vois à Paris, en quelques mois, ça a marché. Ici, avec nos deux gars, ça va être formidable ». Les gars savaient travailler : je dis à Henri : « On ne va pas faire que des paniers pour les fleuristes, on va faire ce qu’on appelle la toilette marseillaise…

JP : La toilette marseillaise ?

M. : C’était des petites valises, mais en osier. On prend des commandes, il se met à travailler avec les deux gars. Un jour débarque le père Ours qui me dit : « Lisette, faudrait qu’on ouvre le livre de comptabilité ». Je lui dis : « Quoi ?! ». « Un registre de commerce, continue-t-il, il vous faut un registre de commerce ». Je lui dis : « Tout est fait Monsieur Ours. Nous sommes arrivés… » – alors là, quand je partais comme ça, il mouftait pas ton père – «… nous sommes arrivés, Monsieur Ours, il n’y avait pas de logement ; vous nous avez laissé à l’hôtel et au restaurant nous débrouiller, vous nous avez laissé allez chercher des ouvriers, sans nous demander seulement où on allait les trouver, vous ne vous êtes occupé de rien ; maintenant que vous voyez qu’il y a deux minables qui travaillent, que moi je me défends en prenant l’autocar pour aller sur Aix et sur Marseille pour prendre des commandes, maintenant vous venez me parler comptabilité !? Nous avons pris notre registre de commerce, tous les papiers sont faits, mais ce n’est pas au nom de Monsieur Ours, c’est au nom de Monsieur Moreau. » Il voulait que ce soit une société ! Je lui dis : « Quand on crée une société, tout le monde y met du sien. Vous, vous n’avez rien fait. »

JP : Il n’avait pas mis un centime…

M. : Rien ! Il nous avait même pas invité à un repas pour nous sortir de l’ornière. Mais moi, je ne me suis jamais laissé faire. Il dit : « Et bien bravo ! », c’était un grand bonhomme très raide, « Bravo ! » Je lui réponds : « Vous nous avez mis dans le pétrin, on s’en sort, mais je vous certifie que vous n’aurez pas un centime et qu’on s’en sortira sans vous. » Le gars me dit : « Vous boufferez de la merde ! ». « On s’en fout, je lui réponds, ça fait déjà un bout de temps qu’on en mange, on continuera ».

 

 

M. : Sa femme, Édith, lui a dit après, je l’ai su : « Elle a raison. Elle est plus courageuse et franche que toi. Elle dit ce qu’elle a à dire. » Après, on avait tellement de commande, en 6 mois de temps, qu’on faisait travailler les artisans de Fayl-Billot. Ils nous envoyaient la marchandise par le train et nous on faisait nos distributions. Je dis à Henri : « Maintenant, on a un peu de sous, on va acheter une petite voiture, d’occasion, avec une plateforme derrière, pour pouvoir livrer. »

Edith

Edith

Édith, la femme de l’Ours, était très gentille avec moi ; elle avait 10 ans de différence avec moi et 30 ans avec lui, j’avais 28 ans à l’époque donc elle 38. A ce moment là, pour avoir une voiture, il fallait des bons d’essence. Édith me dit : « Viens Lisette, on va aller à la Kommandantur, mieux vaut que ce soit des femmes là-bas que ton mari ». J’ai tout expliqué à la Kommandantur, j’ai montré mon registre au gars qui causait aussi bien le Français que moi en fin de compte, je lui explique tout et il me demande : « Pourquoi, étant parisienne, vous êtes venu vous perdre par ici ? » Je lui explique qu’on nous a dit qu’ici on aurait du travail et qu’ici on aurait de la main d’œuvre, mais on s’est vite aperçu que ce n’était pas vrai. « C’est bien me dit-il, vous êtes courageuse, vous arriverez dans la vie, vous êtes formidable ! ». Je repars avec mes bons d’essence. On achète la voiture, payable en plusieurs mensualités mais ça ne me faisait pas peur, ça marchait bien. Quand la marchandise arrivait à la gare de Lambesc, il était prévenu, l’autre innocent (l’autre innocent, c’est Henri, mon père), il allait récupérer la marchandise pour faire ses livraisons. Et il recommencé à faire le couillon. Le soir, au lieu de rentrer, il faisait la foire à Marseille, avec des bonnes femmes.

JP : La femme de l’hôtel, quand il était flic, ça c’était la première alerte.

M. : Oui, c’était la première chose, que j’ai eu beaucoup de mal à digérer. Pour te dire la vérité, cela avait foutu un coup de poing terrible à mon amour.

JP : Et à ta confiance…

M. : Quand il allait livrer, il prenait l’habitude de ne pas rentrer le soir. Il m’envoyait un télégramme : « Impossible de rentrer ce soir, je rentrerai demain matin ». Un jour, je me vois encore, j’étais assise sur ma terrasse, me disant : « C’est quelque chose un bonhomme comme ça ! » Mes deux ouvriers étaient dans leur coin attendant que je leur fasse à manger. Je vois un monsieur arriver dans ma grande allée entourée de tilleuls… Un type d’une quarantaine d’années.

JP : L’adresse de la maison, tu t’en souviens ?

M. : Oui, Villa Saint Mitre, en haut de la côte.

JP : tu l’as revue cette maison ?

M. : Oui, avec Stan, elle existe toujours. Ce monsieur arrive à ma hauteur et me dit : « J’ai fait la connaissance de votre mari à Marseille. Je fais de la représentation sur la région ; avec votre mari, on s’est entendu pour que je fasse aussi de la représentation pour vous. J’arrive peut-être mal, vous avez l’air triste. » « Je ne suis pas positivement triste, que je lui réponds, mais mon mari vient de me dire par télégramme qu’il restait à Marseille. » Il me dit : « Il s’ennuie pas votre mari à Marseille… »

 

Marseille dans les années 40

Marseille dans les années 40

JP : En plus, toi, t’étais mignonne…

M. : Il me dit : « Et puis vous servez aussi de bonne à ce que je vois. Écoutez, prenez vos deux ouvriers, je vous paye le restaurant… » Enfin bref, il me remonte un petit peu le moral, le gars. On remonte plus tard du restaurant, avec le gars et mes deux ouvriers, des jeunes, 16, 17 ans, des rigolos, et, dans le noir, je me souviens, on a cueilli des cerises (elle rit). Puis on a mis le tourne-disque et on s’est mis à danser, jusqu’à 5 ou 6 heures du matin… Et, sans arrêt, il répétait : « C’est pour remonter le moral de Madame Moreau. » Enfin bon, on a passé une bonne soirée, sans rien faire de mal, tu vois.

JP : j’aurais bien cru qu’il allait se passer quelque chose avec ce gars là.

M. : Non mais attends… Le gars là avait retenu une chambre à l’hôtel où on était allé dîner, moi je suis remonté dans la mienne, de chambre. Le lendemain, voila que l’autre abruti s’amène de bonne heure, pas trop fier d’avoir découché. Moi, j’avais les quinquets comme ça, car on avait mangé des cerises et dansé toute la nuit, j’étais pas habituée. Moreau me dit : « Mais dis donc, c’est quoi ta tête ? » Au lieu de lui faire des reproches, à ton père, je lui dis : « Écoute, le gars que tu m’as envoyé, drôlement sympa qu’il est ! Je l’ai embauché ! Il nous a payé un de ces gueuletons ! » Moreau dit : « Le dégueulasse, profiter que je ne sois pas là ! » Ce gars là m’avait remonté le moral, il m’avait dit : « Une fille comme vous, vous n’allez pas rester dans votre fond de campagne pendant que votre mari fait la foire ! » Je dis à ton père : « Et je vais te dire quelque chose, Henri, pour commencer, les affaires marchent bien, y a pas besoin que ce soit toujours moi qui fasse la boustifaille des ouvriers… Je ne monte jamais à Paris, je m’ennuie de Maman ; toi tu vas à Marseille faire la foire, OK, moi je monte voir Maman. » Il me dit : « Je ne peux pas t’en empêcher… T’as rendez-vous avec lui ? » Je lui dis : « Non – il savait que j’étais pas menteuse -, si j’avais rendez-vous avec lui, je te le dirais. Le jour où tu seras cocu, tu le sauras. Parce que ça sera fini, je pourrais pas être avec toi et avec l’autre. »

 

 

M. : Et alors là, grâce à ce type, ma vie a changé… Petite courageuse, a toujours être en train, le matin, à me dire : « Qu’est-ce que je vais leur faire à manger ? » C’était du souci, il n’y avait rien à manger nulle part, fallait aller dans les fermes, ou sauter dans un autocar pour aller à Aix ou à Salon… De ce jour là, une fois par mois, j’allais à Paris, 5 jours. J’ai dit à Henri : « Tu peux aller à Marseille, découcher, je m’en fous ! » Il n’a plus jamais découché, dis donc, moi présente. Les 5 jours où j’étais absente, je ne sais pas ce qu’il foutait…

JP : Question… Cet homme de 40 ans tu l’as jamais revu ?

M. : Jamais. Pour s’en débarrasser, Moreau lui a écrit qu’on n’avait pas besoin de représentant dans ce coin là. Et dis donc, en en causant, je le revois encore, c’est rigolo, hein, comme y a des choses qui restent. En une soirée, il m’a ouvert les yeux…

JP : Je peux te poser une question indiscrète ?

M. : Hum…

Stanislas de Lipowski, tel qu'il apparût à ma mère la première fois, veste tweed, pantalon et botte d'équitation, manque juste ici son monocle...

Stanislas de Lipowski, tel qu’il apparût à ma mère la première fois, veste tweed, pantalon et botte d’équitation, manque juste ici son monocle…

JP : Tu as donc été mariée 20 ans avec Henri ?

M. : On s’est connu j’avais 23 ans, on s’est marié j’en avais 27.

JP : Et tu t’es tirée, t’avais 48 ans…

M. : 47. On est resté ensemble plus de 20 ans.

JP : En dehors de Stan qui est arrivé après (Stanislas de Lipowski, mon 2e père, enfin non, mon 3e…) , y a jamais eu de coup de canif dans le contrat de mariage ? C’est indiscret mais aujourd’hui, y a prescription, on peut en parler…

M. : (elle rit) : Je voudrais pas que tu inscrives mes affaires là… Arrête ton truc.

 

Coupe du magnéto, donc embargo d’enregistrement et du même coup blanc dans ma mémoire… Reprise de l’enregistrement un peu plus tard.

 

M. : C’était la fin de la guerre, le 25 août 44, j’avais 30 ans, les Allemands quittaient le pays, les FFI sont descendus de la montagne et ont dit : « On va couper les cheveux de celles qui ont couché avec les Allemands. » Ils viennent chercher ma copine Édith, la femme de M. Ours, qui était la maîtresse du Viennois de la Kommandantur. Elle a appris, ce jour là, qu’en partant, son Viennois venait d’être tué à Orange… Un partisan dit : « Si on coupait aussi les cheveux à sa copine pendant qu’on y est. Comment elle a eu ses bons d’essence ? ». Édith a été très courageuse, elle leur a tenu tête : « Moi oui, j’ai fait ça mais elle, elle n’a couché avec personne ».

 

 

Lucienne, demi-soeur de Lisette

Lucienne, demi-soeur de Lisette

M. : J’avais tellement la frousse, et Moreau aussi, qu’on a tout laissé dans la villa Saint Mitre et qu’on est remonté sur Paris où j’avais gardé un petit appart passage Thiéré (à côté de la Bastille), ainsi qu’un grand box quand on livrait sur Paris. On arrive passage Thiéré, Lucienne (sa demi-sœur) était couchée dans notre lit. Elle s’était engueulée avec Mémé. Elle s’accordait plus du tout avec Maman… Faut dire, elle était dure ma mère… Je dis à Henri, qui se serait bien laissé vivre de l’air du temps : « C’est pas parce qu’on a trois sous qu’on ne va rien faire. On va faire sur Paris ce qu’on faisait à Lambesc. »

 

M. : Me voici parti à la Samaritaine et autres grands magasins. Partout c’était vide… y avait plus rien nulle part… Je prends des commandes de 500 paniers d’une sorte, de 500 paniers d’une autre… Je fais un voyage à Fayl-Billot – ils avaient plus confiance en moi qu’en Henri -, je vois 5 ou 6 artisans, je leur montre les bons de commande et, c’est bon, ils se mettent à travailler pour nous. Je renvoie mes deux ouvriers dans leur pays, je n’avais plus besoin d’eux, je reprends un registre de commerce à Paris, j’organise tout mon bazar… Henri partait avec la camionnette, il la remplissait avec ce qui arrivait au train. Mais ça n’a pas duré, on était en 44… Ça a duré octobre, novembre et décembre. En janvier, Henri est pris, par les FFI, avec une tête de cochon sous le bras. Les Allemands n’étaient plus à Paris mais ça bardait encore en Ardennes. Un copain est venu me prévenir de l’arrestation d’Henri. Ah… ! c’était la dernière traite de ma voiture. Ca m’a fait mal au cœur. Ils ont tout saisi, la voiture, la marchandise, les lois étaient très dures. Ils l’ont foutu en prison, à Chaumont.

 

M. : Son père, à Henri, trouve rien de plus intelligent que de mourir 15 jours après l’internement à Chaumont. Sa mère m’appelle, je ne lui avais pas dit que son fils était en prison, tout comme je n’avais rien dit à ma mère à moi. Je dis à Lucienne : « Viens habiter avec moi pour ne pas qu’on me critique… », dans le quartier de la Bastille, tu sais, à cette époque là… Sa mère m’appelle donc : « Venez-voir Pépère, il est bien mal ». Je rapplique le voir, il m’aimait bien, mais je ne lui dis pas, à ce pauvre Pépère à l’article de la mort, que son fils est en prison. Je lui dis : « Mince, il est reparti à Marseille où on avait encore des clients à livrer. » « Ca fait rien, dit-il, je vais m’en remettre ».

 

pavillon MeudonM. : Sur le seuil du pavillon, celui que tu connais et où on habitera plus tard, je dis à sa mère : « Je reviendrai demain car Pépère n’est pas bien. » Elle : « Faut pas vous faire des idées… ». Elle était je-m’en-foutiste, elle alors ! Je reviens le lendemain alors que toute la matinée le Pépère a demandé : « Elle va venir Lisette ? » Il m’a attendu pour mourir. Je l’ai embrassé, avec toute la sueur de la mort, il m’a regardé, et… il est mort. Tu me connais, moi, quand je me mets à pleurer… Me voila transformée en fontaine. Elle me dit (la mère Moreau) : « Qu’est-ce que vous avez ? » Je dis : « Regardez, il est mort ! » Elle me dit : « Oh bah oui, il est mort. Attendez, restez avec lui, je vais chercher le médecin. » Moi, de rester avec lui, j’étais quand même encore jeune, j’avais peur, j’avais peur… Je lui essuyais la figure, j’avais entendu qu’il faut habiller les morts… C’est pas moi qui l’aurait habillé pour tout au monde. Elle revient avec le toubib, il fait les papiers.

 

 

JP : Tu quittes Meudon…

M. : Je rentre chez ma mère, je me mets à pleurer : « Pèpère est mort ». « Ça n’a pas été long » dit elle. « Non, j’ai été prévenue hier, il est mort aujourd’hui. » Je lui dis : « C’est pas tout, Henri est en prison ». « Oh, fait-elle, qu’est-ce qu’il a fait ? » Je la vois encore, elle était en train d’éplucher des poireaux. « Lucienne est revenue habiter avec moi ». « Cette sale rouquine – elle pouvait plus sentir Lucienne –, tu l’as reprise avec toi !? » Trois jours après on enterrait Pépère, et j’ai conduit le deuil. J’avais envoyé un télégramme à Henri et à son chef. Henri m’avait appelé : « Envoie un télégramme à ce monsieur pour qu’il me laisse sortir deux jours pour venir à l’enterrement de mon père. » Manque de pot, on lui a pas donné l’autorisation de venir à l’enterrement. Quelques jours après, je dis à Maman : « Il doit être malheureux, tu te rends compte, là-bas, avec la mort de son père. » « Écoute, dit-elle, vas-y… »

Caserne de Chaumont

Caserne de Chaumont

 

J’arrive à Chaumont, le soir, dans une caserne, il avait neigé en veux-tu en voila, je dis : « Je viens voir Henri Moreau ». Le gars me dit : « Je vais le chercher… Il vient de nous chanter des chansons, qu’est-ce qu’il a une belle voix ! ». « Ah ! je dis, son père vient de mourir, et lui il chante…! ». Il arrive et il me dit : « Tu es venue ! Cherche à me faire sortir, prends un avocat », c’est tout ce qu’il savait dire. Mais il m’avait encore écœuré… Pendant que moi j’avais tous les ennuis… Il me dit : « J’ai un avocat ici. » « Très bien, dis-je, débrouille toi avec lui. » « Ils me demandent 20 000 Fr de caution pour sortir. » Je lui dis : « Je les ai pas. Avec ta bêtise, le camion, la marchandise, on a tout perdu, moi, je n’ai pas 20 000 Fr. J’en suis à me demander comment je vais me retourner. » Il me dit : « Oh toi, je suis tranquille, tu vas bien trouver quelque chose, une nuit ça va te germer. » C’est là où j’ai fait la connaissance de Boquisse… Tu sais, je viens de te raconter cet épisode…

 

Note de l’auteur : L’épisode Boquisse n’est pas sur la bande quand des années plus tard je retranscris cette conversation. J’en déduis que ce fameux Boquisse est le protagoniste pour lequel ma mère a appliqué sa censure, et donc le premier coup de canif dans le contrat de mariage.

 

JP : L’histoire du camion, etc. Il te prête un camion…

M. : Oui. Après j’ai travaillé chez lui pendant trois mois, le temps que Moreau, qui n’avait donc pas eu de caution, fasse sa peine à Chaumont. En fait, il avait été condamné à 6 mois. Donc il a fait 3 mois de préventive, à Chaumont, et, longtemps après, trois ans après, il a refait 3 mois à la Santé, ils sont venus le chercher à Meudon.

JP : L’usine de Meudon, comment ça s’est fait ? A l’époque, vous n’étiez toujours pas mariés.

M. : Mais si on était mariés. On était mariés avant de partir à Lambesc (mariage en octobre 1941 à la Mairie du 11e). Je me suis mariée à 26 ans.

JP : Mais là, tu es de retour à Paris 11e ?

 

charette a bras V2M. : Oui. Avec le camion de Boquisse, j’avais fait les livraisons, et, quand c’était dans Paris, on louait une voiture à bras. Avec Lucienne, on poussait toutes les deux pour livrer nos trucs. On avait un succès ! On était jeune, hein, y en a qui nous aidait à pousser, à débarquer, oh, on en a eu des aides, je te le dis.

JP : Tu avais des petites socquettes et tout…

M. : Ah non, je n’ai jamais aimé les socquettes !

 

 

M. : Henri revient, il me fait une scène de jalousie pour Boquisse, et je lui réponds : « Faut te remettre à travailler ! » Sa mère vient manger un dimanche… Tu vas voir quelle famille ! Lucienne aussi était là vue qu’elle était toujours fourrée sur mon dos, la frangine. Y avait un poulet… Je me rappelle toujours l’histoire de ce fichu poulet. Henri coupe le poulet ; comme il savait que Lucienne aimait le sot-l’y-laisse, il lui donne. Il sert sa mère qui lui dit : « Non, garde le, le poulet ». Lucienne avait déjà bien attaqué son sot-l’y-laisse, sans faire attention à la belle-mère. Je dis à la belle-mère : « Pourquoi vous ne voulez pas de poulet ? » Elle dit : « Je voulais le sot-l’y-laisse ! » Lucienne, la bouche pleine : « Mais fallait le dire plus tôt ! » On s’est marré avec ça.

Lucienne avec celui qui deviendra son mari, Télémaque

Lucienne avec celui qui deviendra son mari, Télémaque

JP : Elle était vraiment sérieuse la belle-mère ?

M. : Oui, mais elle était un peu… Tu sais comment elle appelait Henri ? « Ma charmante ».

JP : Pourtant il avait rien d’un homo…

M. : On reçoit une lettre quelques jours après ce repas : « Mes enfants, quand vous lirez cette lettre, je serais morte. J’en ai assez de vivre dans ce grand pavillon seule, etc… » enfin, tout un fromage. L’autre abruti qui se retourne vers moi, qui me fout une paire de baffe, et qui me dit : « C’est à cause du sot-l’y-laisse ! » Je rigole maintenant mais tu te rends compte… Je lui dis : « Quoi ! C’est toi qui a servi Lucienne. » « Je te préviens, dit-il tel quel, tu peux préparer ta valise, si elle est morte, on se sépare. » « Ah bah, je lui dis d’accord, tu me fais tellement chier, on se sépare, je retourne chez maman et puis c’est tout ! »

 

 

M. : Il s’en va. Je prépare ma valise, j’étais assise, j’attendais (elle rit), il arrive, me dit : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Je lui dis : « D’abord, ta mère, elle est morte ? ». Il me dit « Non, ah si tu savais… elle est aux Petits Ménages. » C’est un hôpital à Issy les Moulineaux. Quand il est arrivé au pavillon, elle avait préparé une branche de buis, prise dans le jardin, avec de l’eau au pied de son lit, elle avait mis deux candélabres avec des cierges, et puis elle avait avalé je ne sais pas quoi qui lui avait collé une courante, qu’elle baignait dans sa merde. Il me dit : « J’ai appelé Adèle », c’était un blanchisseuse voisine, « on la nettoyée le plus possible, on a appelé une ambulance et on l’a emmené aux Petits Ménages ».

 

petits menages V2

Les Petits Ménages, aujourd’hui Hopital Corentin Celton

 

JP : Elle avait quel âge ?

M. : Elle n’était pas si vieille, elle avait dans les soixante ans. Mais elle avait beaucoup bu, voilà le résultat des femmes qui boivent. Il est emmerdé. Il me dit : « Défais ta valise, c’est idiot. ». Je lui dis : « La paire de baffes de ce matin, me faire faire ma valise, me laisser assise à côté toute la journée, je t’assure que tu vas le payer ! Premièrement, je ne m’occupe pas de ta mère, je ne vais pas la voir à l’hôpital, tu t’en occupes, tu fais ce que tu veux, je n’irai pas. » Henri s’en occupe, il la fait sortir de l’hôpital. Un jour, il l’amène chez moi. Elle me dit : « C’est pas bien de ne pas être venue me voir. » Je lui réponds : « J’avais des raisons, à cause de vous j’ai reçu une paire de gifles ». « Sauvage, dit-elle à Henri, t’avais besoin de faire ça !? ». Elle était emmerdée. Elle dit « Ecoutez les enfants, je ne veux plus vivre dans cette maison, je vous la vends. On va s’arranger avec le notaire, vous me paierez tant par mois… » Moi, ça ne m’emballait guère mais Henri, lui, l’idée lui plaisait, retourner à Meudon, avoir le pavillon. Je me laisse faire, ma mère appuie : « Bah t’auras un beau pavillon, ça sera mieux que ta chambre. » Henri me dit : « Tu feras les transformations que tu veux, petit à petit ». Bref, on achète le pavillon. Je dis à la belle-mère : « Mais vous, où allez-vous habitez ? ». « Bah, avec vous ! » Oohh… ! On sortait de chez le notaire, on venait de tout faire. Je dis : « Quoi !? Ah je dis non, rien à faire, vous n’habiterez pas avec moi, j’ai assez à supporter votre fils ».

JP : C’était déjà très tendu avec Henri.

M. : Oui, parce qu’il courait. Mais enfin… il avait quand même de bons retours. Quand je disais, pour les affaires, « On va faire ça ou ça », il avait une confiance illimitée. C’était moi l’âme de la maison. Il dit : « Tu vois, Lisette ne veut pas que tu habites avec nous, bah tu vas aller habiter au grenier. »

JP : Au grenier du pavillon !?

M. : Au grenier du pavillon. Moi je me dis : « Quand même, je vais être critiquée ». Ma mère me dit : « Si tu laisses rester en bas, tu l’as pour toute la vie. Elle est pas vieille… » « Eh bien, je dis, tant pis, qu’on la foute au grenier ». Et les voilà en train d’installer la pièce là-haut. Tous les matins, avec son saut hygiénique, elle faisait tout le tour de la maison pour venir vider le saut dans les waters. Je priais le Bon Dieu que ça change.

Le toit du pavillon, à gauche, dont le grenier donnait dans cette rue

Le toit du pavillon, à gauche, dont le grenier donnait dans cette rue

JP : Comment elle accédait au grenier, elle avait la clef de la petite porte qui donnait sur la rue derrière ?

M. : Oui, elle était indépendante, mais elle avait aussi la clef du pavillon pour passer par l’intérieur, normalement. Et elle prenait ses repas à la maison. Elle ne faisait que coucher là-haut, et, entretemps, elle chipait tout ce qu’elle pouvait trouver. C’était un panier percé, comme son fils.

JP : Pour picoler ?

M. : Pour picoler, pour aller au cinéma. J’étais malheureuse comme les pierres… J’avais gardé l’atelier passage Thiéré, et je faisais l’aller et retour Meudon-11e. J’avais commencé déjà la forme des fauteuils, je commençais à vouloir faire autre chose.

JP : L’histoire du Dural, c’est pas encore à cette époque.

M. : Non, on commençait à se dire : « Faut qu’on fasse des fauteuils, faut qu’on sorte de la toilette marseillaise, la toilette marseillaise, cela ne va pas durer 107 ans. » On en était déjà à faire des petits salons, on frisait le début.

Moi petit déjeunant dans un fauteuil "Moreau" dont ma mère invente le modèle après-guerre

Moi petit déjeunant dans un fauteuil « Moreau » dont ma mère invente le modèle après-guerre

 

M. : Un jour, je file à Paris, et le soir quand je rentre, sa mère est pas là. On va au commissariat pour se renseigner, ils nous disent : « Si, Madame Moreau, elle est tombée en sortant du cinéma, elle est à l’hôpital, à Paris, une jambe cassée ». Je dis à Henri : « Tu iras voir ta mère, je ne m’en occupe pas, vous m’en faites trop voir. Par la même occasion, c’est long une jambe cassée, tu lui cherches un refuge autre part, moi, je n’en veux plus. C’est elle ou moi. » Il a senti que j’étais décidée. Je lui dis : « Tu vois, je m’en fous de la maison… »

JP : Tu l’aimais pas, la maison ?

M. : Je ne l’aimais pas, je n’avais pas fait ce que je voulais, la vieille était toujours là, elle me barbait de trop, aussi je dis : « Moi je vais réhabiter rue Claude Tillier, et puis je m’en fous, je retourne travailler à l’OCP, on me prendra, je m’en fous. » Elle est bien restée 3 mois à l’hôpital puis un jour, il me dit : « Ça y est, je lui ai fait comprendre, je lui ai trouvée une place dans une maison de retraite, à Rennes. Elle y sera très heureuse. » Le revenu qu’on lui donnait suffisait pour payer cette maison de retraite. Il me dit : « Tu veux bien que je l’amène quelques jours à la maison, pour préparer sa valise ? ». Je l’ai gardée 2 ou 3 jours ; en 2 ou 3 jours elle m’en a fait de toutes les teintes, elle me traitait de tous les noms, je n’en pouvais plus, bref, le jour dit, il l’embarque avec le train et puis ça y est, débarrassée de la belle-mère. Là, j’avais 32 ou 33 ans, c’est là qu’on acheté le 1 rue du Val (l’usine, à Meudon). C’est là où j’ai commencé les travaux de la maison, c’est là où j’ai pu être un peu heureuse et c’est là… arrête ta machine.

 

Coupe du magnéto, puis reprise.

 

JP : Ça tourne… Là, y a l’épisode de la Foire de Bordeaux, la Foire de Lille, la Foire de Marseille (note de l’auteur : il y a donc eu un autre amant durant la coupe du magnéto, ce qui nous porte les comptes à deux amants à ce moment de l’enregistrement).

 

foire de marseille

 

M. : La dernière foire que j’ai faite, c’est Nantes. Y avait une tornade, tous les meubles s’envolaient, je me suis dit : « Je ne fais plus de foires ». Et puis là je me suis rendu compte qu’Henri en profitait, il tapait dans la caisse, y avait des trous. Je lui ai dit : « C’est fini, tu feras les expos ou on va prendre un représentant qui les fera, mais moi je les fais plus ». Et lui aussi il voyageait beaucoup (qui, l’amant ?), il voyageait pour son bottin. Un jour, je vais danser, il était désinvolte, très gentil (maman oublie carrément la coupe du magnéto et fait donc ici référence à la partie censurée), c’était pas le type à vous serrer. En dansant, je lui dis : « Dans cinq jours je m’en vais à Marseille », j’allais à Marseille pour voir mes revendeurs.

JP : Et tu retrouvais l’autre aussi, à Marseille ?

M. : Ah non, c’était fini, Robert était mort… Quand j’ai connu Gaspard, Robert était mort…

 

Note de l’auteur : Robert de Marseille… Un de plus à avoir échappé au magnéto. Si l’on récapitule, on a d’abord un potentiel amant en la personne du « représentant » de Lambesc, mais là elle nie qui se soit passé quoique ce soit, donc mettons le de côté ; ensuite on a l’homme qui prête le camion, Boquisse, là c’est quasi sûr ; puis l’homme qui court le monde pour son bottin – Gaspard ? -, ce qui nous en fait deux avérés, et on rajoute maintenant Robert, de Marseille, qui apparaît soudain. Mais ce Robert, de Marseille, n’est-il pas le même que le « représentant de Lambesc »… ? Y a des chances. Total rectifié à cette heure : 3 amants.

 

M. : Il me dit : « Vous allez à Marseille, c’est rigolo, moi aussi j’ai affaire à Marseille. » Je lui dis : « Ah…». « Vous voulez qu’on se rencontre là-bas ? qu’il me dit, je vous ferai connaître Marseille car je connais des coins bien. » Je lui dis « D’accord ». Et, en effet, il m’a sorti. Ce n’était pas le même genre que l’autre, il était moins riche, il avait l’argent facile mais… bien… gentil, quoi. On est revenu de Marseille et là, on se rencontrait au bal, à l’hôtel. Il était marié, il avait deux enfants, je craignais rien, il n’avait pas envie de quitter sa femme, ni moi mon mari. Et puis une année, en revenant de vacances, c’était l’année d’avant que tu viennes au monde, je me suis dit, alors que j’étais en vacances avec Henri : « J’en ai marre, c’est pas normal, ce gars là, je vais finir par m’y attacher, par sa gentillesse, tu sais quand il se mette à être gentils, les Corses, ils sont charmants, et bien, faut pas, c’est quelque chose de moche qui va traîner ». (Gaspard est donc Corse). En revenant de vacances, il m’a téléphoné et je lui ai dit : « Je veux plus te voir. » Car j’ai eu peur de flancher, tu sais, quand on revoit quelqu’un. Il me dit : « Pourquoi ? » « Parce que c’est moche, toi ce que tu fais à ta femme, moi à mon foyer, et puis je vais te faire une confidence, je veux un enfant. Je vais avoir un enfant. » Il a été un petit peu interloqué, je ne sais plus ce qu’il m’a dit, je ne m’en rappelle pas. Il m’a retéléphoné quelques fois. Il est passé devant la maison. Il savait où j’habitais, où je travaillais, il savait tout. Il passait, il faisait ça (un geste de la main). Il est monté à l’usine, j’étais là, au fond, dans mon bureau. Je l’ai vu entrer. Ca m’a fait un choc. Il avait un bottin sous le bras, en alibi au cas où Moreau soit là. Il était pas là, et il m’a dit : « J’ai mal au cœur, j’ai beaucoup de peine… ». Je lui ai dit : « Et bien tu vas danser, et tu connaitras une autre femme ». « Non, c’est fini a-t-il dit, je n’irai plus danser non plus ». Je lui ai dit : « Moi non plus, tu vois, je n’irais plus danser… car j’ai peur de te rencontrer… et puis, si je te rencontre, hein, c’est pas la peine de recommencer. Je veux recommencer ma vie, j’ai besoin d’avoir un enfant… ». Il me dit : « Qu’est-ce qu’un enfant va t’apporter, ton mari ne te donne rien, ta mère n’est pas tellement tendre », je lui avais fait des confidences… Je lui dis : « C’est décidé, qu’est-ce que tu veux, je suis trop vieille maintenant pour continuer comme ça. Il faut savoir stopper. »

JP : Tu avais quel âge ?

M. : J’avais peut-être 35, 36 ans. Il m’a dit « Je t’ai beaucoup aimé, et je t’aime encore, je ne suis pas prêt de t’oublier ». Tu ne sais pas ce qu’il m’a dit ? Il m’a dit : « Quand je pense à une femme, c’est toi que je vois, parce que tu es belle, je t’aime. » Il me disait toujours : « Quand je regarde tes yeux, je vois ton âme. » Il avait les yeux noirs, comme tous les gens de son pays… Il me disait : « Tu ne peux pas me mentir, je vois ton âme ». Ce gars rude, comme ça, à voir, on aurait dit qu’il était coupé au couteau, et qui avait des mots comme ça, tendres. Des fois je disais à Odette (sa grande amie de l’époque) : « C’est extraordinaire que d’un homme taillé en charpente comme ça puisse sortir des mots si tendres ». Admettons, toi tu dis des mots tendres et ça passe, parce que tu n’es pas efféminé mais tu n’es pas non plus taillé à la serpe. Que lui tu l’aurais vu, il était très brun… Oh, y a un acteur de cinéma italien…

raf vallone

Raf Vallone

JP : Raf Vallone ?

M. : Oui, c’était un peu ce genre là, en plus mince, et puis je te dis, très masculin, il était très bien comme garçon. Et puis il ne buvait pas, il était bien équilibré, il me causait de ses enfants, gentiment, il me causait même de sa femme. Il me disait : « Ce que je lui fais, elle ne le mérite pas, mais je n’ai plus de désir avec elle en amour. C’est pour ça que je la trompe. Mais il n’est pas question que je la quitte, ni que je la fasse souffrir, elle ne le mérite pas. »

JP : Et il t’aurait dit : « Je la quitte, vivons ensemble ? »

M. : Je lui aurais dit « Oh non ». Pour ses enfants, pour sa femme, et puis elle ne le méritait pas. Si elle était enrhumée, je lui disais : « Elle va mieux ta femme ? » Elle n’avait rien à faire dans notre histoire, sa femme, c’était autre chose.

JP : Et tu l’as revu, ce gars, des années après ?

M. : Non… Oh si… je mens en disant que je ne l’ai pas revu, je l’ai revu à la Ferme d’Issy les Moulineaux (un quartier de la ville). Tu étais tout petit, je te poussais dans ton landau. Il est passé tout doucement avec sa voiture, il m’a regardé, il m’a fait comme ça (geste de la main). Et puis il est parti, il a pas voulu s’arrêter. C’était pas la peine. Bah j’ai eu le cœur qui a battu pendant au mois une heure, dis donc. Surtout que là, après, je n’avais plus rien. Tu sais, avec Henri…

 

 

 

balajoM. : Je me dis : « Tu as pris ta mère chez toi pour que, quand tu travailles, ton Bibi soit heureux ; prend une demi-journée par semaine pour sortir. Cela ne lui fait pas de tort à lui, il souffre pas lui. » Tu vois, j’ai continué à aller danser, peut-être un petit peu moins, j’y suis allé quand même, mais jamais je n’ai pu seulement accepter un verre d’apéritif. Du jour où tu es entré dans ma vie, un gars avec qui j’aurais dansé toute l’après-midi, parce que y a des gars avec qui on s’entend bien pour danser, et puis la plaisanterie agréable et tout, il me donnait un rendez-vous pour aller prendre quelque chose, je lui disais : « Non, c’est inutile d’y compter, je n’irai pas ». Parce que je ne voulais pas recommencer ; quand c’est fini, c’est fini, tu t’es dit que t’y mettais un arrêt, tu sautais le pas, tu n’avais plus la même vie. Voilà. A cause de toi. Non, pas forcément à cause de toi, à cause que je voulais vraiment une vie familiale. J’ai essayé de me rapprocher d’Henri à ce moment là, je me suis dit : « Peut-être que si je l’entoure de plus d’affection… ». Y a rien eu à faire. Il me disait : « Qu’est-ce qui te prend ? » (elle rit). Dans le lit, on était couché l’un à côté de l’autre, comme y avait des mois qu’il n’y avait plus rien, j’essayais de le prendre par le cou, par le bras, il me disait : « Bah qu’est-ce qu’il y a, t’es en chaleur, toi !? » Et je vais te dire, ce n’aurait pas été Stan qui a eu un culot terrible, ça aurait continué comme ça. Tu comprends. Mais lui (Stan), il y tenait à la fille, alors il s’est accroché.

JP : Cela dit, il s’était passé dix ans depuis. Tu avais eu le temps de voir que tes projets, ton système de vie, se soldait par un échec. Sauf le gosse et l’entreprise.

M. : Oui… ça se soldait par un échec, Henri était de pire en pire, et Maman acariâtre, faut dire ce qu’il est, elle était acariâtre, hein ?

Ma mère et sa mère

Ma mère et sa mère

 

M. : J’avais que la joie de mon travail, qui marchait très bien, et toi. C’était les deux seules joies de ma vie. C’est long dix ans, tu sais, d’avoir que ça. Et puis j’étais pas malade, tu comprends, j’étais jeune, pleine d’allant. Dix ans après, lui (Stan), il s’y est pris par la bande, il m’apportait des roses, il ne savait quoi faire… il a été des mois avant d’essayer quoi que ce soit… mais ça fait plaisir à une femme, y a pas de doute, qu’on ait l’air de s’occuper de vous. Y en a un autre qui me faisait un cour terrible, je ne sais pas si tu t’en rappelles…

JP : Qui ?

M. : Tu te rappelles de Roman, le bonhomme qui faisait dans le plastique, qui te donnait de beaux livres ?

JP : Oui, ça, je l’avais vu arriver, lui. Même petit, je l’avais vu arriver. Il était très accroché après ma mère.

Le magasin du "5 bis"

Le magasin du « 5 bis »

M. :  J’ai été longtemps sans m’en rendre compte. Quand je me suis mis avec Stan, il est venu me trouver, j’étais toute seule au 5 bis rue Henri Barbusse (magasin de décoration à Meudon que ma mère à ouvert, avec Stan, après avoir quitté Henri Moreau), il est entré dans le magasin et il m’a dit : « Ce que vous avez fait avec lui (Stan), c’était avec moi qui fallait le faire ». Je lui dis : « Comment, vous ne m’avez jamais rien dit, je n’allais pas vous sauter au cou quand même !? ».

JP : Il ne te l’a dit qu’après ?

M. : Il m’a dit : « J’aurais tout fait pour vous, d’ailleurs j’étais libre, j’aurais tout fait pour vous ». Mais je savais pas…

JP : tu étais une femme très désirée.

M. : Oh bah non, j’étais dans le commerce…

JP : Mais ça n’a rien à voir.

M. : Ça en a pas fait 50, écoute !

JP : Ça n’en pas fait 50 parce que tu as laissé fermée la porte, mais tu aurais laissé la porte ouverte, si j’ose dire…

M. : Ah oui, j’avais mon petit succès.

Petit succès

Petit succès

JP : Et puis tu étais belle.

M. : Et puis je causais, je causais assez facilement quand même… Y en a eu aussi un autre qui a été amoureux de moi, c’est… Ferbern. Tu sais, Jacques Ferbern, celui qui faisait ma publicité. Tu te rappelles pas de Jacques Febern ? Avec des yeux très bleus. Et bah, il s’est jamais rien passé. Quatorze ans on a été des camarades…

JP : T’es un peu salope, excuse-moi du terme… Il te faisait pas envie ou quoi ?

M. : Il ne me faisait pas envie…

JP : Attends, c’est celui qui avait sa photo dans un journal ?

M. : Oui, c’est Ferbern. Il est mort que je devais être lui… (Jacques Ferbern, extrait du journal de ma mère, est mort à 42 ans. Elle l’a connu en 1946, à sa première Foire de Paris, il est mort en 60.)

JP : Il est mort que tu devais être avec lui… !?

M. : Ah, bah, je t’avais jamais raconté ça… ? Oh, y a eu un Bon Dieu, pour lui, pour moi, et pour nos deux enfants. Imagine-toi, tu remontes les années, l’année où l’on m’a opéré de l’appendicite, t’avais 7 ans environ. Il vient me voir à la clinique. Voilà un homme qui ne m’avait jamais vue ni en combinaison ni en chemise de nuit, il me voyait juste au bureau. Il vient me voir à la clinique, dis donc, il me voit en chemise de nuit ! Pendant des années, il nous a fait notre publicité dans « Plastique Moderne  », gracieusement.

JP : Tu venais d’être opéré de l’appendicite…

M. : Oui, j’étais dans ma belle petite chambre. Là, il me déclare son amour, tout ça, je lui dis : « Écoutez, je suis dans un triste état, c’est pas le moment de me parler de ça, on verra plus tard », et puis… On m’a donc opéré fin juillet.

Perros-Guirec, Odette, ??, Gaston, Henri Moreau et moi

Perros-Guirec, Odette, ??, Gaston, Henri Moreau et moi

Juste après, j’avais loué à Perros-Guirec une villa pour tous les quatre, Henri, toi, mémé et moi, même Odette avait pris une chambre d’hôtel là-bas, avec Gaston, son mari. On revient de vacances début septembre. Madame Christophe, de Lyon, me téléphone et me dis : « Lisette, on a une très grosse commande à prendre sur Lyon, une très grande terrasse, il faudrait que vous veniez. » Je dis à Henri : « Bon, je vais aller voir Madeleine à Lyon ». A même moment, voilà Ferbern qui entre dans mon bureau.

JP : Tu ne l’avais pas revu depuis la clinique ?

M. : Peut-être, vaguement, je ne me rappelle plus… Il entend que je dis à Henri que je partirai tel jour à Lyon. Henri me dit : « Ok, organise ça, pars deux trois jours » et il sort du bureau. Ferbern me dit : « Vous allez chez les Christophe ? ». « Oui, dis-je, ils ont une grosse commande à passer ». Il me dit : « Moi, j’ai affaire à St Claude… Vous voulez qu’on parte ensemble ? » Alors là, je savais bien que, hein, si j’y allais… Bon, je lui ai dit : « Oui… » (elle exhale quelque chose comme un soupir).

JP : Donc tu étais un peu moins ferme sur tes positions…

M. : Non, mais il avait eu 14 ans de patience. Alors bon… Mais tu vas voir le destin. Il me dit : « Je vous prendrai avec ma voiture à la Gare de Lyon », pour n’éveiller les soupçons de personne, c’était pas la peine, hein ? Il me dit : « Votre mari vous accompagnera ? ». Je lui dis : « Non, je vais m’organiser pour qu’il ne m’accompagne pas ». C’était deux jours avant. Le lendemain, je reçois un coup de téléphone de Madeleine Christophe, elle me dit : « Lisette, on est à Paris ». Je dis : « Quoi !? ». Elle me dit : « Oui, mon mari a dit que ça va trop retarder, on est monté du coup pour choisir le modèle ». Je me dis : « Merde, mon voyage ! » Mais je m’en foutais, pour te dire. Je téléphone tout de suite à Ferbern et je lui dis : « Les Christophe sont là, je ne peux pas partir ». Il me dit : « Vous me mentez ! ». Je lui dis : « Je vous jure, je suis croyante, je vous jure sur ma petite Sainte Thérèse que les Christophe sont arrivés, c’est une commande tellement urgente, ils veulent même en discuter avec mon mari, je n’ai plus de raison de partir ». Il me dit : « Moi, je suis obligé d’aller à St Claude ». Je lui dis : « Et bien, je vous donne ma parole que, quand vous reviendrez de St Claude, bah tant pis, on fera un 5 à 7 » (elle rit), pour le consoler. Je te jure que c’est vrai, hein Bibi (elle me redonne ici, ce qui est rare car j’ai plus de 30 ans au moment de cet enregistrement, mon surnom de Bibi). J’ai dit : « Tant pis, on verra bien (elle rit), il est peut-être pas prêt de revenir, j’ai le temps de réfléchir. » Dis donc, trois jours plus tard, je reçois une lettre de faire-part, il était mort ! Accident sur la route, en doublant un camion, une grosse voiture… Paf, Il est mort. J’ai cru, en ouvrant cette lettre de mort que… j’allais m’évanouir. Je l’ai dit à Maman.

 

accident voiture camion

 

JP : C’est ta mort que tu voyais… comme quand tu rates un avion qui s’écrase.

M. : Maman, elle me dit : « Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qui se passe ? » « Ah, je lui dis, tant pis, tu vas mal me juger, je m’en fous, je vais te dire quelque chose, faut que je le dise à quelqu’un, je vais te dire la vérité ». Elle me dit : « Tu n’avais rien fait avec lui ? J’aurais bien cru. » « Je te jure, jamais rien, jamais rien, pas un baiser sur la bouche, rien ». Tu te rends compte…

 

 

M. : Maman me dit : « Écoute, ça te permet d’aller à son enterrement sans arrière-pensées, d’embrasser sa femme. » Tu te rends compte… Il avait un fils de ton âge.

JP : Indépendamment de ta mort, le scandale…

M. : Le scandale si on était mort tous les deux, tu te rends compte ! On serait mort, nous, on aurait plus souffert mais les autres souffraient pour nous. Après, on est allé au convoi… Moi, j’ai pleuré, pleuré ! Henri, en sortant, me dit : « Mais j’en ai honte, j’en ai honte que tu pleures comme ça. » Je lui dis : « 14 ans qu’on a été des bons camarades, et toi t’as pas une larme ! »

JP : Si ça se trouve il se disait : « Y a peut-être un truc entre eux. » Tu sais les mecs, quand un ami est trop prêt de leur femme, ils se méfient.

M. : Je sais pas. Il pouvait pas se méfier, y avait rien entre lui et moi.

JP : Regarde, il ne s’est pas méfié de Stan…

M. : Oui, là, il a bien eu tort… Un peu plus tard, la femme de Ferbern m’a téléphoné : « Vous voulez passez un après-midi avec moi, Lisette, ça me fera plaisir ». J’y suis donc allée, j’ai vu son fils, j’ai vu sa femme et… on a causé de lui. Elle m’a dit : « Ca me fait du bien de causer de lui avec vous, il vous aimait beaucoup. Il admirait la femme d’affaire que vous êtes. Souvent il disait, si toutes les femmes étaient comme ça… Elle a une affaire qui marche bien ; il vous admirait, vous ne pouvez pas savoir comment. » Je lui dis : « Vous savez, on a toujours été que de bons camarades ». Elle me dit : « Je le sais, je le sais bien que vous n’étiez que de bons camarades ». Elle n’avait pas d’arrière-pensées, tu vois.

JP : Ou du moins elle ne te les a pas laissées voir.

medium boule de cristalM. : J’avais tellement de chagrin, entre camarades, je ne pouvais pas le regretter autrement. Un jour Odette me dit : « Tu sais y a une médium qui n’est pas mauvaise, viens la voir, peut-être que ça va te remonter le moral ». Tu sais ce qu’elle m’a dit la medium ? J’étais seule, elle ne me connaissait pas, elle avait une grosse boule en verre, elle me dit : « Vous Madame, vous avez beaucoup de chagrin en ce moment, vous venez de perdre un être cher, ce n’est pas de votre famille, c’est un ami, c’est peut-être plus qu’un ami, c’est pas un être intime », c’est rigolo hein quand même, « Vous avez énormément de chagrin, mais dites-vous que maintenant… Ah, je le vois, il est heureux, mais il est, il était, couvert de sang… mais il était tellement croyant qu’il partira vers Dieu ». Elle rajoute : « Vous allez encore rêvez de lui une fois, une seule fois, et quand vous mourrez, il viendra vous chercher ». Et elle m’a dit une chose : « C’est un garçon, je ne vous dirais pas son nom de famille, mais il s’appelle Jacques ». Et j’ai rêvé de lui au moins deux mois après, il rentrait dans mon bureau, avec ses beaux yeux bleus, et je le revoyais, je l’ai vu, on a causé… Plus jamais j’ai rêvé de lui. C’est rigolo, hein ?

JP : Il ne reste plus qu’une étape à faire…

M. : Oui, la dernière. Lorsque l’autre jour on m’a emmené, là, sur mon chariot, que j’ai fait ma prière, que si je dois être aveugle, Mon Dieu, faites que je meure pendant l’opération, et puis j’ai eu une pensée… Y en a beaucoup qui viendront me chercher, Jacques sera peut-être là, et puis mon père, j’aimerais que ce soit eux qui viennent me chercher.

 

Silence, un moment, sur la bande.

 

Note de l’auteur : heureusement que Stan n’a jamais eu connaissance du contenu de cet enregistrement… C’est marrant comment notre romantisme, notre appétit pour la fiction, le magique, le fantasme, peut prendre une telle place au fin fond de nos jardins secrets. Stan, qui lui aussi avait de magnifiques yeux bleus, point commun avec ce Jacques, a vécu 30 ans avec ma mère ; elle l’aimait, vraiment, son Stan, et déjà profondément à cette époque de l’enregistrement ; toutefois, dans ce jardin secret que, ce jour là, exceptionnellement elle m’a ouvert, son souhait au-delà de la mort était, sans forcément rejeter les autres, pour ce fameux Jacques… En même temps, la mort violente qui avait bien faillir les réunir tous les deux l’avait marquée à jamais, elle était virtuellement morte sur cette route.

 

M; : Pour te dire l’esprit de ce garçon là : il venait me chercher à la Bastille, à mon petit bureau d’avant l’usine, et on allait, jusqu’à Montparnasse, à pieds, en se donnant le bras, et sans parler de rien, hors son travail et le mien, il me donnait le bras et on marchait. Mais je n’avais aucune attirance physique, rien.

 

Retour sur la mère d’Henri Moreau.

 

M. : Sa mère, elle a été renvoyée de chez les bonnes sœurs, elle est revenue à Paris, elle vivait dans un petit hôtel. Elle venait parfois à Meudon mais je ne voulais plus lui parler, du fait que quand elle rencontrait quelqu’un, elle disait un tas de trucs sur moi : « Oui, cette saloperie, elle ne veut pas que j’habite mon pavillon », qu’on lui payait tous les mois. On a payé, au final, plus que ce qu’on aurait dû. Elle est morte en fin de compte dans un hospice parisien. Un jour, on a reçu un télégramme : « Madame Moreau est décédée, veuillez passer ». Elle avait eu un arrêt cardiaque. Je lui avais acheté une chemise de nuit et un drap car je voulais qu’elle soit correcte dans sa boite, naturellement Henri est arrivé en retard, et puis on l’a fait mettre avec son vieux, le Pépère Moreau, au cimetière.

JP : Ils sont où ?

M. : Au cimetière de Meudon. C’était en 51, au mois de juillet, oui, je crois bien que tu étais là. Mais tu étais si petit que tu ne tenais pas une grande place (elle rit).

JP : Il y a beaucoup d’ouvriers dans ces années là ?

L'usine, de nos jours, est devenue une imprimerie

L’usine, de nos jours, est devenue une imprimerie

M. : Dans les années 50, j’avais une vingtaine d’ouvriers. C’est pour ça que je ne venais plus à Paris, fallait que je m’occupe de l’usine de Meudon… On était bien organisé, si Henri avait été sérieux… On avait deux voitures, un camion, lui faisait la représentation et les livraisons, moi je m’occupais de l’usine et de la comptabilité. C’était pas le plus petit de s’occuper de l’usine, c’était le plus dur, mais enfin c’était mon enfant, j’y tenais. Je dois dire ce qui est, Stan a démoli beaucoup de choses, c’est sûr, mais enfin, est-ce qu’Henri ferait pour moi ce que lui fait maintenant ? (Compte tenu des ses problèmes de santé.)

JP : Dans le cas bien improbable où tu serais restée avec Moreau, tu aurais bien dû continuer à supporter son alcoolisme ?

M. : Il ne s’est jamais arrêté de boire. (Un silence). En plus, c’était le destin. Et il y a eu de la faute à Moreau dans l’histoire de Stan. Comme Henri voulait sa liberté avec sa maîtresse, il avait tout raconté à Stan. Et Stan, pour m’avoir, il m’avait tout répété. Alors…. Et quand Moreau lui disait : « C’est l’anniversaire d’Yvonne, sors ma femme pour la distraire. » Tu sais c’est gros, quand même. Alors bien sûr, une mocheté, une bonne femme qui vous plait pas… mais là c’était pas le cas.

 

 

JP : Donc, je débarque et alors là, comment tu t’organises, quand je suis tout petit ?

M. : Avant que tu sois là, j’avais pris une bonne, Geneviève. Ca été mon souci, les bonnes. Une jeune fille que j’avais eue par le curé, de 23 ans, bien, je l’avais eue un mois avant que tu arrives, pour la mettre au courant de la maison. T’es arrivé dans mes bras, je lui ai dit : « Voilà, en plus du travail que vous faites, quand je ne serais pas là, vous aurez à vous occuper de mon fils ».

JP : Moreau a commencé à lui courir au cul…

M. : On s’entendait bien toutes les deux, mais, au bout de trois mois, elle m’a dit : « Madame, je suis obligée de partir », puisqu’il lui cavalait après. Là, je rigolais pas car un gosse de trois ans, on l’emmène au boulot, mais un gosse de trois mois, c’est pas pareil.

 

Note de l’auteur : si on suit un peu la chronologie des choses et des procédures de la DDAS suite à un dossier de demande d’adoption, ma mère a dû être informée qu’un enfant allait arriver à l’hôpital d’Argenteuil. J’imagine que cela va assez vite, entre l’accouchement d’une mère qui n’entend pas garder son enfant et le fait que les parents adoptifs viennent le prendre. Ma mère a donc embauché la bonne un mois avant mon arrivée ; sans doute avait-elle eu une information comme quoi l’adoption était imminente. Tout ceci milite pour confirmer que j’ai bien été adopté à la naissance, ou en tout cas dans les jours qui la suivirent.

 

M; : Ma mère, qui travaillait à Paris à l’Hôtel du Centre, m’a dit : « Si tu veux, je prends mes vacances et je vais te le garder un mois ».

 

Arrivée de notre ami Linda dans la chambre d’hôpital de ma mère,

 

 

Linda et ma Maman, sans oublier la chienne Laïka

Linda et ma Maman, sans oublier la chienne Laïka

 

arrivée de Linda qui clôt l’enregistrement du jour et, des années plus tard, cette présente histoire. Mais, à suivre…

 

 

 

 

 

 

 

Bonus

 

Au-delà de cette histoire racontée par ma mère, un bonus : si moi j’ai une mémoire qui tombe en quenouille, une mémoire qui a besoin de l’électronique pour s’épauler, on n’en dira pas autant de ma mère ; dans la vidéo qui suit, tournée en 1987, elle a 73 ans et se souvient encore d’un poème appris à l’école, un poème que, petit, j’entendais à chaque Noël ; « Car c’est Noël, le gai Noël, la nuit de joie et de ripailles… », des strophes que j’ai en tête pour la vie, et qui vont donc revivre ici servies par l’interprète principale. Elle n’aura qu’un seul trou dans le texte, mais, à soixante cinq ans de distance, c’est excusable et ça n’affaiblit pas la performance. (Ne vous inquiétez pas pour les quelques problèmes d’image et de son, c’est pas vous, c’est mon archive qui vasouille par moments.)

 

Ne me demandez pas qui est l’auteur dudit poème, j’ai googleisé comme un bête, je n’ai pas trouvé ; si quelqu’un le sait, qu’il m’écrive. Présents autour de la récitante : Stanislas de Lipowski, Caroline, moi qui filme et notre fils aîné qui n’a encore qu’un an.

 

 

Coming next : 1984 – Juin, le junky chauve

1984 – 19 janvier, Aragon et nous

Sushis

 

Inoubliable pub "Aubade"

Inoubliable pub « Aubade »

En ce qui concerne le donjuanisme, au fond je ne suis sûr de rien. Appartenant à la race des garçons, j’ai un peu le sentiment que les mecs ont envie de coucher avec non pas toutes les femmes qu’ils rencontrent mais avec toutes les femmes qui leur plaisent. Et ça fait beaucoup, quand même, sur une vie. J’entends les mecs normaux ; l’adjectif est bien subjectif et ne veut pas dire grand chose… Alors pas normaux mais moyens. Ce qui ne veut rien dire non plus. Les mecs ont hérité ça de la nécessité de reproduction de l’espèce, cette programmation qui les fait bander – dans la tête plus que concrètement dans la culotte, encore que les deux peuvent se synchroniser… pas chez moi ou alors y a longtemps -, qui les fait bander à la vue de lèvres serties dans une tête magnifique, d’une poitrine en pointe ou opulente, d’un cul hypocritement triangulé de ce string évoquant plus le panneau de sens obligatoire que le feu stop. Heureusement qu’il y a la morale, les règles sociales et/ou les lois, sinon toutes les plages du monde ressembleraient au Cap d’Agde la nuit.

 

Bermuda bain, 45,50 €

Bermuda bain, 45,50 €

C’est côté donjuanisme chez les filles que je ne suis sûr de rien. Certes j’ai rencontré des femmes se comportant en mec, soit avec le même appétit sexuel affiché. Mais, en ce qui me concerne, ce ne fut pas la majorité. Quand elles posent leur regard sur un type, j’ai le sentiment qu’elles voient tout de suite plus loin que le regard que le même type peut avoir sur elle, soit : « A quelle heure on baise ? ». Oublions la femme-mec qui statistiquement ne me semble pas la plus répandue pour se cantonner aux femmes normales… ou moyennes… (tous ces qualificatifs ne voulant toujours rien dire, soyez conciliants et faites un effort pour me suivre). Sans doute que le fait de devoir potentiellement donner la vie, soit porter un enfant dans son ventre, cette version féminine du soft reproduction de l’espèce, les amènent à plus de circonspection. Où l’homme verra en premier lieu la jouissance – là encore parlons clair : plaisir/orgasme -, la femme verra aussi bien sûr la même chose, surtout si le mec est mignon et tendre, ou viril et entreprenant, mais cela s’accompagne en même temps d’un + bien spécifique : quand bien même prend-elle la pilule, elles vont, consciemment ou non, se poser la question : quel enfant peut-il me faire et à quelle heure ?

 

Et va-t-il m’aimer toujours ou préférera-t-il aller au bistrot après avoir remonté les couches-culottes du supermarché ?

 

Évidemment, on comprend que la possibilité de se retrouver toute seule aux prises avec les couches-culottes, ça calme, ça relativise sérieux les pulsions chez les filles. Imaginons que les hommes puissent se retrouver enceints ; je viens de vérifier dans le dictionnaire, le masculin enceint existe, ça veut dire « entourer un terrain avec une clôture »… Monsieur Larousse, c’est un mec, il s’est pas fait yiech à envisager d’autres sens. Un homme part à l’hôtel avec une femme, elle lui plait, il est chaud. Mais au fait, ne risque-t-il pas un accident ? A-t-il bien pris sa pilule ? viagraDepuis le Viagra et le Cialis, on sait que les hommes savent anticiper ce genre de choses. Pour peu qu’il ne soit pas clair sur son contraceptif, le type va remettre au lendemain ce qu’on lui propose de faire tout de suite.

 

 

Et puis y a la physiologie. L’homme éjecte de l’énergie, en trop plein, une énergie qui trop longtemps retenue lui fait dire ou faire des conneries. robin des boisOn appelle ça éjaculer afin d’être plus précis qu’avec éjecter, en latin ejaculare et ejectare. Les femmes réceptionnent cette énergie en trop plein, la thésaurisent – pour peu qu’elles n’aillent pas tout de suite à la salle de bain. Les phallocrates soutiendrons que les femmes manquent d’énergie et qu’elles la piquent aux mecs, un discours un peu simpliste et que je me garderai bien de reprendre à mon compte. Ce qui reste indéniable, c’est cet échange d’énergie. Ça commence par un échange de regard, suivi d’un autre, et encore d’un autre, « Il me plait bien, ce mec » et « Hum, je me la ferai bien celle-là », et ça finit dans un lit. Ou une voiture. Moi je suis bourgeois et j’aime bien mes aises, donc le levier de vitesse dans les côtes, très peu pour moi. Il est vrai que j’ai des voitures automatiques depuis bien longtemps mais, honnêtement, j’ai renoncé à la boîte mécanique pour le confort de conduite, pas pour celui de culbuter les sièges.

 

peinture-plafondCe protocole de reproduction de l’espèce tient quand même du magnifique et du magique. On m’objectera que, dans ce protocole, l’évolution des mœurs – dans nos contrées, pas partout – a plus retenu le plaisir que le bébé. Mais c’est là où ledit protocole est magique, hyper malin. Si on avait dit : « Bon, ce soir, il faut vous reproduire », un peu genre : « Il est temps de repeindre la chambre à coucher », « Monsieur met son tuyau dans la cavité de Madame, secoue un peu, hop, la semence s’éjecte pendant que Madame attend sagement en regardant le plafond et en se disant qu’il va falloir le repeindre », paf, protocole terminé – plutôt pouf, d’ailleurs, que paf. Et bien s’il n’y avait que ça sur terre pour se reproduire, on aurait pas de problèmes de logements. Mais non, la Nature a été bien plus maligne, voire retorse et perverse. Elle s’est dit : « Si baiser est aussi chiant que de repeindre un plafond, on va à la cata. Donc on va glisser une putain de carotte dans la motte de terre. » (L’image m’est venue comme ça, sous la plume, n’allez pas y voir là une cochonceté.) Et bien sûr, je désespère ici de ne vous apprendre rien, cette carotte c’est le plaisir. En fait, ce plaisir et son summum l’orgasme, c’est une sorte de répétition avant représentation, une générale, ou une italienne, avant la première en public, soit le bébé. Et Dieu sait si on aime à répéter, sans ce lasser, faut-il que l’orgasme, ou l’amour – pour faire plus poétique – soit un moteur puissant, inénarrable, pour qu’ainsi on remette constamment le couvert. Il est vrai que ses menus et sa gastronomie sont quasi sans limites.

 

La Déclaration des Droits de l’Homme, celle de 1789, est ambiguë, dans son titre déjà, et pas que dans son titre au regard de son article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Excusons a posteriori ces révolutionnaires de 89 qui étaient un peu débordés par les circonstances car, en écrivant cela, ils font juste un peu l’impasse sur la moitié de l’humanité : les femmes. Sauf erreur ou omission de ma part, il faudra attendre la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies de 1948 pour qu’une nouvelle rédaction rectifie les choses : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Les historiens du futur retiendront donc que la femme est devenu un être humain au milieu de vingtième siècle (enfin… pas partout). Pour ce qui est de la sexualité toutefois, on est pas vraiment égaux. Je suis optimiste, ça viendra, mais y a encore du boulot pour qu’un homme tombe enceint.

 

l'homme est une femme...Mais au bout du compte, comme disait le très bon titre du film de Jean-Jacques Zilbermann, L’homme est une femme comme les autres, hors son irrépressible envie de sauter toutes les belles filles qu’ils voient, l’homme recherche, comme la femme, l’amour parfait, le couple idéal. Ça, ça remonte le moral. Jusqu’au moment où l’on commence à s’interroger sur le mot parfait. On ne pourra pas tout résoudre ici, on n’en a pas l’ambition, donc restons sur la note optimiste.

 

 

 

 

Claire dans un fauteuil

Claire dans un fauteuil

 

 

En étais-je là de ma philosophie amoureuse en janvier 84 ? Probablement. Quand je rencontre Caroline, comme déjà évoqué, j’ai trois maitresses: Lise, Claire et Mary (cela fait un peu matamore, vantard, je le concède, mais je ne parle ici que de mes conquêtes, c’est plus rapide, si on commence à évoquer mes défaites, on va faire trop long). Ni Lise, ni Claire, ni Mary, pour des raisons différentes, ne correspondent à ce que j’imagine de l’amour parfait, idée comprenant autant de versions que d’humains sur cette terre mais qui pour autant anime l’élan orgasmique faisant qu’on est autant d’humains sur cette toujours même terre. Pour résumer, je joue les Don Juan, sans bien rentrer dans le costume, mais je n’ai pas trouvé la bonne. Et j’ai l’angoisse, comme tout chercheur de Graal, de me dire que ce que l’on m’a raconté sur ce mythe de l’amour idéal, à l’inventaire de ce que j’ai pu vivre, voir les autres vivre, lire ou voir au cinéma, n’est qu’un putain de complot manipulé par Dieu sait qui. C’est ces instants de doute qui te font croire en un Dieu capable de faire de la manip’ marketing avec ta bite.

 

Le réveillon de fin d’année 1983 ne se passera pas avec Caroline, avec laquelle il n’y a rien de conclu, j’ai refermé la porte de l’ascenseur et elle monté au septième, pas ciel, sans moi. Non, je réveillonne avec Mary, puisque avec elle j’ai déjà atteint depuis un moment ce fameux plus venant après les affinités. Au lendemain de ce réveillon du nouvel an, je me comporte vraiment en mec épouvantable, soit en traitrise absolue vis à vis de Mary, en appelant dès le 2 janvier au matin le magasin Benetton. Caroline Incanella n’y est pas. « Rappelez vers 15 heures. » Très bien. Sauf que, à 15H, je suis en séance de cinéma avec Mary. A l’heure dite, je décide de rater une séquence du film Ghandi, mais c’est pas grave, je connais déjà l’histoire de cet apôtre de la non-violence et de l’abstinence (côté non-violence ok mais côté abstinence… arrivé à un certain âge peut-être, mais il semblerait qu’il ait été plus jeune un grand baiseur devant l’Éternel, Vishnou en ce qui le concerne), je déserte donc la salle obscure pour une envie pressante, celle de téléphoner. « Caroline ? C’est Jean-Pierre… ça va ? Patati-patata… » On convient de se revoir, pour un dîner ce coup ci, mais à vrai dire pas tout de suite, dis-je « Car je pars à Madrid ».

 

Alphonso migraine

Alphonso : sa migraine sur une pieuvre

Ah oui, j’avais oublié Madrid… Moi, je suis un chercheur qui quand y bosse, y bosse, fait pas semblant. Toujours à la rubrique donjuanisme, j’avais rencontré quelques temps plus tôt deux sœurs : Alexandra et Dolorès. Elles étaient honduriennes et en transit pour quelques temps à Paris. Mon coloc de l’époque, Alphonso, était lui aussi hondurien, de Tegucigalpa, et tenait un poste d’attaché culturel stagiaire au consulat parisien du Honduras. Suite à une annonce que j’avais passé dans Libé pour trouver quelqu’un m’aidant à payer mon appartement du 15e, j’avais retenu ce grand Alphonso, un bon mètre quatre-vingt-dix, car il m’avait paru sympa, plein d’humour, bien que son côté assurément efféminé avait un peu inquiété mon indécrottable hétérosexualité. Au réel, no souci. A ma question, très vite venue, soit après quelques jours de notre vie commune, « Mais Alphonso, parlons clair, t’es homo ? », il m’avait répondu avec cette fermeté d’un Michel Serrault dans La Cage aux Folles « Mais pas du tout, Jean-Pierre ! Qu’est-ce que tu vas t’imagineeer ! ». Bon, j’avais pris ça pour acquit bien que peu convaincu. Les x mois que nous partageâmes l’appart furent un réel bonheur, il était extra, bon camarade et parlait cinq langues qu’il avait ramené d’un nombre incroyable de voyages. Qu’il me racontait à la veillée. Hors ses violentes et récurrentes migraines, qui le terrassaient sur le canapé, Alphonso était un être exquis. Retirons donc la sexiste appellation efféminée pour plutôt dire précieux. D’ailleurs, précieux, il l’était à plus d’un titre, surtout côté petits plats et cuisine car moi, sur ce registre, je suis infirme-rayon-surgelés. En x mois de cohabitation, il n’a jamais ramené un (ou une) invité(e) dans sa piaule, alors que le règlement de colocation entre nous était plus que laxiste sur ce chapitre, même pas laxiste d’ailleurs, inexistant. On ramenait qui on voulait. En fait ma mémoire me joue là un tour puisque c’est lui qui avait invité à dîner Alexandra et Dolorès. Ils étaient pays, les trois, et s’étaient donc connus à Tegucigalpa.

 

Dolores et Alexandra V2Dolorès, mignonne rousse frisée de 25 ans, portait bien son nom car elle était empreinte d’une grosse angoisse, existentielle, et la combattait à coups de Tranxène. Alexandra, belle brune-auburn de trente ans, donc l’ainée, était elle aussi en questions constantes, philosophiques, spiritualistes, et apparaissait également un rien fragile mais toutefois plus stable dans ses chaussures à talon que sa soeur. Mes trois honduriens étaient issus de familles friquées de cette Amérique centrale, et c’est ça qui leur avait valu de faire des études universitaires, notamment aux States, et d’être aujourd’hui à Paris, l’un au consulat du Honduras, les deux autres en villégiatures.

 

Au fameux dîner, Alexandra me plait, bien, plutôt bien, j’en fais des caisses et des caisses et la fais rire. A partir de là commencent ces regards, par dessus la nappe, soit ces premiers échanges que l’on évoquait plus haut.

 

Alexandra tasse cafe V2Passée cette soirée, où j’ai ramassé le téléphone de l’hôtel où crèchent les filles, j’invite Alexandra à dîner dans un resto. On jacte à n’en plus finir, on se drague, intellectuellement et un peu plus que ça, se découvrant notamment une complicité castanédienne puisque, elle aussi, est une aficionados du chamane à la mode. Puis j’apprends que le surlendemain les deux soeurs partent pour Madrid histoire de s’y installer pour quelques temps. Leur parents, industriels dans la lingerie au Honduras, leur ont filer à chacune 100 000 dol’ afin qu’elles tracent la route et découvrent d’autres Amériques que leur centrale. Pas mal pour débuter dans la vie. D’où certainement leurs angoisses et Tranxène, on ne nait pas coiffé sans qu’il y ait des dommages collatéraux. A l’issue du dîner, alors que je parviens non sans mal à payer l’addition, Alexandra m’invite à la rejoindre à Madrid. Pour quelques jours de vacances. Il faut juste que je leur laisse le temps d’installer l’appartement qu’elles viennent d’acheter là-bas. Il n’y a aucune ambiguïté dans cette invitation, il est clairement exprimé, non pas en mots mais dans un fougueux baiser au pied de son hôtel, qu’à Madrid elle aura sa chambre à elle, contrairement au présent hôtel parisien où elle la partage avec sa sœur…

 

Madrid, avec Benetton quelque part dans le décor

Madrid, avec Benetton quelque part dans le décor

Je pars donc début janvier 84 à Madrid, mais de travers. De travers car j’ai Caroline Incanella en tête et je sens qu’elle va m’accompagner pendant tout le voyage. Et de fait, si je suis charmant – comme toujours… – aimable et disponible dans la journée, au cours de mes découvertes touristiques de la capitale espagnole, la nuit je fais un bien piètre amant car nous sommes à trois dans le lit : Alexandra, moi, et Caroline en baldaquin, soit son fantôme flottant en suspens au-dessus du lit. Ça sera sexuellement une catastrophe. J’ai beau avoir envie d’Alexandra, elle m’attire, je ne bande pas, ou alors très mou – il faut bien dire les choses. Je passe toutefois huit jours à Madrid intégralement aux frais de ces deux princesses, je ne peux en effet jamais esquisser un mouvement vers ma carte bancaire sans me prendre leurs deux rires ponctués d’un « Usted no está pensando, no¡, estás loco¡». Si ! une fois je réussis à payer un truc, mais c’est pour me faire sermonner ensuite. Le premier soir, seul avec Alexandra dans un resto huppé des nuits madrilènes, où bien sûr il est hors de question que je paye l’addition, je décide de toutefois un rien compenser et file 5000 pesetas au vieux pianiste qui vient de s’appliquer à nous musicaliser l’ambiance. Aux yeux écarquillés d’Alexandra devant le pourboire, je comprends que j’ai été princier, royal même. Mais elle ne peut rien faire, le pianiste a déjà le billet en main et me remercie avec l’obséquiosité requise pour Juan Carlos. Au sortir du resto, Alexandra : « Whao, ma tu es loco ! 5000 pesetas !

– Quoi, dis-je, je retire deux zéros, si j’ai bien compris le change, ça fait en gros 50 balles… Je n’ai pas payé le repas, je peux bien filer 50 balles au pianiste !

– J’ai peur que tu n’as pas bien saisi le change, c’est pas deux zéros que tu dois retirer, mais un seul ! Tu viens de lui filer quelque chose comme 500 Francs (80 €), tu parles qu’il t’a remercié !»

 

JP et les deux soeursA partir de là plus aucune initiative ne me serait permise en devises espagnoles. Mais ce n’était pas la vraie raison, la vraie raison, c’est qu’elles étaient passablement riches et qu’il était hors de question, tout simplement, que le pauvre frances paye quoique ce soit. Alexandra va aller plus loin encore. A l’époque, j’avais écrit une – excellente – pièce de café-théâtre, restée sur mon étagère vu que je n’avais pas de quoi la produire. « Combien il faudrait ? » me demande Alexandra la veille de mon départ, « je peux financer la production… ». Jamais, de ma vie, je ne m’étais retrouvé en position de gigolo, « Je t’entretiens mais tu m’aimes ». Tenir le rôle huit jours était une expérience inaccoutumée et somme toute assez plaisante – bien qu’elle n’y gagnait pas au change, si je puis dire, vu l’amant nullissime que j’étais. Mais m’installer dans ce type de personnage aurait valu à ma conscience un putain de travail de composition, et, amoureux d’une autre, j’allais être mauvais dans le rôle. Quant à accepter qu’elle finance une pièce de théâtre, n’en parlons pas, cela allait inévitablement finir en vaudeville.

 

J’ai donc refusé, les ai embrassées toutes deux sur le quai de la gare, et je suis remonté dans mon Talgo, direction Caroline.

 

19 janvier 1984, 20 heures. J’ai réservé dans un resto japonais de la rue de la Gaîté, un restaurant où il n’y a que du poisson cru ; j’apprendrai bien plus tard que Caroline a horreur du poisson cru. Mais elle est polie et ne dira rien sur le moment. Oui, c’est ça, c’était plus de la politesse que la fascination qu’exerçait sur elle ce cavalier d’un soir ; j’ai beau en effet être fascinant, n’est-ce-pas, Caro portrait ChateaudunCaroline Incanella n’était pas en peine de courtisans. En fait, avec son entrain, son sourire et son physique, son plus gros problème était en somme de claquer son pouce sur son majeur ; au-delà de ça, au-delà du claquement, elle n’avait qu’à se baisser pour ramasser les hommes morts d’amour à ses pieds. Et quand je connaîtrais mieux sa vie amoureuse précédente, je comprendrai qu’aux jeux de l’amour, elle ne s’était jamais privée d’en marquer les tempos d’un claquement de doigts.

 

Avant d’arriver au resto, je fais un petit coup de frime en m’arrêtant cent mètres plus haut au Théâtre de la Gaîté Montparnasse, mon théâtre. Alors que le public patiente pour le spectacle du soir, j’y double la queue, pénètre dans les lieux, fais la bise à l’administratrice au contrôle, à la caissière à son comptoir, embarque Caroline dans les coulisses pour dire bonjour au régisseur, reçoit un accueil enthousiaste des ouvreuses, « Mais on te voit plus ! », bref, le grand jeu. Car c’est bien beau de se vanter, n’est-il pas vrai, et je ne m’étais pas privé de rouler des mécaniques lors de notre premier pot au Conway’s, encore faut-il derrière amener les preuves.

TheatreGaiteMontparnasse

 

Golf afghanistanDîner de poissons crus, avec baguettes, Caroline fait semblant de se régaler puis, allez savoir comment, on est vient à parler d’herbe. Pas le gazon, ou alors si, mais celui dont on fait les golfs en Afghanistan. « T’as de l’herbe chez toi ? » me demande-t-elle entre fromage et dessert dans ce restaurant où il n’y a pas de fromage et où les desserts nécessitent dix ans de vie à Tokyo pour se dire qu’au final on aurait mieux fait de rester en France.

« Oui, tu veux fumer un joint ?

– Hum…»

Bien que ça puisse en avoir l’air, je ne fais aucun prosélytisme en faveur de la drogue, c’est pas bien, c’est dangereux, c’est une merde, mais il est vrai que, parfois, pour bétonner une situation, ça peut servir. Je repense ici à une tirade des Bronzés font du ski qui me dépouille ; Michel Blanc parlant à Gérard Jugnot : «Toi comme moi, on a un peu le même problème, on peut pas vraiment tout miser sur le physique… ». En l’occurrence, l’herbe à la maison s’avérait la béquille idoine.

 

 

Une digression à propos des Bronzés, on a les références cinéma que l’on peut, me direz-vous. Yes, et je n’ai pas honte de celle-là. J’ai observé avec le temps un phénomène de snobisme de la critique cinéma typically French. A l’évidence, si on s’arrête au travail de l’équipe des Bronzés, avec objectivité, on constate que c’est un excellentissime boulot de comédie, bien écrit, bien cruel, bien joué (et bien filmé par un vrai cinéaste : Patrice Leconte). Copain dans les années 70 de ce qu’on appelait à l’époque la Troupe du Splendid, celle que le succès va rebaptiser en Bronzés, je la récupère en 81 dans mon théâtre de la Gaîté Montparnasse pour y poursuivre son énorme carton qu’est le Père Noël est une ordure. Fort des dizaines de milliers de spectateurs qui vont s’esclaffer à cette pièce, ce qui devait arriver arrive, on la porte au cinéma. Malheureusement, ce n’est pas Patrice Leconte qui fait le film mais Jean-Marie Poiré. Il en sort quelque chose d’honorable, gros succès en salle, mais j’aime à penser que Leconte aurait fait mieux. Pour ma part, ayant assisté à je ne sais plus combien de représentations dans mon théâtre, j’estime que la captation théâtrale du Père Noël reste bien supérieure, en efficacité, en drôlerie, à son adaptation cinéma.

 

 

Mais mon rapport au snobisme des critiques ne porte pas sur ce Père Noël mais sur le premier film de la série Les Bronzés, celui de 1978 dont l’action se déroule dans un Club Méditerranée de Côte d’Ivoire. Quand le film sort, comme c’est une comédie et qu’il émane d’une troupe de café-théâtre à succès – on le sait, en France, le succès est toujours suspect -, il se fait laminer par la Grande Critique, comprendre celle qui compte, dans le métier. Idem quand, un peu plus tard, le film arrive à la télé. Je me souviens de la critique d’alors de Télérama : descente en flèche, « film à ne pas regarder » ; peut-être, mais je ne suis plus sûr, obtient-t-il un condescendant T blanc, ce qui dans la codification Télérama signifie « série B », soit le film à regarder si vraiment on a rien d’autre à faire. On est en 1980. On va dire quoi, cinq ans plus tard ? le film est à nouveau sur le petit écran. Là, c’est sûrement comme le vin qui se bonifie en vieillissant, Télérama revient un peu sur son premier jugement à la con et lui colle un T noir. Ah, on décolle. Cinq ans après, 2 T noir. Aujourd’hui, pour peu que le film repasse pour la énième fois à la télé, regardez les T dans Télérama. On est au max, soit 3 T noir, en clair : « Chef-d’œuvre à ne pas rater ». Qu’est-ce qui s’est passé, on a changé le film ou on a juste attendu dix ans pour trouver une nouvelle preuve de la connerie snobinées des critiques ?

 

Nota bene : je concède que Les Bronzés 3, que j’ai tenu à voir avec quelques inquiétudes, est moins costaud… De grands moments mais pas l’énergie des deux précédents. En même temps, l’équipe et Leconte avaient fait tellement fort avec les deux premières manches qu’on peut leur pardonner ce petit coup de pompe du 3e set.

 

Fin de la digression.

 

Caro fauteuilOn arrive à la maison, Alphonso, mon coloc n’est pas là. Tant mieux. Caroline se cale dans un fauteuil alors que je roule un joint. Le rouleur de joint est apparemment très cool mais, à l’intérieur, l’espoir le fait tendu. On en est à tirer sur le début du pétard quand Alphonso rentre. Présentations, puis Alphonso jugeant à raison que sa présence est superflue, il disparaît dans sa piaule. Me voyant moyen performer mes espoirs dans le salon, je propose à Caroline de poursuivre la fumette dans ma chambre. Je juge bon de toutefois préciser : « A tes risques et périls… ». Avec un œil ironique, elle me répond : « Mais je pense être avec un monsieur sérieux… ». Là, j’avoue ne plus trop bien savoir où l’on va, hors le fait qu’on rentre dans ma chambre ; sa déclaration peut ressembler à une mise à distance mais sa tonalité et son œil me font entendre un sous-texte totalement différent.

 

Une fois sur la couette recouvrant mon matelas – pourri – posé à même la moquette, joint en partage, on ne va plus parler très longtemps. Je ne suis même pas sûr qu’on ait dit quoi que ce soit. Elle est venue se caler contre moi et… vlan, c’est parti.

 

Arthur et HugoLa nuit qui suivit était telle que j’en ai pris des notes au lendemain. Je les ai retrouvées… Mais je ne peux décemment pas les rapporter ici, des enfants regardent, dont les deux miens, ceux qui sont a posteriori issus – respectivement deux ans puis neuf ans plus tard – de cette première et sublime nuit d’amour. Tout ce que je puis faire comme commentaire sur ce qu’il faut bien appeler une Rencontre, avec un R majuscule, c’est que ce fut Broadway !

 

 

Certains initiés, les plus costauds, ceux de ma génération et de ma forme d’esprit, sauront qu’en disant Broadway ! je fais référence à une planche du génialissime dessinateur Reiser qui décrit un couple faisant l’amour alors que le coloc’, dans la piaule d’à côté, s’exerce à ne pas entendre les feulements lui arrivant à travers le mur.

 

 

 

A l’heure où j’écris ses lignes, soit 31 ans plus tard, Caroline est en train de mettre la table, au soleil, dans le jardin de notre maison du Sud ; je la vois depuis la fenêtre de mon chalet d’écrivain dominant la vallée.

 

Hubacs-from-chalet

 

« Il n’y a pas d’amour heureux… » quel est le con qui a écrit ça, histoire de faire flipper tout le monde ? Un communiste bisexuel ? Ah bon.

 

Fin de l’histoire, en happy end.

 

Coming next : 1984 – 17 février, les guerres de ma mère

1983 – 20 décembre, La Voie du Guerrier

Caro-quadrillee-V2

 

Si le vent de cette fin d’année 83 est plutôt favorable à l’amour, il l’est moins pour le boulot. Malgré les satisfécits qu’on s’auto-décerne, je trouve pour ma part que l’émission hebdomadaire sur Europe 1, celle de Michel Lagueyrie, Le Syndrome de ma sœur dans la caravane passe, pour laquelle je suis auteur, n’est pas de niveau. On a hérité du créneau du dimanche fin de matinée, créneau occupée par le passé par un déchaîné nommé Coluche, et c’est un bien lourd héritage derrière un tel missile ; malgré la présence à nos côtés de Jean Willar, qui assure la continuité d’antenne avec Michel tout comme il le faisait précédemment avec Coluche, on peut dire que c’est pas ça. On sort de sacrés bons moments de rigolades, certes, mais la mayonnaise générale peine à prendre, on n’a pas trouvé le bon tempo. Et on est à l’antenne depuis septembre, quatre mois à tâtonner pour trouver le rythme.

 

Bernard Haller et Raymond Devos font une courte échelle à Michel Lagueyrie

Bernard Haller et Raymond Devos font la courte échelle à Michel Lagueyrie

 

Philippe Gildas, patron d'Europe 1 dans ces années 80

Philippe Gildas, patron d’Europe 1 dans ces années 80

Philippe Gildas, le patron d’Europe 1, est adorable, comme d’habitude, et nous encourage : « J’ai écouté dimanche, c’était super ! En revanche, je me demande, vu que Michel est quand même un gars de scène, n’est-ce-pas Michel ? si vous n’auriez pas intérêt à faire ça en public, ainsi auriez-vous un retour immédiat, du rire en face de vous, une matérialisation des auditeurs de l’autre côté du poste. Non ? »

C’est ce qu’on va finir par faire quelques semaines plus tard et, de fait, avec une trentaine de personnes en face, bien que le public en studio de ce genre d’émission avoisine les soixante ans de moyenne d’âge, notre happening radiophonique s’avèrera plus fluide.

En cette veille de Noël, y a pas trop la pêche dans l’équipe, Michel s’angoisse, et moi, qui aie la tête ailleurs, je culpabilise un brin en me disant que mes textes pourraient être meilleurs.

 

Mais revenons à la tête ailleurs.

 

Au lendemain du semi-bide qu’avait subi mon enquête, je connaissais son adresse mais point barre, impossible de l’identifier via le minitel et l’annuaire. J’avais relevé un certain nombre de prénoms en face de noms à sonorité italienne dans l’immeuble cible, et avais dès le lendemain, soit le 19 décembre, tenter de jouer l’erreur de téléphone en appelant le magasin Benetton. « Allo, je voudrais parler à Catherine… Ah, vous n’avez pas de Catherine… Alors, passez-moi Julia… Vous n’avez pas de Julia non plus… J’ai dû me tromper de numéro… » Tu peux faire ça une fois mais guère renouveler le tir.

Annik monte au front

Annik monte au front

Or il me restait encore deux autres prénoms potentiels dans l’annuaire. J’avais donc demandé à Annik, une copine qui m’avait sérieusement chauffé les sens deux ans plus tôt mais avec qui j’étais resté très bien et complice – on se racontait tout de nos respectives tentatives amoureuses -, j’avais demandé à Annik de poursuivre le test à ma place. Elle s’était ramassée elle-aussi, aucun des prénoms ne répondaient à l’appel.

 

Vous allez revenir à l’attaque en me disant : « Mais pourquoi ainsi tortiller du cul ? autant y aller direct ! » Je sais que vous avez raison mais je sais aussi que je suis un garçon tortueux, d’où cette valse-hésitation tenant d’ailleurs plus du simple trouillard que du pur tordu. Le surlendemain au matin, j’ai enfin défini la stratégie du baigneur, à savoir que je suis prêt à me foutre à l’eau, à y aller tête première, à jouer le tout pour le tout, en espérant quand même qu’il y ait de l’eau dans cette fichue piscine ou je m’apprête à plonger les yeux fermés.

 

Boulangerie 15eLedit surlendemain, chapeau fendu au crâne et col de mon trench coat toujours relevé, je file vers la sortie du métro desservant le magasin Benetton sur le coup des 10 heures, soit l’heure où je présume que la belle inconnue débarque pour ouvrir sa boutique. Je suis à deux pas de la bouche de métro quand, dans une boulangerie, je crois la reconnaître au comptoir à croissants. Je ne la vois pas très bien, elle est de dos, mais couleur de cheveux, queue de cheval, silhouette, il me semble bien que c’est elle.

Elle est ce coup ci vêtue d’une veste en jean et porte un pantalon de la même couleur, chose qui lui fait d’ailleurs un très beau petit cul. Je vais avoir le temps de l’observer vu que je la suis au sortir de la boulangerie. Elle ne va pas au Benetton mais s’enfile dans l’immeuble d’une rue adjacente. Elle ne s’est pas retournée et, du coup, j’ai un doute ; malgré le look général, je ne suis plus sûr du tout que ce soit la bonne fille. Pourquoi va-t-elle dans cet immeuble alors qu’elle devrait aller au magasin ? Perplexe, je file me poster à la sortie du métro.

 

La cible en jean

La cible en jean

Et je fais le bon choix car, cinq minutes plus tard, je la vois émerger de la station ; sauf que je vais m’enfoncer dans de l’encore plus perplexe car, queue de cheval veste et pantalon de jean, j’ai devant moi la sœur jumelle de celle qui l’instant d’avant achetait ses croissants. Pile poil. Je lui emboite le pas et je ne suis pas au bout de mon étonnement car ma belle inconnue, cette fois, c’est sûr, c’est elle, pénètre dans le même immeuble que sa jumelle cinq minutes plus tôt. J’en désire une, on m’en sert deux, je suis tombé sur un banc.

 

Je ne comprends plus rien ; déjà qu’emprunté et timoré, cette gémellité me déstabilise complètement. Hum hum, bizarre l’affaire, serais-je tombé, par hasard, sur un gang de queue-de-cheval-auburn-jean ? Cette filature, paraissant banale au début, prendrait-elle un tour surprenant ?

 

Planqué sous un porche d’immeuble, j’en suis là de mes supputations quand la belle ressort, file vers sa boutique, y arrive, enfile une clef dans la serrure du moteur d’un rideau de fer, relève la ferraille grillagée. Elle est dedans.

 

Il est 10H35… J’y vais ou pas ? Quel trouillard ! me tancé-je, et je saute dans le grand bain, rentre dans le Benetton.

 

 

 

Elle est au mitan de la boutique, checkant dans un miroir son look du jour. Elle se retourne vers ce premier client.

«  Bonjour ! Je peux vous aider ? » Ce coup-ci j’ai le droit au bonjour.

« Euh… »

Putain qu’elle est mignonne ! J’observe son œil pour voir si y luit l’éclair du «  Je connais ce client, je l’ai repéré, il est super beau gosse ». Hors son sourire on ne peut plus commercial, rien dans l’œil, elle n’a apparemment pas imprimé le sublime presque chauve que je suis.

«  Euh, je voulais un… » au fait, qu’est-ce que je veux, en dehors d’elle ? J’ai tout préparé en ce qui la concerne mais j’ai carrément oublié que je suis censé acheter quelque chose. J’avise un empilage de pulls, « Un pull, oui, c’est ça, je veux un pull…

– Coup de chance, vous m’auriez dit un aspirateur, j’aurais été en peine car, chez Benetton, on a décidé de ne plus en faire… »

JP echarpe Benetton V2Elle se fout de ma gueule en plus !

Je ris, jaune, comme l’écharpe que, j’ai oublié de préciser, j’arbore au cou.

 

Elle se met à genoux pour attraper sur une étagère basse un paquet de pulls. Dans le mouvement sa jupe par trop mini me dévoile une vision de collant qui me frappe direct dans le cerveau limbique qui, si j’en crois les études de médecine que je n’aie pas faites, correspond à la part la plus active de ma tête ailleurs du moment, soit l’encéphale reptilien.

 

Dans les cinq minutes de flottement que j’ai vécues avant d’oser pénétrer dans l’établissement, elle a eu le temps de se changer et a quitté le jean pour cette mini-jupe en charge de me flinguer le limbique.

 

Je choisis vite fait – mon courage a une autonomie de cinq minutes, pas plus – une sorte de gilet avec boutons nacrés, un truc avec des carreaux, de toutes les couleurs, épouvantable, qu’avec ça tu peux jouer le rôle d’Arlequin dans la première comedia del arte que tu croises.

 

Le fameux gilet Arlequin

Le fameux gilet Arlequin

Elle me sourit en ayant la prudence commerciale de ne toutefois pas me dire « Vous avez un goût de chiotte », d’autant qu’elle le vend, son Arlequin. Pour la petite histoire dans l’histoire, je me souviens avoir perdu ce pull quelques semaines plus tard, à moins qu’une main secourable, que je crois connaître, l’ait discrètement foutu en l’air.

 

Nous sommes à la caisse, elle derrière, moi devant. Elle tape des touches, ça fait bing ! et 550 francs. Je sors mon carnet de chèque et, voilà… j’y suis. Mais vais-je y aller ? Si j’y vais, là, plus jamais rien ne sera comme avant… Si je fais ce que j’ai imaginé, si j’ai le simple courage de le faire, plus jamais je ne pourrai me représenter devant elle de façon anonyme, simple, il y aura éternellement ça entre nous. Et je ne sais pas à quel point cet instant, que je peux rejouer aujourd’hui au ralenti, cet instant où je n’ai encore rien fait, où j’hésite à faire, est fatidique.

« Vous avez de quoi écrire ? » dis-je. Ca y est, c’est parti, rivière sans retour.

– Hum, dit elle en me tendant un stylo.

– Euh non, le stylo, je l’ai, un bout de papier, pour écrire.

– Ah… Ça, ça vous va ? elle me tend un bloc.

– Parfait. »

Je prends le bloc, j’écris le texte que, depuis ce matin 8 heures, j’ai testé, raturé, repris x fois, en soupesant chaque mot, et ce afin qu’il soit précis tout en apparaissant spontané, cri du cœur. Puis je rédige le chèque. Je détache la feuille de papier où j’ai rédigé mon poulet, comme on disait à l’époque galante, plie ce poulet en quatre, lui rend son bloc, lui donne le chèque.

« Voilà les sous, et ça, je tends le poulet, c’est pour vous.

– Ah… » fait-elle, surprise, en prenant le papier.

A cet instant même ma jauge de courage tombe à zéro, et, sac Benetton en main, je tourne les talons, sort sans me retourner.

sac benetton

 

 

Je remonte la rue en me projetant le film. Elle déplie le papier, lit : « Ceci n’était qu’un prétexte, accepteriez-vous de dîner avec un monsieur que vous ne connaissez pas ? Si oui, appelez le… – mon numéro de téléphone de l’époque -, une machine enregistrera votre réponse. A bientôt j’espère. Jean-Pierre Moreau. »

 

Je file à Europe où je passe une journée de merdouille. On était loin d’inventer le téléphone portable donc il me fallait rentrer à la maison pour relever les filets. Suis de retour vers les 17 heures, messages sur le répondeur. Deux, des conneries de copains dont présentement je n’ai rien à foutre. On arrive à 19H30, heure de fermeture de la boutique, pas d’appel. Je me dis « Bon, c’est foutu, on s’en remettra, c’est dommage car quand même elle est… ». OK… allons dormir, demain il devrait faire jour.

 

repondeur V2Le lendemain matin, Europe again, ne suis de retour at home que sur le coup des 13 heures. La diode clignote sur le répondeur, une fois, il y a 1 message. J’écoute. Un bruit de fond de ligne, silence, puis un brouillamini de rires étouffés, deux rires apparemment, deux filles, puis une voix : « Ah bah… j’ai cru que c’était une blague, j’appelais pour… », rires retenus à nouveau puis « C’est tout, au-revoir », schlack, tut, tut, tut.

 

« Bonjour, euh, voilà… J’ai acheté un pull, avant-hier matin et… je voulais parler à la personne qui me l’a vendu…

– Vous avez un problème avec le pull, monsieur ? Si vous avez gardé le ticket, vous nous le ramenez et…

– Non, c’est pas ça, euh… non, je voulais parler à la personne qui m’a vendu le…

Silence de la fille – c’est une fille – en bout de ligne.

– Avant-hier… vers quelle heure ?

– Il était euh… 10H30, à l’ouverture.

– A l’ouverture… hum… Elle était brune, blonde ?

– Brune.

– A l’ouverture, brune… Ah bah c’est Lydia ou alors euh… Caroline. »

Elle ne peut pas s’appeler Lydia, elle ne peut que s’appeler Caroline, je veux qu’elle s’appelle Caroline.

« C’était Caroline, dis-je d’une voix ferme, mais en croisant les doigts, une chance sur deux.

– Caroline… ? Elle est partie déjeuner. Elle sera là dans… Vous pouvez rappeler dans une demi-heure ?

Tu parles si je peux. Et si elle s’appelait Lydia ?

 

« Bonjour, je voudrais parler à Caroline ?

– Hum… Oui, c’est moi. Une seconde, ne quittez pas… ? »

Bruit de caisse enregistreuse, retour : « Allo ?

– Je suis le monsieur qui vous a donné le bout de papier, avant-hier.

– Oui…

– Vous n’avez pas répondu à la question qui était de savoir si vous accepteriez de dîner avec un monsieur que vous ne connaissez pas.

– Hum… Écoutez… hum… Oui mais… pas cette semaine, j’ai beaucoup de travail, c’est les soldes et…

– Mais on peut boire un pot…

– Hum hum… Bon… OK, rappelez vers sept heures, je saurais à quelle heure je sors.

 

PM, sept heures, les mêmes.

« Qu’est-ce que vous préférez, dis-je ? Montparnasse ou Beaubourg ? » On remarquera l’habileté de cet homme, il sait qu’elle habite Beaubourg mais il noie le poisson avec l’option Montparnasse. Quel stratège !

– Euh, Beaubourg, c’est bien.

– Le Tribulum ?

– Non, je préfère pas le Tribulum… La Fontaine Stravinsky, à côté du Musée Pompidou, vous voyez où c’est ?

– Très bien, 20H30 ?

fontaine stravinsky

 

Fontaine Stravinsky, entre l’IRCAM et le Musée Pompidou, j’y suis à 20H15 ; j’ai sorti le grand jeu : tenue classe et youpi, à savoir loden bleu sombre sur jean et boots, mon vétiver tue une mouche à trente pas et j’ai, bien sûr, l’écharpe jaune Benetton négligemment posée, soit parfaitement apprêtée, autour du cou. Pour trancher sur le sombre du manteau. Il est 20H30, je clope. Rien. 20H35, rien. J’en rallume une autre. 20H40, toujours rien. Je pense à ce fameux dessin de Reiser avec le Gros Dégueulasse et ses fleurs attendant une fille à un rendez-vous. La fille est en retard, chaque minute qui passe voit le Gros monter progressivement dans les tours. « Vingt minutes de retard au premier rendez-vous, qu’est-ce que ce sera dans dix ans ! » La fille finit par arriver, mignonne, souriante et… le Gros Dégueulasse lui fout les fleurs à travers la gueule.

 

20H42. Elle vient de passer le coin du Musée Pompidou, elle s’avance vers moi, cheveux auburn au vent, blouson et pantalon jean, elle est superbe.

« Bonsoir. On va manger quelque chose ?

– Ah, je ne peux pas, il faut que je sois chez moi à 21H… »

Il est 20H43, j’ai 17 minutes, il va me falloir du génie. Ah la chienne ! En même temps, je la comprends, elle ne peut pas savoir qu’elle tombe sur un mec absolument génialissime, si elle tombe sur un bas du front, elle se protège, elle pose le garde-fou des 21 heures.

 

conway'sOn s’installe au Conway’s, un pub de la rue St Denis – il disparaîtra quelques années plus tard, remplacé par une des sempiternelles boutiques de fringues de cette rue piétonne. Ambiance irlandaise claire-obscure, cosy, on est assis l’un en face sur une banquette style Chesterfield. Elle se prend un whisky coca, moi un gin tonic.

« Vous faites ça souvent ? »

Je vois très bien ce qu’elle veut dire mais je lève un sourcil d’incompréhension.

« Filer des petits mots pour draguer dans un magasin ?

– Ah… Vous me croirez si vous voulez, mais non, c’est la première fois. » Ce qui est vrai. Cela a d’ailleurs été la dernière. « Je suis nul en drague, pour parler franc, et comment aborder une femme… qui vous plait, dans un magasin rempli de jolies filles, l’oreille aux aguets ? Je ne me voyais pas vous dire : vous habitez chez vos parents ?

– Oui, pas évident… Mais drôle. »

Je lui offre une cigarette, qu’elle prend, je m’en colle une au bec, j’allume l’ensemble – 1984, on était loin du medically correct, on pouvait fumer dans les bistrots.

«  Vous avez vu, dis-je en montrant l’écharpe, j’arbore vos couleurs.

– Hum hum… »

 

Caro cigaretteElle est tellement mignonne, avec son menton posé dans sa main tenant la clope, l’œil amusé, gentille, attendant ma drague, tellement belle que, si je mesure ma chance, j’en perds pour autant ma tchatche. Dans le silence qui s’installe, elle vient à mon secours. « Et vous faites quoi, dans la vie… quand vous n’achetez pas de pull ? »

 

Ah là, c’est du bonus, je vais pouvoir prendre la main car le terrain est propice pour vendre le bonhomme, frimer. De l’air aussi simple que possible, le genre humble du type qui annonce qu’il est manoeuvre chez Renault, je dis : « Je bosse à Europe.

– Europe… Europe quoi ?

– Europe 1, dis-je en rajoutant le numéro, comme si c’était évident.europe-1-entree-V2

– Ah… Et vous faites quoi à Europe 1 ?

– Je suis coproducteur d’une émission, une émission d’humour… Ça se voit pas, là, car j’ai le trac, mais j’ai vachement d’humour… »

Elle se marre.

« Si si, je vous assure, au bout de vingt ans de vie commune, vous verrez, vous en serez convaincue. »

Elle se remarre : « Vous voyez loin.

– On est fait l’un pour l’autre, dis-je d’un air hyper sérieux.

– Si vous le dites… dit-elle hilare. »

Je sens que j’ai quand même marqué un point avec le producteur Europe 1, plus flatteur que syndicaliste désespéré à Billancourt.

Un temps où elle tapote sa clope dans le cendrier. « Vous étiez déjà venu chez Benetton ?

– Oui, pour l’écharpe.

– Ah bah oui…

– En fait, j’habite à deux pas de votre magasin rue du Commerce, je suis rue de la Croix-Nivert. »

Ca à l’air de rien, mais d’avoir un appart à deux pas de son boulot, si on couche ensemble, ce qui est l’étape suivante, espérée, après le on boit un verre ? elle n’aura pas à cavaler loin au lendemain de nos nuits d’amour.

 

A partir de là, je mentirais un rien en refaisant toute la conversation que j’ai un peu oubliée depuis. Je me souviens quand même de deux ou trois choses. 1) J’ai vu un éclat à l’annulaire de sa main gauche, un anneau que les gens mariés appellent une alliance. Ostensiblement ou pas, elle jouait un peu nerveusement avec. Cela m’a refroidit l’espace d’un instant mais, comment dire ? confusément, car ce n’était pas très clair dans ma tête, cette alliance ne collait pas avec la démarche paisible observée lors de sa filature, pas la démarche d’une fille rentrant vers son mari. Ou alors il est ingénieur au Baloutchistan, ou alors ils sont divorcés. Quel âge a-t-elle cette fille au fait ? 25 ? Max. On a largement le temps de divorcer entre un mariage et 25 ans. Donc j’ai décidé de faire l’impasse sur ce mari fantomatique. 2) J’étais dans ma grande époque chamane, ou castanédienne pour être précis – je me suis soigné depuis mais j’ai en toutefois conservé de beaux restes.

 

Une des rares photos de Carlos Castaneda

Une des rares photos de Carlos Castaneda

Une digression sur Castaneda. Carlos de son prénom. Je me souviens que la première fois que j’ai entendu parler de ce type qui affichait le statut d’anthropologue, un titre qui fera pour le moins polémique en ce qui le concerne, et ce dans une mouvance qui participera à ce que l’on allait appeler plus tard le new age, version drogue douce côte West des États-Unis, je me souviens donc que la première fois où j’en ai entendu parler, c’était dans une bagnole, la mienne, sur l’autoroute du Sud. Et c’est Brigitte Fontaine qui cause.

« Castaneda, tu connais pas ? »

– Non, lui dis-je en tenant le volant de la voiture du secrétaire-régisseur que je suis sur cette tournée Areski-Fontaine. « Et c’est quoi Castaneda ?

– Houlà, si tu la lances là-dessus, dit Areski assis à ma droite à la place du mort, on est pas couché ! Elle est intarissable.

– Castaneda… reprends Brigitte, en tirant sur sa clope qui empuantit la voiture, c’est… c’est compliqué. Je suis peut-être intarissable, mais c’est un univers tellement complexe… je peux pas résumer. Ce soir, à l’hôtel, je te filerai son premier bouquin L’Herbe du diable et la petite fumée…

– Je vois bien le genre, Brigitte, dis-je en rigolant, petite fumette…

– Oui, si on veut, mais au réel, ça va bien plus loin que ça. Tu liras, après on en cause. »

 

Brigitte Fontaine au petit dej' lit Gaston Bachelard

Brigitte Fontaine au petit dej’ lit Gaston Bachelard

 

On était en 1978… J’ai lu, j’ai vu, j’ai été vaincu, pour paraphraser l’autre Jules. Et, à partir de cette autoroute là et durant des années, j’ai été castanédien. Les années – et la raison – ont ensuite flingué le mythe mais, à mon corps défendant et à ma plus grande honte, j’avoue que, parfois, j’ai encore des retours poétiques de sa flamme. Personne n’est parfait, ce qui quand je m’observe me déçois, car j’espérais l’être.

 

En tout cas, en 1984, je suis en plein dedans, Castaneda, et c’est notamment m’inspirant des préceptes de sa Voie du guerrier que je me suis mis sur le sentier de la guerre pour traquer la belle inconnue qui, ce soir, finalement, est assise en face de moi, au Conway’s. Merci Carlos.

 

Tonal Nagual

Tonal vs Nagual

Ce qui nous ramène au 2) interrompu par la digression : une essentielle partie de la discussion qui suit est consacrée au chamanisme, au transcendantal, aux expériences extra-sensorielles ; elle me raconte notamment une observation du troisième œil qu’elle a tentée, en mettant une bougie derrière un miroir, pour se protéger. Je ne comprends pas tout de l’expérience, au même titre qu’elle ne doit pas tout saisir du cours que je lui sers sur le tonal et le nagual, ces deux ensembles qui se partagent notre univers selon Castaneda.

 

 

Soudain je prends conscience de deux choses, d’abord qu’il est 22 heures, et qu’elle devrait être partie depuis une heure, selon le préavis de départ, chose qui signifie que j’ai passé, absolument s’en m’en rendre compte car j’ai oublié le temps depuis que je suis assis en face d’elle, que j’ai passé haut la main le premier examen, en clair : « Ce mec n’est pas un bas du front, donc je reste » ; et, deuxième chose confirmant la première, que l’alliance à son annulaire s’est soudainement transformée en bague, avec une pierre. En effet, la belle Caroline, à force de tripatouiller l’anneau tout en étudiant le bonhomme, « bas du front ou pas bas du front ? », a finalement tranché et, faisant pivoter l’anneau pour que disparaisse l’alliance au profit d’une bague ornée d’une aigue-marine, vient de me faire un superbe langage du corps disant : « Mon gars, c’est pas une alliance, je ne suis pas mariée, tu peux y aller. » Holà, champagne ! Ou alors la même chose ? Whisky coca, gin tonic ?

 

Si je m’en réfère aux notes de l’époque, je vais apprendre ce soir là qu’elle s’appelle Caroline – et pas Lydia, quel feeling j’ai ! -, nom de famille : Incanella ; se confirme donc ici ma déduction sur l’origine italienne et le caractère mafieux des castings Benetton, d’autant plus camorra qu’elle est précisément de père sicilien. Elle a 28 ans… Je n’ai jamais su donner d’âge aux femmes, a fortiori quand elles sont jeunes et qu’elles font encore plus jeune. Elle vient de vivre deux ans avec un certain Paolo, dossier qui est, ou semble être, clôt ; elle habite pour l’heure chez sa sœur. A un moment, toujours dans nos divagations transcendantales, elle me parle de son corps physique, qu’elle voudrait ne pas avoir de corps, n’être qu’esprit. Ça m’inquiète un peu. Avec la sensualité qui émane d’elle, ça fait hiatus. Je subodore un problème sexuel, un quelconque blocage. Avec un tel châssis, ça serait un gâchis ! Je me demande s’il ne faut pas mettre un sous-titre du genre : « Tu veux coucher avec moi alors que j’ai besoin de beaucoup de spiritualité. » T’inquiète ma belle, on couchera ensemble et ça n’enlèvera rien à l’élévation d’esprit, d’autant qu’une fois au septième ciel, on peut rester en palier, philosopher et métaphysiquer comme des bêtes, on est pas obligé de redescendre tout de suite.

 

Je lui pose une question aussi fondamentale que simple : « Tu aimes la vie ?

– Oui ! dit elle en riant, et toi, tu aimes rire ?Caro NB Croix-Nivert

– Oui, dis-je en riant. »

Tâtons côté matérialisme. « Demain tu gagnes x millions au Loto, tu fais quoi ? »

Elle reste silencieuse une seconde, le nez en l’air, puis « Je voyage, après je me pose et je réfléchis au pourquoi je suis là. Sur cette terre, j’entends.

– J’avais bien compris. »

 

A 22H30, soit bien au-delà de l’initiale frontière des 17 minutes, je l’ai raccompagnée chez elle, en faisant gaffe de ne pas me couper, c’est à dire en partant dans la mauvaise direction au sortir du pub. « Non, pas par là, j’habite par ici ». Va, je sais bien où tu habites, petite, mais je ne peux pas me dévoiler, me mettre à nu, pas tout de suite.

 

Je suis rentré dans le hall de l’immeuble avec elle, elle a pris son courrier dans la boîte pendant que j’appelais l’ascenseur, je lui en ai ouvert la porte, elle m’a fait une bise sur la joue, s’est enfilée dans le lift, j’ai refermé la porte, elle s’est envolée vers sa soeur…

 

J’ai bien fait de te suivre, Caroline, car tu es la femme… à suivre…

 

Pascaline

Pascaline

Presque fin de l’histoire mais il y a toutefois deux notes, explicatives. Les jumelles d’abord. J’en aurais l’explication, simple, un peu plus tard. Celle qui achetait des croissants, sa copie assez conforme, Pascaline, était en fait la comptable du proprio des deux magasins Benetton, et son bureau se trouvaient dans la fameuse rue adjacente. Logique que Caroline passe y dire bonjour avant d’aller ouvrir sa boutique. Ensuite, elles étaient fringuées exactement de la même manière pour deux raisons : la première, évidente, c’est qu’elles s’habillaient chez Benetton, à un prix de gros défiant toute concurrence, la seconde, c’est qu’il y avait, par osmose, un certain mimétisme entre elles, un art de la réplique confirmé par leur queue de cheval, leurs queues de chevaux même, puisque selon cette blague éculée que l’on peut toutefois ressortir pour ceux qui ont raté le film : « On dit chevaux quand y a plusieurs chevals ».

 

Pull-arlequin-serre-V2Autre explication de texte : je continue à être persuadé, malgré les dénégations réitérées, que c’est Caroline qui, par la suite, a rangé à la poubelle le magnifique pull arlequin acquis dans son magasin. Je l’ai un peu regretté mais j’avais tellement gagné au change.

 

La suite : 1984 – 19 janvier, Aragon et nous

1983 – 18 décembre, la Campagne d’Italie

Caro-star-1

 

L’histoire de Sarkozy enregistré à son insu par son conseiller d’extrême droite, Patrick Buisson, m’a fait sourire ; je l’aurais presque excusé, ce Buisson, d’avoir enregistré. Pas d’avoir diffusé. Et pour cause, j’ai fait la même chose dans les années 80. Avec un petit magnéto et un très bon micro, invisible.

 

micro sonyJe dois être bizarre avec mes idées d’archiviste. Quand je fais ça, recorder des situations à l’insu des protagonistes, c’est pour les nécessités de mémoire – j’ai une mémoire de merde -, pas pour exercer je ne sais quel chantage puant. C’est du son que je garde pour moi, mais qui me sert, aujourd’hui, à raviver les souvenirs avant de les coucher, ici, par écrit.

 

J’ai pratiqué l’exercice dans plein de situations ; parfois j’ai poussé le bouchon un peu loin, on pourra même dire de façon baroque, pour ne pas dire perverse, comme la fois où j’ai planqué le magnéto dans le lit pour enregistrer une séance absolument sexuelle avec une maîtresse. Ça a eu le mérite, après qu’elle m’ait plaqué (et même un peu avant…), de pouvoir réécouter la séquence. Je vous assure, le son seul, ça marche très bien côté érotisme.

 

Ici, en cet instant du site, il y a eu une sacrée valse-hésitation, de ma part… Je m’explique. En fait, j’ai joué les Patrick Buisson puisque, après avoir pris moult précautions oratoires, j’ai placé dans cette page un extrait – assez orgasmique, il faut le dire – de la séquence sexuelle en question. C’était court, trente secondes, mais hard, à tous les sens du terme ; hard sexuellement, hard moralement car d’une impudeur totale, tripotant avec l’intimité extrême. J’ai laissé ce son en ligne quelques jours puis je me suis dégonflé, je l’ai viré. Je ne suis pas Gaspar Noé, d’autant qu’ici on ne jouait pas avec de la fiction mais avec du réel.

 

Mais cette valse-hésitation, ce cas de conscience – jusqu’où va-t-on dans le récit, jusqu’où va-t-on dans le réel, où sont les limites ? – a toutefois eu l’avantage de me faire poser de vraies grandes questions. Et s’il y a un domaine où les frontières sont floues, ou flexibles, voire nébuleuses, c’est bien celui de notre rapport à la sexualité. Après ce fameux extrait orgasmique, désormais censuré, je suis parti en digression, selon ma mauvaise habitude, sur le thème « société, sexualité, pornographie »… et ça, je ne l’ai pas coupé, je le laisse ci-dessous à votre propre réflexion.

 

Make love not war

Make love not war

Creusons. On est dans une foutue société humaine hypocrite. Une société qui sigle X ses films pornos – films où il est un peu question d’amour, quelque part quand même – et qui ne censure quasiment pas ses films d’horreur ou de guerre. Je vous accorde que nombre de pornos exhibent une bestialité, une vulgarité, un esclavagisme, une exploitation de la femme mais, dans le tas, il y en a quand même qui évitent cet écueil et qui fonctionnent pour autant super bien sur l’excitation des sens. Je ne parle pas des films érotiques, je parle là de vrais pornos. Accordez-moi en retour que les films d’horreurs jouent la plupart du temps sur les registres, sublimés, transposés, de la sexualité. Or donc, et pour simplifier le raisonnement en deux grands schémas, on a d’un côté des films qui traitent de l’amour et du plaisir – sous des formes multiples et variées et pour le moins discutables, certes – donc de la vie, et de l’autre des films d’horreurs, ou de guerre, qui traitent du contraire de la vie, soit la souffrance et accessoirement la mort. Pour encore plus schématiser, on a d’un côté des films qui vont évoquer le positif, l’amour, d’autres le négatif, la mort. Et notre société humaine va donc mettre sous le boisseau – bien qu’elle les regarde, en lousdé – les pornos, et faire des blockbusters avec les autres. Ça, honnêtement, ça me pose question.

 

On me dira – les filles me diront – « le porno est un sport d’homme ». C’est vrai puisque – en général mais il y a des exceptions – fait par des hommes pour des hommes. Je ne suis pas sûr que ce soit aussi simple que ça, notamment pour avoir regardé des pornos avec des copines et que, passé le flottement en début de film, l’ambiance monte sérieusement d’un cran, voire de plusieurs, et que d’ailleurs on ne va jamais jusqu’au générique de fin car on est éreinté bien avant. Non, mon propos est d’opposer amour et guerre en soulignant que les églises, quelles qu’elles soient – exceptions faites du bouddhisme et de l’hindouisme – ont toujours plus condamné la sexualité que la guerre.

 

En fait on touche là à un espace un rien space de notre esprit, les fantasmes, soit un jardin secret qui contient parfois de drôles de plantes et qu’on préfère laisser prudemment claquemuré derrière de hauts murs, impénétrables. Que soudain, pour des raisons de business, car le porno, ça marche et ne souffre pas de la crise, on explose les murs de nos jardins secrets pour en faire des parcs d’attractions, on peut comprendre que ça chagrine les jardiniers occultes que nous sommes. En parallèle : Dieu que la guerre est jolie ! contrairement au sexe qui est pas beau. Car la guerre, c’est le nécessaire combat pour la libération des peuples, l’héroïsme, l’esprit de sacrifice pour le sauvetage de l’humanité, sans compter 1) le business guerrier (bien plus juteux que le porno) et 2) l’aventure humaine exaltante pour certains exaltés qui n’ont pas trouvé d’autres places dans la société humaine que celle qui consiste à l’exterminer.

 

Yin-YangSi on pousse un cran plus loin en philo, on constate que l’amour (conduisant à la vie) et l’horreur (conduisant à la mort) sont deux extrêmes qui, comme tous extrêmes, se touchent et que tout cela nous fait une belle boucle où Yin et Yang sont dans un bateau et qu’il vaut mieux qu’ils évitent de se foutre à la flotte.

 

 

Eros vs Thanatos

Eros vs Thanatos

Tout ça m’amène à réenfoncer une porte déjà largement ouverte par d’autres en disant que quand la sexualité se verra libérée, partout sur notre planète, librement vécue, librement consentie, et joyeuse ! – même si elle peut prendre certains travers nous replongeant allégrement dans notre bestialité -, notre fucking planète ira mieux. Je ne parle pas ici de ce qu’on appelle l’amour libre car là, c’est un autre débat et notre génération, partie fleur au fusil sur ce chapitre dans les années 70, s’y est un rien cassé les dents. Non, je parle de l’éternel combat entre Eros et Thanatos ; ici, c’est clair, j’ai choisi mon camp.

 

Revenons-en à notre histoire bien qu’on va voir à son thème qu’on ne s’en est guère éloigné vu qu’on y plonge sérieusement dans l’Eros.

 

A cette époque des années 80, je tenais un journal de la même façon, enregistré au jour le jour sur magnéto, je n’avais en effet pas le courage, ou pas le temps, de tenir un journal écrit. L’histoire qui suit provient pour l’essentiel – j’ai un peu réécrit quand même – de ce journal audio.

 

C’est parti.

 

J’ai réussi à garer la R5 juste en face du magasin dans un emplacement libre, dans cette putain de rue où il n’y a jamais de place. Il est tôt dans la soirée, ou tard dans l’après-midi, comme on veut, 18 heures et des poussières, on est le 18 décembre 1983.

(Je cherchais ma R5 pourrie de l’époque dans mes photos pour illustration mais en fait j’ai trouvé mieux ; on la voit dans l’extrait du film ci-dessous, Le Cric, un chef-d’oeuvre du cinéma d’Art et d’Essai servi il est vrai par un grand interprète.)

 

 

Vous voudriez bien voir la suite, et oui, mais elle est dans une autre chapitre (1984 – Octobre, de Jussieu au Cric), pour l’heure, vous n’avez que la R5.

 

Retour à notre histoire : je tournais en rond chez moi, incapable de lire, d’écrire, incapable de faire quoique ce soit d’autre que de penser au visage, au corps, à la vibration de cette nana. Un entêtement érotique, son image me court dans la tête depuis 15 jours. En fait depuis plus longtemps puisque j’ai dû la voir pour la première fois en septembre ou octobre lors de l’achat d’une écharpe jaune. Ca devait être en octobre, on achète pas d’écharpe en septembre. D’emblée, je l’ai trouvée belle et, dès lors, j’ai eu un pincement au cœur en me disant : « Whaou, celle-là, je la veux ! » – je suis un type basique de ce côté là, un mec quoi.

 

1984-JP-battle-et-echarpe-V2Flashback direction octobre 83. Benneton, non pardon Benetton, un N deux T – font chier ces immigrés avec leur nom barbare, Lipowski c’est simple quand même ! -, Benetton donc faisait un malheur avec de grandes longues écharpes laine de toutes les couleurs, United Colors of… Je me suis dit que je serais superbe avec une grande chose comme ça autour du cou, genre vieil étudiant cheveux au vent. J’avais déjà plus beaucoup de cheveux, il me fallait donc l’écharpe.

 

 

 

 

 

 

 

entree magasin benetton 01000306 V2A deux pas de mon appart de l’époque, un magasin Benetton. J’y débarque à l’ouverture, 10H30, déterminé. J’ai horreur d’acheter des fringues et, quand j’y vais, je sais précisément ce que je veux, il est têtu le gars, pas question qu’un vendeur essaye de lui fourguer autre chose. M’énerve cette race qui te pousse au crime pour booster le chiffre d’affaire. Donc j’entre dans la boutique quasi de mauvais poil.

 

 

1979-Caro-star-2 V2M’arrive la seule vendeuse de l’heure, c’est l’ouverture, les autres n’ont visiblement pas encore pointé. Putain, le canon ! Taille moyenne, souple, svelte, cheveux mi-longs bouclés auburn, donc à reflets roux, visage de chat malin, triangulé, le type de frimousse qui m’a toujours fait monter aux rideaux, vêtue d’une mini-jupe qui dévoile des jambes à n’en pas dormir la nuit, d’autant qu’au-dessus, sous le pull Benetton of course, on devine deux pointes de seins d’une poitrine à la taille de mes mains, bref, ce genre de choses qui vous réveillent alors qu’on venait juste de s’endormir ayant fait le tour des jambes. Ça commence mal pour ma mauvaise humeur.

 

 

 

 

Déjà que d’entrée elle m’avait scotché, ses premiers mots m’achèvent. Je m’en souviens encore. Pas bonjour, ni rien, pas très polie la fille – mais tellement jolie -, elle vient vers moi, statufié sur le paillasson d’entrée de sa boutique, se glisse derrière la caisse, me regarde, incline la tête et me dit : « Quelle tête j’ai ?Quelle-tete-jai-nb-V2

– Euh… à vrai dire, euh… ça va… bien, plutôt bien, à vrai dire…

– J’ai pas dormi de la nuit, je dois avoir une tête… !»

Et s’il avait pas dormi de la nuit, le canon, c’était pas d’une rage de dent ; elle avait dû faire une foire d’acier, voire même hyper sexe, et surtout pas avec moi. Mais déjà, dans ma tête, côté cerveau reptilien, celui de la reproduction, ça se met à fantasmer.

« Je peux vous aider, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »

Je lui dirais bien ce que j’imagine qu’elle peut faire pour moi mais, je déglutis, laisse ça dans le sous-texte, m’en tenant au discours conventionnel.

« Des écharpes, des grandes, vous en avez ?

– J’ai que ça. »

 

Je suis ressorti du bouclard, écharpe au cou, marchant à côté de mes chaussures, et me disant, avec cette élégance qui fait la dignité même de l’homme : « Putain le morceau, ouff ! Je note l’adresse ». Et comme je note tout – car mémoire de merde, voir plus haut -, je l’ai vraiment noté, je vous jure. Mais il était pas question d’intervention ; en octobre de cette année là, j’étais déjà sur trois fronts en même temps et je n’avais plus les armées nécessaires pour attaquer ailleurs.

 

Trois fronts ! Quelle santé ! direz-vous. Oui, c’est vrai… (frimeur !), il était plutôt chaud le célibataire de ces années 80. Il y avait le front russe, la Berezina, le front juif, très chaud et méditerranéen, le front breton, trop jeune. Pour reprendre en écho l’élégante terminologie virile évoquée plus haut, on peut dire, c’est, je vous l’accorde, franchement vulgaire mais cela a le mérite, en plus d’être franc, d’être clair, que j’avais, en ces années 80, deux points ouvrez les guillemets : la bite à la main.

 

Digression littéraire : j’ai été bien élevé, par ma mère, poli à la meule d’une bourgeoisie qui se doit d’être polie. Aussi, quand j’écris des choses aussi vulgos que bite à la main, même en prenant des précautions de langage, « C’est, je vous l’accorde, franchement vulgaire… », je tousse. Surtout à la relecture. On est un peu dans la même problématique que le son classé X évoqué plus haut et finalement censuré. Hors certains auteurs qui n’ont pas froid à la plume, et qui appelle un chat une chatte, il n’est pas honorable d’être grossier. A l’opposé et dans le langage courant, on a pas peur d’employer ce phrasé imagé, un discours qui devient donc agressif à l’écrit alors qu’il passe aisément à l’oral. Ainsi je reste partagé entre souci d’efficacité littéraire, bite à la main ne nécessitant que peu d’explications, et angoisse de voir ma mère se retourner dans sa tombe. Espérant que personne ne lit ce texte au cimetière d’Ivry où l’on pourrait surprendre un bruit suspect échappant d’une tombe, je maintiens donc le précédent paragraphe sans y porter censure.

Berezina buste 2

Claire « Berezina »

 

Pour en revenir aux trois fronts précités, aucun de ces pugilats sensuels ne me satisfaisait vraiment, bien que l’un des trois me prenait vraiment la tête : la Berezina. Elle s’appelait Claire et ne l’était pas. Comédienne, douée, mariée au théâtre, et que l’on cataloguerait aujourd’hui de bipolaire. Mais c’était assurément une déformation professionnelle. J’ai connu pas mal de comédiens, plus ils ont de talent, plus ils sont allumés, barjos, schizos. Quand elle était du bon côté de la force, du mien, elle était adorable, drôle et amante sublime. Super belle, super chiante. D’une minute à l’autre, elle pouvait changer de rôle. Je me suis d’ailleurs servi de son personnage dans mon roman La Grande Boulange, sauf que là c’est de la fiction, contrairement au roman, je ne l’ai jamais mise enceinte.

 

En octobre 83, quand je renonce à lancer un nouveau front sur le canon Benetton, je suis au profond, dépressionnaire, de ma Berezina avec Claire, soit un Napoléon qui a de sacrées aigreurs d’estomac. Je me dis encore que j’ai perdu une bataille mais pas la guerre, car je suis optimiste, bien que je sente Sainte Hélène arriver à pleines rames.

 

napoleon russieDeux mois après, en décembre, j’y suis définitivement planté, à Sainte Hélène, Claire ne répondant même plus à mes messages sur son répondeur. Comme je ne suis pas maso en amour – bien que… -, je me dis qu’il est temps de rentrer ma Grande Armée du front russe pour plutôt entreprendre une Campagne d’Italie.

 

 

 

 

Portrait micro

Charmante bretonne

Ironie de la perversion amoureuse – je sais pas les femmes mais les hommes sont quand même retors -, je reviens chez Benetton pour acheter un cadeau d’adieu pour le front breton. Adorable bretonne, mignonne mais trop jeune avec ses 19 ans pour moi qui en tape déjà 32. J’ai besoin d’un cadeau de rupture, je veux une robe, au hasard, et il faut bien que je trouve, au hasard, un magasin avec ça. « Ah oui, Benetton, suis-je bête ! J’y avais pas pensé ! ». C’est ça oui ! je suis souvent faux-cul avec moi-même.

 

J’avais donc repassé la porte de ce magasin avec le secret espoir que l’auburn allumée et sensuelle vienne au devant de moi. Évidemment, rien ne se passe jamais comme on le souhaite et c’était une autre vendeuse qui m’avait ciblé. Charmante certes, le patron du magasin soignait le casting, mais rien à voir avec ma névrose présente. Elle m’avait informé des potentialités de robes, je l’écoutais avec l’air le plus attentif que je pouvais produire tandis que mes yeux fouillaient l’espace autour pour apercevoir l’autre. L’auburn était un peu plus loin, occupée avec une cliente.

 

 

Nos regards se croisèrent l’espace d’une seconde, puis le sien décrocha pour se perdre un instant ailleurs mais, dans le mouvement suivant, il revint croiser le mien l’espace d’une nouvelle seconde. Elle venait de faire ce que le jargon de cinéma ricain nomme un double take. En clair, je regarde distraitement quelque chose, puis mon attention passe ailleurs, mais mon cerveau fait un tour, prend conscience de ce qu’il vient de voir, et mes yeux reviennent à nouveau se poser où ils étaient la seconde d’avant.

 

Elle l’avait fait le double take, peut-être inconsciemment, pire, machinalement, mais elle l’avait fait ! J’étais entré sans trop d’espoir, honnêtement, dans ce magasin, avec juste l’envie secrète, le plaisir, de la revoir. Sans doute désirais-je un signe, ces je-ne-sais-quoi que peut vous balancer le destin, je l’espérais, j’étais à l’affut du moindre encouragement du hasard. Je souhaitais vaguement que le fait de la côtoyer en tant que client m’offrirait l’occasion de renouer la fugitive complicité que nous avions eue lors de ma première visite. Et paf, une autre vendeuse était venue à moi… J’attendais un signe quelconque qui me dise : « Vas y, continue, va de l’avant, tu peux la séduire ! » Et voilà, il y avait eu le double take. Maigre signe peut-être, mais les affamés se contentent de peu.

 

Elle avait manifesté un intérêt d’un dixième de seconde, deux regards qui se croisent, deux fois de suite, c’était tout ce que ma volonté exigeait. Pour pousser l’aventure.

 

Et puis, naturellement et surtout, je confirmais en m’investissant dans cette histoire de drague – puisque c’est de ça qu’il s’agit pour l’heure -, que depuis quelques temps j’étais devenu un joueur avec ma vie. Que j’étais enfin prêt à prendre des risques avec mon amour-propre, prêt à jouer la sécurité de mon égo dans ces coups de poker quotidiens. Cela allait dans le même sens que cette récente décision de quitter mon job dans les productions de Colling pour l’aventure qui s’offrait à Europe 1.

L'équipe de l'émission sur Europe 1 de Michel Lagueyrie ; en bas Michel Lagueyrie, Robert Willar, Jimmy Levy ; au-dessus Lipo, Jean-Jacques Péroni, Marc Prique, Anne Burah, Christian Mousset, Marie Lefebvre

L’équipe de l’émission sur Europe 1 de Michel Lagueyrie ; en bas Michel Lagueyrie, Robert Willar, Jimmy Levy ; au-dessus Lipo, Jean-Jacques Péroni, Marc Prique, Anne Burah, Christian Mousset, Marie Lefebvre

Un peu plus tôt, au mois d’août, j’avais tâté de la roulette au Casino de Dieppe. Je m’y étais comporté en joueur, moi le plutôt timoré dans ce registre, risquant le tout pour le tout, et j’avais gagné. J’avais apparemment de la chance. Et l’on affirmait, depuis longtemps, que j’avais du charme. Il ne me restait plus qu’à coller les deux ensembles, unir la chance au charme, ou plutôt apprendre à charmer la chance, charmer le hasard.

Cette fille du magasin m’apparaissait comme un gros coup à la roulette. Celui que l’on va tenter mais qui vous fout le trac. Je n’avais plus qu’à décider du moment. J’hésitais, je voulais bien étudier la table de jeu, voir la main du croupier. Mon rapport de séduction aux femmes m’avait confectionné une sorte de martingale. J’avais donc un certain nombre d’atouts dans la manche mais encore fallait-il bien sentir le moment pour miser le paquet de ma bonne fortune, le moment où j’allais mettre toutes mes plaques sur le numéro fatidique, ce numéro qui avait les cheveux bruns aux reflets roux.

 

J’attendais donc le signal, il m’était venu avec ce double regard.

 

J’étais ressorti plutôt précipitamment du magasin, robe dans le sac, sans savoir encore que j’entamais en cet instant l’habituel et exaltant calvaire de l’état amoureux. Il me fallait cette femme. Je la voulais dans mes bras, dans mon lit. Je voulais m’enfoncer en elle, dans son ventre, je voulais m’ensorceler de son odeur. La névrose venait de décoller, je ne raisonnais plus normalement, j’étais accro.

 

Les jours qui suivirent furent bien plus meublés de ce type de fantasmes, éminemment sexuels, que de mes préoccupations ordinaires, j’ai dû écrire des sketches médiocres pour Europe à l’époque. M’investir dans cette névrose me désengageait de ma Berezina qui avait les cheveux châtain clair – queue de vache, pour reprendre son expression – et les yeux bleu-gris. Je tournais en rond, littéralement, dans mon appartement en cherchant une stratégie d’approche qui soit radicale. Je savais que je parviendrais à réunir suffisamment de volonté, quitte à me saouler la gueule avant, pour vaincre ma timidité et aborder cette femme, lui faire une proposition. Mais j’avais également le sentiment que, dans cette affaire, je travaillais sans filet. Je n’aurai droit qu’à un seul essai. Il fallait que ça fasse mouche du premier coup. Pan entre les deux yeux. Une femme blessée devient invulnérable. Et puis, à la roulette, quand tu mises un numéro, la boule ne tourne qu’une fois. C’est oui ou c’est non. Pas question de dire au croupier : « Oh, sorry, je me suis trompé, je ne voulais pas mettre autant sur ce coup là. » Le croupier ratisse et paye ceux qui gagnent.

 

Soirée « Roulette » chez Gil Cortesi, en croupier : Philippe Pouchain

 

Je finissais pas ne plus savoir ce qui m’importait : avoir la fille, certes, mais peut-être, tout simplement, qu’elle accepte de sortir avec moi. Sincèrement, je crois que c’est la deuxième option qui était d’importance. En fait, j’étais intimement persuadé que si j’arrivais à dîner avec elle, le reste ne serait que de pure forme. Je n’aurais qu’à déployer mon charme des grands soirs, rectifié Vétiver, pour assurer le coup. Le plus difficile était de l’amener à la table des négociations. C’était l’enjeu et il était de taille. Allez donc dans un magasin bourré de jolies filles pour dire à la plus belle : « Mademoiselle, je voudrais vous inviter à dîner. » C’est du suicide pur. Tout ça sans bégayer, rougir, en restant calme et maître de la situation. Est-ce qu’une ferme volonté suffit à briser les lois mécaniques de la destinée ? Est-ce que la volonté suffit pour obtenir ce qu’on désire ? La vie m’avait plutôt appris le contraire…

 

Bref, j’étais là, dans ma Renault 5, par cette frileuse fin d’après-midi du 18 décembre 83, garé en face du magasin Benetton, à me ressasser cette philosophie amoureuse de cuisine. Le magasin fermait à 19H30. « Pourquoi venir si tôt ? » étais-je en train de me répéter depuis un moment. « Pour ne pas la rater si elle sort avant l’heure » me répondais-je autant de fois que nécessaire. Grand bien m’en prit car, était-ce le flair du chasseur ou pur hasard, la demoiselle auburn sortit, avec manteau et sac, sur le départ, vers 18 heures 20. Elle n’était pas seule, une amie ou collègue de travail l’accompagnait.

 

humphrey_bogartElles restent un instant sur le pas de la porte, ça discute. Je m’enfonce un peu plus dans mon siège, relève le col de mon manteau, Humphrey dans Bogart, il n’est en effet pas question que la demoiselle me resserve ici un double take en m’apercevant dans la bagnole, pas question du : « Je connais ce mec, il me suit ou quoi ? » J’étais devenu un privé, j’allais la prendre en filature, fallait pas se faire repérer. Au-delà de savoir où elle créchait, je voulais étudier l’objet du désir, observer sa démarche, ses attitudes, sa façon d’être me serait en effet d’un grand enseignement pour la suite éventuelle des investigations, référence ici faite à Dossier 51, le film de Michel Deville, soit une enquête psychologique poussée avant manipulation.

 

Et puis n’y avait-il pas un autre homme, quelque part, un amant, un mari peut-être ? Impossible qu’une bombe pareille n’ait pas x prétendants traînant dans les coins. La question restait posée mais j’avoue qu’une grande partie de moi-même pariait – ou voulait parier – sur la disponibilité de cette femme. Avec les années, j’avais suffisamment appris à sonder les individus, et en l’occurrence les femmes, pour, en quelques secondes et au vue de ces infimes détails que sont leur manière de s’exprimer, leur regard posé sur un homme, leur démarche, leur sourire, leur charme, savoir à quoi m’en tenir et ceci avec une marge d’erreur réduite. Tellement réduite que, quand je flairais un cœur à prendre, je me baissais délicatement pour le ramasser palpitant et l’étreindre. (Prétentieux !)

 

L’honnêteté de ce récit m’amène à préciser que cet adjectif prétentieux entre parenthèses est issu des notes de l’époque, ne vient pas d’être rajouté. Déjà dans les années 80, j’étais lucide avec mes prétentions et savais me claquer le bec quand ça devenait nécessaire, j’aime bien être ridicule, je joue assez bien le rôle, mais je sais me fustiger quand ça devient insupportable.

 

Revenons au rival éventuel. Si ce x existait, si, par exemple, il allait surgir là, dans la rue, venir au devant d’elle et, sous mes yeux, horreur, l’embrasser d’une façon ne supportant aucune équivoque, j’étais prêt à n’en tenir aucun compte, car le peu d’informations que j’avais déjà glanées dans le minimum de contacts avec la demoiselle suffisaient à me persuader qu’elle était prête à tenter l’aventure, a minima celle d’un dîner en compagnie étrangère.

 

Mais, me direz-vous, quand on est aussi sûr de son coup, on attaque bille en tête !? Oui et non. Car on a beau faire une estimation relativement exacte des forces de l’adversaire, inutile de risquer un bataillon d’infanterie sur un terrain dont on ignore s’il est miné. Au risque de me répéter, je confirme que j’entendais vraiment étudier le terrain, quitte à recueillir des indices sans valeur. Il n’y a pas d’indices sans valeur, une addition de bons petits détails vaut mieux qu’une grosse certitude infondée.

 

Dans ma stratégie d’approche, l’éventualité d’une attaque commando, surprise, décidée spontanément, sur le chemin du logis par exemple, était du domaine du possible. Mais là, c’est une question de feeling. Allais-je d’un seul coup me sentir suffisamment costaud, maître de moi, pour l’aborder dans la rue ? La géographie du terrain allait-elle s’y prêter ? Et puis elle n’était pas seule. Tel un fourgon blindé sortant de la Banque de France, elle était présentement escortée d’une escouade de gendarmerie tenant toute entière dans sa copine.

 

La copine

La copine

Elles sont là toutes deux, toujours à tchatcher devant la boutique, ça dure. Aucun homme à l’horizon pour se jeter dans les bras de la belle inconnue. Puis le cortège se met en branle. Elles remontent la rue dans le sens contraire de cette foutue voie à sens unique. Ma voiture avait une chance sur deux d’être dans le bon sens, c’est raté.

 

Je les suis une seconde dans le rétroviseur, me retourne, elles s’éloignent. Oh, tranquillement. Je m’extirpe de la guinde, clôt la portière, m’assure que mon col est toujours haut levé, pars sur les talons des dames, le nez refroidi par une brise hivernale. Ma demoiselle brune s’arrête devant une boutique un peu plus loin, annexe de la sienne, Benetton aussi, mais spécialisée dans les fringues enfants. Elle en ouvre la porte, passe la tête, s’entretient aimablement avec quelqu’un à l’intérieur.

 

Je suis à trente mètres derrière. Je la vois rire, je suppose qu’elle dit au-revoir. Mon soft étude de comportement tourne au max. Chaque geste, chaque attitude sont passées au peigne fin d’une analyse pointue. Premier test : « Très bon ». Elle apparaît gentille, bonne camarade. Bon point. Elle referme la porte, reprend la remontée de la rue avec sa copine. Elles jettent un œil aux vitrines… Ce qui est le plus symptomatique, c’est qu’elles marchent toutes les deux très doucement. Bon signe. Personne ne les attend apparemment, ou alors si quelqu’un attend ma belle, un homme au hasard, elle s’en fout royalement.

le select 3 V2Elles traversent la rue et… entrent dans un bistrot.

 

 

Ah merde, me voilà planté sous la pluie dans cette rue passante. J’ai l’air fin. Une solution : reprendre la planque depuis la voiture. Mais là je dois déplacer l’engin et trouver un endroit d’où je puisse surveiller le café ; pour se faire, compte tenu des sens uniques de ce putain de quartier, rue contresensje dois me faire un tour complet du pâté de maisons, ce qui induit une levée de surveillance d’au moins trois minutes. Si elles ressortent et disparaissent juste à ce moment là ? Par ailleurs, cela m’emmerde de ne pas avoir la voiture sous la main. Si elle saute dans un taxi, je la perds.

 

 

Je choisis de récupérer la voiture. Je cours, je vole, en deux minutes quinze secondes, la voiture est regarée en vue du café. Mal garée pour les piétons mais en revanche remarquablement bien située dans le contexte. Je suis à un carrefour. Quelque soit la direction prise par les filles à l’issue des libations, je peux appareiller pour n’importe où.

 

 

Humphrey-Bogart clopeJe m’allume la cinquième clope en moins d’une demi-heure, branche la radio et attends. Et j’attends. Longtemps. 18 heures 30, 40, 50, 19 heures. J’abandonne un instant la voiture pour passer au plus près du café et tenter de voir à l’intérieur. Peine perdue, un compact paquet de poivrots m’empêche de voir le fond du bistrot où je les suppose être. Et si elles étaient ressorties durant mon absence de 2 mn 15 ? Non, ce serait trop de malchance. Je n’ose pas rentrer dans le bistrot, j’ai peur du double take. Je me recale dans la voiture, l’attente continue. La planque des privés, au cinéma, on te la sert en ellipse, au réel, c’est longuet.

 

Quelques piétons pestent contre ma voiture qui empiète largement sur les clous, une maman tape son landau dans mon pare-choc, m’engueule. Ah… ! Tous ces gens qui font des enfants sans penser aux conséquences !

 

19H15, enfin les voilà ! Elles sortent du bistrot et remontent le trottoir vers le magasin. Me voici reparti, à pied. Elles arrivent à la boutique, y entrent. Ah flute ! une planque pour rien, elles étaient juste parties boire un coup. Presque une heure pour boire un verre ! Je me dis qu’il y a une certaine licence dans ce commerce, une employée qui s’absente une heure pour boire l’apéro… !

 

Note a posteriori : le soft comportemental de notre héros avait dû bogger car il aurait pu déduire immédiatement qu’elle était soit la patronne soit la responsable du magasin, ce qui était en l’occurrence le cas.

 

Positionnement de la voiture ? Je suis en pleine valse-hésitation, puis je la bouge, la ramène à proximité de la boutique. Plus de bonne place ; je suis obligé de faire un créneau au forceps, un coup devant un coup derrière, sur un étroit bateau de sortie d’immeuble. Rien que pour la manœuvre, je bloque toute la circulation. Discret. Et puis, pluie aidant, je n’y vois plus rien. Trop loin, je distingue mal les va-et-vient à la porte du magasin. Donc, je m’arrache de la voiture et me voici à nouveau en pied de grue sur le trottoir. J’inventorie du regard les commerçants qui pourraient trouver mon attitude inquiétante, mais tout le monde s’en fout. La rue commence à se vider, on approche les 19H30. On y est. Ils vont quand même la fermer leur boutique !?

 

Oui, ils vont la boucler, mais sans se presser. Les lumières s’éteignent progressivement, la porte est fermée aux clients, toutes les vendeuses, y en cinq ou six, étant encore dedans. Ca y est, ça commence à s’égayer. De très belles filles en sortent. On s’embrasse dans la rue, on se sépare. Je distingue mal… N’est-ce pas elle ? Non, je ne reconnais pas son manteau, un poil de chameau assez long. poil chameau 4

 

Tiens donc, un mec à l’air d’attendre. Effectivement, il attend, mais pas la mienne. Tout va bien. Enfin les revoilà toutes deux. Et que je remonte le trottoir, toujours dans le mauvais sens pour ma voiture. Moi, à pied, à nouveau. Manteau long mais qui dévoile un rien ses mollets galbés, sac en bandoulière, cheveux ramassés maintenant en queue de cheval, elle a une très belle démarche.

 

Ah, elles quittent cette rue, vont vers le métro. S’y engouffrent. Enfin, le verbe est excessif, disons qu’elles en descendent tranquillement les marches, d’un pas serein, toujours.

 

Qu’allais-je faire ? Continuais-je ? D’un commun accord avec moi-même, je fonce dans le métro. Ai-je des tickets ? Oui. Attention, ne pas les perdre de vue ! Quel quai ? Dans le métro, l’art de la filature devient subtil. Il s’agit de coller suffisamment pour ne pas se faire semer, tout en étant distant pour ne pas se faire repérer. Je suis à l’autre bout du quai par rapport à elles. Elles papotent, ne font pas attention aux gens alentours. Encore une chance car y a pas grand monde sur le quai. Le métro se pointe, elles montent. Je fonce de leur côté, monte dans le même compartiment mais à l’autre bout, et m’assoie très vite pour disparaître à leur vue. Elles se sont assisses également. Statu quo. Répit pour quelques stations. J’en profite pour cogiter à une éventuelle stratégie d’attaque surprise. Seule possibilité, l’escorte doit dégager. Je compte sur le fait que, à un moment donné, elles se séparent, chacune rentrant chez son home.

 

Elle est seule. Je m’approche d’elle, sourire étonné, sur mon visage l’expression : «  Je connais cette femme, où ai-je bien pu la rencontrer ?

– On se connaît, non ? » lui dis-je. Elle ne peut pas répondre : « Vous êtes un client du magasin, je vous y ai vu l’autre jour ». Donc elle dit :

« Je ne sais pas… Je crois pas… peut-être. » En sous-texte, dans sa tête : « Encore un dragueur.

– Vous ne travaillez pas chez Benetton ? dis-je en surenchérissant immédiatement pour ne pas lui laisser le temps de cogiter.

– Si, répond-t-elle.

– Hum… C’est là-bas que je vous ai vue, vous êtes le genre de fille qu’on oublie pas. Quel hasard de se rencontrer ici ! »

Pas terrible tout ça… Et puis après ?

« Vous rentrez chez vous ? Puis-je vous inviter à boire un verre, à dîner, à faire l’amour ?

Il est carrément nul mon scénario, casse-gueule ! En fait, tout allait dépendre de son état d’âme. Soit elle est disposée à tenter l’aventure d’un passant dans sa vie, soit elle n’en a rien à foutre et préfère aller dormir.

 

Bon, stoppons là les projections scénaristiques, de toute manière, la copine est toujours là. Et les stations s’enchaînent. Si elles se séparent effectivement, je ne serai pas frais car je me sentirai obligé de passer à l’attaque, avec mon dialogue hémiplégique, je vais dans le mur.

 

Attention, elles se lèvent, vont descendre !

 

Descendre après elles ! Quitte à me faire coincer par la porte automatique du wagon, car si je descends trop vite et qu’elles remontent le quai vers moi, je vais leur arriver dans les bras. Ça descend. Tout va bien, elles partent dans l’autre sens, filent vers une correspondance. Je les suis sans problème. Enfin presque sans problème, car elles marchent tellement lentement, doucement, que je suis obligé de tirer des bords pour ne pas les doubler. Je m’intéresse aux affiches, aux plans de métro. affiches-metro-V2

 

Pas pressées de rentrer chez elles. Bon signe quand même car, la copine, je m’en fous de savoir si elle rejoint un amant ou un mari, mais la belle mienne, ça me peinerait. Apparemment, elles ont l’air de deux charmantes célibataires allant on ne sait où. Et au fait, des lesbiennes !? Si c’était un couple. Ah non, ça le fait pas ça, elle a pas le profil, je le sens pas, je refuse de le sentir.

 

Autre quai, autre rame, même jeu, même compartiment. Elles sont assises à un bout moi à l’autre. D’où je suis, je vois la tête, et les jambes, superbes, de mon inconnue. Elle est craquante. En me penchant un peu, nous sommes séparés d’un vingtaine de mètres, je suis quasi dans son axe, en face d’elle. Son regard est perdu dans le vague, elle ne me voit pas. J’aime autant.

 

Elles se lèvent. Terminus ? Là, va y avoir un moment de confusion. Elles sortent du wagon et merde ! Elles remontent le quai vers moi, quinze mètres nous séparent. Je suis devant la porte ouverte. porte metro 1 V2Des gens derrière grognent, attendent que je dégage. Faut que j’y aille mais elles arrivent. Bousculé par les gens qui maugréent contre cet abruti planté devant la porte ouverte, j’ai encore une seconde de battement, au-delà, soit je leur descends sur les pieds, soit la porte se referme devant moi. Je plonge et, immédiatement, je leur tourne le dos et remonte le quai dans le même sens qu’elles, supposant leurs regards me tapant dans les omoplates. J’enfile un escalier à toute vitesse et… il n’y a pas de correspondance à cette station, donc c’est leur terminus. Je m’éjecte à l’air libre et traverse vite fait la rue, l’abri d’une cabine téléphonique. Ouf. Un coup d’œil. Elles sortent, même démarche paisible, elles n’ont rien vu. Rien, c’est moi.

 

Je prends vaguement conscience d’être aux Halles. Etienne Marcel. Elles remontent vers le Sébasto. Toujours pépères, elles le traversent, filent vers la rue du Renard, pénètrent dans une rue piétonne du quartier de l’Horloge. Rue Brantôme. Je serre de près mais pas trop. Attention, ça sent l’appart. Elles s’arrêtent au 6, y entrent, disparaissent.

 

rue-Brantome-V2Porte à moitié vitrée ; je devine une rangée de boîte aux lettres ; elles sont devant l’ascenseur, il s’ouvre, elles y disparaissent. Merde ! Putain de porte à code ! Impossible de rentrer. Si j’avais au moins pu repérer l’étage où va s’arrêter l’ascenseur. Je reste au bas de l’immeuble à attendre que ça s’allume quelque part.

 

Bon, travaillons au scénario… Elles bossent ensemble ? Elles habitent ensemble ? Lesbiennes ? Ah… ! Non, je chasse à nouveau cette idée avant qu’elle ne s’installe, une pointe d’homophobie me fait penser qu’elle est trop sensuelle pour aimer les femmes. J’entends d’ici les Sapho : « Ah bon, une lesbienne ne peut pas être sensuelle !? »

 

Non, elles doivent habiter ensemble, deux copines en coloc’, je préfère ça que de les imaginer mariées, a fortiori ensemble. Mais après tout, peut-être qu’une seule habite là. Mais laquelle ? Une des deux accompagne sa copine, laquelle ? J’espérais avoir un indice sur l’identité de mon inconnue, le nom de famille par exemple, car avec adresse et nom on peut écrire, et inviter à dîner. Et puis quelle surprise, pour elle, de recevoir, chez elle, un courrier l’invitant à dîner !

 

J’en suis là de mes élucubrations, il s’est passé deux minutes, je me rapproche de la porte pour jeter un œil à travers la vitre, vers les boîtes aux lettres, quand j’entends un pas résonner dans le hall. Je me propulse loin de la porte à l’instant précis ou elle s’ouvre. Je me retourne une seconde pour zieuter. C’est mon inconnue qui ressort. M’a-t-elle vu ? Apparemment non. La voilà qui remonte la rue, seule. Oh là là, vais-je l’aborder ? J’hésite, je la suis, elle a cinquante mètres d’avance sur moi. Elle tourne à un angle, je cours pour réduire la distance qui nous sépare, faudrait pas que je la paume maintenant.

 

Et pan, c’est gagné. Dans la rue où je déboule, personne ! Mais c’est incroyable, elle avait quinze secondes d’avance sur moi ! Où est-t-elle passée !?

 

double porteUne porte à cinq mètres à droite, vitrée, elle aussi. Je regarde. Elle est là, dans le hall, à attendre l’ascenseur. Elle regarde vers la rue, je me détourne, passe mon chemin. Je reviens dans l’axe du hall, elle entre dans l’ascenseur. Je n’ose pas suivre, de peur qu’elle ne ressorte encore. De toute façon, encore une putain de porte à code, double porte, double code même ! Je prends du recul dans la rue, regarde l’immeuble, attend qu’une lumière s’allume dans les étages. Mais ce satané immeuble est énorme, combien d’apparts là-dedans !?

 

boites aux lettresDeux minutes après, profitant de quelqu’un qui entre, je me glisse dans le hall, constate le nombre hallucinant de boîte aux lettres.

 

Pfuitt… !? Il est au-delà de 20 heures, la filature est terminée. Je sais où elle habite. Je ne sais ni son nom, ni son prénom. Je sais qu’elle n’a pas la démarche de quelqu’un allant retrouver l’être aimé. Je sais qu’elle est jolie. Je suis amoureux.

 

La soirée n’était pas terminée. Notre héros, dont on aura remarqué l’intelligence tactique, le courage rentre-dedans, la perspicacité, et, pour résumer tout ça, disons le romantisme absolu de ce type qui croit se la jouer malin, voire cynique, notre héros, donc, rentre chez lui et sur le Google de l’époque, à savoir le Minitel, tente de trouver des noms à consonance italienne dans l’immeuble où a disparu l’objet du désir. La belle inconnue travaille chez Benetton, label italien ; c’est bien connu, les Italiens, maffiosi notoires, travaillent en famille, comme dans les pizzerias, et donc la belle ne peut qu’avoir un nom italien. CQFD.

 

Immeuble quartier horlogeMais dans un pays ouvert à l’immigration et dans un immeuble comportant soixante appartements, des noms à consonance italienne y en a pas mal, même trop, ce qui fait que notre héros va aller se coucher, Gros-Jean comme devant, et dormir en attendant le prochain épisode. Comme vous.

 

A propos d’épisode, je viens de relire celui-ci et, je suis d’accord avec vous, c’est un peu long. En même temps, c’est ça la vraie vie, des fois c’est un peu long.

 

The end of the histoire, mais à suivre…

La suite : 1983 – 20 décembre, la Voie du Guerrier

 

minitel

1982 – Novembre, Desproges et les couloirs courbes

Desproges-cadre-detouree-V2

 

J’hésite, comme souvent au moment de raconter un truc, entre commencer par la morale de l’histoire ou par l’histoire elle-même. La Fontaine, en général mais pas toujours, attaque par la fable et clôt par la morale. Mais je ne suis pas La Fontaine, on ne vient pas boire à mon eau, et ceci n’est pas une fable. Donc on va commencer par la morale.

 

tatiIl y a, pour moi mais je suis loin d’être seul à le penser, deux grands… postulats ? facteurs ? qui gèrent notre condition humaine. On va dire facteurs, pour le côté vélo du facteur, soit le truc qui permet de rouler plus vite que le peloton des postulats. Ces deux facteurs sont l’ego et la peur. Tous nos emmerdements, souffrances, angoisses se rattachent d’une manière ou d’une autre à ces deux facteurs.

 

L’ego : nos problèmes d’identité, quand on est enfant, qu’on débarque sur cette terre en arrivant du néant et qu’il convient de savoir si on existe ; même plus tard, quand jeune adulte on est immature et qu’on tue des gens à coups de kalachnikov pour prouver aux autres qu’on existe ; nos désespoirs d’amour et de jalousie, quand elle(s) nous plaque(nt) pour un autre, ou mieux, pour personne ; notre souci de laisser une trace, à travers une carrière ou une œuvre, comme ces gens qui se demandent s’ils commencent par la morale de l’histoire ou par l’histoire elle-même ; etc. etc.

 

La peur : fondée sur l’angoisse existentielle de ne pas être immortel et de devoir quitter les plaisirs de la vie, en se tapant dans la mort, et ce, en prime, en probablement souffrant dans notre corps douillet. Cette peur de la mort, pour faire simple, fabrique toutes les autres : peur de la maladie, donc de la souffrance, l’angoisse de l’insécurité soit la peur de se prendre une balle de kalachnikov par un type qui a un problème d’ego, peur de l’avion, peur du risque, peur de tout ce que l’on veut et redoute ; donc etc. etc.

 

PrintOn va m’objecter, et je m’objecte à moi-même, que certaines choses ne rentrent pas dans ces deux catégories. L’idée de Dieu, par exemple, au singulier ou au pluriel, car qu’on ait un Dieu ou plusieurs, ça change pas grand chose au bout du compte, on éprouve le besoin – la peur ? – d’avoir quelque chose au-dessus de soi, quelque chose qui détermine la marche du monde. Mais en grattant un peu, on peut très vite caser le(s) Bon(s) Dieu(x) soit dans l’ego, pas très facile mais en forçant un peu ça rentre, soit dans la peur, de la mort, là y a pas à forcer, ça rentre tout seul.

 

Et l’art alors, la création d’un truc qui n’existait pas avant ? Déjà faut créer une œuvre qui n’existait pas avant, et pour ça faut bosser ou alors se fermer les yeux sur ce qui précède et se bassiner de tout ce qui a été peint, sculpté, écrit jusqu’à l’heure où l’on débarque. L’art doit se foutre de la peur car sinon on crée de travers, mais l’art a quand même tout à voir avec l’ego. Et puis une simple observation vous enseigne que les artistes s’appuient sur leur ego, de préférence costaud, et sur le contrôle de leur peur, le contrôle du trac. J’ai croisé par mal d’artistes dans ma vie et j’en suis arrivé à penser que deux choses étaient essentielles dans la réussite artistique : le talent et le culot. Le talent, il en faut un minimum et le culot, en revanche, il en faut beaucoup.

La Joconde, revue et corrigée par Botero

La Joconde, revue et corrigée par Botero

D’ailleurs, on dirait que c’est directement proportionnel : quand t’as pas beaucoup de talent, il te faut beaucoup de culot pour faire oublier les déficits, et réciproquement, quand tu as une grande faculté pour émouvoir ton époque, donc du talent, le culot peut s’appliquer avec parcimonie. Mais il en faut quand même une bonne dose sinon tu restes un génie méconnu car la peur t’a bouffé tes pulsions d’ego.

 

 

Donc, c’est pas simple comme tout ce qui est compliqué et constatons qu’il y a des passerelles constantes entre ego et peur, que tout cela s’imbrique et qu’à l’arrivée on ne sait plus du tout sur quel vélo de facteur on transporte le courrier de sa vie. C’est beau comme formule, quel poète je fais, bien que cette formule, comme souvent, ne veuille pas dire grand chose, ça sonne bien, c’est tout.

 

Une fois qu’on a plus ou moins posé les deux principes d’une grande morale, on peut passer à l’histoire elle-même qui va en l’occurrence illustrer la peur, plutôt que l’ego, ou, pour faire vulgaire : le culot.

 

Ceux qui me connaissent un peu pense que j’ai du culot. Moi qui pense me connaître mieux que les autres, je sais que non, ou alors c’est par pulsion et ça ne dure pas. J’ai un culot arythmique en quelque sorte.

 

On est en 1982, à l’automne, et comme bon nombre de gens je suis un aficionado d’un type que j’ai découvert quelques années plus tôt dans Le Petit Rapporteur, l’émission de télé dominicale de Jacques Martin : Pierre Desproges. Il y débarquait en Buster Keaton, sans un rictus de rire, jamais, et sortait des énormités avec un langage châtié. Second degré constamment dans un humour noir. Au Petit Rapporteur, j’attendais impatiemment que ce soit son tour, les autres me bassinaient très vite.

 

Petit rapporteur

 

desproges flagrants delires V2Pas étonnant si, quelques années plus tard, j’ouvrais mon poste à midi moins cinq sur France Inter pour écouter ses réquisitoires, et ce dès que je pouvais, au bureau, en bagnole. J’écoutais pas toute l’émission les Flagrants Délires, même si Luis Rego, avec qui je venais de bosser au Théâtre de la Gaîté Montparnasse, ne manquait pas de me faire rire, je n’allumais que pour le réquisitoire de Desproges.

 

 

Gérard Jugnot, cette ordure de Père Noël

Gérard Jugnot, cette ordure de Père Noël

Or, un beau jour de novembre 82, pour la première fois et au titre d’attaché de presse du théâtre précité, je me retrouve accompagnant je ne sais plus quel artiste, Jugnot pour le Père Noël est une ordure ou Francis Huster pour son one man show, je ne sais plus, je me retrouve donc à l’un des enregistrements des Flagrants Délires, l’émission produite et animée par Claude Villers. Que j’aimais bien à l’époque, par la suite j’ai dû un peu me taper avec lui et là, c’était moins drôle, pas facile d’être en conflit avec quelqu’un qu’on a apprécié par le passé.

 

 

On est avant l’émission et je traîne dans un couloir de Radio France, en backstage du plateau. M’arrive en face ce type que je ne connais que trop bien car je l’ai dans le collimateur affectif depuis des années mais que, au réel, je ne connais pas du tout. Je n’ai foutrement rien prémédité, pas une seconde je me suis dit le matin : « Tiens, tout à l’heure tu vas voir Desproges de près. » J’avance dans le couloir courbe, car tout est courbe à la Maison de la Radio, et, dans le sens contraire, seul, Desproges vient vers moi, paperasses en main, c’est j’imagine son texte pour tout à l’heure.couloir courbe

 

Là survient la peur et, a contrario, la pulsion de culot. Vais-je avoir peur d’aborder ce type qui m’intimide, quand même un peu, ou au contraire vais-je y aller ? Avec maintenant le recul, je sais que si je m’étais laissé étranglé, étouffé, par ma timidité de l’époque, ma peur donc, j’aurais raté là une des grandes expériences humaines de mon existence.

 

Desproges wcIl est maintenant à un mètre de moi, dans une seconde il va me dépasser, poursuivre sur sa lancée, la tête dans son texte. Il est en train de me dépasser… Allez, pulsion, j’y vais au culot.

« Euh, Monsieur Desproges, excusez-moi, je peux vous déranger un instant ?

– Oui…

– Je dois dire que… j’aime beaucoup ce que vous faites…

– Ah, merci… Oui, moi aussi j’aime beaucoup ce que je fais. »

Rire, de ma part, je poursuis : « En fait, je voulais vous poser une question…

– Hum…

– Vous n’avez jamais eu l’idée de faire un one man show ? »

Son visage s’éclaire, il se marre, Buster Keaton sait rire.

« Euh… comment vous dire ? J’ai fait du café-théâtre, une fois, il y a un certain temps… Je me suis tellement ramassé que je me suis bien juré de ne jamais remonter sur scène.

 

Evelyne Grandjean et Pierre Desproges à l'époque de "Qu'elle était verte ma salade", Café-Théâtre "Les 400 coups", 1977

Evelyne Grandjean et Pierre Desproges à l’époque de « Qu’elle était verte ma salade », Café-Théâtre « Les 400 coups », 1977

– Ah… » dis-je.

Merde ! pas de chance, et en prime j’aurais pu me renseigner avant, savoir qu’il avait déjà fait de la scène, pas très professionnel comme approche. J’ai bouffé tout mon culot, je n’ai plus assez d’essence pour aller plus loin, je décide de décrocher.

« Écoutez, je m’occupe d’un théâtre à Paris, si un jour vous changez d’avis…

– Merci, c’est en tout cas sympa de proposer, je vous laisse car il faut que… et de secouer son texte entre nous deux.

– Oui, bonne émission. »

 

Suis parti, planté sur Desproges mais au moins satisfait d’avoir essayé.

 

Francis Huster

Francis Huster

Trois semaines plus tard, avec un nouveau Jugnot ou Huster, me voici une nouvelle fois backstage des Flagrants Délires, à nouveau à proximité de Desproges.

« Bonjour, pas changé d’avis depuis l’autre jour ?

– Ah oui, le one man show… Non, pas changé d’avis, vraiment.

– OK, bonne émission. »

 

X temps plus tard, rebelote et même dialogue, ça devient un gag récurrent, qui nous fait marrer tous deux au creux d’un couloir courbe. Trois fois je lui poserai la question, trois fois même réponse.

 

On est un an plus tard. Depuis quelques mois, parti à d’autres aventures, on a abandonné le Théâtre de la Gaîté Montparnasse. Je sors de sous ma couette, en suis à touiller mon café, il est tôt, genre 8 heures du mat. Le téléphone sonne.

« Allo ?

– Bonjour, c’est Pierre Desproges… Vous voyez qui je suis ?

– Ah oui çà, bien sûr, bonjour Pierre…

– Je n’appelle pas trop tôt, peut-être je vous dérange ?

– Pas du tout, allez-y.

– Bah voilà, l’année dernière, vous m’avez fait une proposition. A l’époque, j’ai dit non, aujourd’hui je dis oui. »

J’en reverse mon café sur le bureau. Reste silencieux deux secondes.

« Je peux prendre un numéro de téléphone, je vous rappelle dans une demi-heure. »

Il me donne son numéro. On raccroche. Je compose le numéro de Daniel Colling, car c’est lui le producteur, moi je ne suis qu’attaché de presse et accessoirement programmateur.

Daniel Colling tel qu'en lui-même, soit au téléphone

Daniel Colling tel qu’en lui-même, soit au téléphone

« Daniel ? Je te réveille pas ?

– Tu plaisantes, je bosse !

– Tu ne devineras jamais qui vient de m’appeler. »

Je lui explique l’affaire. Daniel, sur le coup, est réticent, inquiet.

« Mais il a jamais fait de scène !

– Si, au café-théâtre.

– Oui d’accord, mais entre ça et un one man show… Vu à froid, je trouve que c’est un gros risque.

– Mais Daniel, tu ne te rends pas compte ! il est énorme, ce mec, talent ! En plus, c’est un star en puissance, il monte, il est repéré, valeur sûre, il a claqué la porte des Flagrants Délires pour je ne sais quelles raisons mais il est hyper médiatisé. Tu ne risques rien. Je peux pas t’assurer que tu rempliras, mais je suis sûr que tu ne peux pas perdre de fric. Fais-moi confiance, je le sens en acier ce truc, j’en suis sûr.

Silence en bout de ligne, puis il reprend.

« Je ne sais pas si tu as remarqué, mais on a juste plus de théâtre, je le produis où ?

– Euh… je sais pas, on en loue un autre ? »

Re-silence en bout de ligne.

« Bon… Ok, monte un rendez-vous. »

L’avantage, avec Colling, c’est qu’il réfléchit vite.

 

On a monté le rendez-vous, Desproges a séduit Colling en douze secondes, Colling louait quelques mois plus tard le Théâtre Fontaine pour le premier one man show desprogien (1984) et, à partir de là, soit de l’automne 1983 jusqu’à l’épouvantable nuit du 18 avril 1988 où Pierre est mort de son cancer à l’Hôpital Américain, nous avons vécu, Daniel et moi, une aventure humaine et professionnelle comme on en rencontre pas deux.

 

desproges la scene V2

 

Tout ça sur un coup de culot, une pulsion, ce coup du destin qui voit ta vie se courber, comme un couloir de la Maison de la Radio.

 

Claude Villers en juge des "Flagrants Délires"

Claude Villers en juge des « Flagrants Délires »

Je peux donc m’enorgueillir d’avoir été un des deux instruments du destin qui ont poussé Desproges en scène. Mais il y en a un autre. Avant ça, Pierre s’était donc brassé très grave avec Claude Villers. Pour une histoire de droits d’auteurs sur ses textes aux Flagrants Délires. On pouvait emmerder Pierre sur beaucoup de choses, il s’en foutait, mais il ne fallait pas toucher à sa famille – sa femme, ses deux filles -, et à une autre paternité toute aussi majeure : ses textes. Tu t’autorisais à reprendre une virgule dans un de ses textes, t’étais mort. Et de mort violente. Les Flagrants Délires l’ont appris à leurs dépends ; ils ont bien essayé de remplacer Pierre après qu’il ait claqué la porte mais ce ne fut plus jamais la même émission.

 

Colling et Desproges (photo JL Bouchart)

Colling et Desproges (photo JL Bouchart)

Un soir, libre de tout attache, Pierre et Madame, soit Hélène Desproges, celle-là même qui va devenir ma grande copine par la suite, une femme extraordinaire, étonnante, un œil, un humour à la hauteur de Pierre, il l’avait bien choisie (et elle aussi avait bien choisi), le couple donc se rend au spectacle de Guy Bedos au Théâtre du Gymnase, invité par Guy et son producteur qui n’est autre que Daniel Colling. Pour être précis, quelques mois plus tôt, Béatrice Soulé, attachée de presse de Bedos et par ailleurs du Printemps de Bourges, a joué les go-between entre Guy, en quête d’un nouveau producteur, et Colling. Daniel, qui travaille avec Pierre sur son projet de one-man-show, se dit qu’il serait bon que les deux humoristes se côtoient, le plus vieux pouvant se faire, why not, le parrain de scène du plus jeune.

 

Guy et Pierre, photo du regretté Michel Birot

Guy et Pierre, photo du regretté Michel Birot

A l’issue du spectacle, dîner dans un resto des Grands Boulevards où l’on en vient très vite aux ambitions de spectacle du Pierre. Guy aborde ce que Colling a initié en amont : « Mais oui ! Bien sûr, il faut que tu le fasses ! Et si t’y vas, je t’aide, je te coache, je te mets en scène ! Ah oui, grande idée ! Champagne ! »

 

 

C’est donc avec Bedos que je partage les fonds baptismaux de Desproges en scène, Daniel ayant ici, et une fois de plus, appliqué son opérationnel sens de la synthèse, celui-là même évoqué dans un chapitre précédent.

 

A propos d’Hélène, sa femme, Pierre a eu cette formule que l’on retrouve dans un de ses textes de scène, et moi qui connaissait bien Hélène, je sais pertinemment que ce n’est pas un mot d’auteur, pas de la fiction mais du réel ; dans un sketch, Pierre dit : « Ma femme a beaucoup d’humour… J’ai dit à ma femme que le jour où elle n’aurait plus d’humour, je la quitterai. Vous savez ce qu’elle a fait…? Elle a rit. »

Le tournage de docu sur Desproges, de gauche à droite, Lipo, Yves Riou, Hélène Desproges, Philippe Pouchain, et, assis, Philippe Meyer

Photo de tournage d’un documentaire sur Desproges, de gauche à droite, Lipo, Yves Riou, Hélène Desproges, Philippe Pouchain, et, assis, Philippe Meyer (photo Jean-Louis Sonzogni)

Cette formule, pour moi, fait partie des plus grandes de Pierre car c’est de l’humour à boucle, de l’humour qui se boucle sur lui-même. Outre ça, c’est la plus grande déclaration d’amour que Pierre pouvait faire à la mère des ses enfants. Humour et amour, il faut que ça rime, surtout quand on s’appelle Desproges.

 

On parlait de peur en début d’histoire, celle-ci illustre bien le fait qu’il faut, parfois, quand on peut, la contrôler. Tout comme l’ego, et l’angoisse. Mon psy m’a sorti un beau jour une évidence, depuis son fauteuil calé derrière le divan où il m’avait allongé. « Vous me parlez de vos angoisses, mais c’est aussi avec vos angoisses, par vos angoisses, que vous écrivez. » On a envie de les gifler les psy, au prix qu’on paye, tout ça pour qu’ils vous balancent ces évidences qu’on ne discerne pas nous même, on paye en somme le prix de l’aveuglement. L’ego, la peur, l’angoisse, c’est lié, c’est un cheval fou. Si tu maîtrises le cheval, il t’embarque loin, au galop ; si tu le contrôle pas, il te fout par terre, te piétine la gueule.

 

Plusieurs fois dans ma vie j’ai eu ces coups de culot qui dévie ta trajectoire initiale, qui t’amène à des rencontres improbables mais qui font qu’après rien n’est plus comme avant. Il faut beaucoup de culot, et j’en reviens à ce que je disais plus haut à mon propos, d’une manière générale, je trouve que je n’en ai pas assez.

 

Fin de l’histoire.

 

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