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1977 – Avril (2), la guerre de Bourges aura-t-elle lieu ?

Bourges cathedrale

 

Je vous épargne le pensum du résumé des chapitres précédents, allons direct aux prémices de la bataille du Printemps qui va se dérouler à l’ombre de cette magnifique cathédrale de Bourges.

 

Bourges est une ville qui porte bien son nom car plus bourgeoise qu’elle, tu meurs. Un festival qui importe du chevelu, du beatnik, bref des gens pas comme nous, d’entrée de jeu, ça inquiète. Pas tous les Berruyers quand même, une majeure partie voit ça d’un bon œil, mais dans ces grandes villes assises sur un patrimoine, splendide pour Bourges, on a toujours une frange de la population ressortant de « ces imbéciles qui sont nés quelque part », comme dit Brassens. Les fondateurs du Printemps se souviennent de ce papier dans un journal local évoquant le buraliste tenant prêt son fusil de chasse sous le comptoir…

 

 

Ces anti-Printemps, portant le front haut – front haut, je n’ai pas dit national – vont faire la gueule un bon moment. Mais, au fur et à mesure que grandit l’événement, que s’accroit son impact médiatique – « On parle de nous à la télé !»-, leurs arguments s’émoussent… D’autant qu’en prime, ils ne sont plus maîtres dans leur propre foyer… Je m’explique : ces opposants au Printemps se heurtent en effet à un foutu problème domestico-sociologique ; si eux rechignent, il n’en va pas de même pour leurs enfants qui, du haut de leur jeunesse, trouvent ça au contraire fantastique. On est donc plein pot dans ce fameux conflit de générations que Colling évoque dans la vidéo du dessus.

 

« On parle de nous à la télé ! »

 

La grande bataille du Printemps va se jouer en avril 85 quand un sombre nuage s’étend sur la ville et que, à partir de ce moment là, bien malin qui peut dire ce que l’on va retrouver au lendemain : Waterloo morne plaine ou radieux soleil d’Austerlitz…?

 

Moment inoubliable que la conférence de presse en fin de Printemps 85… Colling vient d’achever le bilan artistique et chiffré du festival puis aborde ce que tout le monde attend, chaque année, pour ce festival on ne peut plus fragile dans son adolescence : « Je suis donc en mesure de vous annoncer qu’il y aura bien un Printemps l’année prochaine… il laisse un temps de silence pour que s’installe l’anticyclone dépressionnaire, puis il ajoute, mais peut-être pas à Bourges… »

 

Coup de tonnerre dans le ciel printanier ! Le cowboy Colling bluffe-t-il ? La Mairie de Bourges, forte des rumeurs qui vont bon train et qui chuchotent un déménagement pour une grande ville du Sud, appelle la Mairie de Montpellier. « Ah oui, dit elle, le contrat est prêt, y a plus qu’à le signer. » Colling ne bluffe pas, il a un carré d’as en main.

 

 

Comme un écho à ce coup de tonnerre qui résonnera longtemps sur Bourges : le logo « Éclair »

Comme un écho à ce coup de tonnerre qui résonnera longtemps sur Bourges, ce logo Éclair sur sa portée musicale

 

Si Colling fait son coup de Trafalgar à la conf’ de presse 85, c’est que, depuis des années, couve en coulisses un sacré malaise sur le dossier des subsides. A l’époque, la part de subventions du budget est de 25% (alors que le festival en nécessite 30) qui se répartissent en 15% pour l’État, 9% pour la Ville et 1% pour le Département… Point barre. La Région brille par une absence plus que remarquée. Argument de débat : à ce prix là, la Ville de Bourges, le département du Cher, et donc accessoirement la Région Centre, ont la meilleure des campagnes de communication nationale qui soit. En effet, avec la médiatisation, le mot Bourges, pour les Français écoutant la radio ou regardant la télé, est définitivement associé à celui de Printemps. Un Printemps qui, désormais installé dans le cœur des Berruyers, doit pour autant se battre chaque année pour son financement.

 

« Désormais installé dans le cœur des Berruyers »… certes en 85, mais l’on sait maintenant que ce cœur a connu précédemment pas mal d’arythmie ; si nombre de Berruyers ont vu d’un très mauvais œil l’arrivée des Indiens, comme ils disent, sur leur territoire, ce mauvais œil ne s’est pas cantonné à la rue ou derrière le comptoir d’un buraliste, il s’est exprimé jusqu’au Conseil d’Administration de la Maison de la Culture.

Jacques Rimbault

Jacques Rimbault

De 78 à 81, un puissant quarteron, arguant du soutien d’une part conséquente de la population et de la véritable gabegie ! qu’est ce festival pour le budget de la MC, vote en masse contre le Printemps. Seuls défenseurs du festival, arc-boutés sur des arguments irrecevables pour le Conseil, les élus de la ville avec au tout premier rang, fort de sa grande gueule, le maire de Bourges : Jacques Rimbault. Seuls défenseurs oui, car Jean-Christophe Dechico, partisan du festival en 77, a depuis lors tourné casaque, et ce sous la pression adroiteil serait plus juste d’écrire ça en deux mots : à droite – d’une part majoritaire de son Conseil d’Administration et du Préfet du moment, sérieusement adroit lui aussi…

 

Politiquement, ceci expliquant aussi cela, les choses ne sont guère simples. Il convient de rappeler que le mécanisme de Décentralisation, donnant plus d’autonomie (et donc de budget) aux départements et aux régions, sera lent à se mettre en place ; il ne se verra accéléré qu’avec les lois Defferre de 82. En clair et avant 82, Département du Cher et Région Centre ont encore des budgets peau de chagrin qu’ils concentrent sur leurs propres instances en plein processus d’organisation ; dans ces conditions, aller flamber pour les pow wow des indiens du Printemps de Bourges est bien le cadet de leurs soucis. On peut en rajouter une couche en rappelant la configuration politique régionale on ne peut plus tranchée de l’époque : nous sommes en des temps giscardiens ; marteau-et-faucillesi le diable rouge et communiste, Jacques Rimbault, a volé la mairie de Bourges en 77, le Département du Cher, la Région Centre restent bien de droite. Dialogue difficile, et c’est un euphémisme. Dans ces conditions, aller chercher les nécessaires subventions auprès d’institutions régionales qui, pour l’heure, fouettent d’autres chats et qui par ailleurs verrait bien flinguer le festival d’une ville dont le maire a un couteau entre les dents, ressort pour Daniel Colling de l’acrobatie impossible. Et encore passe-t-on sous silence le Ministère de la Culture dont le téléphone, giscardien aussi, est aux abonnés absents.

 

Cette situation va perdurer jusqu’au lendemain du Printemps 81 ; je peux même vous dire précisément la date et l’heure : le 10 mai 1981, 20H… Violent séisme sur la France : Mitterrand est élu (il est aujourd’hui prouvé que l’épicentre du séisme n’était pas à Bourges mais à voir la tête d’une part conséquente de la population, on peut se poser la question).

 

1983, première visite du Ministre de la Culture, Jack Lang au festival ; à gauche, Sapho, à droite, Maurice Pollein, président de l'Association Printemps de Bourges de 1982

1983, première visite du Ministre de la Culture, Jack Lang au festival ; à gauche, Sapho, Colling ; à droite, Maurice Pollein, président de l’Association Printemps de Bourges de 1982

Le vent de l’Histoire vient de tourner, il amène notamment le rétablissement de la ligne téléphonique entre le Printemps de Bourges et le Ministère de la Culture ; Jack Lang promet une intervention au profit du festival, voire même dans l’élan sa visite officielle, histoire de voir si l’on dépense ses sous à bon escient. La Mairie et le Ministère sauvent le Printemps 82 mais Département et Région continuent à faire la sourde oreille.

 

 

Gérard Deplace

Gérard Deplace

Retournons en 85 où le coup de poker de Colling atteste que les cieux financiers ne sont toujours pas sereins. Devant l’émoi que déclenche Daniel en abattant ses cartes – la presse locale fait de pleines pages sur le potentiel départ du Printemps, des associations de défense se créent pour le soutenir -, le nouveau Préfet, Gérard Deplace, réunit une cellule de crise : autour de la table, le maire bien sûr, Jacques Rimbault (PC), Jean-François Deniau (UDF), Président du Conseil Général du Cher, et Maurice Dousset (UDF), Président de la Région Centre. Pour ceux qui ont raté les cours d’éducation civique, rappelons qu’un Préfet est juste le représentant de l’État, soit en l’occurrence celui-là même qui est entré, au lendemain de mai 81, au tour de table financier du Printemps.

 

A partir d’ici, il convient de faire un fichu bond en arrière, de quasi six siècles, pour tenter d’expliciter la mentalité berruyère, cette sorte d’inconscient collectif qui colle à l’âme de Bourges. Au 15e siècle, sa star locale est un aventurier qui va devenir richissime : Jacques Cœur.

Jacques Coeur

Jacques Coeur

Pour ce qui est de bouter les Anglais hors de France, l’Histoire (et la famille Le Pen) retient surtout Jeanne d’Arc ; en fait, Jacques Cœur fut bien plus important que la donzelle : il finança le roi Charles VII. De fil en aiguille, Bourges devint ainsi ville royale et légitimiste, au sens où elle sera toujours fidèle au pouvoir central. En contrepartie la royauté va privilégier son développement. Bourges, puissante et orgueilleuse, va donc briller de tous ses feux durant des siècles mais, effet pervers d’être sous perfusion du trône royal, elle va manquer d’autonomie. Et ce qui va avec : d’initiatives. Si ça ne lui tombe pas tout rôti de Paris, ça ne bouge guère, ou mollement. Avec le 19e et l’essor moderne, ça va devenir patent.

 

Je ne suis pas sûr que le Préfet Deplace soit remonté jusqu’à Jacques Coeur dans le préambule à sa cellule de crise mais il va quand même y pointer la frilosité de cette bonne ville de Bourges, reprenant notamment pour exemple une cicatrice locale toujours un peu sanguinolente : « Comme la ville de Bourges, au siècle dernier, eut bien du mal à prendre le train de la modernité en marche en restant dubitative devant ce qu’on appelait à l’époque le Chemin de fer, allons-nous aujourd’hui laisser passer l’opportunité de ce Printemps de la Chanson ? D’autant que ne vous leurrez pas, poursuit-il, si Colling et son Printemps filent à Montpellier, fief PS, le Ministère de la Culture suivra. Il n’a donc rien à perdre… Nous sommes maintenant autour de la table et en même temps au pied du mur, trouvons une solution. »

 

En fin de réunion, la messe est dite, Département et Région promettent de reconsidérer le dossier et donc de s’associer aux efforts de Rimbault, Colling vient de gagner son coup de poker, c’est le soleil d’Austerlitz qui s’élève sur le champ de bataille. Enfin, un rien voilé tout de même car, au final, l’addition des subventions reste en effet inférieure à ce qu’offre Montpellier… Mais Daniel ne se voit pas abandonner cette ville qui a porté le festival sur ses fonds baptismaux, le Printemps restera donc de Bourges.

 

 

On ne peut pas évoquer ces premières années du Printemps sans rendre hommage à cet authentique personnage, c’est le mot, qu’est Jacques Rimbault… Un bretteur, une bête politique, François Mitterrand l’avait surnommé le coriace ! Sa carrière prouve une fois de plus que la carpe aime se marier avec le lapin, car comment imaginer qu’une ville aussi bourge que Bourges puisse porter un communiste aussi communiste à la mairie… Conseiller régional, député, haute figure du Parti Communiste français, il est élu maire en 1977 (l’année même du premier Printemps) et grâce à ses qualités de gestionnaire, son sens de l’humain, son charisme, ce diable rouge va diriger la municipalité durant 16 ans… Si une crise cardiaque ne l’avait pas embarqué en 93, il en aurait bien fait le double. Illustration du paradoxe : un jour Colling, provoc’ comme il sait l’être, titille le patron d’un bistrot dont le profil est tout sauf de gauche : « Ça ne vous chagrine pas d’avoir un maire communiste ?

– Rimbault ? Ah lui, c’est pas pareil…

– Comment ça pas pareil ?

– Il est communiste, peut-être, mais avant tout il est berrichon, Monsieur ! »

Du Balzac dans le texte…

 

(photo Jean-Luc Bouchart)

Jacques Rimbault et Daniel Colling (photo Jean-Luc Bouchart)

Il y aura pas mal de coups de chaud entre Rimbault et Colling, mais en même temps les deux hommes s’apprécient, se respectent, savent être complices. En fait, quelque part ils se ressemblent. Ajusteur en usine pour Rimbault, prof de lycée technique pour Colling, ils ne sont ni l’un ni l’autre nés coiffés, ne sortent pas d’une grande famille à réseaux. Des self made men, pour parler fairly well Français. Si l’on s’autorise à creuser encore un plus loin dans la psyché de nos deux personnages, on est en droit de se demander s’il n’y a pas quelque chose de plus : Colling a une authentique estime pour les efforts que Rimbault déploie pour sa ville, et Rimbault, fier de son Printemps, couvre de sa patte – griffue parfois – celui qui en a été l’instigateur. Tout ça pour dire que, avec le temps, s’est installée entre ces deux hommes, séparés par vingt ans d’âge, une sorte de relation… père-fils ? Oui, quelque chose comme ça. Mais, on le sait, ce type de filiation n’exclut pas les coups de gueule, si tant est qu’elle ne les favorise pas…

 

 

Le Palais d'Auron

Le Palais d’Auron

Je me souviens notamment d’une autre cellule de crise, au Palais d’Auron, un beau soir de 1983 soit deux ans avant le coup de semonce montpelliérain. Tous les cadres du Printemps de Bourges sont présents et attendent Jacques Rimbault. Il débarque escortés de deux de ses adjoints. S’engage un dialogue. De sourds. Colling campe sur ses positions, Rimbault sur les siennes. Colling se plaint des subventions étriquées servies par la Ville, le Département, quant à la Région… Rimbault rétorque que, en ce qui concerne la Ville, Colling fait un peu vite l’impasse sur tous les services techniques mis à la disposition du festival : « Et si on se met à les chiffrer, ça cube, Daniel, ça cube ! »

 

Colling garde son calme tandis que Rimbault, sanguin, s’énerve. Au bout d’un quart d’heure, les positions étant visiblement par trop éloignées, Rimbault quitte son siège, imité des deux adjoints, apostrophe Daniel : « Vous êtes aveugle, mon cher Colling (dans les coups de gueule, comme de juste, ils se vouvoient), à tout ce qui a déjà été entrepris pour le Printemps. On ne fera pas plus vu qu’on ne peut pas faire plus. Puisque personne n’est capable d’entendre ce discours, de la vérité, je préfère partir ! » Et il se barre. On reste tous un peu déconfit car on espérait que, devant la réalité des chiffres, Rimbault cède. On va pour commenter ce qui ressemble quand même à un bide quand la porte de notre salle de réu se réouvre, Rimbault passe la tête, s’adresse à Colling : « Daniel, tu passes me voir demain à la mairie ? On voit ça ensemble. »

 

duel-cowboyLe lendemain matin, au calme de la Mairie, les deux cowboys remettront les guns dans leurs étuis, Jacques Rimbault accordant de nouveaux moyens au festival et s’engageant à être son avocat aux Conseils Général et Régional. On vient de le voir, ils attendront quand même 1985 pour bouger.

 

Ces bras de fer, récurrents, épiques et hauts en couleur, illustrent bien toute la problématique du combat continuel que nécessite l’existence même d’un festival de cet ampleur. Que ce soit Cannes, Avignon, Bourges ou tous ceux qui viendront après ce Printemps de la Chanson, les Francofolies, les Eurockéennes, Les Vieilles Charrues etc., il faut, chaque année, remettre l’ouvrage sur le métier pour que se déroule une nouvelle édition. Les recettes de la billetterie du Printemps, pour un événement pratiquant des prix populaires donc inférieurs aux grandes messes du showbiz, ne couvrent qu’une part du budget. Il faut donc se battre, toujours et encore, pour convaincre ceux qui allouent les aides publiques, et ce auprès d’institutions qui, régulièrement fonction des élections, voient évoluer les politiques culturelles, et au passage te changer tes interlocuteurs…

 

Charles Robillard

Charles Robillard

A côté de cela, et tout aussi indispensables, il y a les partenaires privés, le sponsoring. Là, nouveau défi, il convient de trouver le juste équilibre entre des entreprises, leurs images, et ces Printemps de la chanson auxquels on les associe. Coup de chapeau en passant à Charles Robillard (un chauve presque aussi beau que moi) qui depuis des décennies est en charge de la subtile gestion du partenariat.

 

Avec le recul, je pense que le combattant Colling eut la juste prémonition de ce qu’il fallait faire pour que dure, perdure, le Printemps. Passés les premiers festivals, il s’inquiète des alternances potentielles, politico-culturelles, qui ne manqueront pas de survenir. Le Printemps, pour sa survie même, ne peut plus être soumis aux aléas, bons ou mauvais, d’une institution comme une Maison de la Culture, il doit se responsabiliser, gagner son indépendance, totale, artistique et financière. C’est pourquoi, dès que passé le Printemps 82 et avec la bénédiction du Ministère de la Culture, Daniel s’éloigne de cette Maison qui a permis au Printemps de naître. Se crée alors une Association 1901, puis un peu plus tard, sur les conseils mêmes du Préfet de l’époque arguant que l’ampleur des budgets n’est plus en adéquation avec une 1901, Colling en fait évoluer les statuts vers la SARL Printemps de Bourges qui gère désormais le festival. D’aucuns à l’époque ne manqueront pas de suspecter des ambitions financières à ce glissement vers la sphère privée, chose qui fit bien sourire notre équipe plus entraînée à limiter les déficits qu’à sabler les bénéfices au champagne… On peut au passage se poser la question : si le festival était resté dans ce qu’on appelle le Service Public, aurait-il fêté en 2016 ses 40 Printemps ?

 

2e visite de Jack Lang en 1985, avec Johnny Hallyday au pied de l'avion (photo Émile Sineau)

2e visite de Jack Lang en 1985, avec Johnny Hallyday au pied de l’avion (photo Émile Sineau)

 

On parle soudain beaucoup d’argent… toute cette récolte de gros sous, pourquoi au fond ? Pour fabriquer de l’émotion (c’est bien un des premiers effets de la culture, y compris populaire, que de servir nos émotions) en offrant à nos âmes, émues donc, les artistes phares du moment. Mais pas seulement. Il faut en effet tenir compte de nos émotions futures, ou de celles qu’auront nos enfants. N’est-ce-pas ?

 

Si l’on n’a pas déjà oublié ce que je raconte au premier des chapitres consacrés au Printemps, on se souviendra de cette fameuse réunion vichyssoise où, fort des carnets d’adresses de Colling et de Frot, Écoute S’il Pleut s’est appliqué à fédérer les bonnes volontés militantes de la bonne chanson. A l’heure où j’écris ces lignes, soit 40 ans plus tard, ce réseau, alors en devenir, est advenu. Explicitons la chose…

 

Dès le début, le Printemps de Bourges est convaincu que, s’il doit couvrir chaque année l’actualité de la chanson, il doit aussi ne pas injurier l’avenir, comme on dit, soit s’ouvrir aux nouveaux talents. En parallèle donc de sa programmation officielle présentant des artistes confirmés, sont créées les Scènes Ouvertes ; elles accueillent des amateurs éclairés ou de jeunes pro. Sauf que problème : très vite, ces Scènes Ouvertes rencontrent un tel succès qu’elles sont débordées, ne parviennent plus à répondre à la demande de tous ceux qui souhaitent s’y inscrire.

 

Scene-ouverte

Une des scènes ouvertes

 

En 83, le festival lance donc Les Tremplins du Printemps avec une programmation ce coup-ci officielle et préétablie sur la base d’écoutes de cassettes. Mais là, nouveau problème : de quelques centaines de cassettes au départ, chiffre déjà inquiétant quand elles s’amoncèlent, leur nombre va très vite se mesurer en milliers, tant et si bien que Maurice Frot, Bernard Batzen et Jacques Erwan, en charge de la sélection, s’écroulent sous la masse. Autre problématique, vu que les précédentes ne suffisaient pas, l’écoute de cassettes peut révéler de très bonnes surprises, à l’arrivée, soit en scène, mais bien sûr et à l’inverse, de sacrées mauvaises. En scène toujours…

 

Michel Grèzes

Michel Grèzes

On est en 1984 ; Frot, casque aux oreilles, est en train de s’ingurgiter des kilomètres de rubans sonores quand débarque un copain dans les bureaux parisiens du Printemps ; il s’appelle Michel Grèzes et est organisateur de concerts à Toulouse. Michel jette un œil aux piles de cassettes encombrant la table de travail de Frot, « Ah, dit-il, ce groupe là, je connais, il est de Toulouse… Pourquoi écoutes-tu ça, Maurice ? » Et Maurice, ôtant son casque, de tempêter après ces Tremplins du Printemps qui le voient enfoui sous une avalanche de K7 depuis que le festival a offert cette procédure aux jeunes talents… S’ensuit un silence puis Michel émet en réponse la juste bonne idée : « Mais pourquoi tu ne me files pas les cassettes de ma région ? J’écoute tout ça, je cherche les talents pour vous, pour le Printemps et… euh, en prime, peut-être qu’on pourrait même organiser, chez nous, des présélections, en scène et devant un vrai public… non ? Car on n’a jamais rien fait de mieux que la scène pour jauger des candidats à la scène. »

 

Merci Michel… De cette simple suggestion, frappée au coin du bon sens, va naître, en 85, une des plus belles initiatives du Printemps de Bourges en faveur des jeunes talents… En effet, quand Frot rapporte à Colling cette conversation qu’il a eue avec Grèzes, Daniel percute à son tour : « Bon-sang-mais-c-est-bien-sûr ! C’est ça la solution. Il faut s’appuyer sur les gens de terrain, sur nos relais en Régions, leur déléguer la recherche, en amont, des talents ! » C’est ainsi que naissent les trois premières Antennes Régionales – Toulouse, Lyon et Centre -, celles-là même qui préfigurent le maillage total du territoire que l’on connaît aujourd’hui (25 antennes en France, 3 en Francophonie, une à la Réunion) et qui alimente les Découvertes du Printemps de Bourges, les bien nommées vu qu’elles ont découvert, et continuent de découvrir chaque année une flopée de nouveaux talents.

 

Decouvertes-PdB-2011

 

C’est celui qui dit qu’y est, Michel Grèzes se retrouve pour deux ans patron de ces premières Antennes Régionales dont le nombre, décollant tout de suite en exponentielle, provoque une nouvelle crise de croissance pour ce Printemps encore une fois victime de son succès, car c’est bien beau de dire « Créons un réseau ! », encore faut-il l’organiser, et constamment l’irriguer. La solution va venir de là où on ne l’attend pas.

 

Affiche Découvertes 2011

Affiche Découvertes 2011

 

Ici, il convient de revenir à Alain Meilland. A la même époque, 1982, où le Printemps de Bourges affermit son indépendance avec de nouveaux statuts, Meilland fait de même en démissionnant de la Maison de la Culture pour devenir directeur d’un nouvel établissement, le Centre Régional de la Chanson, érigé en lieu et place de la MJC Séraucourt, CRC dont l’adjoint au maire Charles Parnet prend la présidence. Alain reste pour autant au Comité de Programmation du Printemps et son CRC (rebaptisé Germinal lors des festivals de cette époque puis le 22 pour les festivals actuels)

Le 22 (photo JP Robin)

Le 22 (photo JP Robin)

devient du coup une des scènes de chaque événement. En 86, au grand dam de Maurice Frot, le torchon brûle entre Alain et ses camarades du Printemps et il leur file sa dem’. Meilland reste encore un an patron du CRC mais finit par le quitter pour partir vers de nouvelles aventures, notamment à Bourges où il est nommé, en 1996, directeur de la Culture du Tourisme et du Patrimoine de la Ville par le nouveau maire, Serge Lepeltier.

 

logo-Reseau-printemps

Le CRC devenu bateau sans capitaine, la Mairie de Bourges et le Ministère de la Culture font appel à candidatures pour sa reprise. Colling concourt dans cet appel d’offre et, avec son éternel sens de la synthèse,  leur dit : « OK pour reprendre l’ex-CRC, OK pour reprendre son passif mais à condition que sa ligne budgétaire y reste attachée, vu qu’avec ce budget nous allons 1) éponger les dettes du CRC, 2) optimiser en installant les bureaux du Printemps de Bourges dans ses locaux, et surtout le 3) organiser, structurer ce qui devenu un véritable État dans l’État au sein du festival, cet enfant du Printemps qui, en passe de devenir adulte, ne peut plus habiter chez ses parents… » Mairie et Ministère retiennent sa proposition et c’est ainsi que se crée,  en 1988, l’entité qui va désormais chapoter le travail à l’année des Antennes Régionales : Réseau Printemps.

 

A partir de 88 et durant douze ans, c’est Mustapha Terki qui dirige ce Réseau Printemps, mais en 2000, tabernacle ! ce beur s’entraine soudain à parler joual car il part s’installer au Québec… Qui va diriger, se demande Colling, cette organisation tentaculaire car désormais présente dans tout l’hexagone et même au-delà ? Et son regard tombe sur une – belle – brune dont on a pas encore parlée puisqu’on la réservait pour ces paragraphes : Marcelle Galinari.

 

Marcelle Galinari en compagnie de Tony Truant

Marcelle Galinari en compagnie de Tony Truant

Depuis 1981, Marcelle tient le secrétariat général du Printemps, et est en charge, en prime, de la programmation jazz du festival : « Les Musiciens de Minuit » (sélection que Colling baptisera avec malice « Les Amants de Marcelle », suspectant sans doute je ne sais quelles turpitudes aussi amoureuses que nocturnes… évidemment sans fondement, l’équipe du Printemps de Bourges est sérieuse, les couloirs des hôtels peuvent en témoigner, points de suspension). C’est donc Marcelle Galinari qui à partir de ce moment là pourvoira au destin de ce Réseau Printemps oeuvrant toute l’année à coups de présélections, de sélections, d’auditions régionales puis nationales, de partenariats avec des instances professionnelles, pour amener la fine fleur des nouveaux talents jusqu’aux scènes Découvertes du Printemps de Bourges, programmation officielle qui aujourd’hui se dénomme Les Inouïs. On va encore dire qu’avec mon mauvais esprit j’aime à toujours tacler la télévision, mais Les Inouïs, par leur travail de fond, sur le terrain, par leur authenticité échappant à la scénarisation trichée de la Real TV, ça t’a une autre gueule, en vrai bois d’arbre, que le contreplaqué The Voice.

 

 

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Comme je sais que vous êtes fervents d’anecdotes, tiens, je vous en sers une autre ; je l’ai découverte tout récemment et elle est en totale relation avec ces réseaux régionaux du Printemps. La vie est rigolote, tout le monde s’en est aperçu, et parfois cohérente : en 1977, un jeunot colle les affiches du Printemps de Bourges dans sa Bretagne natale car passionné de chansons. Ce jeunot s’appelle Gérard Pont… et il a de la suite dans les idées ; 39 ans plus tard, soit en 2015, c’est la société C2G (filiale du groupe Morgane Productions dont le même Gérard Pont est fondateur et dirigeant) et le groupe Télégramme Développement, présidé par Roland Tresca, qui reprennent les clefs du Printemps de Bourges des mains de Daniel Colling.

 

 

 

Forte de l’expérience qu’elle a désormais acquise avec un autre grand festival, Les Francofolies, C2G va assurer le tuilage – comme on sait dire quand on parle chébran au lieu de passation de pouvoir – sur le Printemps de Bourges jusqu’au festival 2019 ; après, c’est le Groupe Télégramme qui sera en charge d’emmener le Printemps jusqu’à son 50e anniversaire. Et bien au-delà. Pour le centième, je le dis tout de suite, ne comptez pas sur moi, je risque de n’y être qu’en pensée, des autres, ou peut-être par ce texte s’il subsiste encore.

 

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Quand tu crées un festival, vraiment, tu ne te dis pas que, 40 ans plus tard, il sera encore là. Tu avances, pas après pas, marche après marche, effort après effort, joies après peines. Peut-être qu’il vaut mieux ne rien savoir car, si tu voyais à l’avance, 40 ans plus loin, si tu pouvais mesurer toutes les aventures, heureuses et malheureuses, qui vont ponctuer cette longue marche, peut-être que tu resterais tout simplement couché.

 

Bien que cette planète Chanson veut que l’on se couche souvent tard, avec Colling, grâce à Colling, les membres fondateurs de ce Printemps, puis tous ceux qui sont venus par la suite renforcer la troupe première, ont tous appris à se lever tôt.

 

Dix ans plus tard, en 1987, l'équipe du Printemps

Dix ans après sa création, l’équipe du Printemps en 1987 (photo Jean-Luc Bouchart)

 

J’ai un regret en clôturant cette histoire, celui de n’avoir pu y citer tous ceux qui, de près ou de loin, vont pousser à la roue pour que naisse ce premier Printemps, puis persévérer dans les années qui suivent pour qu’il grandisse en force ; un bazar pareil, on s’en doute, ne se fabrique pas avec une poignée de personnes mais avec des centaines de bonne volonté, d’énergie, témoin la photo du dessus prise à l’occasion du 10e anniversaire. Même si mon présent récit a dû se limiter aux cadres du festival, sans donc pouvoir citer tous les membres de l’équipe, ils savent au fond d’eux mêmes qu’ils possèdent, chacun, leur bout de Printemps, et ils savent que nous savons. Que tous soit salués et remerciés.

 

 

Fin de l’histoire. Coming next : 1980 – Avril, le Printemps, la tarte et le bouffon

 

 

Plus d’infos : mes trois chapitres sur les débuts du Printemps de Bourges ne sont ici qu’évocation rapide et anecdotique d’une aventure dont l’histoire remplit sans problème des rayons de bibliothèque. Les ceusses soucieux d’en savoir plus peuvent se reporter au bouquin de Bertrand Dicale évoqué plus haut, L’extravagante épopée du Printemps de Bourges (Edition Hugo Image).

Il convient à mon sens d’éviter le Wikipedia consacré au festival qui, pour moi qui connais l’aventure de l’intérieur, présente beaucoup trop d’approximations, pour lui préférer l’article que Roland Narboux consacre au Printemps sur son blog :

http://www.encyclopedie-bourges.com/printempsdeb.htm

1976 – Janvier, Écoute s’il pleut !

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En décembre 2015, je reçois un coup de fil de mon camarade Daniel Colling, patron du Printemps de Bourges, soit historiquement le premier festival Chanson de France (pour être précis, Daniel Colling est désormais l’ex-patron du festival, il a en effet passé la main à une nouvelle équipe en juillet 2015). On est à la veille, me rappelle-t-il, du 40e printemps de notre Printemps. Et oui, créé en 1977, on peut faire les comptes jusqu’à avril 2016, cela fait bien 40. Si je reçois cet appel, c’est que je fais partie des membres fondateurs encore attachés, de près ou de loin, au Printemps de Bourges, ou tout simplement encore vivants, certains ayant eu la malencontreuse idée de nous fausser compagnie, mais sans partir avec la caisse, on le sait, les linceuls n’ont pas de poche.

 

Daniel m’appelle car il veut que je cogite à un texte expliquant comment on en est arrivé à créer un Printemps de la Chanson – après ce sacré long hiver où le showbiz traditionnel avait plongé un art musical aussi éminemment populaire qu’éminemment non reconnu – tout en disant le pourquoi d’un tel événement, suite logique, quand on y regarde de plus près, d’une précédente création, celle d’Écoute S’il Pleut... C’est ce que je me suis appliqué à faire, en tentant d’être aussi fidèle à l’histoire que naturellement subjectif…

 

 

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Logo du Printemps de 88 à 95, inspiré du kokopelli amérindien

 

Voici donc le début du tout début.

 

« Je te présente Daniel Colling. »

 

Le type qui vient de dire ça, c’est une espèce de grande baraque, large d’épaule, tignasse brune ondulée mi-longue, moustache à la Cavanna avec lequel il partage d’ailleurs sa belle tronche d’aventurier littéraire, il s’appelle Maurice Frot.

 

On est début 1976, il est quelque chose comme 23 heures, on est sur la scène du café-théâtre Le Vrai Chic Parisien, et les derniers spectateurs de notre spectacle, à succès, La Démocratie est avancée, sont en train de quitter la salle.

 

"La Démocratie est avancée" avec Patrick Font en Albine Erfoin, Nadine Mons dans le rôle de la voisine de palier, et moi en horrible barbu.

« La Démocratie est avancée » avec Patrick Font en Albine Erfoin, Nadine Mons dans le rôle de la voisine de palier, et moi en horrible barbu.

 

Je ne vais pas m’étendre ici sur Maurice Frot vu que, dans Otium, je consacre deux chapitres au bonhomme (cf. 1975 – Automne, Les copains d’la neuille et 1976 – Novembre, Le Dernier Mandrin), mais, pour résumer, Maurice est arrivé jusqu’à notre troupe théâtrale via son camarade le génialissime pianiste Paul Castanier. Maurice et Paul, dit Popol, ont été durant une dizaine d’années les compagnons de route d’un monument de la chanson française : Léo Ferré. Fin du résumé, pour les détails, ne manquez pas les deux chapitres précités, ils en fourmillent.

 

Maurice Frot, Léo Ferré, leur copain René Lochu, et Paul Castanier

Maurice Frot, Léo Ferré, leur copain René Lochu, et Paul Castanier

 

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Patrick Font et Philippe Val, le fameux duo de chanteurs-humoristes Font et Val qui va faire les grandes heures de la scène… comment dire ? libertaire, de 1972 à 1995, ont créé en 1973 la troupe Font et Val qui, du jour où elle s’installe au café-théâtre Le Vrai Chic Parisien, fondé par Coluche, prend le nom de Troupe du Vrai Parisien suite à la donation de ce label que leur fait (gratos) ledit Coluche. Dans cette compagnie, je suis comédien-attaché-de-presse-régisseur-administrateur-balayeur, on n’avait pas peur du cumul des mandats au café-théâtre.

 

Un beau jour de 1974, Philippe Val, inconditionnel de Léo Ferré, voit un de ces hasards de la vie le mettre en présence du magique pianiste de son idole, ce délirant Paul Castanier dont il a admiré le génie musical durant des années ; seul au piano derrière Léo, Popol remplaçait un orchestre symphonique. En 74, Paul n’a plus trop de boulot depuis qu’il a quitté Léo Ferré l’année précédente, et Philippe lui propose de venir bosser dans notre compagnie. Son copain Frot ne tarde pas à venir nous voir au Vrai Chic, Philippe Val est ainsi heureux d’avoir, sans le vouloir, réuni deux des angles du triangle mythique de la scène anarchisante, Ni Dieu ni maître, des années 70.

 

 

« On va manger un truc ? » dit Philippe Val qui a toujours faim. On se retrouve tous à la brasserie Le Munich, rue de Buci Paris 6e, un resto qui a le bon goût de servir jusqu’à pas d’heure des huîtres de qualité, et qui nous rafle à chaque fois plus de sous qu’on vient d’en gagner dans la représentation théâtrale du jour. A table, je me retrouve en face de ce Daniel Colling… La plupart des dîners n’ont pas vraiment de conséquences, mais il y a de foutues exceptions, celui-là va incurver mon parcours pour des années.

 

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Colling, 30 ans, moustachu comme Frot, taille moyenne, râblé, l’œil malin, talentueux dans sa tchatche, conséquente – il a le verbe facile et convaincant -, me raconte sa vie. Né à Lunéville, il a été prof dans un lycée technique de Nancy mais, s’emmerdant plus qu’un peu dans l’Éducation nationale, ce passionné de spectacle, doté en prime d’un sens inné de l’organisation, crée dès 1967 une première association dédiée à la chanson française : Forum ; Forum laisse place en 1970 à une seconde assoc’ ayant le même objet : Odeum. Ses programmations de l’époque ? Brassens, Barbara, Nougaro, Reggiani, Moustaki, Ferré… Que du meilleur, n’est-ce pas, dans ce domaine où, à l’époque justement, on compte aussi pas mal de pire. On aura l’occasion d’y revenir. C’est justement à l’occasion de l’organisation d’un concert Léo Ferré en 68 dans la – superbe – salle Poirel de Nancy que Colling va faire une rencontre déterminante pour son avenir, celle du secrétaire-régisseur-factotum de Léo : le précité Maurice Frot. Immédiate sympathie entre ces deux types qui n’ont pas besoin de traducteurs, ils parlent la même langue.

 

Colling ne veut pas rester à Nancy, ville sympathique mais par trop étroite pour le dynamisme des jeunes entrepreneurs, aussi décide-t-il de passer le pas fin 69 : il file sa dem’ à l’Éducation nationale, monte à Paris. De 70 à 73, on le retrouve directeur de production pour Pierre Gairret, patron des Concerts Mazarine. Pour Gairret, il monte des tournées artistiques et crapahute à travers la France pour les superviser, telles celles d’un Giani Esposito ou d’un Léo Ferré avec le groupe rock Zoo en 1971, ou celle, mémorable, de Ferré-Charlebois en 72.

 

Ferre-Charlebois

 

Gairret quittant le métier en 1973, Colling poursuit sa carrière de directeur de production, mais ce coup ci avec Jean-François Millier et son Alice Productions.

Jean-François Millier

Jean-François Millier

S’entrainant déjà aux journées bien éreintantes de boulot – elles s’apparentent chez lui à un signe distinctif -, il continue pour autant à gérer, à distance, son association Odeum nancéenne. Donc on the road again avec les tournées d’Alan Stivell, de Baden Powell, du Golden Gate Quartet ou d’un Nougaro. Quand tu es on tour durant cinq ans comme Colling, tu apprends plus qu’un peu ton métier et, accessoirement, tu te lies d’amitié avec une tripotée de gens aux quatre coins de la France, des bonnes volontés, des passionnés oeuvrant comme toi dans le spectacle. Notez que ce carnet d’adresse, ce réseau, ces complicités vont s’avérer d’importance pour la suite des événements… Là aussi, on va avoir l’occasion d’y revenir.

 

En juillet 75, survient un événement qui va marquer Daniel, l’organisation de l’Alice Festival à Cazals, dans le Lot. A la fréquentation des 15 000 folkeux rassemblés en rase campagne, saouls de musique et de chaleur, Colling va attraper un virus, incurable, celui du festival… Ceci expliquant cela, c’est en effet avec ce coup de chaud musical de Cazals que lui prennent ses premières démangeaisons festivalières ; deux ans plus tard, les suites de cette fièvre estivale donneront le Printemps de Bourges…

 

 

On trouve tout sur le net, témoins ces quelques images – fragiles, sorry, c’est du super 8 – du Festival de Cazals saisies par la caméra d’un groupe folk nantais, Les Namnètes.

 

 

Aparté-anecdote : au registre des coups de foudre, je me souviens surtout d’un sacré coup de jus, toujours à Cazals… Si on anticipe d’un cran sur la présente histoire et si on fait un bond d’un an de plus, je me retrouve au second festival de Cazals, été 76 donc, pour lequel Colling m’a réquisitionné. Ça sera d’ailleurs ma toute première formation au titre de régisseur de grande scène, initiation qui me vaudra par la suite d’avoir cette même responsabilité aux fêtes du PSU de la Courneuve que Colling va superviser en tant que régisseur général. A Cazals, plein juillet 76, sécheresse, d’ordinaire on pète de chaud ; ce soir là, orage de canicule, il tombe des cordes. François Béranger s’apprête à monter en scène sous le chapiteau où quelques milliers de festivaliers, impatients, scandent son nom. C’est le moment que choisit un abruti, resquilleur fâché de devoir payer ses trois balles pour entrer sur le site, pour nous couper le jus. A la hache. C’est mon tout premier souvenir de Colling face à l’adversité. Noir total, public qui hurle. Colling me dit « Calme la foule, on va réparer ». Comment que je calme la foule !? J’ai plus de sono. Je chope une lampe torche, monte sur scène, m’éclaire le visage, et je hurle à mon tour, mais juste un peu plus fort que 3 000 personnes et, de mémoire, je vous prie de me croire, a capella, c’est pas facile. Je ne sais plus ce que je leur dis, genre « Tout va bien, on est dans le caca mais soyons optimistes » et je rejoins Daniel au moment où il part en courant, sous les trombes d’eau, pour remonter le long du gros câble électrique alimentant le chapiteau. On n’a pas de mal à repérer où c’est coupé vu que, côté où subsiste le courant, ça étincelle. Colling dit à un type de filer au transfo pour couper la sauce. Le type court, vole. Une minute de flottement toujours sous cette putain de pluie, plus d’étincelles sur le câble, Colling sort un couteau, va pour le dénuder. « T’es sûr ? dis-je, c’est quand même du triphasé 380 volts…

– T’inquiète ! y a plus de jus.

Et vas-y que j’te dénude le câble pour épissure, les godasses baignant dans l’herbe détrempée. Je l’observe, passablement inquiet, m’attendant à le voir décoller en flèche dans un arc électrique. Et ça va pas manquer, vu qu’une bonne âme, trouvant le disjoncteur à zéro, remet le jus alors que Colling est toujours en train de tripatouiller les gros fils de cuivre. Il se prend une pêche maousse, sûrement pas du 380, il serait mort, mais probablement une bonne phase à 220 ; j’avoue que, sous la pluie, j’ai pas mis le doigt pour mesurer l’ampérage. Daniel scotché, lâche le câble, se rejette en arrière puis hurle : « Quel est le putain de con qui a remis le jus ! » Je fonce ce coup ci au transfo pour recouper la sauce et y rester en garde… Béranger montera en scène avec une demi-heure de retard, et Colling ne grillera pas cet été là ; heureusement, car avec qui aurions nous fait le Printemps ?

 

Mais revenons à la brasserie Le Munich où, avec ce condensé de jeunesse collinguesque, on a eu le temps de finir nos huîtres ; on n’ira guère plus loin ce soir là, à table, que ce reniflage commun où l’on se trouve, et l’un et l’autre, éminemment sympathique. Il se passe quelques semaines, puis un jour Maurice Frot m’appelle au téléphone.

 

– Dis-moi, Jean-Pierre, j’aimerais bien te voir, autour d’un pot ou d’une bouffe, si tu as une heure à perdre. Je viendrai avec Daniel Colling, tu sais le gars de Nancy que tu as rencontré l’autre soir… On voudrait te parler d’un truc.

 

Il me semble, mais c’est pas très important et d’ailleurs on s’en fout, que c’est chez moi que se fait cette rencontre. Frot et Colling m’y exposent une drôle d’idée. Daniel caresse le projet d’une sorte d’agence artistique, complètement différente des secrétariats d’artistes classiques. « En fait, dit Daniel, l’idée est de monter une structure, s’occupant d’artistes, mais bâtie en Société Civiles d’Artistes, soit les intérêts des artistes et de leurs représentants mis en commun, sur le modèle d’une société civile d’artistes ayant prouvé son efficacité : la SACEM. On dérogerait ainsi au profil des agences artistiques traditionnelles, tant par l’implication des artistes – ce serait leur société – que par l’autofinancement communautaire, en quelque sorte, et du coup on évite le côté des entreprises à vocation purement commerciale tenues par les sempiternels imprésarios. »

 

Il faut rappeler qu’on est encore dans les vagues, culturello-socio-politiques, de l’onde de choc mai 68, et qu’il y est plus que question de réinventer un nouveau monde dont le pur profit ne doit plus être la pierre angulaire.

 

«  Ah, OK, dis-je, j’ai pas tout compris mais je saisis un peu l’ambition des choses… Et donc ?

– Et donc, dit Maurice, on voudrait bien t’embarquer dans cette aventure… »

 

Maurice avait-il su, par je ne sais quel biais – Popol ? -, que je commençais un peu à en avoir ras le pompon de la troupe du Vrai Chic Parisien (et ce pour différentes raisons qui n’ont rien à voir avec le présent chapitre et que je raconterai ailleurs dans mes mémoires) ? Toujours est-il que s’il me fait ce type de proposition, c’est que, peut-être, je suis en état de l’entendre.

 

« Et on a même le nom de ce secrétariat d’artistes, continue Maurice en riant. Dis-lui, toi, Daniel.

– Écoute s’il pleut, dit Daniel en écho.

– Non, je pense pas, dis-je en tendant l’oreille.

– Non… rit Daniel, Écoute S’il Pleut, c’est le nom.

– Écoute S’il Pleut !? répète-je, ah ouais… c’est… un peu…

– Incongru ? dit Maurice me l’ôtant de la bouche, mais c’est ça qui est génial ! Une entité artistique qui, pour une fois, ne s’appelle pas Art-en-Scène, Art-Media, ou Art-mon-cul-on-the-commode, ça ne s’oublie pas ! C’est comme ton café-théâtre, Vrai Chic Parisien, ça n’évoque pas le théâtre mais, une fois que t’as compris, ça s’impose à la mémoire.

– Et vous l’avez trouvé où, ce nom, si ce n’est pas indiscret ? »

ecoute s il pleutLes deux affidés se marrent. Maurice reprend : « On se creusait la tête pour le nom, balançant tout et n’importe quoi dans la voiture de Daniel en rentrant chez lui dans l’Essonne. A un moment, on est sur le pont qui enjambe une petite rivière dont Colling voit le nom sur un panneau. Comme on en est à sortir tout ce qui nous vient par la tête, il dit tout haut le nom de cette rivière : L’Écoute S’il Pleut…

Et là, poursuit Colling en s’esclaffant, y a Maurice qui hurle dans la voiture – il m’a fait peur : « Tu l’as, tu l’as ! » Qu’est-ce que j’ai ? » que je dis, et Maurice : « Mais le nom, nom de Dieu, le nom ! Écoute S’il Pleut, c’est ça le nom, c’est génial ! »

En fait, Maurice n’aura pas de mal à convaincre Daniel qui quelques temps plus tôt avait été étonné, amusé, par un groupe ayant choisi un nom de rivière comme pseudo de scène.

 

Maurice Frot : "Mais c'est ça le nom, nom de Dieu !"

Maurice Frot : « Mais c’est ça le nom, nom de Dieu ! »

 

Et voilà, sans jamais avoir foutu le moindre orteil dans ce ruisseau de l’Essonne, j’ai plongé tête la première dans cet Écoute S’il Pleut, sans me douter que beaucoup d’eau allait ensuite couler sous les ponts et oubliant aussi que les petits cours d’eau peuvent, potentiellement, faire de grandes rivières.

 

Colling trouve très vite des bureaux rue Vercingétorix, Paris 14e, fenêtres sur cour, pas de lumière, pas chers. Il s’ingénie à fédérer autour de l’entreprise des secrétaires d’artistes un peu fragiles, dans leur quotidien, car bossant depuis leur appart, donc isolés. Il va y avoir Jean-François Foucault, pour le jazz ; Anna Sibert, secrétaire de Mouloudji ; le rocker-folkeux Daniel Bornet, homme de confiance de Malicorne, groupe folk qui casse la baraque dans ces années 70 ; ma propre compagne d’alors, Viviane Dussin, commence là un parcours dans le milieu artistique qui va lui tenir au corps durant des années ; moi, je me retrouve en charge d’une tranche café-théâtre et musique, en toute logique, avec des olibrius tels Font et Val, déjà nommés, Marianne Sergent, Jean-Paul Farré, Yvan Dautin, Michèle Bernard, Bernard Douby… Un peu plus tard, nous rejoindront Béatrice Fay – elle abandonne Bordeaux où elle est organisatrice de concerts pour bosser avec son fiancé, en l’occurrence Daniel Colling -, et Isabelle Plume, aussi aérienne que son nom, qui va gérer des allumés (Higelin, Brigitte Fontaine et Areski…) émargeant à l’époque dans la maison de disque de Pierre Barouh, Saravah.

 

 

Notre boulot au jour le jour dans notre fond de cour ? Celui d’un agent d’artistes, à savoir qu’on passe notre vie au téléphone et sur le télex – le fax ne viendra que plus tard et, lui arrivé, on sera encore loin d’imaginer ce que vont être un beau jour les emails – pour trouver des concerts à nos artistes, et optimiser leurs tournées afin de leur éviter le grand écart kilométrique : un jour Dunkerque, le lendemain Toulouse. Et de mémoire, surtout pour les artistes peu connus, c’était jamais du genre simple.

 

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Le premier catalogue d’Écoute S’il Pleut va offrir une longue liste d’artistes, avec des chanteurs ou groupes qui sont déjà vedettes ou en passe de l’être, Mouloudji, Higelin, Lavilliers, Malicorne, Magma, Henri Texier, Daniel Humair, Michel Portal, Bernard Lubat, Dick Annegarn, Areski et Brigitte Fontaine, Yvan Dautin, Font et Val… ainsi qu’une tripotée d’autres, plus jeunots, qui ont encore tout à prouver. En 78, c’est au tour d’Hubert-Félix Thiéfaine, de Charlélie Couture, de Renaud de rejoindre le bataillon ; 66 artistes au total… c’est juste énorme et notre brutale irruption dans le show-biz va en étonner plus d’un, en faire s’esclaffer plein d’autres. D’une manière générale, on ne donne pas cher de la peau de cette Colling Team… et on aura bien tort, car si on pioche quelques noms dans cette addition de talents, genre Higelin, Lavillos, Renaud, Font et Val, Thiéfaine, Couture… on sait maintenant combien cette agence Écoute S’il Pleut a su, avec son nez creux, flairer le vent de l’Histoire.

 

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Un mot sur cette époque post-soixante-huitarde afin que l’on mesure mieux tout ce qui va suivre. Comme je ne suis pas sociologue, on ne peut pas avoir tous les défauts, je vais faire ça schématique, un peu radical, à l’emporte-pièce, subjectif, mais l’essentiel devrait y être. A côté de la chanson française de qualité, substantif que l’on peut étayer de l’adjectif authentique – je pense à des Piaf, Trenet, Brassens, Brel, Ferré, Leclerc, Barbara, liste non-exhaustive -, s’active dans ces années 60-70 toute une chanson de soupe (j’avais prévenu que ça serait à l’emporte-pièce). Plein de chanteurs, appelons ça comme ça, nous bassinent avec des ritournelles à trois balles, faisant en gros dans le popu bien démago (je n’ai pas dit populiste mais ça m’a démangé le clavier), et dont l’ambition, non pas première, ne soyons pas trop durs avec eux, disons donc seconde, est plus le tiroir-caisse que le bon développement de l’inconscient collectif. Ça n’œuvre pas pour le meilleur des mondes mais pour creuser la meilleure piscine dans le Lubéron. Là, on ne va pas citer de noms car la page n’y suffirait pas, mais on peut suivre mon regard vers les plus emblématiques, au hasard Sheila, Mireille Mathieu, Mike Brant, C. Jérôme, Annie Cordy, Dalida, Claude François… A entendre régulièrement, dans les soirées d’aujourd’hui, le remix d’Alexandrie Alexandra (pas mauvaise chanson au demeurant), je sais que je vais en choquer plus d’un. Je suis un peu vachard, certes, car ces tenants d’une chanson popu, bossent, s’échinent, essayent de bien faire leur job. Mais c’est pas parce que tu bosses comme une bête que tu débouches sur une œuvre. Du talent, ils peuvent en avoir, mais ils n’ont pas de vision (de leur époque), pas d’écriture (d’autant que la plupart du temps ils n’écrivent ni les paroles ni la musique), et, en prime, pas de swing, mais ça c’est un mal français, sauf exceptions, les chanteurs français bougent comme des patates.

 

Ci-dessous l’exception confirmant la règle… Georges Moustaki bougeait moins, certes, mais il a duré plus longtemps.

 

 

Comme ceux que l’on commence à appeler les médias n’ont pas d’autres visées que leur audience – que l’on appelle pas encore audimat – et que par ailleurs il sont soumis à une sacré pression – que l’on appelle pas encore lobbying – des producteurs et maisons de disques, les radios et télés de ces années là n’invitent que ces chanteurs dits populaires. 

 

 

 

Comment c’est une émission de Variétés à la télé de l’époque ? Facile à imaginer, y a qu’à regarder la télé d’aujourd’hui. Le décor est kitch, soit un déco à paillettes dont tu ne voudrais pas pour ta kitchen, l’animateur ânonne en enfilant les clichés, et la lumière est plein pot, elle écrase tout ; seule évolution notable de nos jours, l’invention du Vari-Lite, projo automatique qui bouge dans tous les sens sans en ramener beaucoup, de sens.

 

Je cherchais des images pour illustrer les émissions de variétés de l’époque, celles des Guy Lux, des Maritie et Gilbert Carpentier pour ne citer que les plus marquantes, mais les bras m’en tombent… En revanche, contre-exemple, je ne résiste pas au plaisir de resservir ici un extrait cultissime du grand rendez-vous hebdo de variétés, pas le pire, Champs Élysées, produit par un type que j’aime bien, Michel Drucker, car il nous a maintes fois démontré son authentique gentillesse, et accessoirement son courage, comme en témoigne ici l’accueil que Pierre Desproges (un artiste de l’agence Écoute S’il Pleut…) fait aux invités en lieu et place de Drucker. On fait ici un saut de 10 ans, ces images datent de 1987.

 

 

A côté de la chanson dite donc populaire, au sens où elle est relayée au peuple par les amplis que sont radios et télés, s’est développée dans ces années 60-70, quasi sournoisement, une autre chanson qui, elle, n’a pas la faveur des médias mais qui se trouve un public, de plus en plus gros, dans le spectacle dit vivant. Sur scène, quoi. Des noms, des noms ! OK, et bien il suffit de reprendre les noms évoqués plus haut avec les premiers catalogues d’Écoute S’il Pleut, auxquels on peut rajouter des François Béranger, Julos Beaucarne, le groupe Au Bonheur des Dames, Gilles Vigneault, pour exemple et parmi tant d’autres, tels les artistes d’Écoute S’il Pleut non encore cités, je pense à Catherine Ribeiro, Jacques Bertin, Colette Magny, Henri Tachan… Certains ont aujourd’hui disparu des radars – voire disparus tout court -, la durée, dans ce cruel métier artistique, n’étant jamais signée d’avance. Dans ce rapide inventaire des années 70, on peut mettre de côté les Maxime Le Forestier, Souchon, Cabrel et autres Alan Stivell qui, eux, ont le cul entre deux chaises, l’authenticité du spectacle vivant et le soutien des médias, vu qu’ils ont cartonné très tôt avec des titres tubesques. A quoi tient le succès de ces chanteurs qu’on ne voit jamais à la télé ? Alors là, il faut sortir la sociologie d’une époque, politisée, voyant surgir une tripotée d’Association 1901 soucieuses d’offrir un autre discours, moins couillon, à un public (politisé ?) fatigué des ringuardos français alors que les anglo-saxons ont déjà inventé les Dylan, Beatles et autres Rolling Stone et réfléchissent déjà à tous ceux qui vont suivre.

 

Dans l’extrait ci-dessous, un étonnant mariage, post-mortem : Hubert-Félix Thiéfaine rend hommage à François Béranger (il nous a quitté en 2003) en reprenant son tube des années 70 : Tranche de vie (montage photos Eric Tadipapy).

 

 

Pour revenir aux schémas à l’emporte-pièce, d’un côté on a donc des chanteurs authentiquement populaires, qui ne le sont que par matraquage, et des chanteurs élitistes et authentiques, qui ne sont pas élitistes mais authentiques, et qui touchent pour autant au populaire. Oui je sais, la formulation est tarabiscotée mais ceux qui se souviennent de cette époque me comprendront. Soyons encore plus manichéen, les années 60-70 voient le règne du show-biz officiel, droit dans ses bottes, versus le show-biz de gauche, soit la montée d’une toute nouvelle génération, plantée dans ses baskets.

 

Show-bizz de gauche… Ça, c’est de la pure terminologie médiastesque, si l’on me pardonne le néologisme, le journaliste ayant en effet toujours besoin de raccourcis pour faire ses gros titres. Il est vrai que cette nouvelle génération bande plus à gauche qu’à droite, Mitterrand ne s’en plaindra pas en mai 81 ; de là à dire que le show-biz trad’ est de droite, il y a un putain de pas que je me garderai bien de franchir, vu que je peux être un peu dégonflé et que, en plus ici, on a pas la place pour une telle analyse. Bref et pour simplifier sans risques, on a d’un côté le Vieux Monde, assis, de l’autre le Nouveau, debout et qui pousse (pour prendre la place de l’autre ? ne me faites pas dire tout haut ce que vous seriez en droit de penser tout bas).

 

Quelques années plus tard (1991) l'équipe autour de Colling. On comprendra que je ne puisse citer tout le monde...

15 ans plus tard (1991) l’équipe autour de Daniel Colling. On comprendra que je ne cite pas tout le monde…

Nous, à Écoute S’il Pleut en 1976, on est loin de savoir qu’on sera un jour répertorié, à tort ou à raison, dans ce show-biz de gauche, vu qu’on a le nez dans le guidon à essayer de faire bouffer nos artistes, et accessoirement nous-mêmes. Celui qui n’a pas le nez dans le guidon car il roule en tête et a intérêt à voir où fonce le peloton, c’est Colling. En fait, le bonhomme a tendance à voir loin, et structuré, ce qui tient à son sens de l’organisation évoqué plus haut. D’entrée de jeu, il a pensé en chaîne alimentaire… Pour donner à manger à qui ? A ses artistes. Car c’est bien beau d’avoir un étonnant catalogue de talents, c’est bien beau de s’attacher à les faire tourner, encore faut-il les faire parfaitement connaître, et donc les promouvoir.

 

Ladite chaîne alimentaire, dans l’esprit d’un Daniel Colling, repose donc sur un ensemble en paliers : 1) des artistes, évident premier step car sans création on a rien, 2) des événements pour les mettre en lumière, 3) une maison de disque pour ceux qui n’en ont pas, 4) une cellule de production pour les présenter au public d’abord dans des salles parisiennes, puis partout ailleurs si succès. Si l’on regarde le boulot de Colling sur des décennies, on constate qu’il a mis en place tout ça. Et le tout ça, il l’avait déjà en tête, en ambition, dans ces années 70. La seule chose qu’il n’avait pas vraiment prévu, qu’il ne pouvait pas prévoir, c’est la mission que Jack Lang – épaulé par son bras séculier Christian Dupavillon – lui confiera un beau jour : concevoir un principe de salle de spectacle de grande capacité, moderne, intelligente, aisée à mettre en œuvre et peu onéreuse, un lieu d’accueil pour les artistes s’envolant au firmament… Qu’avons-nous à la verticale au-dessus de nos têtes ? Une chose qui s’appelle le zénith. Zénith, le nom était trouvé, évident et simple, surtout une fois qu’on l’a trouvé ; le premier du nom sera inauguré dans le Parc de la Villette le 12 janvier 84, il sera suivi d’une multitude de répliques dans les grandes villes françaises.

 

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Mais là, on grille les étapes… On a établi le premier step, les artistes, passons donc maintenant au deuxième étage de la fusée. Colling se dit que c’est bien beau de courir après les événements pour promouvoir des artistes mais ce qui serait encore mieux que de courir après, c’est de les faire. Empreint de cette réflexion, il va constater une évidence qui, comme toutes les évidences, est aussi simple que l’œuf de Christophe Colomb mais encore faut-il avoir l’idée de péter l’œuf, évidence qui est la suivante : la chanson est un art populaire, c’est le moins que l’on puisse dire, les peintres, par exemple, chantent sur leur échafaudage, c’est rare qu’ils récitent du Corneille en repeignant une façade façon Leonard de Vinci (dommage). Malgré le caractère populaire de cet art-chanson, un truc qui touche donc tout le monde, il n’existe pas un seul événement d’importance, récurrent, dans cette France de la fin des années 70, pour sublimer la chose. Le cinéma a son festival, Avignon s’enorgueillit de saluer chaque été le théâtre, l’Opéra à ses grands raouts, la chanson que dalle, si ce n’est quelques expériences, de masse ou de bide, one shots qui n’ont pas de lendemain.

 

Alors que Colling cogite sur son idée, sans trop savoir pour l’heure où la performer, il monte, aidé de Maurice Frot, deux rencontres avec des professionnels tentant d’œuvrer chacun de leur côté pour la chanson de qualité (si l’on n’a pas déjà oublié ce que j’ai dit plus haut, lesdits professionnels sont en fait tout droit sortis du carnet d’adresse que Daniel s’est constitué durant ces 5 ans on tour). Ces séminaires pro ont pour but de fédérer des initiatives isolées, de mettre en œuvre des collaborations. Ces réunions vont se dérouler d’abord à Bourges (grâce à la complicité d’un certain Alain Meilland dont on va bientôt reparler) puis, en septembre 1976, à Vichy, une ville propice, on le sait, à lancer la collaboration. Sont présents, outre toute l’équipe d’Écoute S’il Pleut, des associations culturelles statuts 1901, des MJC (Maisons de Jeunes et de la Culture) et de jeunes entrepreneurs de spectacles. Une bonne partie d’entre eux travaillent régulièrement, car contraints forcés, avec le show-biz traditionnel, mais en disent pis que pendre, et militent donc pour une force parallèle, un réseau échappant à la coupe-réglée des artistes imposées par la Capitale ; c’est leur espoir, mais aussi un vœu pieux vu qu’il n’y a rien d’organisé sur le plan national et que chacun se dépatouille comme il peut dans son coin. A coups de subventions, locales, ou de rien du tout, local aussi.

Jacques Vassal croqué par Cabu

Jacques Vassal croqué par Cabu

Quelques journalistes, motivés, sont également avec nous à Vichy, je pense notamment à Jacques Vassal, du magazine Rock & Folk, qui, par la suite, va être un sacré compagnon de route. Des artistes font aussi le voyage dont Patrick Font et Philippe Val qui suivent avec attention la démarche d’Écoute S’il Pleut, et un autre tchatcheur de première, tignasse hirsute et faconde infinie, ce qui fait que tout le monde écoutera ce qu’il pense des réseaux alternatifs en devenir, il s’appelle Jacques Higelin.

 

J’ai retrouvé un truc assez rigolo dans mes archives sonores. On est en réu et Jacques Higelin parle du métier quand soudain, de la pièce d’à côté malheureusement atelier d’aéromodélisme, nous arrive un putain de bruit de moteur d’avion ; des mecs testent une maquette et ne se rendent pas compte qu’ils nous pourrissent la réunion. On écoute Jacques parler du métier, c’est parti pour 3 mn de flash back :

 

 

On remarque l’apnée entre éclats de rire et applaus due au fait que, absolu hasard, le bruit de moteur s’arrête pile poil au moment où Jacques tape sur la table. Bonne récré dans notre atmosphère studieuse.

 

A l’issue de ce séminaire de Vichy où il va se dire plein de choses en commissions et sous-commissions de travail, Écoute S’il Pleut repart conforté par le fait que cette énergie existe, en puissance, que la volonté est là, mais qu’il y a encore un sacré boulot pour en serrer les boulons. Pour la petite – ou grande – Histoire, et pour en finir avec cette rencontre de Vichy, on précisera que, quarante ans plus tard et d’une certaine manière, ce tissu de bonnes volontés, d’entrepreneurs régionaux soucieux de faire un autre spectacle, ce réseau existe toujours. Certes, ce n’est plus ceux de notre séminaire vichyssois, ceux là ont pris 40 ans, mais ce sont leurs enfants, spirituels. Cette nouvelle génération se rassemble aujourd’hui sous l’étendard Réseau Printemps et… Non, je grille les étapes, on ne va plus rien comprendre… revenons à 1976…

 

 

Un festival dédié à la chanson, beau concept, oui, mais où, quand et surtout avec quoi ? Car notre Colling, en dehors de son énergie, de sa capacité de travail et de ses idées, n’a pas un sou.

 

Daniel Colling (photo Emile Sineau)

Colling photographié par Émile Sineau

Tiens, puisqu’on fait le détour par là, parlons un peu du bonhomme, maintenant qu’on le connaît un peu mieux. Profil Colling ? Construit, terrestre, bien dans le réel et fort d’un réflexe, probablement inné : quand tout le monde autour de lui aborde une problématique par ses multiples tenants et aboutissants, façon puzzle comme dirait le Bernard Blier des Tontons Flingueurs, lui te rassemble les morceaux disparates dans le shaker de son crâne, te secoue tout ça puis te sert au final un nouveau cocktail en forme de solution. On appelle ça l’esprit de synthèse, et cette faculté, dans nos systèmes de plus en plus complexes, te fait gagner en temps et efficacité. Rajoutons à l’ensemble l’énorme capacité de travail précitée, servie par le fait que Colling est capable, à la Napoléon, de dormir 4 heures par nuit durant une cascade de jours et d’être là, sur le pont, à l’aube, certes le cheveux en bataille et l’œil vitreux, mais très vite opérationnel pour entamer une nouvelle journée de 20 heures en course-poursuite. Le genre de type avec lequel il ne faut pas partir en vacances, il s’emmerde, il te les pourrit, car il a du mal à rester en place. Bien que pas énarque – il n’a fait que les études l’emmenant au professorat -, il a une capacité de rhétorique, de tchatche, de trouvailles dans l’argumentaire hallucinantes. Plus d’une fois je l’ai vu retourner, à force de bagout, des situations pourtant bien mal parties au départ. En fait, comme il bosse beaucoup, de jour comme de nuit, en bagnole, dans le train, en avion, il maîtrise tout simplement ses dossiers, de fond en comble, et sait du coup les défendre.

 

L’homo faber Colling a un autre défaut que le travail, il est ambitieux, puisque l’ambition chez nous a en général un caractère péjoratif. Pour les partisans de la criticature – néologisme emprunté à Léo Ferré -, l’ambition, c’est pas beau, pas bien. Moi, perso, qui je pense en ait manqué souvent, d’ambition, je trouve ça honorable ; avoir une idée, un projet, et se décarcasser sang et eau pour que ça aboutisse, c’est la juste démarche.

 

Donc, pour résumer le profil, intelligent, tchatcheur, travailleur infatigable, ambitieux calé sur sa trajectoire, et cowboy capable de dégainer façon John Wayne quand on lui coupe le jus.

 

Pour créer un événement sans argent, faut trouver la structure, l’organisateur qui en a. Eu égard au profil culturel du projet et au fait qu’on ne souhaite pas monter une scène de patronage mais un truc qui ait un peu de gueule, Colling n’a pas beaucoup le choix, il lui faut trouver une institution jouissant de budget et d’autonomie. Une seule réponse dans cette fin des années 70 : les Maisons de la Culture. Y en a douze à l’époque et Colling constate avec inquiétude que toutes sont orientées vers la création dramatique, le théâtre.

 

« Euh, oui et non, dit Maurice Frot, y en a une, une seule, qui fait dans la chanson… »

 

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Fin de la première partie… Je fais ça à la cliffhanger des séries télé, je vous laisse en l’air pour que vous ayez envie de connaître la suite de ces débuts du Printemps ; vous les retrouverez dans : 1977 – Avril (1), un Printemps… à Bourges ? Toutefois, et pour respecter la chronologie d’Otium, le prochain chapitre est 1976 – Novembre, Le Dernier Mandrin, soit le second épisode des aventures de Maurice Frot.

 

 

Bonus : Mon camarade Daniel Bornet a retrouvé ma prose dans ses archives ; ça date de 1978, et c’est un communiqué de l’agence Écoute S’il Pleut, en Français moderne on dirait aujourd’hui un flyer. J’avais complètement oublié ça. J’ai pas trop changé de style, parlé, en revanche, côté maquette, y a à redire.

 

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1977 – Avril (1), un Printemps… à Bourges ?

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Le Printemps de Bourges par Cabu

 

Pour les distraits (ou les fainéants) qui n’auraient pas lu le premier chapitre consacré au tout début du Printemps de Bourges (cf. 1976 – Janvier, Écoute S’il Pleut !), faisons ici le previously, façon série américaine, ou le résumé de l’épisode précédent pour faire plus long et franchouillard :

 

On l’a vu, via mon camarade l’écrivain-ex-secrétaire-de-Léo-Ferré Maurice Frot, je fais la rencontre d’un jeune-tourneur-d’artistes-chanteurs-de-qualité : Daniel Colling, qu’on va raccourcir ici en DC, car les previously se doivent d’être concis au max (concision qui n’est pas mon fort, reconnaissons-le… à preuve, je recommence déjà dans le rajout). DC m’arrache à mon statut de café-théâtreux-homme-à-tout-faire pour m’embarquer dans la nouvelle agence artistique, new look, Écoute S’il Pleut, société civile d’artistes qui va très vite représenter une tripotée de chanteurs classés dans ce que les médias vont cataloguer – un peu à l’emporte-pièce – Showbiz de gauche, et ce par opposition au vieux monde de la Variétoche. On aura apprécié, ou pas dans ce premier chapitre, mon avis plus que subjectif sur les chanteurs ancienne génération versus la nouvelle.

 

DC a une idée chevillée à l’âme, celle d’assurer la promotion de ses artistes d’Écoute S’il Pleut, tout en favorisant la mouvance de cette nouvelle génération de la chanson, idée qui va se matérialiser d’un eurêka à Cazals, dans le Lot, le jour où il se prend un coup de foudre pour les festivals en même temps qu’un coup de jus dans les pattes qui manque de le laisser mort, électrocuté.

 

S’ensuit l’épisode où DC et son équipe d’Écoute S’il Pleut posent les premières bases de ce qui va devenir un Réseau de résistants, tout cela se passant à la MJC de Vichy, une ville qui, rachetant son douloureux passé, voyait donc éclore un noyau de Résistance. Culturelle.

 

A la fin de premier chapitre, nous étions donc resté sur un putain de cliffhanger où nous laissions DC inquiet de constater que les politiques des Maisons de la Culture de ces années 70 sont toutes orientées Théâtre… Fin du previously.

 

« Euh, oui et non, dit Maurice Frot, y en a une, une seule, qui fait dans la chanson…

– Laquelle ? dit Colling.

– Et bien la toute première, historiquement, des Maisons de la Culture, créée sous l’impulsion d’André Malraux, inaugurée par lui en 1963, la Maison de la Culture de Bourges. Et le hasard servant bien la nécessité, rajoute Maurice, il se trouve que je connais son directeur, Jean-Christophe Dechico, ainsi que quelqu’un qui pourrait porter une oreille plus qu’attentive au projet : Alain Meilland – un aficionados de Léo Ferré -, le responsable de l’Atelier Chanson de cette même Maison de la Culture.

 

Visite officielle à la Maison de la Culture de Bourges, en 1965, André Malraux, Charles de Gaulle, Émile Biasini et Gabriel Monnet

Visite officielle à la Maison de la Culture de Bourges, en 1965, André Malraux, Charles de Gaulle, Émile Biasini et Gabriel Monnet

 

Alain Meilland

Alain Meilland, ici dans son statut de chanteur

Rendez-vous est pris illico. Les deux complices rencontrent Meilland qui, enthousiaste d’entrée de jeu, s’associe à cette idée d’événement autour de la chanson, d’autant que, de fait, le projet recoupe les propres ambitions de son Atelier Chanson.

 

Étape suivante, le gang Colling-Frot-Meilland monte à l’assaut du patron de la Maison de la Culture de Bourges, le Jean-Christophe Dechico précité. Il se laisse convaincre, en tout cas pour un premier round : La Halle en Fête.

 

A l’automne 1976, un gros week-end voit la Halle au Blé de Bourges, belle architecture de marché couvert datant du XIXe, accueillir cette Halle en Fête riche d’une déjà superbe programmation artistique ; au réel, on l’aura compris, c’est la toute première pierre du futur Printemps.

 

 

La Halle au blé

La Halle au blé

Succès public et d’estime pour cette Halle en Fête ; l’impulsion est donnée, on peut cogiter à la suite, soit un premier vrai festival. Ok, mais quand, avec quoi et comment ?

 

Quand ? Colling a ses idées. La cible première, c’est les jeunes, bien sûr, tant ceux de la ville de Bourges – les Berruyers – que ceux de la région, mais aussi, soyons ambitieux, un public venant de Paris ou d’ailleurs. Car la ville de Bourges à un éminent avantage géographique, elle est pile poil au centre de la France. Pour amener au cœur du Berry des gamins de tout horizon, encore faut-il qu’ils soient disponibles. Donc impérativement période de vacances scolaires. L’été ? Colling n’est pas chaud car Bourges n’étant pas une ville de villégiature, les jeunes jouent les oiseaux migrateurs et vont bronzer leurs plumes ailleurs que dans le Berry. Comme leurs parents d’ailleurs. Qu’avons-nous comme vacances avant l’été ? Cherchez pas : celles de Pâques. En prime, si l’on retient Pâques et que, chance et efforts aidant, on parvient à construire un véritable événement, rayonnant, récurrent, on s’inscrit comme premier grand festival dans l’année, on passe de facto avant tous les autres.

 

Les dates sont arrêtées, le premier Festival de la Chanson se tiendra en avril 1977.

 

Avec quoi ? Là, on touche à l’éternel nerf de la guerre : le pognon. Un deal de co-réalisation est passé entre Écoute S’il Pleut – ESP pour les intimes – et la Maison de la Culture de Bourges. Architecte du festival naissant, Colling propose un avant-projet, très vite suivi du projet définitif aux termes duquel ESP est en charge de la programmation et de la communication tandis que la Maison de la Culture assure la part technique et le financement ; ce partage des tâches vaudra jusqu’en 82, année où le Printemps deviendra autonome et assumera donc seul son destin.

 

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Comment ? Ici, on rejoint le postulat de base du concept de Daniel : la concentration Espace-Temps. Le Temps : une petite semaine soit 5 jours non-stop. L’espace : Daniel, par expérience professionnelle, et pour l’implication dans la ville, de la ville, ne veut pas du gros rassemblement façon Woodstock (ou Cazals, pour rester proche de notre histoire), soit un champ, une grande scène et, dessus, des artistes qui s’enquillent les uns derrière les autres avec juste les apnées nécessaires aux changements de backline. D’abord et tout simplement car Bourges, à Pâques, c’est pas Côte d’Azur côté climat, peut faire très bon mais parfois juste y neige (on a connu…), et les applaus avec des moufles, ça casse sérieux l’ambiance. Donc, on sera en salles de spectacles et l’ensemble concentré autour de la Maison de la Culture qui, en prime, bénéficie en face d’elle de la longue Place Séraucourt, idéale pour accueillir les infrastructures de l’événement ; cette concentration dans l’espace est donc claire et voulue, si l’on atomise en effet les réjouissances dans tout Bourges, il n’y a plus foule ni melting pot, ce qui est le propre d’un festival.

 

On le sait, pour que quelque chose prenne forme, existe, il faut lui donner un nom. Et ça… Faut que ça colle à l’idée, nouvelle chanson, soit la résurgence d’un art populaire et éternel mais qui s’est ankylosé dans l’hiver des habitudes, faut que ça dise où ça se passe, faut, faut, faut… Là, sans ambiguïté de mémoire, c’est clairement dans mon petit deux pièces de Paris 15e que l’on va accoucher du nom. Présents : Colling, ma compagne Viviane, moi, et notre complice le journaliste Jacques Vassal.

Jacques Vassal ici en compagnie d'Alan et de Marie-Jo Stivell (photo A. Leauté)

Jacques Vassal ici en compagnie d’Alan et de Marie-Jo Stivell (photo A. Leauté)

C’est Colling qui va trouver le premier terme de Printemps. C’est aussi simple qu’emblématique, ça évoque la montée de sève, l’arrivée des beaux jours, et en prime, c’est bête, ça indique la période. Tous les présents trouvent ça aussi judicieux qu’évident.

« Un Printemps à Bourges… poursuit Colling, nez en l’air à chercher le titre sur mon plafond.

– Non, murmure Vassal, Le Printemps DE Bourges…

– Le Printemps DE Bourges… répète doucement Colling.

– Ah oui, bien ! dis-je, car vous savez ce que ça évoque, ça chante à l’oreille comme un truc révolutionnaire, Printemps 68, Printemps DE Prague…

Le Printemps de Bourges… reprend une nouvelle fois Daniel, ne cherchons plus, camarades ! C’est ça, 100 % ça. Champagne ! T’as que du Perrier… Bon, on fera avec. »

 

 

Jean-Christophe Dechico, Daniel Colling, Alain Meilland

Jean-Christophe Dechico, Daniel Colling, Alain Meilland

Et c’est parti pour ce premier Printemps de Bourges, c’est parti pour quelques mois d’intense boulot car avril nous arrive dessus à la vitesse du temps qui passe. Adepte des nuits sans sommeil, Daniel va pas être déçu du voyage car les circonstances vont le priver des deux acolytes avec lesquels il vient de mettre le feu au poudre… Maurice Frot d’abord : notre écrivain vient de replonger tête première dans la littérature pour écrire son roman Le Dernier Mandrin (cf. 1976 – Novembre, Le Dernier Mandrin), immersion tellement profonde que, la mort dans l’âme car il a été jusqu’à là partie prenante du dossier, il ne pourra même pas être présent lors du premier Printemps.  Côté Alain Meilland, idem, il s’est engagé à monter le spectacle Deux mille ans de chansons pour le premier Printemps et lui aussi s’immerge dans écriture et mise en scène. Bon, reste le sympathique Jean-Pierre Moreau (mon nom de l’époque pour ceux qui n’ont pas suivi le feuilleton de mes identités multiples relaté dans le présent webroman) ; il aide Colling autant qu’il peut depuis Paris, mais notre Daniel devra quand même se fader seul, de ses petites mains, avant-projet et projet, bibles laïques du festival.

 

L’équipe de ce premier round ? Autour de Daniel et côté Paris, il y a donc une majeure partie de l’équipe d’Écoute S’il Pleut, rejointe par Béatrice Fay, productrice de concerts sur Bordeaux à l’époque (et compagne, on l’a vu plus haut, de Daniel Colling… bonjour les aller et retour Paris-Bourges-Bordeaux pour ce tandem qui n’a pas peur de bouffer du kilomètre…) ; les attachées de presse Béatrice Soulé et Nicole Higelin (mère d’un gamin qui ne s’appelle pas encore Arthur H.), deux complices dont l’épais carnet d’adresses va oeuvrer plus d’une fois pour la bonne suite de l’histoire ; François Clavel, dit Fernand (l’historique compagnon de route de Colling, leur complicité remonte à leur lycée lorrain) et enfin les conseillers es-chanson que sont Jacques Vassal et Frank Tenaille. Côté Bourges, Jean-Christophe Dechico, patron de la Maison de la Culture, et François Carré, directeur technique de cette même Maison de la Culture, sur lequel Colling va s’appuyer pour tout ce qui ressort du terrain des opérations de ce premier Printemps  ; avec les années, cet éminent barbu François Carré va s’imposer comme le maillon indispensable de tout ce qui est technique et infrastructures, tellement indispensable qu’il va rester le grand démiurge logistique du Printemps pendant 26 ans !

Dans le groupuscule actif, n’omettons pas de citer Bernard Batzen, spécialiste Rock et donc en charge des programmations du même tonneau, et Jacques Erwan, programmateur chanson, tous deux rejoignant nos troupes dès 1978.

 

 

 

 

chapiteau

Bourges, qui est quand même une des plus belles villes de France, en terme d’architecture, de patrimoine historique, compte donc cette grande esplanade de la Place Séraucourt au pied même de la Maison de la Culture. C’est au bout de cet espace, sur lequel pour partie se joue encore aujourd’hui le Printemps, qu’est alors implantée la scène principale, un chapiteau de 5 000 places – il nous semblait énorme en 1977 mais apparaît aujourd’hui bien riquiqui vu que le festival fit bien mieux par la suite.

 

Faire une programmation d’artistes, tout le monde un peu expérimenté sait faire, c’est facile quand t’as l’argent (encore que…), un peu plus raide quand t’en as moins. En revanche, trouver l’idée, le truc qui va sublimer la chose, lui donner son identité, le symbole qui va accrocher les esprits, donner le bon grain à moudre aux médias, ça te tombe pas tout rôti dans ta grille de programme pour laquelle, comble de malheur, tu n’as même pas Excel à l’époque. C’est vous dire. Et là, le malin Colling, à force de tchatche artistique avec ses camarades conseillers au programme, à coups de cigarettes cramées avec des Higelin, des Val, voire même des Cabu, mais sans tabac en ce qui le concerne vu qu’il ne fumait pas (on comprendra le pourquoi de Cabu un peu plus loin), c’est donc là, disais-je, que Colling va un beau jour harmoniser tout ça – le fameux esprit de synthèse évoqué plus tôt – et trouver le parfait point d’orgue à ce premier festival, le truc qui propulse cette nouvelle génération de la scène tout en l’unifiant avec ses fondamentaux. Quel truc ? Simple mais gonflé : un concert mêlant modernes et anciens, un spectacle associant coup de chapeau à Charles Trenet suivi de la participation du pape de la chanson française, sa figure tutélaire, le Fou chantant lui-même.

 

Charles Trenet par Jean Cocteau

Charles Trenet par Jean Cocteau

 

L’idée est splendide ; Higelin, Font et Val, Leny Escudero, Alain Meilland, tout ce beau monde évidemment accompagné au piano par Paul Castanier, tous à genoux devant l’énormité du talent de ce poète foldingue qui a importé le swing en France, se déclarent prêts à assurer cette première partie du spectacle sous forme d’hommage. Reste à signer le poète lui-même et là, Colling va y choper quelques cheveux blancs.

 

Trenet qui, en 1977, totalise déjà 44 ans de carrière, est une étoile qui semble briller de ses derniers feux. Si personne ne conteste son génie, cette statue du commandeur sur son piédestal ne remplit plus pour autant les salles et, à 64 ans, pourtant pétant le feu mais oublié des médias, car trop grand-père de la chanson, il est dans un tunnel fin de carrière et se retrouve contraint de chanter devant un public frôlant ou dépassant son âge : « Ah, monsieur Trenet, ma grand-mère vous adorait ! ».

 

Maison "Paquebot" de Charles Trenet à Antibes

Maison « Paquebot » de Charles Trenet à Antibes

Colling le course d’une propriété à l’autre car Trenet aime les maisons et il en a une tripotée, éparpillées aux quatre coins du pays. Daniel téléphone à sa Villa des Esprits à Aix : « Eh nooon, l’est pas là, pioudiou, Monsieur est sûrement à Narbonne». A Narbonne, il est sûrement à Antibes. A Antibes, oui, il était là hier mais il est remonté à la Varenne Saint Hilaire. Épuisant, et les journées passent. Dans cette course à l’échalote, Daniel a toutefois une véritable alliée : Rachel Breton. Cette veuve de Raoul Breton, un des grands éditeurs de chansons devant l’Éternel Éternel qu’il a brutalement rejoint en 1959 – celle-là même que Trenet a surnommé La Marquise, a succédé à son époux à la tête des Éditions Breton. Cette Marquise saisit très vite l’importance qu’un Trenet pourrait avoir pour ce festival ciblant un jeune public ; en même temps, finaude, elle doit aussi calculer l’inverse, soit l’intérêt de propulser Trenet devant ce même jeune public. Grâce à elle, Colling finit par obtenir un rendez-vous avec notre Charles national, le rencontre dans sa baraque de la Varenne. Évidemment bien sûr que Charles ne connaît pas le Printemps de Bourges, et pour cause. Daniel le baratine, lui explique ce que sera l’événement, ce tremplin de la nouvelle chanson, chose qui ne rassure pas plus que ça notre vedette mais bon, Colling étant, comme on l’a dit plus tôt, du genre convaincant, il repart avec l’accord du Charles. Oral.

 

Raoul et Rachel Breton

Raoul et Rachel Breton

 

On balance le programme lors de la conférence de presse, l’annonce de Trenet fait étonnements et rumeurs chez les journaleux, et Colling est content. Mais foutrement inquiet en même temps car, au réel, il n’a rien de signé, pas de contrat, juste son consentement entre deux tasses de thé. Alors qu’on est à quinze jours du festival et que Colling est déjà en insomnie sur le cas Trenet, un coup de fil l’achève. « Allo, Daniel Colling ? c’est Charles Trenet… Je voulais vous dire que, finalement, je ne pourrais venir à Bourges… En effet, je viens de m’apercevoir qu’à la même date, j’avais complétement oublié, je m’en excuse, j’ai rendez-vous avec mon dentiste… » Daniel en reste sans voix tellement le faux-fuyant est énorme, surréaliste. La majeure partie de la com’ est sur son nom et Trenet va chez le dentiste ! Colling prend sa respiration et, à force de patience, de diplomatie, il entreprend de remonter la pente de l’abîme stratégique où le met cet appel de Trenet ne reflétant rien d’autre que son angoisse d’affronter un public nouvelle génération. Il se propose même d’appeler le fameux dentiste pour négocier un ajournement du rendez-vous. « Non non, Daniel, je m’en occupe, je devrais trouver une solution. »

 

Cauchemar de Daniel Colling à l'époque

Cauchemar de Daniel Colling

 

Mais là, c’est le coup de grâce pour les propres angoisses de Colling et trois jours après il me dit : « Viens, j’ai un rencard avec Trenet, il arrive d’Antibes, on va aller le choper à Orly ! » Et nous voilà fonçant, contrat sous le bras. A l’aéroport, on a rendez-vous avec deux assistants, ou un secrétaire et un chauffeur de Trenet, je ne sais plus, mais deux beaux gosses, on le sait, Charles était exigeant sur le personnel masculin. On est au bout d’un trottoir roulant par où débarquent les passagers du Nice-Paris, et là, les deux éphèbes vont me choquer profond. Quand Trenet, ce monument de notre histoire contemporaine, apparaît au loin, avançant en lévitation sur son trottoir roulant, voilà t’y pas que ces deux grands gaillards commentent, devant nous, l’apparition : « Tiens, Monsieur s’est fait une nouvelle teinture, avec frisettes, voire même une nouvelle mise en plis, dis donc ! » Ça se veut frime, décontract, intime de cet empereur qui approche. Ce n’est que bêtement méprisant, vulgaire. Qu’ils se la dégoisent entre eux, grand bien leur fasse, je m’en tape, mais qu’ils exhalent leurs conneries devant des étrangers, c’est pas du plus élégant.

« Ah, Monsieur Colling, dit Charles de sa voix douce et chantante après avoir passé la porte vitrée, oui, oui… votre festival… oui je…

– Monsieur Trenet, j’ai donc avec moi le contrat… et l’enveloppe, comme convenu…

– Certes, certes, vous avez un stylo ? »

Et ce commandeur de la chanson, ce mythe sur pied, d’enfin signer le contrat sur un comptoir d’Air France après avoir empoché l’enveloppe matelassée de billets, car il arrivait que ça se passe comme ça à l’époque (plus aujourd’hui ?), notamment pour les représentants de la veille école : les virements, c’est bien, le cash, c’est mieux. Je vous dis pas comme Colling, doublement allégé, a mieux dormi cette nuit là.

 

 

En revanche, un qui ne va pas dormir, la nuit d’avant ce concert mémorable du premier Printemps, c’est le même Charles Trenet. Pour les aficionados, à savoir ceux qui savent comment s’est ressuscitée la chanson française dans les années 40, cette chanson qui n’aurait jamais été la même s’il n’y avait eu Trenet, son écriture, sa joyeuse mélancolie, son sens de la scène et du swing, bref toutes ces choses qui font que, durant des générations et pour l’éternité, les chanteurs quels qu’ils soient mettront toujours chapeau bas devant son chapeau mou,

Jacques Erwan, Charles Trenet, Daniel Colling, Maurice Frot, Printemps de Bourges 1987

Jacques Erwan, Charles Trenet, Daniel Colling, Maurice Frot, Printemps de Bourges 1987 (photo Jean-Luc Bouchart)

il faut savoir que Trenet, de l’aveu même qu’il fit devant nous quelques années plus tard une minute avant d’entrer en scène lors de son second passage au Printemps de Bourges en 1987, est maladivement mort de trac. A Jacques Erwan qui recueillait cette confidence et qui s’étonnait : « Mais Monsieur Trenet, après une telle carrière, encore le trac ? – Mon cher, c’est à chaque concert pire que le concert d’avant. C’est incontrôlable, c’est comme ça. »

 

 

 

 

Le chapiteau vu de l'Hôtel d'Artagnan

Le chapiteau vu de l’Hôtel d’Artagnan

Donc, la veille de ce fameux concert à Bourges, Trenet ne dormira pas à cause de son trac mais aussi à cause du voisinage qui lui en refout une couche, sur ledit trac. On l’avait installé à l’Hôtel d’Artagnan soit juste en face du grand chapiteau. Il était donc arrivé la veille pour sentir Bourges et ce nouveau festival. Il a pas été déçu. Ce soir là, cette nuit là devrais-je dire, était programmé le concert Jacques Higelin, donc spectacle on ne peut plus rock’n’roll. Higelin a dû attaquer vers 21 heures et il tenu la scène jusqu’à deux plombes du mat. En termes acoustiques, quand t’es en face à l’hôtel, tu perds pas une note. Inutile de préciser que le nom d’Higelin, à l’époque, n’évoquait pas grand-chose pour Trenet. Dans sa nuit d’insomnie, le poète, rongeant son trac et boules Quies impuissantes, se disait, se répétait cette question chère à Molière : « Que diable suis-je allé faire dans cette galère !? » Le lendemain matin, il était à deux doigts de partir en courant. Et mon Dieu, comme il aurait eu tort. Car, passé l’hommage de la première partie assurée par les précités, cette révérence toute en émotion faite au poète, Charles Trenet, invité à monter sur scène par Jacques Higelin, va y faire un triomphe bouleversant. J’étais dans la salle, j’ai enregistré avec mon magnéto, je m’en souviens, je n’en ai pas cru mes yeux et mes oreilles.

 

Car rien n’est gagné d’avance. Malgré l’hommage préparatoire, la salle n’est pas sous contrôle, il y a certes un grand public berruyer, d’un âge certain, qui a fait le déplacement, mais ce n’est pas la majorité. Le parterre est essentiellement composé de jeunes entre 18 et 30 ans qui ne savent même pas que Charles Trenet est encore vivant, si tant est que certains savent qu’il ait jamais existé. A tel point que, durant la partie Higelin de l’hommage, ces certains vont s’autoriser à siffler quand Jacques chante Trenet. Qu’est-ce qu’ils n’avaient pas fait là ! Ils vont se faire ramasser en direct live et en chanson par Higelin car pour lui on peut toucher à tout, sauf au génie de Trenet. J’ai retrouvé ce passage, on l’écoute :

 

 

Trenet embrasse Higelin en scène, Higelin quitte le plateau et le Charles, seul face à ces milliers de gamins, attaque sa première chanson. J’en ai le trac pour lui tellement la salle apparaît houleuse. En prime, il n’attaque pas par un tube, un truc comme Je Chante, entré de gré ou de force, via les parents, dans la tête des gamins, mais par une chanson que peu de gens ce soir là connaissent : Ne cherchez pas dans les pianos ce qu’il n’y a pas. Et là, c’est toujours la même chose avec Trenet, la magie du mec commence à opérer. Notamment avec une mécanique redoutable : le poète entame sur un tempo lent puis, progressivement, tu t’en aperçois même pas, il emballe l’affaire, monte la mayonnaise, accélère le timing et finit à l’arrache, en swing. Mal filmé mais quand même sauvegardé pour l’Histoire, Higelin puis Charles Trenet, ce soir là :

 

 

A la fin de ce premier titre, le public jeunot se dit : « Ah, il en a quand même sous la pédale, le pépé… » Et ils n’ont encore rien vu. Je vous jure que c’est vrai, au quatrième titre, ce public branché rock, ce public qui découvre ce grand-père de la chanson française, monte sur les chaises pliantes en bois du chapiteau au risque de passer à travers, et fait une ovation à Trenet. J’avais jamais vu ça, et je ne crois pas l’avoir revu depuis. Trenet avait prévu une vingtaine de titres, il sera contraint, devant les applaus rythmés de ce public qui en veut encore et toujours, d’en chanter trente. Son pianiste est en panique et farfouille dans ses partitions pour suivre Charles qui se retourne vers lui en lui soufflant les titres d’un répertoire absolument pas prévu ce soir là.

 

Au fond de la médiathèque de Radio-France subsiste l’enregistrement de ce concert Charles Trenet au Printemps de Bourges 77 car France-Inter parrainait le premier festival et Claude Villers, commentateur de la captation, s’en étranglait d’émotion à l’écoute de ce tabac-surprise du vieux sur les jeunes. Cabu (résolution ici du Pourquoi Cabu ? posé plus haut), tombé tout petit dans son adoration pour Trenet, a naturellement fait le voyage jusqu’à Bourges et il en va en ramener un reportage mémorable qui paraît en pleines pages dans Charlie Hebdo.

 

 

Trenet-Cabu-1

Trenet-Cabu-2

 

Sortant de scène et sur le départ, Charles Trenet a oublié son trac.

 

 

Si j’ai choisi de relater cette soirée Trenet, c’est qu’elle reste emblématique du premier festival et qu’elle va avoir deux effets : en tout premier, elle implante fortement le Printemps dans l’esprit des professionnels, des médias et, par voie de conséquence, dans celle du public ; en second – merci à La Marquise -, elle relance la carrière de Charles Trenet que les mêmes – pro, médias, public – avaient un peu rapidement enterrée.

 

Mais attention, Trenet, tout géant soit-il, ne doit pas être le baobab qui cache la forêt sachant que ce tout premier Printemps sera aussi célébré par 40 artistes, dont bon nombre lié au catalogue d’Écoute S’il Pleut tel qu’évoqué au chapitre précédent, et par des chanteurs de hautes futaies comme Les Frères Jacques ou Serge Reggiani.

 

 

extravagante-epopeePour raviver mes souvenirs sur ces débuts du Printemps, outre Colling qui a su combler les trous de ma mémoire-gruyère, j’ai relu les talentueuses pages que le journaliste-écrivain Bertrand Dicale a consacrées au festival dans son bouquin L’extravagante épopée du Printemps de Bourges (édition Hugo Image)… A survoler dans ces pages des décennies de festival, avec sa forêt d’artistes au-delà du baobab donc, tu attrapes le tournis… La dynamique petite forêt solognote des débuts est en effet devenue une véritable Amazonie, peuplée, sous sa canopée, de tribus bigarrées : chanson française et internationale, mouvances rock, pop, folk-rock, world musique, indie, électro, techno, rap, raï, blues, soul, RnB, country, jazz, classique même… Tout ce qui émane de l’infinie fécondité des humains en matière de zic et que les programmateurs du Printemps s’appliquent à pêcher dans un océan de rythmes, passe à un moment ou à un autre par Bourges.

 

A l’heure où j’écris ses lignes, en 2016, on est sérieusement au-delà du petit bataillon de départ puisque le festival totalise désormais 4700 artistes. Juste en programmation officielle. Si on rajoute à cela le hors-programmationScènes Ouvertes, concerts du Printemps dans la Ville, etc. on double le chiffre. L’accroissement de l’audience, quant à elle, apparait directement proportionnelle à cette démultiplication artistique puisque, parti de 13 000 entrées en 1977, le Printemps en comptera 130 000 dix ans plus tard. Croissance fois 10… C’est ce que je dis, l’étendue prise par cette forêt d’artistes, de chansons, de festivaliers, d’énergies en somme, est amazonienne.

 

Affiche 1987

Affiche 1987

 

Et tout ça sur une simple idée d’Événement Chanson au départ… En fait, le tout n’est pas d’avoir une idée, plein de gens en ont tous les jours, le truc c’est d’avoir LA bonne idée, c’est à dire celle qui rencontre les attentes d’une époque, qui touche à l’air du temps, pour faire un jeu de mot de circonstances. Je vous prie de croire le dir’ com’ du festival que je fus jusqu’en 1989, on a beau avoir la meilleure communication du monde, la meilleure pub, les meilleurs attachés de presse, si ce que tu offres ne répond pas au souhait de l’époque, ça peut marcher un moment, certes, mais ça ne tiendra pas sur la durée.

 

Les plus attentifs d’entre nous remarqueront que dans show business, il y a les mots show et business. Quand le business l’emporte largement sur le show, cela ne touche plus le cœur des gens, il y a en effet perte d’authenticité, distance prise avec l’émotion du réel, celle que les gens, justement, vivent au quotidien. C’est ce qui se passait, en chanson, dans les années 60, et si l’on joue les sociologues de cuisine en extrapolant ce concept au sociétal de l’époque, c’est ce qui procéda pour partie à l’explosion de Mai 68. Dix ans après, ce sont des héritiers du Printemps 68, professionnels du spectacle et artistes, qui créent ce Printemps de la Chanson, et inversent l’équation, plus show que business. CQFD.

 

Affiche 88

Affiche 1988

 

Ici s’achève le deuxième volet consacré aux débuts du Printemps de Bourges, à suivre maintenant la troisième époque, soit le récit pas simple d’une affaire compliquée : 1977, Avril (2), La guerre de Bourges aura-t-elle lieu ?

1976 – Novembre, Le Dernier Mandrin

La couverture du Dernier Mandrin signée par un pur génie du dessin, non pardon, de la peinture ! Jean Giraud dit Moebius.

 

Dans le premier chapitre consacré à Maurice Frot (cf. 1975 – Automne, les copains d’la neuille), on évoquait son bouquin Le Dernier Mandrin, passionnante histoire dont je vais maintenant vous faire les coulisses. Il convient d’abord de préciser qu’on n’y retrouve pas – par moment si, mais pas vraiment – le style d’écriture, célinien, de Maurice. En effet, Le Dernier Mandrin est un ouvrage biographique qui émane d’une commande de la maison Grasset. Pour cette bio, Maurice délaisse sa plume habituelle pour revenir à une prose plus académique, mais ce classicisme ne lui soustrait pas son talent, ce bouquin se lit comme un polar historique et possède jusqu’au bout le souffle du grand écrivain qu’est notre bonhomme.

 

Jean-Baptiste Buisson

Jean-Baptiste Buisson

On est obligé de commencer par un flash-back de quelques mois, et donc on remonte au début de 1976 où débarque chez Grasset un drôle de petit vieux, 81 ans, Jean-Baptiste Buisson. A cet âge, il a définitivement la tête de Charles Vanel, la tête d’un gars qu’a priori on a la prudence de ne pas contredire, pour peu qu’on ne soit pas d’accord avec lui. Et on a sérieusement raison car, si l’on se renseigne sur lui, on saisit vite que cet apparent pépé peut encore être la dangerosité même.

 

Émile Buisson

Émile Buisson

Qui est Jean-Baptiste Buisson ? C’est juste le frère, et complice, d’Émile Buisson, un personnage classifié comme Ennemi public des années 50, que Mesrine, à côté, c’est un enfant de chœur, ayant d’ailleurs servi la messe, comme moi, dans un pensionnat tout à fait catholique, le même que moi, j’ai nommé le collège oratorien de Juilly (cf. 1963 – Septembre, les amitiés particulières). Si Mimile Buisson finit sur la guillotine en 1956, son frère Jean-Baptiste, surnom Le Nuss dans le milieu, échappe au même sort mais totalise quand même 40 ans de taule quand il en sort, en 69, gracié par de Gaulle.

 

Tout va bien alors dans la vie de ce retraité du grand banditisme ; interdit de séjour dans le département du Rhône comme bon nombre de ces anciens frères d’armes, il vit des jours paisibles en frontière du département, à Reyrieux, dans la petite maison de sa sœur, une péripatéticienne retraitée elle aussi du turbin. Tout va bien disais-je jusqu’à la sortie en librairie du bouquin de Roger Borniche Flic Story (Éditions Fayard, 1973). Flic Story relate la longue course-poursuite entre l’ancien flic Borniche et l’Ennemi Numéro 1 précité, Émile Buisson, et ce jusqu’à son arrestation dont s’ensuivront procès et, au final, couperet de la Veuve.

 

flic story le livre

 

Le Nuss lors de son arrestation en 1952

Le Nuss lors de son arrestation en 1952

Son frangin, Jean-Baptiste-Le-Nuss, s’étrangle de colère en lisant ce bouquin qui, selon lui, ne raconte pas la vraie bonne histoire. Il commence à graisser les flingues qu’il doit planquer dans le grenier de sa soeur, histoire d’aller mettre du plomb dans la tête à Borniche, quand ses camarades pégriots le calment, le ramènent à la raison, lui disent que 40 ans de gnouf, c’est pas mal, et qu’à son âge il ne va pas se remettre un meurtre sur la conscience dont le seul intérêt, outre sa vengeance expéditive, serait de le faire entrer au Livre Guiness des Records à la rubrique internement.

 

 

 

 

 

 

 

Flic-Story-le-filmManque de pot, de la poudre vient s’ajouter dans les calibres du Nuss quand ce livre fait un malheur en librairie puis, comme tout best-seller ravivant une affaire qui fit couler beaucoup d’encre 20 ans plus tôt, suscite l’intérêt de la production cinématographique. En 1975, sort le film éponyme, casting Jean-Louis Trintignant pour Émile Buisson, Alain Delon joue Borniche et André Pousse rentre dans la peau de son propre personnage : Le Nuss. Inutile de préciser que, payant sa place, Jean-Baptiste compte parmi les tous premiers spectateurs du film Flic Story. Critique de cinéma sur le tard, l’œuvre lui est insupportable, « C’est rien que des conneries tout ça ! tournées par des enculés… » et il rentre chez lui pour à nouveau graisser l’artillerie, les cibles étant désormais, outre Roger Borniche, Delon, Trintignant et, dans l’élan, pourquoi pas Jacques Deray, le réalisateur. Là encore, intervention de la pègre pour tenter de calmer le jeu. Mais elle commence à manquer d’arguments tellement le vieux est remonté.

 

André Pousse

André Pousse, le Nuss de Flic Story

Pour illustrer combien ce type a la tête près du bonnet, ou de la casquette, il convient de rappeler que, bien des années plus tôt, Jean-Baptiste avait collé deux balles dans la tête d’un mec, dans un bistrot, uniquement parce que ledit mec avait manqué à la mémoire de son frère. Tranquille hein… Le type avait bavé, au comptoir, Jean-Baptiste était sorti, calme, avait rejoint sa bagnole pour prendre ses flingues, et était revenu dans le clandé, paf, paf. Rien que sur le dégoisement d’un probablement ivrogne. Alors sur un film complet ne reflétant pas, selon sa mémoire, la réalité, je vous dis pas comme la cause était entendue. Paf Paf.

 

Auguste Le Breton

Auguste Le Breton

Intervient alors Auguste Le Breton, illustre romancier du milieu, un type dont la jeunesse flirta sérieusement avec les voyous mais qui par la suite préféra convoler avec la littérature, noire. Tant mieux pour elle qui y gagna de beaux enfants. Le Breton connaît Le Nuss depuis toujours, et ayant fait le voyage, pègre-littérature, aller mais pas retour, il entend faire profiter le vieux de son expérience : « Arrête, le Nuss, tu vas pas aller flinguer tout le septième art et son banc ! Tu ferais mieux de faire comme Borniche, d’écrire tes mémoires, la réponse du loup à la bergère ! »

 

 

Constantin Melnik

Constantin Melnik

Le Breton met alors Le Nuss en relation avec Constantin Melnik… C’est Malène, la compagne de Maurice Frot en ces années là, qui me rafraichît la mémoire et qui précise que, face à l’étonnant profil de Constantin Melnik, Maurice l’avait surnommé le Slave fou. Ancien du SDECE reconverti en écrivain-éditeur, Melnik est lié au succès de Flic Story et connaît bien Françoise Verny, celle là même évoquée dans un chapitre précédent (1975 – Automne, Les copains d’la neuille). Et c’est ainsi que, de fil en aiguille, Jean-Baptiste Buisson pousse un beau matin l’illustre porte de la maison Grasset, épargnant en cela deux de nos stars, Trintignant et Delon n’ont jamais su en effet à quel point la balle était passée près.

 

Après le succès de Flic Story, Grasset flaire là l’odeur d’un nouveau coup d’édition mais une fois que t’as escompté un gros chiffre de vente sur un bouquin, reste à régler un détail en amont, faut juste l’écrire. Dès la première réu avec Jean-Baptiste, Grasset comprend que si Le Nuss a conservé toute sa tête et une sacrée mémoire, il n’a en revanche jamais aligné une ligne, bien trop occupé à aligner autre chose. Il faut donc lui trouver un auteur. A partir de là commence un casting qui va s’étendre sur quatre écrivains, avec à chaque fois le même scénar : ils envoient un candidat auprès du Nuss, le gars revient chez Grasset en disant : « Super, le feeling est passé », sauf qu’en parallèle ils ont reçus un appel du Jean-Baptiste disant en substance : « C’est quoi le pédé que vous m’avez envoyé !? Je raconte pas ma vie à une fiotte ! » Et ça trois fois de suite, avec sûrement des variantes, homophobes ou pas, dans le réquisitoire de l’ex-truand. Grasset se retrouve donc planté avec ces fins de non-recevoir, jusqu’au jour où quelqu’un du staff avance : « Et Maurice Frot… ? »

 

Maurice Frot ici avec une de nos deux attachées de presse préférées, Nicole Higelin

Maurice Frot ici avec une de nos deux attachées de presse préférées, Nicole Higelin

 

Contacté, Maurice tombe des nues : « Mais c’est que j’’y connais rien, moi, à la pègre…

– Certes, mais l’humain, tu connais, et c’est l’homme, ici, qui nous intéresse. »

Maurice, en mal d’écriture depuis 1969, année de parution de son Nibergue (Gallimard), trouve dans cette étonnante proposition l’occasion de se recoller à la page blanche et il accepte, pour voir, le dej’ qu’on lui organise à La Coupole. Toujours La Coupole, à croire qu’il n’y a qu’un seul resto à Paris. Entre l’anarchiste violent qu’est Le Nuss – adepte, à sa façon, de la récupération individuelle prônée par les anars – et le libertarisme joyeux de Maurice, la mayonnaise prend entre deux langoustines, et l’affaire est entendue au café-liqueur. « Avec ce gars là, c’est quand on veut ! » annonce le pépé à un Grasset soulagé.

 

A partir de là vont s’enchaîner des semaines durant, dans la petite maison de Frot à Château-Landon, des entretiens sauvegardés au magnéto. Maurice tombe en empathie avec ce hors-la-loi, tout en étant déchiré, consterné, bouleversé dans son for intérieur par l’amoralité de ce qu’il entend, le pire étant les meurtres carrément gratuits que ce type raconte sans l’ombre apparente d’un regret ; je pense notamment à cette histoire du pauvre chinois, dans le port de Shanghai, qui se prend une balle dans la tête en croisant Jean-Baptiste Buisson, juste parce que ce dernier voulait prouver à la compagne qui lui donnait le bras qu’il était un homme, selon la terminologie virile du milieu.

 

Quelques jours avant d’attaquer la rédaction proprement dite de cet ouvrage (il n’en est pas le nègre, il le cosigne en auteur avec Jean-Baptiste Buisson), Maurice s’ouvre à moi de ses états d’âmes. « Il te raconte des trucs incroyables, aventureux ou épouvantables. C’est des loups, ces mecs là, faut pas se tromper. En même temps, tu as là un authentique historique du pourquoi et comment se développe la pègre en France… Une épopée humaine qui va bien au-delà de la fiction.

– Hum, hum, et à propos, comment vas-tu gérer le récit ?

– Comment ça ?

– Ouais, tu joues ça à la première personne, le Je te mettant à sa place ; à la seconde, le Tu du dialogue ; à la troisième personne, au Il de la fiction ?

– Arrête ! Tu me poses là une méchante question qui me turlupine depuis un moment… et à laquelle je n’ai toujours pas trouvé de réponse. Ça me réveille la nuit tu sais… un peu comme le Capitaine Haddock à qui un couillon demande s’il dort avec la barbe au-dessus ou en-dessous des draps. A partir de là, Haddock, qui ne s’est jamais posé la question, n’en dort plus car confronté au problème. »

Capitaine-Haddock

– Donc je suis le couillon du Capitaine.

 

Le jardin de sa maison de Château-Landon, avec le mur sur la ruelle... Derrière Maurice, ma compagne Viviane, et Malène, la compagne de Maurice durant 18 ans

Le jardin de sa maison de Château-Landon, avec le mur sur la ruelle… Derrière Maurice, ma compagne Viviane, et Malène, la compagne de Maurice durant 18 ans

– C’est ça… Avec Le Nuss, Jean-Pierre, je me retrouve dépositaire de secrets dont je me passerais bien. On bosse dans mon jardin de Château-Landon. Tu vois comment elle est ma cabane, adossée à un mur donnant sur une ruelle où circule quand même du monde ? Je flippe de ce que les passants pourraient entendre… Avec lui, en effet, on passe en revue tout ce qui est catalogué en casses du siècle. L’autre jour, j’évoque le fameux casse, récent, de la poste de Strasbourg. Il me dit : « Arrête ton magnéto ». J’arrête l’engin, et là il me déballe tout, le montage du coup, son déroulé, et bien sûr les noms des voyous qui l’ont fait. Du coup je sais tout sur une affaire dont l’enquête occupe toujours les flics ; ils ont chopé les gars, oui, le Gang des Lyonnais, mais ils n’ont en fait aucune preuve. »

 

 

 

J’avais bien fait de poser la question sur l’axe de rédaction, Maurice en effet ne le résoudra pas mais, au contraire, va jouer avec. Si vous avez l’opportunité de lire son Dernier Mandrin (on le trouve, d’occase, sur Internet, éditions Grasset), outre l’aventure invraisemblable des frères Buisson, vous y découvrirez une sociologique histoire de la pègre et constaterez que Maurice utilise tour à tour les trois potentialités : le Je narratif, le Tu de l’entretien, le Il du roman. Avec le talent de conteur de Maurice, ça donne un scénario de biopic, comme on dit maintenant, qui mériterait bien un nouveau film : Voyou Story.

 

Ci-dessous, Maurice Frot en Service Après Vente à la télévision en 1977. Sur le canapé à ses côtés un Père Noël corse, en face : Jean-Baptiste Buisson.

 

 

On est maintenant en 1978 et, depuis quelques mois, avec mes camarades Isabelle Plume, Norbert Ména et Michel Glize, j’ai monté un café-théâtre, La Murisserie de Bananes, dans une ancienne murisserie à côté du Trou des Halles, celui-là même qui, une fois comblé, va nous donner le Forum des Halles. Quelle aventure, encore, que la transformation de cet atelier du sculpteur Norbert Ména en salle de spectacle ! Ça fera l’objet d’un autre chapitre, restons sur Maurice pour l’heure. Ici, je vais faire oeuvre de pure fainéantise, je vais me citer moi-même, soit reprendre un passage de mon roman Histoire à vous couper l’envie d’être pauve. Ce roman raconte le casse du siècle, celui de la Banque de France, et est bien sûr une totale fiction (bien dommage, le héros, Zoro, un pied-nickelé qui me ressemble fort, en ressort richissime). Outre quelques petits faits inspirés de ma vie réelle – les auteurs ne cherchent pas loin leur inspiration -, un seul chapitre de ce roman est totalement authentique, la fameuse soirée que le héros de l’histoire passe avec Monsieur Georges, parrain notable. Dans ce roman, bien sûr, j’ai changé certains patronymes, notamment celui de ce Monsieur Georges. Logique car il s’agissait d’une fiction, et par ailleurs prudent vu que le dénommé Georges existe vraiment, ou existait en tout cas à l’époque ; peut-être est-il mort depuis, c’est possible, d’autant que dans son milieu, c’est le mot, l’espérance de vie est nettement plus courte qu’ailleurs. Donc je laisse le récit de cet événement – authentique dans ses détails, je le rappelle – tel quel, vous n’aurez en effet aucun mal à retrouver mes personnages camouflés ici derrière leur pseudo.

 

En préambule, ce diaporama où l’on retrouve, en plein travaux pour notre café-théâtre, Isabelle Plume, Norbert Ména, Michel Glize et moi, au téléphone comme d’hab’.

 

 

Extrait de Histoire à vous couper l’envie d’être pauvre :

 

C’est dans ce haut lieu d’extase culturelle qu’un jour le téléphone sonne. Comme souvent dans ce cas je décroche. Au bout du fil c’est Max.

« Salut Zoro. Ca va ?

— Ça va. »

Patati-patata-patatère.

« Dis-moi Zoro, j’ai un truc à te demander, rapport à mon dernier bouquin. »

Max, grand écrivain célinien, plus connu du public sous le nom mérité de Maximilien Fort, venait de vivre une aventure littéraire des plus rocambolesques. Sa plume anarchisante lui avait valu d’être le biographe attitré du patriarche des truands, Jean-Baptiste Arbust, plus connu des services de police sous le nom mérité de La Casse. Max avait ainsi consigné les mémoires d’un éléphant du grand banditisme qui, à quatre-vingts balais passés, était plus prompt à balancer des pruneaux qu’à sucrer les fraises. Bien que sans complaisance aucune pour les malfrats, ce récit objectif de quatre-vingts ans de pègre avait reçu l’imprimatur du milieu, le parrainage des Parrains.

Dès sa sortie, le bouquin s’était méchamment fait aligner par un critique littéraire, coup de pied de l’âne qui t’hypothèque sérieux le succès en librairie. Le journaliste en question ne sut jamais à quoi il échappait… Max eut en effet toutes les peines du monde à convaincre le milieu de renoncer à un droit de réponse du style direct dans la tronche, direct les urgences.

« Mon vieux truand va avoir quatre vingt-cinq ans, continue Max au téléphone. Pour l’occasion il va quitter son petit pavillon de Lyon et monter à Paris. Y a bon nombre de gens qui veulent joyeusement fêter cet anniversaire. Quand je dis des gens… c’est ses amis. Ceux de l’entourage proche, ses copains de Paris, de Villeurbanne, de Grenoble, de Marseille… suis-je clair ? »

Il l’était on ne peut plus. La maison Malfrat voulait organiser une soirée et cherchait un endroit sympa. Calme aussi. Max leur avait parlé de notre café-théâtre. Ils étaient prêts à louer la salle.

« Il suffirait de prévoir un vestiaire plus large qu’à l’ordinaire… pour l’artillerie, rigole Max.

— Je serais curieux de découvrir l’allure de ces gentilshommes à sulfateuses.

— Tu vas être déçu. Ceux-là font plus chefs d’entreprises qu’apaches… Tu penses donc que cette soirée est du domaine du faisable ? »

Bien sûr ça l’était. C’est toujours fantastique d’afficher complet, si en plus le public fait spectacle, c’est Byzance.

« Ok, me dit Max. Dans la semaine, tu vas recevoir la visite d’un homme tout à fait charmant, Monsieur Georges il s’appelle. Il vient en repérage. Tu restes calme, mais sous ses allures toutes simples, ce mec n’est jamais que le grand patron du milieu à Paris. Je ne peux pas te préciser quel soir il déboule, c’est pas le genre à communiquer son planning. T’attends pas à voir Al Pacino, je te le répète, tu serais déçu. Il a plutôt l’air d’un cadre supérieur, l’attaché-case en moins. »

Trois jours plus tard se pointait Monsieur Georges, pardessus sombre foulard blanc, encadré d’une créature genre splendide et chère, et d’un aimable karatéka frais émoulu de centrale. Le big boss des mafieux parisiens n’était pas big. Taille moyenne, quarantaine soignée, il semblait plus voué aux fauteuils des conseils d’administration qu’a la chaise électrique. Derrière les Rayban à verres orange qui lui surplombaient le sourire, je lui trouvais toutefois un drôle de truc dans le regard, ces yeux-là étaient assurément sensibles à la lumière… sensibles qu’à ça.

Ce soir-là on avait Areski et Brigitte Fontaine à l’affiche. Monsieur Georges et ses amis s’étaient installés pour le spectacle. Carrément barré avec Areski et Fontaine… Nos invités du milieu n’étaient pas dans le leur. Fourrure et alpaga, ils détonnaient dans notre clientèle comme nitro dans glycérine. D’ordinaire on sirotait une limonade en écoutant la ritournelle. Eux ils avaient commandé le champ. D’entrée. On avait dû en emprunter au bistrot d’à côté.

Vingt-deux heures et des poussières. Areski a rangé ses percus, Brigitte Fontaine sa folie douce et mon trio m’a rejoint dans notre resto du premier étage. On s’attable.

« On va reprendre du champagne », sourit Monsieur Georges.

On mange un morceau arrosé de bulles tandis que la discussion part sur le show-biz et les Variétés. Monsieur Georges et ses amis ont les goûts grand public de monsieur tout le monde.

« On a été voir Sardou, c’était bourré. Lara Fabian, ça c’est la classe ! Scheller ? Souchon, M. ? J’ai pas vu. C’est bien ? »

Le temps passe épaulé des bouteilles qui s’enchaînent. On en est à sucrer le second café quand Monsieur Georges vient à notre affaire :

« C’est sympa votre lieu. Ça pourrait convenir pour notre soirée. Max a dû vous expliquer ? Pour l’anniversaire du vieux on tient à être entre nous, entre gens du même monde, si vous voyez ce que je veux dire…

— Hum… » fais-je prudemment.

Passant du coq à l’âne, il s’enquiert de la recette :

« Ça doit marcher votre truc… c’était plein ce soir. »

Honnête et comptable, je relativise :

« Cent-dix places c’est vite rempli. »

Il éclate de rire. Ma réplique ne méritant pas un tel éclat, je mets ça sur le compte du champagne. Mine de rien on écluse sec et il semblerait que toute la table commence à avoir la tête dans le même sac. Se penchant vers moi il m’attrape la pogne sur la nappe et, un rien paternel, me fait :

« C’est bien votre turf… mais si vous voulez mon avis, c’est pas l’idéal. Vous risquez de ramer pour pas grand-chose. »

Derrière les Rayban, ses yeux pétillants de champagne se portent sur son gorille assis à ma gauche.

« Qu’est-ce que t’en penses, Gérard ? »

Question bien osée à un mec qui mesure sa rapidité d’esprit au dégainage du flingue. Monsieur Georges doit estimer qu’en effet il en demande de trop, car sans attendre de réponse il revient à moi : « L’autre jour, avec mes amis, nous étions invités à l’inauguration du Paradisio… vous devez connaître ? C’est le genre Crazy, en plus classe… très bel endroit, très beau spectacle, de qualité, avec des filles superbes, une mise en scène à tout péter, une machinerie incroyable ! Le client là-dedans s’en sort pas à moins de mille balles par tête. Roteuse à flot et tutti quanti. A propos, y a plus rien à boire… une autre !

— Celle-là, c’est pour la maison, fais-je grand prince.

— Le Paradisio… continue-t-il en me tapotant la main, voilà l’avenir. Et puis ce n’est jamais que du café-concert, n’est-ce-pas, du café-théâtre, mais en plus grand. Vous devriez songer à ça…

— C’est-à-dire… dis-je sans savoir quoi dire.

— Une équipe jeune, dynamique, menant la baraque tambour battant…

— Sans doute. Mais cela demande des moyens que nous n’avons pas.

— L’argent !? s’exclame-t-il le geste large, mais l’argent n’est jamais un problème. L’argent ça se trouve !

Les clopes qu’avec mes camarades on enchaîne depuis un moment attestent que la zone est on ne peut plus fumeur. Du coup, Monsieur Georges fait jaillir un étui à cigares de son veston.

« La répression s’étend… La loi nous interdira bientôt de fumer dans la rue. Dans les gares encore, à l’école, je veux bien, mais maintenant même dans les restos, les bureaux de tabac, partout. No smoking ! à l’américaine… Un cigare ?

— Non merci. »

Il s’emploie à allumer son havane à la bougie fichée dans une bouteille.

« L’est marrant votre diminutif, dit-il entre deux succions. Zoro, ils vous appellent tous ici… Zorowski, Zoro, ouais… marrant. J’adorais la série quand j’étais gosse, « Un cavalier qui surgit hors de la nuit… ». Vous savez ce que ça veut dire, j’imagine, Zorro ? »

Je fais oui d’un coup de menton.

« Tu sais toi, Gérard, ce que ça veut dire Zorro, en Espagnol ?

— Euh… non patron.

— Renard… » et vas-y d’entonner « Renard rusé qui fait sa loi… »

Il m’attrape le poignet par-dessus la table, « Et quelque chose me dit qu’on pourrait être du même monde, hein le renard ! »

— Allez savoir… » fais-je dans un sourire.

Il me lâche la pogne, reste un instant à me regarder en tétant le barreau de chaise, puis m’envoie au ras de la table :

« Je vous dis ça comme ça… parce que vous m’êtes sympathique… si nous trouvions, nous, c’est-à-dire moi et mes amis… une équipe dans votre genre… des jeunes… des battants… avec de l’énergie et de l’expérience… vous en avez, je le sais… bref, une équipe prête à foncer dans une telle entreprise, et bien je pense que nous pourrions participer à l’affaire… et quand je dis participation… une sérieuse, un vrai financement. Combien il faut pour une boîte comme le Paradisio ? Trois barres ? Six… ? L’argent n’est pas un problème. Moi, c’que j’vous en dis… hein?… vous en faites c’que vous voulez.

— J’entends bien, j’entends bien. »

Avoir là, entre seau à champagne et tasses à café, des fantômes de liasses de biftons étalés, pour un théâtreux qui pointe plus que moins au chômage, ça fait bizarre. Après l’époque anar-bobo-cool de ma jeunesse, je m’étais plongé dans le showbizzisme-de-gauche. M’enrégimenter dans le milieu sans avoir fait mes classes, et m’installer tôlier d’une blanchisserie à fric, fut-elle de luxe, m’aurait contraint à une putain d’acrobatie morale ; dans ces années-là, mon éthique souffrait encore de vertige. En riant intérieurement, je notais toutefois la proposition dans ma tronche en me promettant bien de la consigner dans mes mémoires. Dont acte.

Michel Glize draguant dans notre restaurant

On change de sujet. Monsieur Georges, estimant sans doute que mon récit futur de cette soirée se doit de comporter d’autres anecdotes, avise une guitare, l’attrape et, maladroitement, commence à gratter. Do majeur, La majeur, Mi mineur, Sol septième. Le resto est vide. Glize, Plume et Ména, mes compagnons de galère, bouclent la porte et viennent se joindre à nous.

Notre Napoléon du crime nous découvre une voix limitée à la tessiture d’un Jean-Louis Aubert et soudain le récital commence.

« Toutee la muuusike que j’aaaime, elle vient de là elle vient du blues, les môôts ne sont jAmais les mêmeees…»

Il se faisait deux heures du mat et on était loin du plumard. Jusqu’à six plombes, embrumés dans les clopes et l’alcool, il va nous esquinter Halliday – qui n’avait guère besoin de ça car, déjà à l’époque, il s’esquintait lui-même pas mal – puis ressortir ses fonds d’anglais du lycée pour exploser Dylan. Monsieur Georges ne lâche pas la gratte. « En fait, nous avouera-t-il très vite, gamin je voulais devenir chanteur. La scène, ça c’était mon truc. J’ai pas une mauvaise voix, non ? »

Inconsidérée parce que bourrée, ma copine Plume l’avait consolée :

« Maître-chanteur ça paye mieux, r’grettez pas. »

Ça l’avait fait marrer.

Quand l’aube éclaire dix bouteilles sur la nappe, Monsieur Georges fait appeler un taxi alors que je l’imaginais en Hummer blindé. On se quitte sur le trottoir, titubant. Le porte-flingue débute un :

« On va d’abord boulevard…

— Monte Gérard. On verra ça avec le chauffeur. »

C’est bien connu, les potes d’un jour sont les balances de demain. Donc, jamais d’erreur, c’est l’abc du pro, même beurré.

 

Camouflée sous son bonnet, Isabelle Plume à l’entrée de la Murisserie ; aux murs, les peintures d’Aline Chertier, compagne d’Alain Meilland

Camouflée sous son bonnet, Isabelle Plume pose à l’entrée de la Murisserie, tandis que Jean-François Foucault admire au murs les peintures d’Aline Chertier, compagne d’Alain Meilland

 

L’anniversaire du patriarche de la grande truanderie ne se fit pas. En tout cas pas chez nous. Le décorum de notre boîte était à l’évidence trop pitoyable pour des types qui fuyaient la misère de leur enfance sans se retourner. Je n’entendis plus jamais parler de Monsieur Georges. A l’époque, m’en suis pas plaint. J’étais loin de m’imaginer qu’un bout de vie plus loin j’allais en avoir besoin.

« Où peut bien se trouver, aujourd’hui, mon empereur de l’ombre ? ai-je demandé à la crêpe de mon assiette.

— A l’ombre », a-t-elle répondu, platement. »

 

Fin de l’extrait de Histoire à vous couper l’envie d’être pauvre sur ce qui annonce la suite… Sans vouloir spoiler, selon le terme en vigueur, mon propre bouquin, son héros de fiction va par la suite beaucoup fréquenter ce Monsieur Georges. Et s’y faire passablement peur. Une page de publicité — on n’est en effet jamais si bien servi que par soi-même —, on retrouvera toutes les infos sur ce roman — exceptionnel, n’est-ce-pas, et drôle — ici, dans Otium, au chapitre éponyme : Histoire à vous couper l’envie d’être pauvre.

 

Le Dernier Mandrin va éloigner au plus mauvais moment Maurice du festival dont il a posé la première pierre avec son créateur, Daniel Colling : Le Printemps de Bourges. 40 ans après, alors qu’il prépare le 40e anniversaire du festival, Colling s’en souvient encore : « Au moment de mettre en place le premier Printemps, voilà t’y pas que Maurice se tire pour écrire son bouquin sur le Jean-Baptiste Buisson ! Je pouvais pas le retenir, l’écriture, c’était son truc, mais bref, je me retrouve planté, tout seul à me débattre avec la mise en chantier du barnum. » Mais Maurice reviendra très vite, au Printemps, et durant 18 ans en sera le directeur artistique, éclairé.

 

Staff Printemps de Bourges en 1989, François Carré, Lipo, Fernando Ladeiro Marques, Daniel Colling, Maurice Frot

Après deux décennies de bons et intelligents services au Printemps de Bourges, il l’abandonnera en 1995 avec comme ambition définitive de reprendre l’écriture. Il veut s’y recoltiner car il n’entend plus être le con du verdict à l’emporte-pièce de Françoise Verny. Noyé dans la télévision pour ma part, je ne le vois plus trop depuis mon propre départ du Printemps de Bourges en 89. Si ce n’était que moi… Maurice va en effet radicaliser sa posture en s’isolant du monde. Radical un peu à la Ferré. Marrant comme après des décennies d’éloignement de Léo, il le retrouve, d’une certaine manière, en épousant la même attitude de repli du monde. L’âge y est pour beaucoup, c’est vrai, avec ce temps qui nous est compté et qui passe ; mais Maurice veut s’immerger dans l’écriture et il estime, à tort ou à raison, que la vie, et ce qu’il y a dedans, les autres, lui ont coupé les plumes des ailes, l’ont collé au tarmac d’un quotidien où on lit les livres des autres comme on regarde au ciel passer ces avions que l’on n’a pas su prendre.

 

Si Léo Ferré, en Toscane, se veut entouré de sa famille, de ses amis, ce ne sera pas le choix de Maurice qui coupe violemment les ponts, ne répond même plus au téléphone. Son attitude avec ses proches dans les dernières années de sa vie nous suggère une sorte d’amertume. Si c’est ça, il a tort. Tu ne peux pas en vouloir à la Vie ; la Vie te donne la vie. Point. Et c’est déjà splendide. On peut juste remercier.

Son appart parisien devient un îlot de solitude où il n’y a plus que des dimanches. L’enchaînement des dimanches… C’est un drôle de truc que je connais bien depuis que, moi aussi, je suis en retraite sociale ; heureusement qu’il y a l’agenda de mon ordi, sinon je serai bien infoutu de savoir chaque matin où j’en suis dans la semaine. Le problème de Maurice, c’est qu’il a aussi et surtout flingué le vendredi, celui de Robinson Crusoé ; il ne lui reste donc que l’écriture, c’est son Wilson, ce compagnon-ballon de Tom Hanks dans Seul au monde. Que s’est-il passé sur son îlot ? Je ne sais pas, peut-être que, un beau jour, le vent a emporté Wilson au large…

 

Et le 6 septembre 2004, Maurice Frot s’éteint à l’hôpital de Brunoy.

 

Chalet-neigeIl y a un fantasme assurément commun à plein de mecs, pas un truc féminin, c’est la cabane dans les arbres. Dès qu’ils sont en âge de grimper aux arbres, les mecs commencent à tirer des plans sur l’érection – de ériger, verbe typiquement masculin – d’une plateforme dans les branches. Dès que posée, ils s’y réfugient, trouvant là une sorte de position fœtale, naturelle car en bois, protégés en hauteur des attaques de prédateurs. Ça nous vient de loin, ce réflexe, de la protohistoire, c’est sûr. Et ça ne s’arrange pas avec les années qui passent. Moi, par exemple, j’ai désormais ma cabane dans les arbres, c’est le chalet où j’écris, une forteresse d’où j’observe la plaine « par où l’ennemi viendra », comme disait le Grand Jacques. Ce goût de la cabane, je le partageais avec Maurice. A l’époque où pour lui le contreplaqué, comme on l’a vu plus tôt, n’était pas cher, il s’était bricolé son cabanon à Château-Landon, celui-là même qui allait recevoir les sulfureuses confessions du Jean-Baptiste Buisson. Il avait fait ça de ses blanches mains d’intello, en contreplaqué marine, selon ses précisions d’expert.

 

1977-jpl-Chateau-LandonQuand je repense audit cabanon, et que j’en cherche les photos sans rien retrouver si ce n’est moi, barbu-pas-beau, dans son jardin, je sais maintenant pourquoi j’ai voulu adresser ce coup de chapeau à Maurice. Mon Otium a en effet quelque chose comme une dette envers lui. Ce jour là à Château-Landon, je lui avait dis, les yeux dans le vague ou plus précisément sur la bouteille de pastis dont il avait tiré notre apéro : « J’aimerais bien écrire ma vie… »

– T’as quel âge m’avait répondu Maurice en souriant, 25 non ?

– 26…

– Et bien, si tu veux mon avis, et tu veux mon avis puisque tu me le demandes… je te conseille d’abord de vivre ta vie. Après, seulement après, tu l’écris. »

 

Et bah voilà, dont acte, merci Maurice.

 

Fin de l’histoire.

 

 

Bonus

 

Bonus pour nous permettre, l’espace d’une minute, de retrouver le personnage de Maurice. En 2008 et en hommage à Maurice et Popol, Alain Meilland élabore un documentaire à partir des archives de la Maison de la Culture de Bourges : La Voix des Mots. En voici un court extrait où Maurice nous explique d’abord la naissance de l’alexandrin, puis évoque l’envol que prend un poème sur les ailes de la musique.

 

 

Oui Popol, ça ajoute, ça ajoute, oh combien… Tu prêches un convaincu, l’image en sus du texte, c’est l’un des postulats premiers d’Otium.

 

Coming next : 1977 – Avril (1) Un Printemps… à Bourges ?

1975 – Automne, Les copains d’la neuille

Frot-Popol

 

Comme j’écris dans le désordre, du coq à l’âne, passant de mon enfance aux années de maturité, je suis toujours un peu surpris des projets d’écriture qui s’imposent à moi ; s’imposer est exagéré, qui me sollicitent en écriture. On a ses souvenirs perso, internes, ceux qui ne regardent que vous ; pour ce qui me concerne, ils me reviennent parfois en surimpression sur le paysage de montagnes en face de mon bureau. Ceux-là, je me les garde, ils n’ont pas d’intérêt pour les autres, je les ferais chier avec, ou alors ils ressortent du confidentiel, de ce que l’on ne peut pas dire, de ce fameux jardin secret, plein de mauvaises herbes pour ma part car je n’y vais pas souvent n’ayant pas la main verte.

 

Montagnes-en-face

 

 

Pour m’épancher sur un souvenir, il me faut un minimum de dramaturgie, il faut qu’il s’y passe quelque chose, un événement, une mise en relief, ces incidents de la vie qui s’accrochent à ta mémoire et qui ont donc quelques chances d’accrocher un tantinet l’attention d’un lecteur. S’il ne se passe rien, on s’emmerde. Non ? Déjà qu’on a tendance, souvent, à se prendre des emmerdements, autant ne pas en rajouter dans un écrit s’offrant aux autres. Ayons pitié de l’ennui des autres.

 

Aujourd’hui, c’est Maurice qui s’est imposé à ma mémoire. Maurice Frot. Pourquoi Maurice ? Assurément car j’aimais bien le personnage ; il était flamboyant, drôle, énergique, en maîtrise avec son égo, bourré de talents, au pluriel, car talents d’écriture et d’enthousiasme. Et puis Maurice prête à l’histoire, c’est un bon client avec son existence à rebondissements, ce qui fait qu’on ne s’emmerde pas ; comme je viens de le dire plus haut, c’est ça qui reste important.

 

Maurice est un auteur aujourd’hui méconnu, mais que j’espère pas oublié. En tout cas inoubliable pour ceux qui l’ont connu. Peut-être un jour redécouvrira-t-on – trop tard pour lui, il est mort en 2004 – ses bouquins. Je le souhaite.

 

Louis-Jean Calvet et Léo Ferré

Louis-Jean Calvet et Léo Ferré

Avant d’écrire ces lignes, je me suis un peu baladé sur le web pour voir ce que ce grand fourre-tout de la documentation moderne avait su conserver de Maurice. J’y ai trouvé pas mal de choses, très bien écrites par des copains que je ne vois plus, des Jacques Vassal, des Louis-Jean Calvet, des Alain Meilland, pour ne citer qu’eux.

 

Moi, je n’aurai pas le même envol littéraire, je vais m’en tenir à l’anecdote, un genre que j’affectionne et qui, pour autant, par petites touches, en tachisme pourrions-nous dire, parvient à mettre en lumière ce qu’on l’on s’applique à éclairer.

 

 

Quand je rencontre Maurice en 1975, il se tape déjà les 47 ans et est donc dans la force de l’âge, une expression qui lui va parfaitement car, pour ceux qui l’ont connu sur sa cinquantaine, il a cette force que peut donner l’âge mais qui évite la suffisance qui, là aussi, est un effet de l’âge. Il pète le feu, a une énergie farouche, un humour redoutable qui, définitivement, s’est inscrit dans la brillance de son œil, et l’authentique gentillesse qui n’accompagne pas toujours cette force à laquelle il est ici fait référence. Gentillesse au sens de gentilhomme, élégance du cœur.

 

Studieuse réunion de travail pour le Printemps de Bourges 1985, Lipo, Maurice Frot, Gilles Raverdy, Jacques Erwan (photo JL Bouchart)

 

Le principe chronologique d’Otium m’amène à classer le présent chapitre à l’automne 1975, soit l’époque où je fais connaissance de Maurice. Cette datation est plus qu’arbitraire vu que je survole ici des années de sa vie. Voilà qui devait être dit pour les puristes de la forme, done, c’est fait.

 

Les mines à ciel ouvert en début de siècle à Decazeville

Les mines à ciel ouvert en début de siècle à Decazeville

Cet Aveyronnais naît à Decazeville, un pays de mines et de labeurs populaires qui ne sait pas encore, à la date où débarque Maurice, qu’il va se prendre de plein fouet le déclin de l’industrie minière. Enceinte, sa mère ne voulait pas de lui. Une fois l’avorton arrivé, elle aurait pu en prendre son parti et se mettre à l’aimer. Bah non, elle va lui faire bien sentir qu’il n’était pas désiré, et s’arranger pour lui rappeler souvent afin qu’il n’oublie pas. Gros conflit, perpétuel, avec cette mère qui amènera Maurice à se barrer très tôt de Decazeville. Cette enfance rejetée – heureusement adoucie par la présence de sa grand-mère chérie, la Mélie – va le poursuivre durant des années et trouver un point d’orgue en note tenue avec le suicide de sa mère, à la paysanne, par pendaison. Nous en tirerons, nous, le bénéfice littéraire de son roman Le Tombeau des jaloux (édition Fil d’Ariane), Maurice reprenant en effet la plume que la vie lui avait fait délaisser pour coucher sa mère sur la page blanche, s’exercer à l’exorcisme, et, au bout du compte, au pardon.

 

Le-Tombeau-Des-Jaloux

 

Que fait-on quand on est un chien sans collier de 17 ans, qu’on est en 1945, qu’on s’est échauffé à voir la guerre tout autour et que, en prime, on la rate vu qu’elle vient de se terminer ? Et bien on s’invente une autre guerre en s’engageant dans l’armée. Ça va être l’Indochine, pour Maurice. Il y verra tant de saloperies, s’y verra faire les mêmes, saloperies, que quand il en ressort, il est cassé, il la vomit et se dégueule lui-même : « Cette pute de guerre d’Indochine qui m’a écrabouillé le cœur » (Le Roi des rats, Gallimard).

 

Celle qui va aider à sa reconstruction, c’est Raymonde, sa femme. Ils se font deux enfants, Dominique, l’aîné, suivi de Barbara. La pitance le contraint alors à être chef des ventes dans une entreprise de contreplaqué. Le jour. La nuit, ses pulsions d’écrivain l’empêchent de dormir, le clouent à ses poèmes. Et si, un soir, la muse du poète est de sortie, s’il reste sec, qu’importe, il dessine, avec talent.

 

L’athée Maurice, gribouilleur nocturne, a toutefois un dieu, vivant, un des plus grands propagateurs de poésie de l’époque : Léo Ferré.

« Pourquoi ne lui envoies-tu pas ce que tu fais ? dit Raymonde.

– Tu plaisantes, comment oser ! rétorque Maurice, à Léo Ferré ! lui envoyer mes merdouilles !? »

 

Léo Ferré dans les années 50

Le Ferré des années 50

 

Quand Raymonde lui dit que Léo Ferré veut le rencontrer, Maurice est d’abord consterné, puis il l’engueule !

« Comment ! Tu es allée chez Ferré, avec mes poèmes !?

– Oui, boulevard Pershing, avec tes poèmes et tes dessins. Il a été charmant… D’ailleurs, maintenant, il veut te voir.

– Mais tu es folle ! J’ai épousé une folle ! »

 

Avec le recul, on peut se demander quand il eut le plus peur, en Indochine ou le 26 juin 1956 en sonnant au 28 du Boulevard Pershing, Paris 17e, le domicile de Léo Ferré et de sa deuxième femme, Madeleine ? Évocation de cet instant par Maurice lui-même : « Olpec, le mec, costume gris très classe, cravetouse et rasé de frais s’il te plaît. Mais… miseria de Dio ! ayant sonné, il s’avise qu’il a oublié de boutonner sa braguette ! »

 

Ce talent d’illustrateur, surgit de nulle part avec le coup de sonnette de Raymonde à sa porte, a retenu l’attention de Léo. Dans cette époque où les partitions de chansons ne se trouvaient pas comme aujourd’hui sur Internet, on avait recours aux Petits Formats, soit des recueils dont la couverture offrait la photo du chanteur. Ou un dessin. Rappelons ici que Léo Ferré a un hobby pour se vider la tronche, et se salir les mains : l’imprimerie. Il a ses propres machines et se plonge les paluches dans le cambouis pour imprimer lui-même ses petits formats. Ce soudain débarquement d’un libertaire-poète-dessinateur, celui-là même qui referme sa braguette quand on ouvre la porte, va, pour Léo, parfaitement coller avec son souci autarcique d’édition. La toute première mission de Maurice se dessine donc dès ce premier rendez-vous : l’illustration.

 

Petit-format-Frot

 

Côté écriture, Léo pressent une voile, mais pas tout à fait celle des Poètes de sept ans. « T’es pas Rimbaud, dit Léo à Maurice, mais tu as plein de choses à raconter, c’est évident, tu devrais écrire un roman. Je t’aiderai. » Le-Roi-des-ratsNeuf ans plus tard, ce coaching d’un type ayant autorité aboutira à la sortie du premier roman de Frot dans l’illustre maison Gallimard, le Roi des rats précité. Il y raconte son Indochine, ses horreurs à elle et à lui, ces erreurs que l’on traîne.

 

En tête du Roi des rats, une préface de Léo où l’on peut lire entre autres : « Il me dit avoir écrit pour se libérer. La belle affaire ! On n’écrit jamais que pour un miroir possible, pour se regarder d’abord, et puis partir dans des yeux lecteurs dont on ignore à jamais les capacités de rapt… Frot a une poche spéciale pour ses souvenirs : il les fait remonter et les remange. C’est un ruminant. A son pis s’égoutte tout un breuvage d’inavouables ratages. Frot, le jour, vend du contreplaqué pour acheter des plumes qu’il usera, la nuit, loin de ses amis qui ne sauront le reconnaître qu’à force d’illusions dominées. »

 

A la sortie du roman, Maurice est invité à Lecture pour tous, le magazine littéraire de l’époque…

 

 

 

On retrouve ci-dessous la belle écriture de Maurice dans la dédicace qu’il fit au musicien Daniel Pichon, ainsi que son fichu coup de crayon dont témoignent son rat et la couverture du – splendide – disque de Léo Ferré, le Verlaine Rimbaud.

 

 

Le Roi des rats dedicace

Verlaine-Rimbaud

 

 

Vassal FerreDans le roulement ferrailleux de l’imprimerie – Léo initie Maurice aux subtilités des machines offset -, une solide amitié se forge entre les deux hommes, tant et si bien que, quelques temps plus tard, l’apprenti imprimeur monte en grade en se voyant proposer par Léo le boulot de secrétaire. Le duo entame alors une nouvelle collaboration qui va durer jusqu’en 1973. Le duo ? Non ; Jacques Vassal, dans son bouquin sur Léo (Léo Ferré, la voix sans maître, Cherche-Midi), parle à juste titre de trio. Il faut en effet compter avec Madeleine Ferré ; durant 18 ans, cette deuxième épouse de Léo sera à ses côtés pour organiser, construire, guider la carrière de celui qui va devenir une figure de la chanson française.

 

 

 

Ferre et MadeleineMaurice va vivre durant des années au rythme exaltant et complexe de ce couple Ferré on ne peut plus passionnel. Leur passion va se prolonger puis s’exacerber avec l’adoption d’une seconde fille. Madeleine a déjà une fille, Annie, d’un premier mariage. En 1961, le couple Ferré se voit confier un bébé chimpanzé femelle, Pépée. Ils vont faire une telle fixation sur cette Pépée qu’elle va littéralement prendre la place de deuxième enfant de la famille. Sauf que ce nouveau rejeton, grandissant, devient incontrôlable.

 

Leo Madeleine Pepee 1961

 

Bien plus tard, Maurice me racontera Pépée, d’abord en me montrant la cicatrice qu’il conservait au gras de la main, morsure au sang des dents acérées de l’adorable enfant.

« C’est qu’elle avait une force invraisemblable, du haut de ses 1 mètre 20. Je me souviens d’une fois, dans le Fort Du Guesclin,

Le Fort du Guesclin à proximité de St Malo

Le Fort du Guesclin

l’îlot qu’avait acheté Léo à côté de Saint-Malo, où, grimpée sur le manteau d’une cheminée, elle m’a pris par le colbac et m’a soulevé du sol. Je pèse un bon 90 kilos, elle m’a soulevé, comme ça, sans effort, à bout de bras. Dans le château de Perdrigal, dans le Lot, une baraque en bien mauvais état et que Léo s’attelait à rénover, elle te montait sur la toiture, arrachait les tuiles et les balançait sur tout ce qui bougeait en dessous. Ou alors elle chopait un chat par la queue, le faisait tournoyer, le balançait comme une pierre. Kaput le chat. C’était une putain de bête, ce singe, perso, je n’ai pas pleuré sa mort… que j’ai un peu sur la conscience d’ailleurs… »

– Comment ça Maurice ? dis-je.

– Oh, je peux bien te raconter, y a prescription… Sur la fin, en 68, Léo et Madeleine se déchiraient la tronche à tel point que c’en était pitié. L’amour-passion entre deux êtres a cela de particulier qu’il peut nourrir une haine-passion à proportion ; Léo ne supportait notamment plus le dirigisme d’une femme qui, en prime, sombrait dans l’alcool, pour compenser sa dépression. Bref, un beau jour, Léo décide de se tirer. Moi, bien sûr, je vais le suivre. Quasi en même temps, cette putain de Pépée, en faisant la conne dans un arbre, se casse la gueule, s’explose sur un pieu. Elle s’est pas ratée, fracture ouverte. Déjà qu’en temps ordinaire elle était ingérable, là, blessée, je te dis pas, elle se débattait et mordait tout le monde. Tant et si bien que la gangrène va s’y mettre. On était sur la route, en tournée, avec Léo. Léo reçoit un télégramme de Madeleine. Enfin… JE reçois un télégramme car c’est moi qui gérais le courrier. ferre-pepee« Pépée va très mal, reviens ! » Je me suis dis : « Si je lui donne ce télégramme, il y retourne, l’enfer recommence. » J’ai étouffé le télégramme, il n’a jamais rien su du message de Madeleine. Quelques jours plus tard, Madeleine a décidé d’abréger les souffrances de Pépée… Sans doute n’a-t-elle pas eu d’autre choix, la gangrène ayant pris, elle était insoignable, et l’arrivée de Léo auprès d’elle n’aurait rien changé ; mais on peut aussi interpréter ça comme une vengeance de Madeleine à l’abandon de Léo. En tout cas, c’est comme ça que lui l’a vécu. Et il en a fait une très belle chanson… Mais bon, on m’empêchera pas de penser que, peut-être, j’ai la mort d’un chimpanzé sur la conscience… »

 

 

Arrêtons nous un instant sur les états d’âme que me donne cette affaire du télégramme étouffé. Cette confession de Maurice, qu’il me fit entre quatre yeux, aurait-elle due rester off, étouffée, elle aussi ? Elle dédouane Léo qui, de fait, n’a pas été mis au courant de l’urgence autour de Pépée, elle incrimine Maurice. Certes, comme me dit Maurice, « il y a prescription », mais cette prescription, qui s’est encore accrue de plusieurs décennies à l’heure où j’écris ces lignes, autorise-t-elle pour autant ma révélation ? Si je me décide, au final, à raconter ça, c’est que l’esprit que je tente d’appliquer dans mon Otium n’est pas à l’apologie béate des personnages qui y sont décrits. J’ai une grande affection pour eux, en général, et en particulier pour Maurice, mais cet engouement s’attache à tout ce qui compose un personnage, de sa part lumineuse jusqu’à ses zones grises. On a tous notre part d’ombre, ceux qui professent le contraire sont au mieux des naïfs ou, plus grave, des idéalistes. Et tant mieux s’il y a du gris, sans ce contraste avec la lumière, on ne silhouetterait pas les personnages et leur dramaturgie propre, leur humanité, on jouerait les bisounours en enluminant des mythes, et il n’y a rien de plus pipeau qu’un mythe. D’évoquer ces zones grises, me fait penser au bouquin d’Edwy Plenel sur Mitterrand : La Part d’ombre (Stock). Tout le monde s’accorde aujourd’hui, avec le recul de l’Histoire, amis comme ennemis, pour dire que Mitterrand fut un grand chef d’état, avec toutes les nuances qu’amis ou ennemis peuvent y mettre. Sans rentrer dans une polémique avec Plenel, je ne suis pas de taille à affronter ce Robespierre, il faut être bisounours, justement, pour s’imaginer que le parcours d’une bête politique comme Mitterrand peut s’épargner les zones grises. Dans la complexité de notre monde. Dans cette fameuse Raison d’État qui induit les parts d’ombre et dont bon nombre se scandalise, la bouche en cœur, avec d’autant plus de facilité qu’ils ne sont pas soumis, eux, à la raison d’état, celle-là même qui demande le recul de x générations pour savoir si ces manips de l’ombre furent in fine positives, pour le bien commun, ou au contraire de gigantesques erreurs. On a la raison d’état qu’on peut. Dans le cas qui nous préoccupe ici, Maurice devient Chimène. Doit-il filer à Léo ce télégramme d’une Pépée à l’agonie ? Comme dirait Coluche : « la réponse est contenue dans la question ». S’il lui donne, Léo repart vers Madeleine et leur enfer… Léo a bien des talents, mais il a juste oublié d’être vétérinaire. Que va-t-il faire de plus au chevet du chimpanzé ? Assumer sa responsabilité de papa, certes, soutenir Madeleine dans l’épreuve, oui… Mais étant payé pour connaître le génie du couple à s’entre-déchirer, Maurice ne se dit-il pas que cette ambiance morbide sera plus favorable à la réouverture d’un conflit armé qu’à une paix des braves ? Ce cas d’école autour de Pépée, bien que riquiqui, à la taille d’un singe en somme, reste intéressant car de fait cornélien. Qu’aurais-je fait à sa place ? Et je vous renvoie la question ; informé des potentialités caractérielles des belligérants, qu’eussiez vous fait à la sienne ?

 

Revenons à notre histoire. Je parle du trio Léo-Madeleine-Maurice un peu plus haut mais en fait c’est une bêtise, la PME Ferré des années 60 joue en réalité en quartet. On ne peut pas faire en effet l’impasse sur le quatrième musicien dudit quartet, d’autant qu’il l’est, musicien. Je veux parler du génialissime pianiste, aveugle certes mais à l’oreille absolue, Paul Castanier dit Popol. Popol rencontre Léo en 1957 au cabaret Chez Plumeau ; Léo y chante notamment Notre-Dame de la mouise, et ce en connaissance de cause car il y est sérieusement, dans la mouise, à l’époque.

 

leo-popol-annees-50De 1957 à 1973, Popol sera de tous les concerts, de tous les succès qui vont, progressivement, grandissants. Car il n’y en a pas deux, il n’y en aura jamais deux, comme Popol pour tenir l’accompagnement derrière Léo. Si Léo a la magie du texte, Popol est de niveau car magicien du clavier. Si ce fainéant – il ne bossait jamais sa musique en dehors de la scène, il était né dedans, il n’avait pas à courir derrière -, si ce fainéant disais-je, avait eu un rien d’ambition de carrière, il aurait enterré un autre improvisateur de génie, l’américain Keith Jarrett. Quand, des années plus tard, Popol nous faisait une impro, pour le fun, dans notre café-théâtre du Vrai Chic Parisien, je croyais entendre, en plus drôle car Paul déconnait un max en jouant, le concert de Cologne de Keith Jarrett.

 

K.-Jarrett

 

Dans l’extrait qui suit, Comme à Ostende (paroles Jean-Roger Caussimon, musique Léo Ferré), on retrouve Léo et Popol lors du fameux concert de l’Olympia en 1972.

 

 

On parle d’oreille absolue sans trop savoir comment l’expliquer quand on n’est pas musicien. Patrick Font et Philippe Val vont l’apprendre un beau jour, en bagnole, lors d’une tournée où Popol les accompagne.

« On roule à 140, dit Popol, assis à l’arrière de la voiture. »

Philippe, au volant, regarde son compteur, regarde Patrick qui de son côté est resté interloqué, jette un œil dans le rétro : « Oui, pile poil 140. Euh… Sans curiosité aucune, tu peux juste me dire comment tu le sais ?

– Ah bah c’est simple. L’autre jour, tu m’as dit qu’on était à 130 ; à 130, ta Volvo émet un Sol dièse. A 135, le moteur nous donne un La Bémol, là tu es en Si dièse, donc ça donne 140. Simple. »

Deux ronds de flanc, les Font et Val à l’avant.

 

Quelques mois après la séparation d’avec Madeleine, Léo va vivre un moment unique dans les annales de la chanson française. Cet instant, cet instantané d’ailleurs, Maurice y a travaillé en coulisse depuis des semaines. Le photographe Jean-Pierre Leloir et son camarade François-René Cristiani, tout jeune journaliste, ont un projet, évident vu avec le recul, mais pour autant pas facile à réaliser sur le moment. Il faut en effet emporter l’accord de tout le monde, puis synchroniser des plannings de gens qui ont mille autres choses à foutre. Maurice s’enthousiasme pour l’idée et va faire en sorte qu’elle se réalise, avec bien sûr la bénédiction de Léo qui en exulte à l’avance. Et le 6 janvier 1969, l’opération se réalise dans le petit appart de la belle-maman de François-René Christiani, rue Saint Placide, Paris 6e. Leloir immortalise l’instant en photos à destination du magazine Rock And Folk, Cristiani anime l’interview, enregistrée pour RTL. Il en sortira une photo que tout amoureux de la chanson française a collée un beau jour sur son mur. Autour de micros, sont réunis, pour la première et dernière fois, les trois monstres de la chanson française : Brel, Ferré, Brassens.

 

Brel Ferre Brassens

 

On ne peut que conseiller d’aller réécouter l’enregistrement de cette rencontre au sommet, elle est émouvante pour les aficionados, dont je fais partie, bien qu’elle ne débouche pas sur un horizon de découvertes. Sans doute rencontre un peu plaquée – il aurait fallu plus de temps pour qu’ils se laissent aller -, les trois stars vont rester chacun dans leur propre personnage et auront tendance à enfiler les clichés. Cela étant dit, ne soyons pas bégueule, cette photo, cet entretien, ont le grand mérite d’exister, et rendons grâce à Leloir et Cristiani d’en avoir eu l’idée, et de l’avoir faite aboutir, Frot aidant. (Merci à Marie Dupat pour avoir mis l’intégrale de cette rencontre sur You Tube.)

 

 

 

1973 est l’année de la dissolution générale de la PME Ferré à trois actionnaires. Que s’est-il passé ? Il y a eu, assurément, un problème de fric, Popol nous racontera en effet plus tard que Léo, malgré l’énorme succès, artistico-politique pourrait-on dire, qu’il rencontre au-delà de 68, arrête la fraternité avec ses deux camarades au seuil du tiroir-caisse. En clair, il refuse, ou oublie, les augmentations de cachetons que Popol n’ose plus lui réclamer. En même temps, Maurice et Popol assistent à un gonflement de l’égo de Léo en sérieux décalage avec le discours qu’il tient en scène. Dire ça n’enlève rien à son talent mais, pour eux, le paradoxe commence à devenir lourd au quotidien. Le maître à penser de toute une jeunesse libertaire et révoltée s’est pris la grosse tête pour faire simple. Pour arranger tout, Maurice et Popol – Léo disait de lui : « C’est l’homme le plus intelligent que je connaisse. » – s’autorisent à ne pas garder pour eux ce qu’ils pensent aussi tout bas, et rentrent dans le lard de Léo quand celui-ci passe la ligne jaune d’un comportement cohérent. La cerise sur la gâteau arrivera avec le texte – magnifique, oh oui, mais il est vrai discutable – Il n’y a plus rien.

 

Final, car le texte intégral dure quand même 15 mn, d’Il n’y a plus rien.

 

« Comment, nous racontera plus tard Popol, ce type de soixante balais pouvait-il dire à ces gamins de vingt ans qui l’applaudissaient chaque soir, et qui buvaient ses chansons comme du petit lait, comment pouvait-il dire Il n’y a plus rien, plus plus rien !? Comment peux-tu balancer une énormité pareille, du haut de ta statue, à des gamins qui ont toute la vie devant eux !? Certes, c’est d’abord et avant tout une violente attaque de l’ordre bourgeois, mais c’est aussi du total nihilisme ! Avec Maurice, on s’est insurgé contre ça. Tu parles qu’il nous a écoutés, rien à foutre, tenait trop à sa prose. »

 

Emmanuel Binet dans ses oeuvres

Et tout pète. Du jour au lendemain. Popol envoie un mot à Léo : « Merci pour tout, mais nous ne travaillerons plus jamais ensemble ». Point barre. Ferré pique alors une crise, parle de trahison ; Maurice, frangin solidaire, quitte à son tour la PME Ferré, son job, son avenir tout tracé, quelques semaines plus tard. Deux ans après, en 1975, Popol rejoindra notre troupe de café-théâtre du Vrai Chic Parisien pour accompagner de sa magie musicale et de son énorme rire notre pièce La Démocratie est avancée, et pour être, jusqu’à l’anévrisme de 1991 qui l’emportera d’un coup, le pianiste attitré du duo Font et Val, éternel complice de leur autre musicien, le bassiste et compositeur Emmanuel Binet.

 

Dans la courte séquence qui suit, Popol en tournée avec nous en 1976 ; d’abord au bras de Philippe Val, puis à l’écoute de son éternelle radio dans la voiture (ne manquez pas son tic d’enfoncer les lunettes sur son nez, on en reparlera), également présentes à l’image, Eliceda Castro et Viviane Dussin, ma compagne d’alors.

 

 

Artistiquement et humainement, Léo mettra longtemps à se remettre de ce divorce avec ses deux frangins pour lequel, comme de juste, il ne se reconnait aucun tort, son putain d’orgueil lui interdisant d’accepter le fait qu’il a, peut-être quelque part un peu, un rien de responsabilité dans l’affaire.

 

Pour le Printemps de Bourges qui accroit chaque année son audience, Daniel Colling, patron du festival, tente à maintes reprises d’obtenir la participation de Léo Ferré. Refus net de Léo qui sait que son ex-camarade Maurice est directeur artistique de ce fichu Printemps. L’entêtement de Colling finira par aboutir en 1982, Ferré acceptant enfin l’invitation qui lui est faite de chanter au festival. Il est vrai que, entre temps, les hasards de la vie avaient amené Maurice à revoir Léo, notamment lors d’un repas où l’émotion s’invita à la table. Mais ce jour là, au Printemps 82, à l’heure des répétitions au Chapiteau, la plus grande scène du festival – j’étais présent, je peux en témoigner -, l’ex-trio est enfin réuni. D’abord, c’est Maurice qui va voir Léo dans sa loge. « Et Popol, demande Léo les yeux humides, il est là aussi ?

– Oui, il est là, sur scène… »

Moi, petite souris dans un coin, au courant de toute leur histoire d’amour puis de divorce fratricide, j’avoue que, empathiquement étreint, je me sentais aussi ému qu’eux. Léo a monté les marches menant à la scène et il a vu Popol, assis sur une chaise, en train de lire, comme d’habitude, sa version braille du Monde. Avec sa voix de rocaille, à la fois dans les graves et sur le souffle, Léo a simplement dit « Popol…! », et il s’est dirigé vers lui. Il n’avait pas besoin de préciser qui il était, cette voix Ferré, pardon pour le jeu de mot involontaire, ne s’oublie pas. Popol, avec son tic habituel, a repoussé d’un doigt ses lunettes noires sur son nez, et a simplement dit : « Léo…! ». Et ils se sont embrassés, en pleurant.

 

Pour en finir, malheureusement si je puis dire, avec Popol, lui, le gourmand de la vie, en surpoids, rétif à tout régime alimentaire, nous fait un AVC en novembre 91. Liquidé notre pauvre Popol. Pas le genre à économiser ou à prévoir, il laisse sa veuve, la japonaise Kasuko, sans un flèche. Philippe Val ne peut pas laisser les choses en état et décide de monter un concert hommage à l’Olympia, histoire de renflouer Kasuko. Concert que je vais organiser avec l’aide de notre grand ami, respecté dans tout le métier pour son intelligence des choses, son humanité et sa générosité, le patron de l’Olympia Jean-Michel Boris.

 

Jean-Michel Boris

 

Répondent immédiatement à l’appel tous ceux que Popol a eu l’honneur d’accompagner, ou plutôt l’inverse, tous ceux qui ont eu la chance d’être accompagnés par Popol. Il y aura Font et Val, bien sûr, mais aussi Higelin, Moustaki, Jacques Serizier, Wasaburo Fukuda, Alain Meilland, Rufus, Patrick Siniavine et Svetlana. Font et Val demandent à José Artur, le roi du Pop-Club de France Inter, d’assurer avec eux le fil rouge de la soirée. Mais, à ce programme, il manque encore Ferré, il faut Ferré. Avec les années, Philippe Val s’est lié d’amitié avec Léo qui, pour lui, est quasiment son père en chanson. Il l’appelle en Toscane où Léo réside désormais. Il tombe sur un homme fatigué, fragile, et qui pleure au téléphone sur cette disparition de Popol.

« Il faut que tu viennes, Léo…

– Mais ce satané Popol, tu le sais Philippe, il m’a trahi, il m’a quitté…! renvoie Léo dont la rancœur remonte.

– Oui, je sais tout ça, mais tu ne peux pas ne pas être là…

– Je suis malade… Aller à Paris, alors que je ne supporte plus l’avion, t’imagine, en bagnole…! »

 

mathieu-marie-christine-diaz-Ferre

Mathieu Ferré, fils aîné de Léo, et sa mère, Marie-Christine Diaz-Ferré

Le coup de fil se clôt par le repli de Léo sur ses anciens griefs, mais Philippe négocie toutefois un déjeuner lors d’un prochain passage de Ferré par Paris. Au repas qui s’en suit quelques temps plus tard, Philippe tente une nouvelle fois de retourner Léo qui, raide dans ses bottes, ressasse l’abandon de Popol.

« Que tu le veuilles ou non, Léo, ce Popol fait partie de ta vie. Il t’a apporté une musicalité unique dans ta dimension d’interprète. Jamais personne ne t’a accompagné comme ça… et jamais plus personne ne le fera. Il était irremplaçable.

– Oui-da, mais ce type, après des années d’amitié, étroite, profonde, 16 ans d’amitié! tu te rends compte ! il me quitte, sans même me le dire en face, comme si j’étais une merde !

– Je sais, je sais… Écoute Léo, tu fais comme tu sens, tu viens ou tu viens pas, mais y a un truc dont je suis sûr… si tu ne viens pas, tu seras beaucoup plus malheureux que si tu viens. »

Cet ultime argument fait mouche, ébranle Léo. Voyant cela, c’est Marie-Christine, la troisième et dernière épouse de Léo, qui emporte le morceau : « Tu as raison Philippe… C’est quelle date déjà ? Hum… OK. Pour l’Olympia, on va débrouiller, on sera là. »

 

Trois mois après la mort de Paul, le 9 février 1992, le concert, dont l’annonce a été essentiellement relayée par Charlie Hebdo, voit une foule incroyable devant l’Olympia. On fera rentrer 2200 personnes dans une salle dont la jauge se limite à 2000, au grand dam des pompiers de service qui hurlent et ne répondent de rien, et encore laisse-t-on un bon 300 personnes à piétiner dehors car plus de places.

 

Partant du principe que tout le monde ne peut pas connaître Paul Castanier, l’homme caché derrière ses lunettes noires et les vedettes, j’ai eu l’idée d’élaborer deux petits films à base d’archives. Pour ce faire, je débusque un réalisateur, Philippe Worms, qui a signé un talentueux docu sur Léo et qui détient une belle interview de Popol. Je récupère donc des rushes à droite et à gauche, dont ceux d’Alain Meilland en répétition avec Popol, puis c’est Timothy Miller, grand monteur et réalisateur, qui se démerde pour trouver une salle de montage à l’œil et qui nous peaufine l’hommage en images que nous enverrons en lever de rideau.

 

 

Je n’ai jamais vu un enterrement aussi joyeux – Popol ne l’aurait pas imaginé autrement -, José Artur, Font et Val, pour l’enchaînement entre deux artistes, improvisent une sorte de Pop-Club truculent.

 

 

On ne peut pas ici ressortir l’intégralité de ce long hommage, mais vous aurez quand même Moustaki.

 

 

Léo est là, vieilli, traînant la jambe, mais il est là, grâce à Marie-Christine qui du coup se cogne 2500 km au volant, soit l’aller Toscane-Olympia et retour. Le voici, Léo, filmé avec les moyens du bord par notre ami et éternel complice de ces instants d’exception : Gil Cortési. (Désolé pour la qualité d’image, mais c’est ce qu’on appelle un document.)

 

 

Higelin, sortant d’une scène parisienne où il a, pour une fois, servi un spectacle court, nous débarque sur le coup des 23 heures pour le final.

 

 

Cette soirée Castanier sera un triomphe d’émotion, et c’est bien le minimum que nous pouvions faire à sa mémoire. J’aurais sûrement l’occasion de revenir sur Popol au cours d’Otium, car c’est misère que d’avoir réduit ici quelques lignes un bonhomme d’une telle dimension ; ça m’a toutefois fait plaisir de faire revivre ce moment, notamment en son et images, épousant en cela les vers de Léo Ferré : « Ces magnétophones qui se souviennent de ces voix qui se sont tues ».

 

 

Partant sur Popol, du coup, j’ai un peu lâché Maurice. Recollons au propos. Pour illustrer les difficultés de l’écrivain en général, et de Maurice en particulier, il me revient cette rencontre qu’il fait un beau soir au restaurant la Coupole à Montparnasse. On est en 1979 et Maurice a rendez-vous avec je ne sais qui dans ce resto, alors que Françoise Verny y dine avec des plumitifs.

« Oh Maurice ! » s’exclame Françoise en voyant la haute stature de Maurice traçant au sein des travées du restaurant. Brisé dans son élan, Maurice vient faire la bise à Françoise.

Francoise VernyQui est Françoise Verny ? me direz-vous. Dans ses années 70-80, c’est une papesse dans les milieux de l’édition. Directrice littéraire chez Grasset pendant 18 ans, puis éminence grise de Gallimard, cette écrivaine-ogresse qui n’est pas, loin de là, un parangon de beauté, elle a la tronche d’un Lucien Bodart version femme, est un personnage incontournable de l’édition, sa grande gueule et son talent de tête chercheuse la faisant craindre et/ou respecter de tous.

Françoise apostrophe sa tablée : « Mesdames, Messieurs, dit-elle en montrant Maurice planté devant eux, j’ai l’honneur de vous présenter un con ! » Malaise des convives autour de la table qui redoutent je ne sais quel esclandre dont peut être capable la papesse. « Pourquoi un con ? poursuit Verny après le temps nécessaire à ce que s’installe le suspens, car ce type a un putain de talent d’écrivain, et c’est un con… vu qu’il n’écrit pas ! »

 

Au lendemain de cette affaire, Maurice me racontera ce jugement sans appel et à double détente ; ça l’avait flatté, venant d’une personnalité faisant la pluie et le beau temps dans le landerneau littéraire, et en même temps crucifié car appuyant du doigt où ça fait mal, ses propres stigmates, en l’occurrence le fait qu’il n’écrivait plus. Son dernier bouquin remontait à 77, édité chez Grasset donc encadré par Françoise Verny, et s’appelait Le Dernier Mandrin. Étonnante aventure que cet ouvrage, j’aurai l’occasion d’y revenir.

 

Pourquoi n’écrit-il plus ? Au-delà de l’ordinaire masochisme qui consiste à remplir une page épouvantablement blanche, au départ, de lignes noires à l’arrivée, il y a cette vie au quotidien où le boucher ne comprendrait pas qu’on ne lui paye pas le steak qu’on lui achète. En clair, il faut bouffer, et 95 % des écrivains sont payés pour savoir que la littérature ne paye pas. Ça peut te rembourser en égo, encore que c’est même pas sûr. On m’opposera qu’il reste quand même 5% de la troupe qui en bouffe. Certes, mais l’alimentaire et l’éventuelle gloire qu’y trouve ce faible pourcentage ne règlent pas tout et peuvent même être un nouveau piège. Dérivons un instant dans une réflexion sur l’art et, pour se faire, appelons-en à Balzac, un type qui sait assez bien de quoi y’cause. Dans La Cousine Bette, notre Balzac a deux pages superbes sur la Création, avec un grand C. Il y juge son personnage Wencelas Steinbock mais, c’est clair entre les lignes, il parle aussi de lui et de la difficulté d’écrire. Pour expliciter la citation qui suit, Wencelas, sculpteur talentueux mais sans rigueur, se laisse aller à la mollesse dès qu’il ressent les premiers souffles d’une gloire prometteuse, et rêve l’œuvre qu’il doit faire en lieu et place de l’exécuter, tout simplement. Balzac met ici le doigt sur le putain de fossé qui s’ouvre entre Conception et Exécution, entre le rêve et sa concrétisation. Mon cher Honoré, je vous passe la parole, mais faites-nous ça court, on a une histoire à poursuivre.

 

Balzac« Le travail moral, la chasse dans les hautes régions de l’intelligence, est un des plus grands efforts de l’homme. Ce qui doit mériter la gloire dans l’art, car il faut comprendre sous ce mot toutes les créations de la pensée, c’est surtout le courage, un courage dont le vulgaire ne se doute pas, et qui peut-être est expliqué pour la première fois ici.

 

Penser, rêver, concevoir de belles œuvres est une occupation délicieuse. C’est fumer des cigares enchantés, c’est mener la vie de la courtisane occupée à sa fantaisie. L’œuvre apparaît alors dans la grâce de l’enfance, dans la joie folle de la génération, avec les couleurs embaumées de la fleur et les sucs rapides du fruit dégusté par avance. Telle est la conception et ses plaisirs. […] Cette faculté, tous les artistes et les écrivains la possèdent. Mais produire ! mais accoucher ! mais élever laborieusement l’enfant, le coucher gorgé de lait tous les soirs, l’embrasser tous les matins avec le cœur inépuisé de la mère, le lécher sale, le vêtir cent fois des plus belles jaquettes qu’il déchire incessamment ; mais ne pas se rebuter des convulsions de cette folle vie et en faire le chef-d’œuvre animé qui parle à tous les regards en sculpture, à toutes les intelligences en littérature, à tous les souvenirs en peinture, à tous les cœurs en musique, c’est l’exécution et ses travaux. La main doit s’avancer à tout moment, prête à tout moment à obéir à la tête. Or, la tête n’a pas plus les dispositions créatrices à commandement, que l’amour n’est continu.

Cette habitude de la création, […] cette maternité cérébrale si difficile à conquérir, se perd avec une facilité prodigieuse. L’inspiration, c’est l’occasion du génie. Elle court, non pas sur un rasoir, elle est dans les airs et s’envole avec la défiance des corbeaux, elle n’a pas d’écharpe par où le poète la puisse prendre, sa chevelure est une flamme, elle se sauve comme ces beaux flamants blancs et roses, le désespoir des chasseurs. Aussi le travail est-il une lutte lassante que redoutent et que chérissent les belles et puissantes organisations, qui souvent s’y brisent. Un grand poète de ce temps-ci disait en parlant de ce labeur effrayant : « Je m’y mets avec désespoir et je le quitte avec chagrin. »

Que les ignorants le sachent ! Si l’artiste ne se précipite pas dans son œuvre, comme Curtius dans le gouffre, comme le soldat dans la redoute, sans réfléchir ; et si, dans ce cratère, il ne travaille pas comme le mineur enfoui sous un éboulement ; s’il contemple, enfin, les difficultés au lieu de les vaincre une à une, à l’exemple de ces amoureux des féeries, qui, pour obtenir leurs princesses, combattaient des enchantements renaissants, l’œuvre reste inachevée, elle périt au fond de l’atelier, où la production devient impossible, et l’artiste assiste au suicide de son talent. »

 

Merci Honoré, c’était très bien, bien mieux que je ne saurais dire, mais retournez maintenant à votre Père-Lachaise, nous ne manquerons pas d’aller vous y fleurir en passant voir Desproges.

 

Si Maurice Frot connaît, comme tout artiste, les affres de cette Création qui s’angoissent à mettre en phase la réalisation d’une œuvre avec le rêve qui la précède, il n’est toutefois pas un mou façon Wencelas Steinbock. Il a, comme tout le monde et tout simplement, la nécessité de bouffer, de payer son loyer, bref toutes ces choses incompréhensibles pour ceux qui sont nés coiffés, et que ce simple exercice du commun des mortels lui suce toute l’énergie indispensable à performer l’œuvre que son talent mérite. Dans cette condamnation que lui adresse, abrupte, Françoise Verny, il a les circonstances atténuantes. Celles de tout le monde, au fond.

 

Fin de cette première partie mais à suivre avec le second épisode consacré à Maurice : 1976 – Novembre, le Dernier Mandrin ; ce webroman respectant toutefois la chronologie du temps qui passe, le prochain chapitre est maintenant 1976 – Janvier, Ecoute S’il Pleut !