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1963 – Septembre, les amitiés particulières

armoiries Juilly

Armoiries du collège de Juilly

 

Y a des images qui te restent. Ancrées pour la vie. La mémoire est experte à te faire revivre un instant exceptionnel, drôle, émouvant ou épique ; a contrario te revient parfois un moment vécu sur le coup comme banal mais qui va se révéler par la suite être un incident déclencheur, comme disent les scénaristes dans leur jargon. Le souvenir qui suit appartient à la seconde catégorie.

Le décor de l’image qui me revient ici, je n’ai pas trop de mal à le raviver vu que c’est un univers dont je vais arpenter tous les coins durant deux ans. Même qu’il sert encore aujourd’hui de décor à mon roman Pure et simple.

Juilly-ChapelleLe décor : un long couloir, large, haut, avec des voutes que je crois bien qu’elles étaient croisées, en ogives, gothiques, tout comme l’était, gothique, la chapelle qui s’ouvrait à l’un des bouts de ce couloir. Un couloir tout à fait catholique, comme en ont le secret les institutions de la même chapelle, si je puis dire.

Il est pas très gai, le décor, il est janséniste, grand, froid, sec, mais ici on n’est pas chez les adeptes de Jansénius, on est chez leurs cousins en quelque sorte : les Oratoriens.

Du côté droit du couloir, de hautes fenêtres qui donnent sur une cour, carrée, grande, de récréation, avec les sempiternels platanes au mitan. Du côté gauche, des portes ouvrant sur des classes. La première porte, toutefois, ne donne pas sur une classe mais comporte un guichet, tel un petit comptoir, derrière lequel se tient l’homme des fournitures. A l’armée, je crois qu’on appelle ça un fourrier mais je ne suis pas sûr que ce soit le bon terme pour celui qui, derrière son guichet, nous distribuait bouquins, cahiers, crayons, gommes, compas, bref tous ces accessoires qui épaulent la voie vers la Connaissance.

 

juilly-cour-5e

Et on est là, en rang, collés au mur de gauche du couloir, à attendre notre tour d’être au guichet. « Au suivant, au suivant ! », comme la chanson de Brel. On est tous là, silencieux, disciplinés, avançant d’un pas à chaque fois que le guichet libère un des nôtres, tous en rang sauf un.

Juilly-val-portraitEn face du rang, de l’autre côté du couloir, y a un banc. Sur ce banc, y a un type, enfin un type, un gamin, comme moi à l’époque. Il est seul, le regard perdu sur je ne sais quoi, un instant sur ses chaussures, l’instant suivant sur le rang en face de lui, un regard qui ne voit pas ce qu’il regarde. Il semble être d’une tristesse absolue, présente un faciès anguleux, a le teint pâle. Ça respire pas la joie. Avec le recul des années, cette première image de ce gamin hors du rang, à part, est pour moi assez emblématique du personnage. Il ne cherche pas à être rebelle, s’est-il seulement posé la question de la forme d’indiscipline qui consiste à être sur un banc, seul, en face du paquet de moutons sagement aligné contre le mur ? Non, il est dans son trip, visiblement douloureux dans sa tronche, sûrement un rien romantique dans son apparent détachement, rimbaldien, oui c’est ça, une sorte d’Arthur Rimbaud peu enclin à rentrer dans le rang.

Sans doute que j’ai moi-même, déjà, un problème avec le groupe. J’aime bien les gens mais un par un, dès que ça se rassemble en paquet, je m’inquiète, je fuis. Mais en même temps je ne suis pas un rebelle, je ne fais pas dans l’indiscipline, je suis un mec de compromis au fond ; dans un groupe, quand je suis contraint d’y être, je joue le jeu, je donne le change, ensuite je dégage, je m’échappe, dès que je peux. Là, je suis dans le rang, comme les autres, et ce type qui s’affiche en dehors du groupe, avec sa tronche de déterré, attire mon regard, mon attention. Ai-je de la compassion pour lui ? Peut-être, ou alors, plus subtilement, ai-je reconnu en sa posture celle que je pourrais prendre – ou que j’aimerais prendre – seul, à l’écart du groupe.

C’est mon tour d’être au guichet. J’ai ma liste de fournitures, je l’énonce, je les reçois, on enverra la facture à ma mère. Chargé de l’accessoirisation scolaire, je quitte le guichet et constate que le gamin en face n’a pas bougé d’un cran. Je vais à son banc, m’assoie à côté de lui.

« Tu vas pas chercher tes fournitures ? lui dis-je.

– Si si… je vais y aller.

– Ça va ?

– Hum… Ouais, on va dire que ça va.

– Pas le moral ?

– Bof…

– C’est ta première année à Juilly ?

– Ouais.

– Moi aussi. T’es en sixième comme moi ?

– Oui, sixième rose.

– Ah bah comme moi, latin quoi. Un silence. T’as pas l’air gai.

– Pourquoi, faudrait l’être ?

– C’est pas le bagne quand même.

– Je sais pas, on verra.

On est resté un temps, silencieux, à regarder le rang avancer mollement en face. Puis, j’ai récupéré les fournitures que j’avais posées à côté de moi sur le banc, me suis levé.

« Bon… bah j’y vais. C’est comment ton nom ?

– Philippe, Philippe Val.

– Moi c’est Jean-Pierre, Moreau. Salut…

– Ouais, salut.

Ça aurait pu s’arrêter là, se poursuivre en simple côtoiement, camaraderie ordinaire, et non, de ce petit moment à la con, où l’on s’est vaguement reniflé, de cet incident déclencheur sans incident, est née une amitié qui, 52 ans plus tard, à l’heure où je rappelle ce souvenir, se poursuit toujours.

 

Je dis et je répète à mes deux garçons, qui sont grands maintenant, que, dans la vie professionnelle (mais ça s’applique aussi et naturellement au privé), il y a deux éléments essentiels : faire bien son job, avec cœur (pour peu qu’on ait son boulot à cœur, ce qui n’est pas toujours évident), et être attentif aux rencontres. Ces dernières sont aussi importantes que le talent que l’on exerce à faire ce que l’on doit faire. On est un peu comme des billes sur un billard, on a besoin des bandes ou du télescopage avec d’autres billes pour rebondir.

Dans les jours, les semaines, les mois qui suivirent, et pendant les deux ans que durèrent notre internat au Collège Royal de Juilly (on disait Royal à l’époque), on ne va plus se quitter.

 

 

Dans cette école de garçons, dirigée par des curetons, soutanes promptes à suspecter les Amitiés particulières prônées par des Roger Peyrefitte ou Montherlant, scandaleux en leur temps mais qui ne seront que l’avant-garde littéraire des manifestes homosexuels, le duo Val-Moreau est vite repéré. Quelles relations, amorales bien sûr, entretiennent ces deux gamins toujours collés ensemble ? Ils sont à l’écart, rechignant aux sports collectifs – ils ne portent aucun intérêt au football, ça, c’est symptomatique -, et ont la foutue capacité de disparaître de la cour de récréation au mépris total des règles du pensionnat. Où sont ils, où vont ils ?

 

 

C’est vrai qu’on se barrait souvent du carré de bâtiments où théoriquement nous consignaient les récréations. Mais on avait un discours tout prêt pour le cas où l’on se faisait chopper en dehors de nos lignes. « On va voir mon frère », disait Philippe.

Au centre, Gérard, le "grand" de 3e

Au centre, 2e ligne, Gérard, le « grand » de 3e

De fait, son frère, Gérard Val, de quatre ans plus âgé, était en troisième, chez les grands, dans le même collège. On allait, c’est vrai, vaguement voir Gérard mais ce n’était qu’une étape avant nos ballades dans le parc, au bord du lac du collège ; parfois on faisait le mur pour rejoindre le village de Juilly, mais ça, ce fut rare car, hors le plaisir de la transgression du mur, les villages de la Brie – Juilly est en Seine et Marne – ne présentent qu’un intérêt tout relatif.

 

Malgré les suspicions de nos autorités religieuses – suspicions annotées dans les cahiers de correspondances destinés aux parents, oui, oui, il y était porté « Attention aux amitiés particulières ! » -, notre fichue hétérosexualité, à l’un comme à l’autre, fait qu’il ne nous ait jamais venu à l’idée de nous rouler une pelle dans un coin sombre, encore moins de nous sodomiser à l’abri d’un chêne du parc. Alors que faisions nous ? Et bien on avait du boulot puisqu’on refaisait le monde. C’est là d’ailleurs, à Juilly, que l’on a commencé et la vérité m’amène à dire qu’on a sous-estimé le travail vu que, à cette heure, on a pas fini. Enfin, surtout Philippe, moi j’ai lâché l’affaire assez vite, je ne me sentait pas de taille ; lui, il avait un peu plus les nerfs, un peu plus la vocation de redresseur de torts, de tordus.

 

(Le parc du collège, ici avec ma mère)

Qu’est-ce qui nous a rapproché ? A l’évidence, au départ, une histoire commune. Moi, j’avais vécu peu de temps auparavant cette Nuit des longs couteaux (cf. 1962 – Novembre, la Nuit des longs couteaux) où j’avais été témoin du combat déséquilibré entre mon père Moreau, criminel potentiel, et ma mère. Et là, en province, j’étais mis à l’écart de la guerre au divorce qui déchirait mes parents. Ma mère avait réussi à obtenir la garde de l’enfant à condition que je sois pensionnaire au collège de Juilly. Juilly fut bien le dernier consensus de l’ex-couple, sur tout le reste, désaccord total. Il va de soi que, devant l’obstruction de mon père sur tous les sujets, c’est ma mère qui se retrouvait en charge des frais du collège ; mon Moreau de père se devait de lui payer une vague pension alimentaire dont bien sûr elle ne vit jamais le premier sou.

Une mère fière de son fils dans l'uniforme du "cher" collège

Une mère fière de son fils dans l’uniforme du « cher » collège

Or Juilly, probablement premier collège de France en termes de notoriété à l’époque – on y fréquentait que des fils de famille, bourgeoise ou grande bourgeoise -, coûtait la peau du cul. Avec le recul, je me demande bien comment ma mère, qui avait tout perdu dans sa séparation de Moreau, l’usine, son pavillon, ses revenus, et qui vivotait en tentant de relancer un commerce de décoration, aidée certes de Stanislas de Lipowski, l’artiste, aussi désargenté toutefois que son blason, je me demande bien comment elle réussit à payer chaque mois la conséquente facture de ce collège de riches. En bouffant des pâtes, assurément.

 

Juilly-tarifs

Cliquer sur l’image pour les conditions de paiement

Comme on est con et snob quand on est petit, j’avoue que les visites de ma mère et de Stan à Juilly, un dimanche sur deux, me foutaient un tantinet la honte. Stan avait une DS Citroën, marron. Ça encore, ça allait, c’était la voiture un peu haut de gamme, rapide, confortable de l’époque. Mais, pour faire de la pub à leur commerce naissant, Stan baladait en permanence sur la galerie de sa bagnole les échantillons des chaises qu’ils vendaient. Rangée entre Mercedes et Jaguar, on risquait pas de rater la DS de mes parents.

 

(La femme dans l’auto sans lunettes mais avec un fusil.)

A chaque fois que je me glissais sur les sièges de cette voiture surmontée de cette galerie tapageuse, sous le regard un rien méprisant de mes camarades manipulant d’un doigt distrait la vitre déjà électrique de la bagnole ministérielle de leurs parents, je me disais que Stan aurait au moins pu laisser à Paris ces putains de chaise publicitaires expertes à étaler notre dénuement.

Juilly- denuement

Avec Philippe, on avait les déchirures parentales en commun. Pour lui, le divorce était plus ancien, remontait à ses quatre ans, soit sept ans avant que je ne le rencontre au collège. Alors que Philippe atteignait ses quatre ans, sa mère, après avoir fait quatre garçons à son mari – Philippe est le benjamin de la famille -, avait déclaré forfait et s’était barrée. Il faut dire que la secrétaire-maîtresse de son mari avait fortement œuvré à ce départ. Forte femme, la secrétaire-maîtresse, elle avait bien miné le terrain. Si je me souviens bien de l’historique des Val, cette femme avait aidé le père de Philippe à prendre en main les destinées d’un groupe faisant dans l’alimentaire en gros. Le père Val, petit commerçant au départ, bourreau de travail au quotidien, aussi dur en affaires que dans sa relation avec ses gosses, avait passé un pacte avec celle qu’il culbutait discrétos entre deux réunions commerciales. Affaire de cul + affaires tout court, la mère de Philippe allait faire les frais de ce deal agreement entre les deux affidés. Donc divorce, a priori banal comme cela arrive à plein de monde, mais là où ça l’est moins, c’est que la mère de Philippe et de ses trois frères ne s’était pas battue une seconde pour garder ses gosses. Où la mienne s’arc-boutait bec et ongles pour obtenir ma garde, elle – en tout cas vu de loin – semblait avoir retrouvé liberté et jeunesse en quittant le foyer conjugal sans se retourner. Sur ses gosses. Sans ses gosses. Et Philippe était donc resté entre son père, homme désormais d’affaires, pas vraiment tendre, et sa nouvelle belle-mère qui, elle, en faisait des tonnes, d’apparente tendresse, pour tenter de circonvenir les quatre frangins qui, pour leur part, la considéraient comme une intrigante.

 

(Philippe et sa belle-mère, puis belle-mère et père, puis Philippe et son père)

La mère de Philippe allait reconstruire sa vie, loin de ses enfants, et assurément tenue à distance par son ex-mari épaulé de la remplaçante. Mais, quand même, elle ne s’était pas battue. L’aurait-elle fait, cela dit, elle aurait perdu. Le père Val avait le pognon, l’entreprise, la maison, lui seul semblait pouvoir assurer un quelconque avenir aux enfants ; elle, au moment de la séparation, elle était sur le pavé. Mais, quand on a quatre ans, on ne peut guère avoir de vision d’ensemble du champ de bataille, d’autant qu’on est soumis à la propagande des vainqueurs. Ça, l’abandon de la mère, en tout cas présenté comme tel et confirmé, apparemment, par l’attitude de la mère elle-même, Philippe n’a jamais ingurgité, accepté. Cela allait le propulser pour des années sur les divans de psys en lui apportant la trame traumatisante pour nourrir ses analyses. Et ses analystes.

 

En débarquant à onze ans à Juilly, Philippe aurait dû se considérer délivré de son père – absent dans la journée mais prompt le soir à dégrafer sa ceinture pour rétablir, au fouet, l’autorité paternelle – et des minauderies de sa belle-mère. Bah non, il y arrivait avec l’état d’âme d’un prisonnier jeté en taule pour un crime qu’il n’a pas commis. En réalité, il n’échappait tout simplement pas aux habitudes pédagogiques de la famille ; son frère Gérard était au collège depuis des années, désormais passé côté lycée puisqu’en troisième ; son autre frère Jean, lui aussi, les avait précédés et ce jusqu’au bac. Seul l’aîné, Claude, avait échappé à Juilly. Débarqué dans cette famille à une époque où le père Val n’était encore que petit commerçant, Claude n’avait pas pu bénéficier d’études dans un établissement aussi huppé et s’était retrouvé très tôt les mains dans le cambouis de l’apprentissage.

Les factures du collège, le Père Val n’avait pas trop de mal à les payer, sa société étant en plein essor. Il avait, lui aussi, une DS Citroën, mais blanche avec pas de chaises sur le toit.

Par la suite, du fait de l’amitié entre leurs gosses, mes parents Lipowski sont devenus amis des parents Val. Enfin amis… disons relations amicales. Car il y avait un certain delta social en termes de revenus. Au sortir de dîners chez les parents Val, ma mère, sans doute un rien jalouse de voir leur aisance, elle qui avait tout perdu, avait tendance à les taxer de nouveaux-riches. Faut dire qu’ils prêtaient le flanc à ce genre de vacherie en doublant les parts de foie gras. Ils avaient bossé et bossaient encore comme des malades, recueillant les fruits de la réussite, étaient assez partisans du fait que ça se voit.

 

Philippe sous l'oeil de ma mère

Philippe sous l’oeil de ma mère

Pour en rajouter du côté de ma mère, mon amitié avec Philippe, qu’elle n’a jamais toutefois suspectée d’être particulière, ne la réjouissait pas plus que ça. Cela allait devenir patent quand, quelques années plus tard, j’abandonnais les rails de l’hôtellerie qu’elle avait posés devant moi afin de suivre Philippe sur les chemins de traverse du café-théâtre. « Quoi ! renoncer à une magnifique carrière de maître d’hôtel, mieux de concierge de palace (cf. Prédestination, tu seras Pierre Fresnay mon fils), pour aller jouer les crève-misère sur scène ! »

 

 

Mais n’anticipons pas. Au registre « Qu’est-ce qui nous a rapproché ? », il y avait aussi notre distance, notre méfiance plus tôt, du groupe. Bien qu’à ces douze ans pour moi, onze pour Philippe, on ne maîtrisait pas encore notre Brassens par cœur, notre attitude épousait déjà le postulat d’une de ses chansons que nous allions découvrir plus tard : « Quand on est plus de quatre, on est une bande de cons ». Profession de foi anarchisante, libertaire, et, je le concède avec le recul, un rien discutable, mais qui allait accompagner nos vingt ans gauchisants. Certes, on en est sérieusement revenus, du gauchisme et de son irresponsabilité face au real world, mais il est vrai que notre désir de refaire le monde nous a vu frayer un certain temps avec une gauche radicale. Avec toutefois une précision d’importance et qui confirme notre soif de penser par nous-mêmes, jamais, ni moi ni Philippe, n’avons rejoint un groupe, un mouvement, encore moins un parti. Non, on pouvait être proches d’idées, sympathisants d’une lutte, jamais on a pris de cartes. Hors celles de restaurants.

 

Philippe m’a d’entrée de jeu bluffé, par sa maturité – il n’a que onze ans mais il possède déjà un regard affûté sur le monde -, la vivacité de son intelligence, sa capacité de tchatche et de rhétorique, son étonnante mémoire, lui qui se plaint de n’en pas avoir. Tu parles. A l’opposé, qu’est-ce que cet intellectuel en puissance a trouvé dans mon personnage ? Le mieux serait de lui demander mais, en son absence de ces lignes, je crois pouvoir dire : le pragmatisme. Lui, il avait la tête dans les nuages, moi, j’étais le terrien, le paysan, les deux pieds bien ancrés sur la planète. Ça c’est confirmé par la suite dans les multiples aventures, artistiques, médiatiques, que nous avons vécues ensemble, il était le théoricien, j’étais le praticien ; il posait les grands axes d’une entreprise quelconque, moi j’arrivais derrière pour organiser le barnum.

 

L’un dans l’abstraction, l’autre prosaïque… ? A me relire, je me trouve bien schématique, la réalité étant bien sûr plus complexe, on ne résume pas la psyché des gens d’un coup de tranchoir : purement intello ou proprement béotien. A tenter de revoir, à cinquante ans de distance, nos deux personnalités se découvrant des atomes crochus, c’est un vers de Rimbaud qui me vient sous la plume : « Et pressentant violemment la voile ». Si Rimbaud, dans ce dernier vers de ses Poètes de sept ans, annonce la voile de son futur Bateau ivre, c’est qu’il pressent l’évasion de sa condition. Pareillement, ce qui nous rapproche à Juilly, c’est une vision négative, assurément confuse sur le moment, de ce que ne peut pas être notre futur. Qu’allons-nous faire de nos vies ? Sûrement pas ce qu’on envisagé pour nous nos parents. Tous deux, on pressent la voile. Comme bien sûr nombre d’humains sur cette terre, au même âge. Après, il y a le violemment qui fait la différence, car il faut une vocation de marins pour savoir carguer ou choquer les voiles quand ton bateau tangue d’ivresse.

Donc n’allez pas me faire dire ce que je ne pense pas et que la suite a confirmé, Philippe a une grande aptitude à partir dans l’éther de la philo-politique, c’est vrai, mais il a aussi appris à avoir les deux pieds sur le pont, dans ce fameux real world, il a très vite acquis le pragmatisme nécessaire pour piloter des navires, ses 17 ans de patron de Charlie Hebdo en étant le meilleur exemple ; d’autant que leader d’un canard comme Charlie, conglomérat de talents et d’égos, si ça peut donner plaisir et fierté, ça ne ressort pas pour autant de la sinécure. Je vous renvoie à son livre « C’était Charlie » (Grasset) pour illustration.

 

L'équipe Charlie par Cabu. Dans la bulle - ici illisible - Philippe dit "On peut pas débrancher ce putain de téléphone !?"

L’équipe Charlie par Cabu. Dans la bulle – ici illisible – Philippe dit « On peut pas débrancher ce putain de téléphone !? »

Une dernière chose a cimenté notre amitié… Elle a l’air con à préciser mais je pense, au bout du compte, qu’elle domine l’ensemble, joue les joints entre les briques. Cette chose subtile, évanescente, c’est l’humour. Pas l’humour de troisième mi-temps, on en est éloigné vu qu’on a aucune appétence pour le sport collectif, non, mais cette chose parfois un peu noire, planant aérienne au-dessus de notre condition humaine, celle que cet enfoiré de Vian a si bien défini avec sa formule aussi ramassée que sibylline : « L’humour est la politesse du désespoir ». Oh, à Juilly, on était pas désespérés, n’exagérons pas, non, on aimait bien s’y jouer les violons romantiques des gamins trop tôt matures du fait de claques affectives, mais, d’un regard croisé sur l’expression caricaturale de la connerie humaine, ou à surprendre une situation frôlant l’absurde, nous étions dans la seconde complices, très vite au bord du salvateur fou-rire.

Ces derniers temps, quand on voit Philippe Val à la télé commenter des événements dramatiques – événements pour lesquels son analyse géopolitique joua, en temps et en heure, les Cassandre, et on sait combien Cassandre fut méprisée -, on ne se dit pas forcément que Philippe Val a de l’humour. Et pourtant, il en a.

Son rire, énorme – il n’explose pas discrètement -, s’est probablement émoussé avec le temps, les deuils, la barbarie, les flèches de ses ennemis, mais comme il en avait un paquet, d’humour, il en a conservé une appréciable partie. Ça tombe bien car il en faut beaucoup, surtout quand on commence à bien comprendre ce que voulait dire Boris Vian.

 

Cabu et Philippe en 2013

Cabu et Philippe en 2013

Fin de l’histoire.

Coming next : 1975 – Automne, Les copains d’la neuille

1962 – Décembre, Hiroshima et ginkgo

Gingki hiroshima

 

Il ne s’était pas passé trois semaines depuis le début des hostilités, soit la guerre au divorce, quand mon père décida le recours à l’arme nucléaire. Pourquoi attendre, n’est-ce pas, autant vitrifier l’ennemi tout de suite.

Après avoir ainsi joyeusement passé les limites humanistes du conflit, on peut mesurer combien il n’y aurait plus par la suite de dialogue possible entre les belligérants. Guerre à outrance.

01-1015.qxpPersonnellement j’ignorais totalement que mon père puisse détenir un tel missile balistique ; pour être franc, j’en avais eu vaguement l’intuition, plus jeune, mais ce n’était que maigre soupçon complotiste, appétit pour l’occulte, le mystère, toutes ces choses qu’on nous cache, simple paranoïa.

Une arme nucléaire s’était vue développée, souterrainement, durant mon enfance et était restée, claquemurée, en secret de famille. C’est classique, les secrets de famille sont là pour être dévoilés, c’est leur lot. Après, il y a l’art et la manière, en ce qui me concerne, ce fut l’art de la guerre.

J’ignorais totalement l’existence larvée d’une telle bombe pour la bonne et simple raison que j’en étais l’ogive. Et l’ogive est la dernière informée qu’elle est en tête de missile.

 

A revenir sur cet Hiroshima meudonnais et petit bourgeois, je me dis aujourd’hui que mon père, en fait, avait dû faire jouer la menace nucléaire dès l’abandon du domicile conjugal par ma mère, c’est le terme juridique. « Tu reviens immédiatement à la maison, ainsi qu’à ta place de patronne de l’usine… », et au passage sous les frappes de l’ivrogne que je continuerai à être, « … ou je dis tout ! »

Aujourd’hui on dirait que ma mère lui avait répondu « Fuck ! »

Ah bon, c’est comme ça, tu l’auras voulu. « Henri-Paul, viens voir ici, il faut que je te parle » m’avait dit alors mon paternel. Je rappelle que, à cette époque, je m’appelais Henri-Paul, soit un prénom composé pour la moitié de mon père, Henri, pour l’autre de mon grand-père, Paul. Grand-père paternel, bien sûr, « Que les femmes ne nous emmerdent pas », c’était la devise des Moreau. Et vous allez voir comment on change vite fait de prénom, ce qui va même induire dans mon cas un changement encore plus profond d’état civil, à termes. Dans ce registre, comme évoqué précédemment, je bats des records, olympiques.

Je ne sais plus où ça s’est passé, où a eu lieu, géographiquement, l’impact. A la maison, ça c’est sûr, mais dans ma chambre, dans le séjour, dans la cuisine ? Disons dans le séjour, mais pas le soir dans ma chambre puisque, après l’envoi du missile, ma tête d’ogive explosée est allée rejoindre sa mère dans l’heure et, à onze ans, je n’avais pas le droit de sortir la nuit. D’autant qu’il y avait sérieusement couvre-feu à l’époque.

« Voilà, mon petit, je vais te dire un truc. » Mon petit… Je ne me souviens pas en effet qu’il ait été violent en appuyant sur le bouton, il a fait ça mécaniquement. Il s’était promis de le faire, il en avait fait la menace, elle avait été sans effet, donc il l’exécutait. Tranquille.

« Tu n’es pas notre fils. Tu es un enfant adopté, on t’a adopté à la naissance. »

 

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J’ai pris l’explosion dans la tronche, stoïque ; oui, avec le recul, je confirme, stoïque. Je suis bizarrement construit. Et ça s’est confirmé par la suite. Quand m’arrive une grosse merdouille sur la tête, quand il y a le feu, étrangement je reste calme. Sur le coup. Après, évidemment, ça travaille. A preuve, cinquante ans plus tard, ce présent texte pour exorciser une nouvelle fois.

Le 5 bis rue Henri-Barbusse à Meudon, position de repli de ma mère

Le 5 bis rue Henri-Barbusse à Meudon, position de repli de ma mère

Je n’ai pas eu de réaction délirante, je n’ai même pas eu de réaction du tout. Il a dû être déçu, ce père, qui soudain ne l’était plus. Une heure après j’ai dû partir à l’école, officiellement ; en réalité j’ai foncé chez ma mère qui s’était réfugiée à cinq minutes de là dans le petit deux pièces en arrière-boutique du magasin qu’avait loué Stan.

« Maman, tu sais ce que vient de me dire Papa ? », je l’appelais encore papa, on ne peut pas balancer ses habitudes aussi vite qu’un missile balistique. « Que t’a-t-il dit, cet abruti ? », me demande-t-elle bien qu’aujourd’hui je pense qu’elle savait pertinemment ce dont était capable l’abruti en question.

« Je ne suis pas votre fils, vous m’avez adopté à la naissance. »

Ma mère explose en larmes. « Le salaud… » réussit-elle à dire entre deux sanglots. Elle me prend dans ses bras et, tout en maitrisant ses larmes, contrainte mais assumant la révélation du secret qu’elle porte en elle depuis onze ans, fière, elle me dit : « Et bien oui, c’est vrai. Je ne pouvais pas avoir d’enfant, aussi je suis allée te chercher… Je suis allée te chercher un jour, à l’hôpital d’Argenteuil, tu étais tout petit, tout bébé, ta mère ne voulait pas… ne pouvait pas, te garder. On t’a adopté… Mais, de ce jour là, tu m’entends, tu as été mon fils, mon petit. »

Il y a des événements qui vous font mature avant l’âge. J’ai reculé d’un pas, j’ai regardé ma mère, et lui ai dit, du haut de mes onze ans : « Ce que tu as fait là, ce jour là, est magnifique, encore plus beau que si j’étais venu de ton ventre. Tu es ma maman, et tu le seras toujours, quoiqu’il arrive. »

 

Précision : ce n'était pas sa voiture, elle n'en avait plus les moyens

 

Et de l’écrire ici, avec, il faut bien le dire, l’émotion qui me remonte de si loin, j’ai le sentiment que ma mère, cette mère qui m’aimait autant, plus même, que si j’étais venu d’elle, j’ai le sentiment que ma mère, disparue depuis maintenant des années, est là, debout derrière moi, regardant l’écran de l’ordinateur par dessus mon épaule. Je te salue maman, je t’embrasse.

La scène a duré plus longtemps que ce simple et douloureux échange. Pourquoi douloureux ? Douloureux pour elle, car pour moi c’était plutôt une libération. Ma mère m’a ensuite révélé les détails et circonstances de l’adoption. « Ta mère était une fille simple, une domestique, elle s’était fait engrossée par un peintre, un italien. Elle ne voulait pas, ne pouvait pas te garder, s’occuper de toi. Très tôt, elle a annoncé ça à l’hôpital, alors les services sociaux se sont mis en route ; j’avais fait une demande à l’Assistance Publique, ils m’ont informée qu’il y aurait un petit bébé à venir. Je me suis renseignée sur elle, tu sais, c’était une fille saine… » ma mère a toujours eu les pieds sur terre, elle n’investissait pas à la légère. « Je me suis rendue à Argenteuil, et tu étais là, tu avais à peine deux semaines. Je me souviens, je suis repartie avec toi dans mes bras, j’étais heureuse, le plus beau jour de ma vie. » Et les larmes de revenir.

 

assistance publique

 

« C’est elle qui t’a baptisé Jean-Pierre, puis c’est l’autre con qui a voulu Henri-Paul, j’ai lâché, il avait accepté l’enfant, je ne pouvais pas me battre sur tous les fronts. Mais, ce salaud, il l’emportera pas au paradis, je vais obtenir ta garde et, à partir de maintenant, c’est fini, on oublie Henri-Paul, tu vas reprendre ton vrai prénom : Jean-Pierre. Merde alors ! »

 

L'adoption gomme le nom d'origine, on est officiellement "né" de ses parents

L’adoption gomme le nom d’origine, on est officiellement « né » de ses parents

Quand t’es sous le feu nucléaire, honnêtement, les histoires de prénom, tu t’en branles. L’important est d’en sortir vivant, peu importe l’état civil. Et puis ce switch de prénom tombait pile poil, c’était une bascule, symbolique. Il avait voulu la guerre, l’autre con, il l’avait, on m’aurait appelé Jean Moulin que c’était tout comme.

Je me souviens avoir dit à ma mère, pour clore le débat : « Écoute, ce qui est fait est fait, ça ne change rien, rien du tout, et, si tu veux bien, on n’en parlera plus jamais. » Fermer le ban. Et, de fait, dans les 37 ans qui ont suivis jusqu’à son décès, on en a reparlé que deux fois, rapidement, comme une affaire ancienne, malencontreuse, qu’on glisse sous le tapis. J’aurais bien gratté un peu plus pour ma part, mais je savais que je rouvrais à chaque fois une cicatrice maternelle toute prête à saigner. Donc je me suis abstenu.

 

Temps mort pour la réponse à une question soulevée dans un chapitre précédent (1959 – Printemps, un delirium très mince). Ici, en 1962, ma mère justifie mon adoption par le fait qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant. Explication logique et que bien sûr j’accepte. Sur le coup. Bien des années plus tard, elle me révélera ce que j’évoque dans ledit chapitre précédent, à savoir que mon père avait attrapé la syphilis. A partir de là, on peut construire un scénario un rien plus sophistiqué : certes mes parents se sont fait dix ans de vie commune sans concevoir le moindre bambin, ce qui atteste d’une difficulté à mettre le javelot au cœur de la cible, voire d’une stérilité, de l’un ou de l’autre, pour cette ambition ; mais on imagine bien qu’avec un mari la cocufiant à longueur de temps et ayant ramené dans le lit conjugal, en prime, le sida de l’époque, ma mère se soit sentie soudain moins enthousiaste pour la bagatelle. D’où un sérieux embargo sur le jeu de la bête à deux dos, en attendant, au mieux, que la pénicilline fasse son œuvre et que le mari soit guéri. A partir de là, il est aussi plus que probable que ma mère n’ait plus désiré un enfant d’un homme qui pouvait potentiellement lui transmettre une saloperie. Divorcer ? Pourquoi pas, mais pas simple car intérêts communs dans l’entreprise, aussi décide-t-elle d’adopter. Et mon père ne peut qu’entériner la décision vu qu’il est à l’origine de cette cerise syphilitique sur le gâteau et que, côté business, il entend bien conserver ma mère au turbin de l’usine. Les intéressés ayant tous disparus à l’heure de ces lignes, on ne saura jamais la vérité vraie. Peu importe et au contraire tant mieux, car si l’auteur était issu des gènes de son père, le présent webroman serait peut-être aujourd’hui écrit par un Bukowski.

 

Il y a une histoire drôle, enfin drôle, pas très drôle mais disons philosophique, que j’aime bien. C’est l’histoire d’un mec qui se lève un matin et qui est à la bourre pour aller travailler. Il fait sa toilette à l’arrache, s’habille de la même manière. Merdouille, une de ses chaussettes, le pied gauche, présente un trou conséquent. Qu’importe, il a pas le temps, il garde ses chaussettes avec le trou. Il part bosser. Le soir, il rentre, va se coucher, se déshabille et, bien sûr, pas de miracle, le trou est là, à sa chaussette droite. Tant pis, on verra ça demain. Il dort. Le lendemain, réveil, à nouveau en retard, à nouveau cavalcade, et à nouveau les mêmes chaussettes avec le trou. Sur le pied gauche. Pas le temps de… il part bosser.

 

chaussette trou

Le soir, même jeu, il se déshabille et le trou est là, sur le pied droit. Y a truc qui le travaille mais il ne sait pas trop quoi. Il est fatigué, il se couche, dort. Le lendemain, ce type, qui décidemment devrait changer de réveil, se lève à nouveau en retard, toilette, habillage et toc, trou sur chaussette pied gauche. Là, le truc qui le travaillait la veille prend corps. Pas cor au pied, je n’aime pas les jeux de mots. Il se dit, assez confusément, que le trou était hier matin sur le pied gauche et que, le soir, il était sur le pied droit. Il n’y a bien qu’un seul trou aux chaussettes. « C’est la fatigue, dit-il, c’est des conneries. » Et il part en courant bosser. Le soir, idem, avec le trou toujours horriblement présent, mais désormais sur le pied droit. Quelque chose comme un petit frisson dans son dos mais pas plus que ça : « C’est des conneries tout ça » et il dort.

Que personne ne vienne me dire que le mec ne change pas souvent de chaussettes, qu’il est même un peu dégueu… Si le type avait de l’hygiène, y aurait pas d’histoire, alors qu’on ne m’emmerde pas avec ça.

Le lendemain, au moment de mettre ses chaussettes – oui, sales -, le gars se dit : « Là, on va surveiller le truc ». Il prend un papier un stylo et note : « Je mets le trou sur le pied gauche ». Et il part au boulot. Pris par le bus, le métro, la pluie, les dents, la vie quoi, il oublie complètement son trou. La journée se passe, le type rentre, se déshabille, le trou est sur le pied droit. Il attrape son papelard resté sur la table de nuit : « Je mets le trou sur le pied gauche ». Il regarde son pied droit avec le trou, l’angoisse lui monte. Il va mal dormir cette nuit là. Le lendemain, c’est pour lui la guerre. Il remet la chaussette qui sent fort, certes, mais ça devient pour le coup accessoire, sur le pied gauche ! respectant en cela sa note sur la table de nuit. Il sort de chez lui, arrive à la station de bus et on le voit déchausser sa grole gauche. Le trou est là, dans la chaussette pied gauche. Un peu plus tard, dans le métro, même jeu, il se déchausse, le trou est toujours sur le pied gauche. Au bureau, en arrivant, à l’heure du déjeuner, à celle du café, etc. toute la journée il se déchausse. Le trou est toujours sur le pied gauche. Il se calme, rentre chez lui, se déshabille, le trou est sur le pied droit…

Le lendemain, le type se lève, retrouve ses chaussettes, les regarde, puis les fout à la poubelle et en prend une paire neuve, et sa vie continue, tranquille.

Fin de l’histoire. Je vous avais prévenu qu’elle n’était pas drôle.

 

freud dessinCette histoire, je me suis fait un plaisir de la raconter à mon psy, j’ai eu le temps, quatre ans d’analyse. Ça l’a pas fait rire non plus. Je vous laisse le soin de vous arrêter, fort de cette histoire pas drôle, au profil de ma psyché, je ne vais pas vous donner toutes les clefs non plus. Au réel, je dois avouer que je tiens un peu du ginkgo biloba, cet arbre qui a repoussé, après, sur le site d’Hiroshima.

Une libération… Cette révélation sur ma naissance l’était. 1) Mon intuition complotiste se révélait exacte. Enfant je m’étais dit que mes parents n’étaient pas mes parents. J’ai dû déchanter par la suite de mes capacités soi-disant divinatoires quand j’ai appris que, à un moment ou à un autre, tous les enfants fantasment sur la même chose, mettent en doute leur filiation. Donc, côté complot, c’était raté, j’étais juste comme tout le monde. Vexé, j’apprécie pas. 2) En effet, j’ai toujours aimé, c’est mon égo, me sentir différent, pas dans le rang, pas dans la norme. Là, j’étais gâté. A l’école, regarde-moi tous ces cons qui sont bien de leurs parents, moi non, je suis adopté ! et toc, c’est ça ma gloire. 3) Imaginez un peu que je sorte des couilles de mon père Moreau, que je sorte des couilles d’un alcoolique ! Avec l’atavisme, vous voyez un peu le travail !? Donc champagne, si je puis dire, j’ai eu du pot. Et ce n’est pas une pirouette d’auteur, je le pense sincèrement.

 

Quand j’allais voir un toubib pour je ne sais quel bobo, la question rituelle portait sur les éventuels antécédents familiaux. Longtemps, par pudeur ( ?), je répondais « Oui, non, je ne sais pas… » ; aujourd’hui, c’est clair, j’annonce tout de suite la couleur : « Je suis adopté, les racines ont été coupées à l’origine donc, mes antécédents, je les connais pas. » D’ailleurs, avec les années et les bobos de plus en plus gros, je me réjouis qu’on m’ait coupé les racines, en effet, quand je vois mes copains qui s’angoissent parce que leur parents sont partis de tel cancer, de telle crise cardiaque et qu’ils ont donc, peut-être, hérité d’un terrain favorable, moi je souris, j’échappe à ça puisque pas de bagage génétique connu.

Enfin, pour être tout à fait honnête, cela était vrai jusqu’à une certaine date car, par la suite, nous allons assister au rebondissement d’un dossier que je croyais définitivement clôt. La vie est pleine de surprises.

Mais va falloir attendre car ceci fait l’objet d’une nouvelle histoire, pour l’heure, fin de celle-ci.

 

Coming next : 1963 – Septembre, les amitiés particulières

1962 – Novembre, La Nuit des Longs Couteaux

SA Hitler

 

J’ai beau réfléchir, je ne vois pas pourquoi j’appelle cette fameuse nuit La Nuit des Longs Couteaux, elle n’a pourtant rien à voir avec le sanglant coup de main d’Hitler. Elle a toutefois en commun qu’on y parle d’assassinat et que, au lendemain de cette nuit, rien n’est plus comme avant, tout bascule.

 

Pour expliciter cette fameuse nuit, il faut jouer le flashback et faire un bond d’un an en arrière. En novembre 1961, le 11 précisément, ma mère, Louise Moreau dite Lisette, embrasse pour la première fois celui qui va devenir son amant : Stanislas de Lipowski. Un mois après, en décembre, ils se ré-embrassent à nouveau. Bien sûr qu’ils se sont embrassés entre temps, ne me faites pas dire le contraire de ce que vous pensez, mais la particularité du patin qu’ils se roulent dans une 2 CV Citroën en décembre 61, dans une impasse à Meudon, à une encablure de la maison familiale, c’est qu’il va être brutalement interrompu. Par un violent coup dans la voiture.

La 2 CV Citroën avait une spécificité, elle possédait une suspension extrêmement souple, t’appuyais dessus, elle rebondissait. Marrant.citroen_2cv

Ce qui l’est déjà moins, c’est quand tu prends dans ta 2 CV un violent coup de pare-choc par derrière alors que tu es concentré à glisser ta langue dans la bouche de ta maîtresse, et que c’est le mari qui, avec sa propre voiture, te défonce le cul de la 2 CV.

 

Lisette et Stan, un an plus tard, en 1963, jetée de Trouville

Lisette et Stan, un an plus tard, en 1963, jetée de Trouville

Les amants ne sont guère prudents. Stanislas de Lipowski raccompagnait ma mère à son domicile et, juste avant d’y arriver, il s’était garé dans une impasse voisine pour lui dire bonsoir avec la pulsion du moment. Évidemment, la tête ailleurs, il n’avait pas pris soin de regarder dans le rétroviseur, sinon il y aurait vu la voiture de mon père surprenant la gentillesse de Stanislas de Lipowski à raccompagner sa femme à la maison.

 

C’est ce qu’on appelle un flag’.

 

Mon père Moreau – je suis obligé de préciser car on comprend aux divers chapitres du récit que j’ai beaucoup de pères – trompait allégrement ma mère depuis vingt ans, c’était même, avec le soin de rentrer ivre tous les soirs, sa principale activité. Comme il avait, pareil à beaucoup d’hommes sur ce thème, l’esprit assez étroit, il ne pouvait imaginer que ma mère puisse en faire autant. Pour lui, cocu se déclinait au féminin, pas au masculin. Donc on imagine son courroux – coucou, cocu – de se voir ainsi trahi, en plus dans une Citroën alors qu’il était Peugeot.

 

J’ai rien vu de l’incident déclencheur ce soir là, on m’a raconté après. En revanche, je me souviens bien des minutes qui suivirent. J’ai onze ans, je suis à la maison attendant l’heure du dîner en compagnie de ma grand-mère qui vient de le préparer, quand mon père rentre comme une furie, normalement bourré puisqu’on était en fin de journée, et postillonne : « Où est mon fusil !? »

Le fusil, de chasse, était rangé au bas du buffet de la salle à manger. Il le chope, le dégage de sa housse, y enfourne deux cartouches. « Je vais les crever » dit-il en guise d’apéro, et il se poste au perron de la maison en refermant, clac, le fusil, guerrier, prêt à flinguer.

 

Mon père Moreau faisait un bon mètre quatre-vingt ; Stanislas de Lipowski, un mètre soixante. Mais, on le sait, le courage n’a pas grand chose à voir avec la taille. Lipowski était courageux naturellement, Moreau ne l’était que bourré.

 

Moi, deux amis de la famille, et le plus grand, mon père

Moi, deux amis de la famille, et le plus grand, mon père

 

Avec le bon sens qui souvent m’assaille, je me dis qu’il doit se passer quelque chose et je me poste juste derrière mon père pour suivre les événements ; ma grand-mère est là aussi, son torchon de cuisine en main.

Ma grand-mère, née Binet, épouse Durchon, lors de son mariage le 12 juillet 1913

Ma grand-mère, née Binet, épouse Durchon, lors de son mariage le 12 juillet 1913

 

Grille pavillonAu bout de l’allée qui mène à notre perron, la double porte du jardin, au-delà, la rue. A cette double porte se pointe Stan. Il entrouvre la grille, interpelle Moreau : « Qu’est-ce qui te prend, Henri ? Qu’est-ce que tu imagines ? »

 

Je ne suis pas souvent l’avocat de mon père Moreau mais là, avec le recul, je veux bien comprendre qu’il puisse y avoir peu d’ambiguïté dans son imaginaire. C’est ici que s’affiche le courage de Stanislas de Lipowski car il va remonter l’allée, doucement, pas à pas, dans l’axe du canon de mon père. Le héros au Far West.

« Qu’est-ce qui t’arrive, qu’est-ce que tu as vu ? Qu’est-ce que tu crois avoir vu ? Je suis passé à l’usine, Lisette voulait rentrer, je la raccompagne, c’est tout. Je l’ai embrassé, certes, mais en bon camarade, en tout bien tout honneur ! »

C’est ça oui, il se gare dans une impasse à deux cents mètres de la maison pour y raccompagner ma mère… Gros.

« Je peux bien te jurer, sur la tête de la Sainte Vierge, poursuit Stan qui ne répugne pas à abuser du divin quand ça l’arrange, qu’il n’y a rien entre Lisette et moi. Je ne sais pas ce que tu imagines… »

20 ans plus tard, le même, soit Stan en 1985, médaille de sa Sainte Vierge au cou

20 ans plus tard, le même, soit Stan en 1985, médaille de sa Sainte Vierge au cou

Sans doute mon père n’avait-il pas assez abusé du Pastis 51 ce jour là pour tirer ; ce qui est certain, c’est qu’il a abaissé son arme et a avalé la version abracadabrante de Stan ; ce qui est certain aussi, c’est qu’il n’y a pas cru. A partir de cette date, en effet, il a incubé son évident cocufiage, à partir de là, l’ambiance est montée d’un cran à la maison.

 

Fin du flashback, retour au novembre de l’année suivante. On est au beau milieu de la nuit et, comme souvent à ce moment là, je dors. Dans la chambre voisine de celles des parents. Un cri me réveille. C’est ma mère. J’étais sérieusement habitué aux cris à la maison, ceux de ma mère quand mon père la frappait, mais il y a cri et cri. Celui-là est hystérique, paniqué. Je me dresse dans le noir. « Papa ! Qu’est-ce que tu fais à maman !? »

A côté, bruits de luttes, essoufflements. Je me lève, vais à la porte de leur chambre. J’y découvre mon père tirant ma mère par les cheveux, elle en travers du lit. Je ne réfléchis à rien, j’y vais. Je fais le tour du lit, me porte du côté de ma mère, lui tire sur les pieds pour l’arracher aux griffes de l’autre malade. L’image est surréaliste : d’un côté mon père qui tente de foutre ma mère en dehors du lit, de l’autre moi qui freine en la tenant par les pieds.

L'escalier du crime

L’escalier du crime

Mon père emporte le morceau, ma mère se retrouvant le cul par terre. Il la frappe au visage, la redresse par les cheveux, la re-gifle. Je tente de m’interposer mais du haut de mes onze ans, je fais pas le poids. Ma mère parvient à s’enfuir de la chambre, traverse la mienne, s’enfile dans l’escalier menant vers l’étage inférieur. Mon père la poursuit, la rattrape dans l’escalier, l’attrape au cou, l’étrangle. Je vois ça du haut de l’escalier, je ne réfléchis plus à rien, t’as pas le temps de te poser des questions dans des moments pareils, j’ai mes chaussons aux pieds, j’en saisis un et, armé de cette massue molle, je saute sur les épaules de mon père, lui massacre la tête à coup de feutrine.

 

 

charentaise 2Qu’est-ce qui va faire que mon père arrête là son carnage ? je ne sais pas. J’aime à penser que mon chausson fut salvateur et que ces coups de charentaise, fouettés sur le crâne d’un vendéen alcoolique, l’ont dessoulé. Pas sûr, toujours est-il qu’il lâche là ma mère et que, un peu plus tard, les chambrés retrouvent leur calme. Apparent. Le lendemain, ma mère part à l’usine, puis en revient discrètement dans la journée, fait sa valise en l’absence de son mari et se barre chez Stanislas de Lipowski pour ne plus jamais revenir.

 

"Gardien de la paix", l'uniforme d'après guerre

Le « Gardien de la paix » des années 60

Au fait, pourquoi le cri ? Explication de ma mère un peu plus tard : alors qu’elle dormait, elle avait soudain ressenti un étouffement ; brutalement réveillée, tu m’étonnes, elle avait découvert que son mari était en train de l’étrangler, mais pas d’une strangulation à pleines mains, non, avec le plat de l’avant-bras écrasant le larynx. « Ton père, tu sais, il a été flic et là-bas il a appris des trucs pour étrangler les gens sans laisser de traces. »

 

Sans laisser de traces… Ma mère y allait là peut-être un peu fort dans son analyse de scène de crime car si on l’avait retrouvée, dans le lit conjugual, morte étouffée, traces ou pas traces, on avait pas à chercher loin le suspect. Mais c’était la violence de trop, elle avait tout supporté, avalé, depuis vingt ans, pour son gosse et son usine, mais là, forte du nouveau soutien logistique de Stan, il était temps qu’elle foute le camp. Et qu’elle déclenche la guerre, au divorce, un Verdun qui va durer quatre ans.

 

Fin de l’histoire mais, à suivre…

La suite : 1962 – Décembre, Hiroshima et ginkgo